Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/XV

Alexandre CADOT (1p. 55-56).

XV

Ma première pensée fut pour une mystification, et, résolu à ne pas prêter le flanc au ridicule, je m’empressai de saisir mon fusil, puis d’un ton assuré et qui devait montrer aux mauvais plaisants que je n’étais pas un homme facile à intimider :

— Oh ! trop laconique et pas assez visible fantôme, répondis-je, si tu tiens à me donner une bonne opinion des habitants de l’autre monde, montre-toi !

— Me voici ! dit la même voix sépulcrale.

Ô prodige ! à deux pas devant moi j’aperçus aussitôt, assis dans un fauteuil, un homme âgé de près de cinquante ans, et dont le costume souillé de poussière semblait annoncer qu’il revenait de voyage. La figure de l’inconnu, recouverte d’une barbe inculte, était d’une pâleur cadavérique ; une énorme balafre, qui devait dater de plusieurs années, traversait sa joue gauche en deux.

— Ah ! citoyen, s’écria en ce moment la domestique Babet en interrompant Anselme, c’était mon bon maître défunt !… on ne peut donner un signalement qui soit d’une plus grande exactitude, Jésus ! les morts reviennent donc de la tombe !

Jusqu’alors je n’avais cru qu’à une simple mystification dont Babet était la confidente ; mais l’exclamation de la vieille file me parut si naturelle, si vraie ; on voyait si bien qu’elle partait du cœur, que je restai frappé de stupeur et que je tombai dans une perplexité étrange.

— J’ignore si c’était votre maître, reprit Anselme, je vous dis ce que j’ai vu, voilà tout. Je continue. Je ne vous cacherai pas que cette apparition me parut un fait bizarre ; mais, comme je ne brille précisément pas par la crédulité, j’acceptai le fait tel qu’il se produisait, en en remettant l’explication à plus tard ; et m’adressant à l’inconnu :

— Cher citoyen, lui dis-je tranquillement, vous jouez votre rôle de plaisant avec une rare adresse, seulement vous semblez oublier que, moi aussi, j’ai mon rôle de soldat à remplir, c’est-à-dire à ne pas permettre que l’on se moque de mon épaulette. Permettez-moi donc d’avoir l’honneur de vous prévenir que si, quand j’aurai compté jusqu’à trois à haute et intelligible voix, vous vous obstinez à rester revenant, je me verrai dans la dure nécessité de vous envoyer une balle à travers le corps.

Voyons, je commence : une… deux… de vous en conjure, prenez garde, je n’ai jamais manqué à ma parole, continuai-je en armant mon fusil et en mettant l’inconnu, toujours silencieux et immobile, en joue, je vais dire trois !… Vous ne me croyez pas !… tant pis !

Alors, d’une voix qui eût dominé le bruit d’une fusillade, trois ! m’écriai-je. Puis, presque au même instant, j’appuyai le doigt sur la détente de mon fusil et le coup partit !

Je vivrais cent ans que jamais, non, jamais, je n’oublierais et le rayon de feu qui de mon fusil passa à travers le corps de l’inconnu, et le calme de celui-ci qui, les yeux fixés sur moi, gardait sa même immobilité, et le bruit que produisit la balle de mon fusil en frappant une glace accrochée au mur en face de mon lit et qu’elle brisa en morceaux.

Que voulez-vous, on est brave, mais enfin on est homme. Tout cela était chose si merveilleuse que, malgré moi, je sentis un frisson me passer le long du corps. N’importe, ne voulant avoir rien à ne reprocher, je pris mon fusil par le canon, et me précipitant à bas de mon lit, je m’élançai la baïonnette en avant contre l’inconnu, qui, toujours impassible et silencieux, restait assis dans son fauteuil.

En cet endroit de son récit, je ne pus m’empêcher d’interrompre Anselme.

— Vraiment, mon cher ami, lui dis-je, tout ce que tu nous racontes là me paraît si extraordinaire que j’en suis à me demander si, sous le prétexte d’avoir été mystifié toi-même, tu ne t’amuses pas à nos dépens ?

— Je te dis que je parle on ne peut plus sérieusement. Tu dois bien penser que je ne voudrais, pour rien au monde, te couvrir de ridicule en abusant de la confiance que tu as en moi, me répondit Anselme. Après tout, si mon récit te semble par trop invraisemblable et excite tes soupçons, je ne demande pas mieux que de me taire.

— Mais, citoyen, s’écria alors Babet en se retournant de notre côté, comment votre ami aurait-il pu nous donner d’une façon si exacte le signalement de mon pauvre maître, s’il n’avait pas vu ce cher défunt ?

— Ce signalement est-il donc si exact, Babet, qu’il ne soit pas permis de s’y tromper ?

— Oh ! je vous jure sur l’Évangile, me dit la vieille domestique avec un accent de conviction que je ne pus mettre en doute que ce signalement est de la plus scrupuleuse exactitude…

— Ma foi, je ne sais plus que penser, continue Anselme ; nous t’écoutons.

— Ne voulant avoir rien à me reprocher, reprit mon camarade, je pris donc, comme je viens de vous le dire, mon fusil par le canon, et, me précipitant à bas de mon lit, je m’élançai, la baïonnette en avant, contre l’inconnu qui, toujours impassible et silencieux, restait assis dans son fauteuil. Comment vous expliquer, à présent, le nouveau prodige qui se passa ? C’est à peine si moi-même je puis m’en rendre compte.

Figurez-vous qu’au moment où la pointe de mon arme touchait la poitrine de l’inconnu, je ne rencontrai aucune résistance : emporté par mon élan, aucun obstacle ne m’arrêta dans le vide et je m’en fus donner avec ma baïonnette contre le mur opposé à mon lit !… En me retournant j’aperçus l’être surnaturel, — car il ne m’était plus possible alors de mettre en doute cette vérité, — qui, toujours dans son fauteuil, me regardait avec des yeux brillants comme des flammes.

— N’essaie plus de te révolter contre un pouvoir qu’il ne t’est donné ni de comprendre ni de combattre, me dit-il ; écoute-moi.

Eh bien, le croirais-tu, Alexis ! malgré l’émotion que j’éprouvais, malgré la frayeur sans nom qui s’était emparée de moi, je ne voulus pas encore céder. Réunissant, par un suprême effort de volonté, et mes forces et mon courage, je me préparais à me jeter de nouveau sur le fantôme, lorsque celui-ci, lisant dans ma pensée :

— Écoute-moi, je le veux, il le faut, me dit-il d’une voix dont chaque note retentit douloureusement dans mon cerveau ; reste donc en place, et jette ton arme ; je te l’ordonne.

À peine achevait-il de prononcer ces dernières paroles qu’une force inconnue et invisible arracha mon fusil de mes mains crispées, et me saisissant, si je puis m’exprimer ainsi, par les jambes, me cloua au sol !

— J’écoute, m’écriai-je d’un ton suppliant, car je me sentais vaincu et dompté !

— N’oublie point, reprit le spectre, que le mystérieux pouvoir qui m’a permis de revenir sur la terre, saura t’atteindre et te punir en tout endroit du monde, si tu hésites à exécuter mes dernières volontés.

— J’obéirai ! répondis-je humblement et en baissant la tête, parlez !

Le spectre se recueillit alors pendant quelques secondes…

— Tiens, les spectres réfléchissent donc avant de parler ! m’écriai-je en interrompant Anselme pour la troisième fois. Voilà une particularité digne de remarque.

À cette interruption mon camarade ne put dissimuler un mouvement de vive impatience, et tout en ayant l’air de lisser sa moustache, il mit un doigt sur sa bouche, comme pour me prier de garder le silence.

Surpris de ce geste qui semblait m’indiquer qu’un mystère véritable existait en dehors de son récit, j’interrogeai Anselme d’un signe d’œil presque imperceptible, signe auquel il se hâta de répondre par un mouvement affirmatif de tête.

Persuadé alors que mon camarade avait un motif pour vouloir faire croire à sa fabuleuse histoire de revenant, je me promis non-seulement de ne plus le troubler par mes répliques, mais même au besoin, de lui venir en aide et de lui servir de compère.

Toutefois, une chose m’intriguait toujours extrêmement, c’était le signalement si exact du défunt qu’il avait pu donner en commençant son récit.

— Eh bien ! Anselme, lui dis-je, pourquoi t’arrêtes-tu ainsi ? Poursuis donc, je t’en conjure.

— Le spectre, se hâta de reprendre mon camarade, se recueillit pendant quelques secondes, puis, d’une voix lamentable : « Mon ami, me dit-il, quoique mon corps repose dans une terre chrétienne, mon âme ne peut entrer au ciel, car je suis mort sans l’assistance d’un prêtre. Je te charge donc de trouver un ecclésiastique non assermenté, et de lui remettre dix mille francs qui lui serviront à faire dire des messes pour mon repos éternel, et à secourir les malheureuses victimes de la révolution.

— Mais, dis-je alors au spectre en l’interrompant, ce que vous exigez-là de moi est tout à fait au-dessus de mes moyens ! Comment voulez-vous qu’un pauvre soldat comme moi, qui ne possède ni une pièce de cent sous dans son sac, ni un crédit de dix francs dans le monde, puisse se procurer la somme énorme de dix mille francs ?

— Mortel à l’esprit impatient et borné, reprit le revenant d’une voix sévère, écoute-moi en silence. L’âme sortie de la tombe est infaillible dans les jugements et les arrêts qu’elle prononce. Ce que je t’ordonne de faire, je saurai te donner les moyens de l’accomplir. La somme de dix mille francs que je veux que tu remettes à un prêtre non assermenté, se trouve, en or, dans cette maison même, renfermée dans un des tiroirs secrets du secrétaire de mon indigne sœur. Dès que je t’aurai quitté, rends-toi, en mon nom, auprès de cette dernière et dis-lui : Femme odieuse et criminelle, ton frère, victime du plus lâche et du plus abominable de tous les crimes, m’envoie à toi pour que tu me remettes les cinq cents louis en or que tu lui as volés ! Tremble, si tu réponds à cet ordre par la désobéissance ! Rien ne pourra te sauver.

— Mais, si votre sœur me prend pour, un imposteur ou pour un voleur ? m’écriai-je.

— Ne crains pas cela ! Le remords n’est pas un vain mot ! Celui qui déchire le cœur de celle qui fut ma sœur, est incessant et immense… Elle obéira !…

— Pourtant, si elle résiste ? repris-je en insistant de nouveau.

— Alors tu ajouteras : Femme sans entrailles et sans remords, ton malheureux frère est mort victime du plus odieux assassinat !… Tremble, car je sais le nom du coupable qui a versé le poison…

— Et ce nom !… dis-je en sentant mes cheveux se dresser sur ma tête.

— Ce nom !… me répondit le spectre d’une voix pleine à la fois de colère et de douleur… c’est…

— Arrêtez, citoyen, s’écria en ce moment notre vieille hôtesse, qui pendant tout le temps du récit d’Anselme était restée agenouillé sur le plancher, et n’avait cessé de sangloter ; arrêtez, je vous en conjure, vous me brisez le cœur. Le vieille dame, en parlant ainsi, s’était levée avec une vivacité surprenante pour son âge, et, s’élançant sur mon camarade, lui avait mis la main sur la bouche pour l’empêcher de prononcer le nom qu’il allait dire.

Cette action me surprit au-delà de toute expression. Je compris que la comédie jouée par Anselme, cachait un drame véritable, et, en proie à une curiosité qui tenait presque de l’anxiété, j’en attendis le dénouement.

Le changement qui s’était opéré dans la physionomie et dans la contenance de notre vieille hôtesse, depuis qu’Anselme avait commencé son récit, était si extraordinaire, qu’il m’arracha presque un cri de surprise

Les yeux hagards, les joues creuses, le dos courbé et les cheveux blanchis, depuis une demi-heure, la vieille femme n’était plus reconnaissable ; elle semblait avoir, pendant ce court laps de temps, vieilli de dix années

— Citoyenne, lui dit Anselme en la repoussant si brutalement qu’elle manqua de tomber sur le plancher, éloignez de moi votre main fratricide !… Son contact me fait horreur.

Notre hôtesse voulut alors, je le compris aux mouvements de ses lèvres, répondre à mon camarade ; mais saisie d’un tremblement nerveux, elle ne put articuler une seule parole.

J’eus pitié d’elle, et je voulus la conduire à son fauteuil, mais Anselme me retint.

— Mon ami, me dit-il, point de pitié pour cette femme. Tu sais que je ne suis ni cruel, ni insensible ; mais il est des forfaits qui mettent au ban de l’humanité ceux qui s’en sont rendus coupables ; des forfaits si monstrueux que Dieu seul dans sa miséricorde infinie, peut pardonner !… Laisse cette misérable livrée à ses remords…

— Mais cette femme est donc ?…

— Grâce, citoyen, ne me trahissez pas ! s’écria en ce moment notre hôtesse !… J’obéirai… j’obéirai !…

FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE