Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/XIV

Alexandre CADOT (1p. 51-55).

XIV

Ce ne fut pas sans regret que, le jour du départ arrivé, je quittai Avignon, non pas que le séjour de cette ville présentât rien de bien agréable ; loin de là ; mais l’hospitalité du brave M. Marcotte était si douce, sa maison si bien tenue, sa fille Clotilde si charmante, qu’en présence de l’inconnu qui m’attendait, je ne pus m’empêcher de ressentir un assez vif sentiment de tristesse.

Le jour où nous quittâmes Avignon, il était question d’une nouvelle réquisition de manteaux pour les troupes ; aussi laissâmes-nous, quoiqu’il fît un froid violent, les habitants vêtus en été : tous avaient caché leurs habits d’hiver.

Je ne mentionnerai que pour souvenir nos premières étapes, car je ne trouve, en dépouillant les notes de mon carnet, que la répétition fastidieuse des mêmes ennuis et des mêmes banalités : de la boue, de la neige, de mauvais lits, et des repas problématiques. Anselme tournait à la mélancolie.

Partis d’Avignon le 16 nivôse, nous nous arrêtâmes le 17 à Cavaillon, le 18 à Orgon, le 19 à Lambesc, le 20 à Aix, le 21 à Marathon (jadis Saint-Maximin) ; le 23 à Brignolles et le 24 à Draguignan.

Dans cette dernière ville, la municipalité nous logea, Anselme et moi, chez un pauvre chanoine infirme qui se mourait.

Ne voulant pas troubler ses derniers moments, nous nous rendîmes à l’hôtel, où, grâce au détestable souper que l’on nous servit, je fus assez gravement indisposé pendant la nuit pour ne pouvoir, le lendemain matin, me remettre en route avec le bataillon.

Anselme, en me quittant, me promit de s’occuper de mon logement, et je restai au lit jusque vers midi.

Grâce à quelques heures de repos qui me rétablirent tout à fait, je montai à cheval vers les deux heures : en hâtant un peu le pas de ma monture, je devais rejoindre le bataillon avant la fin du jour.

Un peu avant d’atteindre Fayence, j’aperçus Anselme qui m’attendait tranquillement campé, dans la neige, au milieu de la route.

— Vraiment, cher ami, me dit-il, nous n’avons pas de chance ! Hier la municipalité nous logeait chez un mourant, aujourd’hui elle nous envoie chez un mort !

— Comment cela, Anselme ?

— Mais cela est comme je te dis ! Notre billet de logement nous désigne une maison où un vieil homme vient de mourir… Toute la famille est dans les larmes ! Je pense qu’on ne soupera pas. Si tu veux m’en croire nous irons à l’hôtel.

— Je ne demande pas mieux ; seulement, je dois t’avertir que ma bourse est à peu près à sec. As-tu de l’argent, toi ?

— Moi, de l’argent ! Je n’ai jamais eu en fait d’or, dans ma vie, que les louis qui me fureur donnés par l’ex-huissier de Montélimar !

— Et naturellement tu les as mangés depuis longtemps ?

— Oui, fort naturellement ! Allons, il faut savoir se résigner à son sort. Va pour la maison mortuaire !

— Il le faut bien, mon pauvre Anselme ! Après tout, une nuit est bientôt passée !

— Oui, quand on vous laisse dormir !

— Et qui donc nous empêchera de dormir ?

— Ah ! oui, c’est vrai, j’ai oublié de t’avertir de la chose !… Eh bien ! il paraît, cher ami, que, depuis quatre jours que le défunt n’est plus, il s’obstine à revenir chaque nuit se promener dans les appartements de sa maison. Les domestiques ont juré qu’ils l’avaient vu de leurs propres yeux ! Quant à la maîtresse de la maison, vieille fille de cinquante ans, la sœur du défunt, elle est à moitié morte de peur, et elle à fait tout ce qu’elle a pu pour me retenir…

— Il fallait, Anselme, stipuler comme condition à ta condescendance à ce désir, qu’on te servirait un magnifique souper !

— Ma foi, tu as raison ! J’ai manqué, je l’avoue, de présence d’esprit ! Mais cela peut s’arranger très-bien encore ! Crois-tu aux revenants, Alexis ?

En voyant le sérieux avec lequel mon camarade m’adressa cette question, je ne pus retenir un fou-rire.

— Pourquoi cette gaieté ! continua-t-il sur le même ton. Est-ce donc ma demande qui en est la cause ? Tu aurais tort ! J’ai connu, moi, beaucoup de gens fort instruits, qui admettaient la possibilité des apparitions…

— Et toi, Anselme, qu’en dis-tu ?

— Moi ! je suis dans le doute.

— Alors, c’est la peur des revenants qui te faisait désirer d’aller coucher à l’hôtel.

— Du tout, Alexis, au contraire ! J’ai toujours eu une furieuse envie de me trouver face à face avec un fantôme pour savoir si j’aurais peur.

— Eh bien ! voilà une excellente occasion qui se présente pour accomplir ton désir.

— Le fait est qu’en y réfléchissant, j’avais bien tort de me plaindre tout à l’heure ! Oui, notre séjour ici peut être fort agréable… Allons !

Après avoir fait environ cinq cents pas, Anselme s’arrêta devant une assez jolie maison, isolée du reste du bourg.

— C’est ici, me dit-il.

Je sonnai aussitôt et peu après une vieille domestique vint nous ouvrir la porte ; en apercevant Anselme, la servante poussa une exclamation de surprise.

— Quoi, c’est encore vous, citoyen ? lui dit-elle d’un ton plein d’aigreur et de reproches. Ne nous aviez-vous point manifesté l’intention de vous rendre à l’hôtel ?

— C’est vrai ! répondit mon camarade qui n’eut pas l’air de remarquer cet accueil peu bienveillant, mais malheureusement l’homme propose et l’argent dispose. Notre bourse, tout à fait à sec, nous force à recourir à votre gracieuse hospitalité.

— N’est-ce que cela ? reprit la domestique qui se mit à regarder autour d’elle d’un air inquiet, alors il y a moyen de s’entendre. Tenez, continua-t-elle après un léger silence et en baissant la voix, voici deux écus…

— De l’argent ! dit Anselme d’un air superbe. Pour qui donc nous prenez-vous, la bonne ? Nous sommes des militaires qui exigeons un logement auquel nous avons droit, et non des mendiants qui sollicitons une aumône.

— Mais, citoyen, reprit la domestique avec embarras, il ne s’agit pas ici d’aumône !… Il s’agit tout bonnement…

— Babet ! Babet ! dit en ce moment une voix criarde qui partit d’une des fenêtres de la maison. Pourquoi ne faites-vous donc pas entrer ces messieurs ?

— C’est madame ! murmura Babet avec un ton d’accablement qui me surprit au dernier point ; tout est perdu !

Une minute plus tard, j’entrais, précédé par Anselme, dans un grand et vaste salon meublé à l’antique.

Une vieille femme, assise dans un fauteuil, se tenait au milieu de la pièce.

En nous voyant apparaître, elle se leva de suite et s’avança vivement à notre rencontre.

— Soyez les bienvenus, citoyens, nous dit-elle avec empressement. Puis-je compter que vous voudrez bien rester chez moi jusqu’à demain ?

— Vous pouvez y compter, madame, lui répondit Anselme. Toutefois, avant de vous remercier de votre accueil, me sera-t-il permis de vous demander s’il n’entre pas un peu d’intérêt personnel dans l’empressement que vous mettez à nous recevoir ?

— Je ne vous cacherai pas, citoyen, que depuis quatre jours je suis en proie à la plus grande frayeur, et que votre présence dans ma maison me cause un vif plaisir.

— Alors, madame, cette histoire de revenant, dont m’a parlé mon camarade, est donc une chose authentique ? demandai-je à la maîtresse de la maison.

— Hélas ! citoyen, elle ne l’est que trop ! Au reste, je ne dois pas vous cacher que l’un de vous deux devra passer la nuit dans l’appartement où est mort mon pauvre et excellent frère, car je n’ai pas une pièce vacante à vous offrir.

— Si madame veut donner à l’un de ces militaires ma chambre, je coucherai volontiers dans la cuisine, dit la domestique Babet en entrant dans le salon.

— Babet, tâchez de ne pas oublier que je ne puis souffrir que l’on m’appelle madame, lui répondit sa maîtresse d’un ton pincé. Êtes-vous donc tellement aristocrate, que le mot de citoyenne vous fasse mal à prononcer ? Quant à votre proposition, je la refuse !

— Pourquoi cela, citoyenne ?

— Je n’ai, que je sache, aucun compte à vous rendre !

— C’est vrai, citoyenne ; si je me suis permis de vous adresser cette question, c’est qu’il m’a semblé que votre refus cachait, envers Rose et moi, une pensée de méfiance !… Vous vous figurez peut-être que nous avons voulu vous en imposer… que votre pauvre cher frère… ne revient pas ? qu’en le voyant avant-hier s’avancer vers nous, enveloppé dans son linceul et remuant des chaînes, nous avons rêvé !…

— Je ne dis pas cela, Babet ; seulement, comme je n’ai pas une foi entière dans votre bravoure, je ne serais pas fâchée de savoir si cette même apparition, qui vous a si fort effrayées, Rose et vous, se produira devant un militaire…

— Vous avez tort, citoyenne, de ne pas croire aux revenants ! s’écria Babet d’un ton solennel. Dieu vous punira peut-être !… et tenez… voyez…

La domestique, en prononçant ce dernier mot, poussa un cri terrible et mettant vivement ses mains devant ses yeux, parut en proie à un effroi indicible.

Je ne cacherai pas qu’à ce cri et à ce geste, la surprise que j’éprouvai me causa une assez vive émotion. Quant à la maîtresse de la maison, les yeux hagards, le visage couvert d’une pâleur mortelle, elle se leva comme mue par un ressort, de dessus son fauteuil ; puis, après avoir chancelé pendant deux ou trois secondes, elle poussa un gémissement étouffé et roula de toute sa hauteur sur le sol.

— Qu’avez-vous fait, imbécile ? dis-je à Babet : ne voyez-vous pas votre maîtresse qui se tord en proie à des convulsions affreuses ?

— Est-ce ma faute, citoyen ? me répondit-elle d’une voix tremblante.

— Pourquoi avez-vous jeté ce cri ?

— Mais, citoyen, c’est que j’ai cru voir apparaître…

— Allons, trêve de bavardages ! Occupez-vous plutôt de réparer le mal que vous avez fait…

Pendant que Babet, agenouillée auprès de sa maîtresse, lui prodiguait ses soins, je remarquai qu’Anselme considérait attentivement cette dernière.

— Es-tu donc amoureux de notre vieille hôtesse, lui demandai-je tout bas en souriant, que tu ne la quittes pas du regard ?

— Alexis, me répondit-il, remarque ces sourcils épais, ces petits yeux enfoncés, ce nez courbe comme un bec d’oiseau et plat comme une lame de couteau ; observe surtout ces lèvres minces, et dis-moi si, en ton âme et conscience, tu as jamais vu un visage qui dénote une méchanceté égale à celle qui se lit sur le visage de notre hôtesse ! Vraiment, je regrette que le piteux état de notre bourse nous force à passer la nuit ici.

La crise nerveuse de la vieille dame ne tarda pas à passer ; les premières paroles qu’elle prononça en reprenant connaissance furent pour s’excuser auprès de nous, et nous prier de ne pas l’abandonner.

— Il faudra pourtant bien que nous vous quittions pour aller souper, lui répondit Anselme, car nous n’en pouvons plus de faim.

Cette insinuation de mon rusé compagnon obtint tout le succès qu’il en espérait, c’est-à-dire que la vieille femme s’empressa de nous déclarer que ses buffets, sa cave et sa cuisine étaient à notre disposition.

Inutile d’ajouter qu’une heure plus tard, je me trouvais attablé devant un repas digne de Gargantua, magnifique improvisation d’Anselme.

Il était près de neuf heures lorsque nous abandonnâmes la table.

— À présent, Anselme, lui dis-je gravement, il s’agit de résoudre une question de la plus haute importance. Qui, de toi ou de moi, va aller se coucher dans la chambre hantée par le revenant ?

— Parbleu, si tu veux bien le permettre, ce sera moi. Je t’ai déjà confié que depuis un temps infini j’éprouve le désir de voir de près un habitant de l’autre monde !

— Allons, je suis bon camarade, je te cède la place.

— Merci ! À présent ce n’est pas tout ; il me faut une bougie de rechange, quelque cinq à six bouteilles de vin pour me tenir en gaieté et un livre bien amusant, s’il y en a ici, qui m’empêche de dormir.

— Tout ce que vous demandez vous sera accordé, s’empressa de dire notre vieille hôtesse. Permettez-moi toutefois de vous donner un conseil ; celui de charger votre fusil et de garder votre sabre avec vous !

— Au fait, c’est une idée. Il y a parfois de faux revenants. Mais je suis prêt.

Il me parut que Babet, en voyant Anselme si résolu, se troublait d’une façon étrange.

Je demanderai à présent au lecteur la permission de donner, en peu de mots, la description sommaire des lieux où nous nous trouvions : cela est indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre.

À gauche de la maison de notre vieille hôtesse, et faisant face en dehors à la porte de la rue, s’élevait une espèce de bâtiment mixte qui tenait le milieu entre une habitation et une grange ; le rez-de-chaussée, coupé en deux, au milieu, par un escalier qui conduisait à l’étage supérieur, était occupé, d’un côté, par une vaste buanderie ; de l’autre, par une grande salle hermétiquement fermée, qui servait à conserver des fruits et des provisions pour l’hiver ; au premier, à gauche de la maison, se trouvaient deux petites pièces se commandant l’une l’autre ; la première était un petit salon, la seconde une chambre à coucher. C’était dans cette dernière que le défunt était mort et que, plus tard, les domestiques l’avaient vu apparaître recouvert d’un linceul et agitant des chaînes ; de l’autre côté de l’escalier, le premier étage était terminé par un grand grenier à moitié rempli de paille et de foin.

Anselme, son fusil passé en bandoulière, son sabre au côté et portant dans ses deux mains les six bouteilles de vin qu’il avait demandées, me souhaita une bonne nuit et se mit en devoir de suivre la domestique Babet.

— Laisse-moi au moins l’accompagner, lui dis-je, je ne serais pas fâché de connaître la scène où va se passer ce fameux drame dont tu dois être le héros.

— Je crois que tout mon héroïsme consistera à laisser vides ces six bouteilles que j’emporte pleines, me répondit-il.

— Quoi ! ta foi dans les apparitions serait-elle ébranlée ?

— Nullement ; si au lieu de deux vieilles domestiques crédules, ignorantes et bavardes, c’était un homme qui m’assurât avoir vu revenir le défunt, je ne mettrais pas un seul instant en doute la véracité du fait !…

— Prends garde, Anselme, lui dis-je alors vivement et à demi-voix, après m’être assuré qu’une trop grande distance nous séparait de Babet qui marchait devant nous, pour qu’elle pût nous entendre, j’ai bien peur que ces domestiques que tu te figures si crédules, ne soient de fines commères !…

— Ah ! bah ! est-il possible ! que me dis-tu là ?

— Ce que je pense. Je ne serais nullement étonné que cette Babet, qui nous offrait si généreusement deux écus pour payer notre hôtel, à la condition qui nous quitterions de suite cette maison-ci, ne profitât de la crédulité de sa maîtresse…

— Mais, dans quelle intention ?

— Je l’ignore. Peut-être pour se venger. Peut-être encore pour faire opérer, par la peur, un déménagement qu’elle désire… L’important c’est que tu ne sois pas mystifié… il s’agit de l’honneur de l’uniforme.

— Ah ! c’est comme cela ? C’est bon, ne crains rien ! je serai sur mes gardes, et malheur au plus mauvais plaisant qui me tombera sous la main ! Pourtant, je pense…

— Silence ! dis-je en interrompant mon camarade, nous voici arrivés, et Babet, tout en cherchant le trou de la serrure, me paraît tourner l’oreille de notre côté.

Parvenus au premier étage dont j’ai donné tout à l’heure la description, nous examinâmes, Anselme et moi, avec une grande attention, la façon dont fermait la porte du salon : je vis avec un certain plaisir qu’elle était retenue par deux énormes verrous et que sa serrure paraissait en fort bon état.

— Je sonderai les murailles lorsque je serai seul, me dit Anselme à mon oreille ! Je ne veux pas montrer devant cette vieille femme mes soupçons.

Babet, après avoir allumé un grand feu dans la cheminée, mit des draps blancs dans le lit destiné à mon camarade ; puis, se tournant vers nous :

— Citoyens, nous dit-elle, je sais que des militaires ne peuvent avouer qu’ils ont peur, et que l’honneur leur défend de reculer devant le danger ! Toutefois, si vous aviez vu et entendu les choses extraordinaires et surnaturelles dont j’ai été témoin, je vous promets que vous laisseriez de côté tout amour-propre, et que vous ne vous obstineriez pas à braver ces lieux maudits !…

Tenez, je ne voudrais pour rien au monde qu’il vous arrivât malheur ; désirez-vous aller à l’hôtel ? il en est encore temps. Je vous ai offert deux écus tantôt, je vous en donne six à présent si vous prenez le sage parti de la retraite… Seulement, je vous prierai, dans ce cas, de revenir de bonne heure demain matin, afin que ma maîtresse croie que vous avez couché ici ! Acceptez-vous les écus ?

Cette insistance et cette générosité de la vieille Babet ne firent que me confirmer davantage dans mes soupçons ; à un coup d’œil presque imperceptible que m’adressa Anselme et que je saisis au passage, je vis qu’il partageait mes impression.

— Pardieu, la mère, dit-il, puisque votre franchise se met si fort à l’aise, je ne vous dissimulerai pas qu’il y a eu un peu de bravade dans mon fait !… Je me suis toujours aussi bien conduit qu’un autre devant l’ennemi ; mais en présence d’un être surnaturel, qui n’est ni chair ni os, que l’on ne peut ni saisir ni combattre, je ne suis pas assuré de montrer le sang-froid et la valeur d’un soldat ! J’accepterais donc volontiers les six écus que vous nous offrez si généreusement, si je n’étais retenu par cette idée qu’une pareille somme, eu égard aux gages que vous devez gagner, serait un sacrifice au-dessus de vos moyens. Merci toujours de votre bonne proposition. À présent je tombe de sommeil et de lassitude, veuillez me laisser reposer !

— Oh ! que la pensée de m’imposer un sacrifice ne vous retienne pas, citoyen, s’écria Babet avec un feu qui cette fois changea mes soupçons en certitude, je possède pas mal d’économies, et six écus de plus ou de moins ne changeront en rien ma position.

— Je croyais vous avoir déjà averti, citoyenne, que je tombais de sommeil et que je désirais qu’on me laissât seul ! s’écria Anselme d’un ton sévère, Je dis doucement les choses, mais je n’aime pas qu’on me les fasse répéter.

Il n’y avait rien à répliquer à cela : toutefois la vieille Babet ne se retira qu’en grommelant.

L’appartement qui m’était accordé se trouvant dans le corps principal du logis, nous dûmes traverser de nouveau, la domestique et moi, le jardin qui s’étendait devant la maison.

La vieille Babet ne m’adressa qu’une seule fois la parole pendant ce court trajet, ce fut pour me demander si je comptais sur le courage de mon camarade.

— Je le crois un peu vantard, lui répondis-je, et je suis persuadé que, s’il voyait surgir tout à coup devant lui un spectre enveloppé dans son linceul, il serait incapable de faire un mouvement et n’aurait même pas la force d’appeler au secours.

Au sourire moqueur et joyeux tout à la fois, qui passa alors sur la figure de la domestique, je vis que ma réponse était loin de lui déplaire.

Une fois seul dans ma chambre, comme je me ressentais encore de mon indisposition de la veille, je me hâtai de me mettre au lit.

Toutefois, dans la prévision de quelque événement, je laissai ma lumière allumée ; je pris même la précaution, afin d’en amortir l’éclat, de la placer dans l’intérieur de la cheminée.

Je dormais depuis assez longtemps, quand une violente détonation me réveilla en sursaut ; je me jetai aussitôt en bas de mon lit ; puis, passant à la hâte mes culottes et saisissant mon sabre, je me précipitai vers l’escalier.

— Ah ! citoyen, s’écria ta vieille hôtesse, qui, un bougeoir à la main et le corps enveloppé dans un vaste peignoir à ramages, sortait aussi de sa chambre, courez au secours de votre camarade !… Mais, non… ne me quittez pas !… Que pourriez-vous contre l’âme de mon frère !… Restez, je vous en conjure !… Oh ! ne me laissez pas seule… Je meurs de frayeur.

En effet, la vieille femme avait pris mon bras, et elle le serrait avec une telle violence que j’eus toutes les peines du monde à me débarrasser de son étreinte.

J’allais poursuivre mon chemin, quand les deux domestiques, Babet et Rose, apparurent à leur tour ; elles étaient tellement émues, et le tremblement qui les agitait me parut d’une telle exagération, que je mis tout de suite en doute la sincérité de leur frayeur.

— Hélas ! citoyen, me dit Babet en affectant d’essuyer avec son mouchoir les larmes que ses yeux ne versaient pas, je vous l’avais bien prédit ! Pourvu que le défunt, irrité par cette bravade, ne se soit pas porté sur votre camarade à quelque extrémité…

— Laissez-moi donc tranquille, avec votre revenant, misérable ! lui répondis-je hors de moi ; Vous savez parfaitement à quoi vous en tenir là-dessus ! Mais prenez garde, si le moindre malheur est arrivé à mon ami, je tirerai de vous, vieille hypocrite, une terrible vengeance.

Sans vouloir écouter davantage Babet, je me mis à descendre l’escalier en toute hâte.

— Attendez-nous, citoyen ! me cria notre hôtesse, nous ne pouvons rester seules, nous vous suivons !

Une demi-minute plus tard, accompagné de la maîtresse et de deux domestiques, je frappais à coups redoublés à la porte du logement occupé par mon camarade : personne ne me répondit.

Une forte odeur de poudre arrivait jusqu’à nous.

— Anselme, Anselme ! m’écriai-je. Ouvre donc ! c’est moi !… Je t’avertis que, si tu tardes à ouvrir, je vais enfoncer la porte.

Et, le silence ne cessant pas, j’allais accomplir ma menace.

Déjà j’essayais de faire sauter, avec la pointe de mon sabre, la serrure, lorsque la voix d’Anselme vint calmer mes inquiétudes.

— Attends un peu, cher ami, me disait-il, que je revienne à moi ! Je chancelle et ne puis me tenir debout… un peu de patience.

On concevra sans peine combien, connaissant le courage, la présence d’esprit et la force physique dont était doué mon camarade, ces paroles durent m’étonner.

Aussi ne fut-ce pas sans un certain battement de cœur que, quelques secondes plus tard, j’entendis son pas pesant se diriger vers la porte.

— Es-tu blessé, ami ? lui demandai-je sans attendre, tant mon impatience était grande, qu’il eût ouvert.

— Je ne sais pas, me répondit-il, vois.

À peine avait-il levé les verrous, que je me précipitai dans l’appartement.

Un nuage épais de fumée, produit par le coup de fusil que j’avais entendu, obscurcissait à tel point la chambre, que je dus avant tout ouvrir une fenêtre.

— Eh bien ! Anselme, repris-je, qu’y a-t-il ? que s’est-il passé ?

— Mes cheveux n’ont-ils point blanchi, mon ami ? me demanda-t-il alors sans répondre à ma question. Non, dis-tu ? Cela m’étonne, car le saisissement que j’ai éprouvé a été tellement grand, que je suis tombé, de mon haut comme un homme frappé de la foudre.

— Comment ! tu es tombé de ton haut ? Tu n’étais donc pas couché ? Quant à tes cheveux, rassure-toi, ils sont toujours d’un noir d’ébène ! Je trouve même que pour un homme qui vient de subir une aussi rude épreuve que celle que tu prétends avoir subie, tu n’as pas le teint trop décomposé.

— Pourtant on cœur bat au moins à deux cents pulsations par minute. Ah ! mon excellente Babet, continua Anselme, se retournant du côté de la domestique, pourquoi n’ai-je pas accepté vos écus et suivi votre conseil ?

— Mais, au nom du ciel, citoyen, apprenez-nous donc ce qui s’est passé ! dit notre hôtesse, dont les dents claquaient de peur.

— Non ! je n’oserai jamais parler ici, s’écria Anselme ; abandonnons d’abord cette chambre maudite, et fuyons ! Ici la frayeur paralyse ma langue ; il me semble le voir encore… Fuyons !

Mon camarade, après avoir prononcé ces paroles avec une émotion qui changea ma surprise en une stupéfaction qui tenait presque de l’hébétement, saisit un flambeau, et nous bousculant sur son passage, gagna vivement l’escalier.

— Tiens ! dis-je à notre vieille hôtesse, voici une glace cassée… Ah ! j’aperçois au milieu un trou produit par une balle ! En tout cas, le fusil d’Anselme était bien chargé.

Ce ne fut que lorsque nous eûmes regagné le salon du rez-de-chaussée où nous avions soupé, qu’Anselme commença à se calmer ; il passa à plusieurs reprises sa main sur son front, comme un homme qui sort d’un cauchemar, et se laissant tomber dans un fauteuil :

— Fais-moi le plaisir de me donner un verre d’eau sucrée, dit-il à Babet.

Jusqu’alors j’avais douté de la sincérité de l’émotion d’Anselme, mais cette demande leva toutes mes incertitudes ! Un verre d’eau ! Il fallait que mon pauvre ami eût l’esprit bien troublé pour commettre une semblable erreur !

— Ah ! mon cher Alexis, me dit-il enfin ; qu’il me tarde que le jour nous permette de nous éloigner de cette horrible maison… Si tu savais !

— Le meilleur moyen pour que je sache est, si je ne me trompe, que tu me racontes ce qui s’est passé !

— Oui, citoyen, je vous en conjure, parlez ! ajouta en insistant notre hôtesse.

— Que je parle ! répéta Anselme d’une voix tonnante et en se levant d’un bond de son fauteuil. Quoi ! est-ce bien vous, madame, qui osez m’adresser une semblable prière ? Ne craignez-vous pas que la foudre vengeresse ne tombe sur votre toit et ne vous écrase ?

À cette apostrophe si inattendue de mon camarade, la vieille dame, de pâle qu’elle était, devint verdâtre, et, croisant ses mains, elle tomba à genoux, en articulant d’une voix étouffée quelques mots inintelligibles.

— Eh bien ! oui, je parlerai, reprit Anselme en s’animant. Tant pis pour les coupables.

— Voyons, cher ami, je me meurs d’impatience, finis-en. Je t’écoute.

Je rapprochai alors mon fauteuil d’Anselme qui s’était rassis, et je prêtai une oreille attentive.

Notre curiosité était excitée à un tel point, qu’en voyant notre camarade s’apprêter à prendre la parole, ni Babet ni Rosa ne songèrent à secourir leur maîtresse, qui, toujours agenouillée, et la tête appuyée sur le plancher du salon, étouffait ses sanglots.

C’était, je dois l’avouer, une scène singulière et capable d’impressionner un esprit bien trempé.

— Je venais de boire tout doucement ma quatrième bouteille, commença Anselme, et déjà je riais dans ma barbe de la crédulité de la pauvre Babet, lorsque j’entendis sonner minuit à l’horloge de la municipalité. Bon ! voici l’heure fatale et solennelle, me dis-je, en m’apprêtant à passer à ma cinquième bouteille, le citoyen d’outre-tombe ne peut tarder à venir. Buvons à sa santé !

Horrible sacrilége ! À peine venais-je de prononcer ces paroles impies, que le dernier coup de minuit retentit et qu’une voix qui n’avait rien d’humain s’écria : merci ! Je ne vous cacherai pas, mes amis, que cette interruption me fit éprouver un léger tressaillement, mais de cette émotion à la peur il y avait toute la distance qui sépare la bravoure de la lâcheté.