Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/XVI

Alexandre CADOT (2p. 3-7).

XVI

Le jeune homme resta réfléchi pendant près d’une minute, puis, reprenant la parole :

— Mon père, monsieur, me dit-il, après avoir servi longtemps à l’armée en qualité d’officier subalterne, hérita, il y a une dizaine d’années, d’une assez jolie fortune, qui lui permit de prendre sa retraite et de se retirer avec nous à la campagne pour y passer en paix le reste de ses jours.

Ma mère, mes deux jeunes sœurs et moi, composions avec sa sœur, notre tante, la propriétaire de la maison où nous nous trouvons en ce moment, toute la famille.

Notre tante, dont il sera malheureusement trop souvent question dans mon récit, veuve d’un homme qui ne lui avait laissé aucune fortune, voyait avec un sentiment d’envie, qu’elle ne parvenait pas toujours à dissimuler tant il était violent, le bien-être dont nous jouissions.

La bonté sans égale que lui montrait mon pauvre père, et la générosité pleine de délicatesse avec laquelle il agissait envers elle, loin de la faire revenir à de meilleurs sentiments, semblait encore redoubler la haine qu’elle nous portait.

Vous dire ce que nous eûmes à souffrir de sa méchanceté me serait impossible ; il n’y eut pas de calomnies, de ruses, de sourdes menées, qu’elle n’employât pour apporter la désunion dans notre intérieur.

Enfin, sa rage ne connaissant plus de bornes, se montra si à nu, que mon père fut forcé d’ouvrir les yeux.

Une rupture complète entre elle et notre famille s’en suivit ; toutefois, mon père, malgré les motifs de plainte sans nombre qu’il avait contre elle, n’en continua pas moins la rente annuelle et toute volontaire que, depuis son héritage, il servait religieusement à sa sœur.

Sur ces entrefaites arriva la révolution.

Mon père, qui, en sa double qualité de plébéien et de soldat, ne pouvait guère aimer la noblesse, vit cependant avec douleur éclater cet orage, car son bon sens lui faisait deviner quelles devaient en être les conséquences.

Conservant une parfaite neutralité dans une position aisée, il est vrai, mais pas assez éclatante pour éveiller la jalousie, il devait espérer que la foudre ne l’atteindrait pas, lorsqu’un malheureux hasard vint détruire à tout jamais et la tranquillité, et le bonheur intime dont nous jouissions.

Mon père rencontra un jour, dans une de ses promenades, un de ses anciens chefs, le duc de M*** qui, proscrit et condamné à mort, essayait de soustraire, par la fuite, sa tête au bourreau ; le malheureux duc était alors dans un si pitoyable état de santé, que mon père, sans s’arrêter aux conséquences que pourrait entraîner cette action, l’emmena avec lui, le conduisit chez nous, où il le garda près de deux mois, et d’où il ne le renvoya que complètement remis et avec de l’or pour poursuivre son chemin.

Le lendemain même du départ du duc de M***, notre maison fut envahie par une horde de sans-culottes qui saisirent mon pauvre père et le conduisirent au tribunal révolutionnaire. Je vous laisse à penser la consternation et le désespoir de ma mère ; toutefois, comme personne, du moins nous le croyions alors, n’était dans la confidence du séjour que le duc de M*** avait fait chez nous, nous espérions que mon père ne tarderait pas à être relâché.

Je me rendis de suite au tribunal ; on interrogeait déjà mon père.

— Citoyen, lui disait le président, tu es accusé d’avoir trahi la République.

— Je n’ai jamais trahi ni une personne, ni un gouvernement pendant le cours de ma vie, et ce n’est pas aujourd’hui, que je me rapproche de la tombe, que je commencerais par manquer aux règles de honneur.

— N’as-tu donc pas donné l’hospitalité et caché chez toi l’ex-ci-devant duc de M***, condamné à mort ?

— Oui, cela est vrai, répondit mon père. Au reste, ce que j’ai fait, je suis prêt encore à le recommencer. Jamais ma porte ne restera fermée devant l’opprimé qui viendra y frapper.

— Cela suffit ; ton audacieux et cynique aveu rend inutile un plus long interrogatoire. La cause est entendue.

Cinq minutes plus tard, je poussais un cri déchirant, et je tombais inanimé au pied du tribunal : on venait de condamner mon père à mort !

Le lendemain, grâce à l’or que je prodiguai à pleines mains, je pus parvenir jusqu’à lui.

— Édouard, me dit-il, ne te désole pas d’avance ; tout n’est pas encore perdu. Peut-être demain serai-je libre ! Ne m’interroge pas : les murs ici ont des oreilles. Prie Dieu qu’il me protége dans mon dessein, et va-t’en.

Vingt-quatre heures plus tard, le tocsin sonnait, la garde nationale prenait les armes, et des coups de fusils retentissaient à l’extrémité de la ville : c’étaient les prisonniers qui venaient de se révolter.

Je ne vous dirai pas, monsieur, — car le temps presse, la nuit se passe, et j’ai hâte d’arriver au récit de l’événement qui va me faire demander votre aide et votre secours, — je ne vous dirai pas les angoisses par lesquelles je passai. Vingt détenus furent tués, et un nombre considérable, dont on ne connut jamais le véritable chiffre, reçut de dangereuses blessures. À peine cinq ou six révoltés purent-ils se sauver : mon père était parmi eux !

Enfin, après une attente de près de deux mois, pendant laquelle nous restâmes sans nouvelles de lui, il nous fit parvenir une lettre d’Allemagne où il s’était réfugié et où il nous attendait. Nous prîmes toutes les précautions imaginables pour opérer notre fuite, et nous eûmes le bonheur de réussir.

Nous nous trouvâmes donc une nouvelle fois tous réunis ; nous étions ivres de bonheur ; mais, hélas ! notre joie ne dura pas longtemps : la misère vint y mettre un terme.

Repoussés par la noblesse émigrée dont nous ne faisions pas partie ; et qui du reste était elle-même dans une situation assez précaire ; tenus en soupçon par les étrangers, et ne connaissant ni la langue, ni les ressources, ni les mœurs du pays, nous étions plongés dans un isolement et un dénûment complets, intolérables ; à peine nous restait-il encore, en vendant tous les effets dont nous pouvions à la rigueur nous passer, de quoi acheter le pain nécessaire à notre subsistance d’un mois.

— Mes enfants, nous dit un soir notre pauvre père, je ne puis assister ainsi à votre lente agonie sans essayer d’y mettre un terme. Demain je partirai pour la France, où j’ai laissés cachés de forts capitaux…

En vain essayâmes-nous de le faire renoncer à ce projet ; nos prières, nos supplications furent inutiles ; il resta inébranlable dans sa résolution. Tout ce que je pus obtenir de lui, ce fut qu’il me laisserait l’accompagner.

Ce ne fut qu’un peu avant de franchir la frontière, que mon père, afin que s’il était arrêté ou tué je pusse le remplacer, me confia son secret.

Dans une cachette pratiquée dans le mur de sa chambre à coucher, cachette qu’il me désigna de façon qu’il me fût facile de la découvrir, il avait enfoui dix mille francs en or.

Des diamants, représentant une somme beaucoup plus considérable encore, étaient joints à cet or.

Restait à savoir si, depuis notre départ, notre maison n’avait pas été vendue ; vous comprenez donc aisément l’émotion que nous dûmes éprouver, quand, après un voyage de quinze jours, dont chaque minute avait été un danger, nous arrivâmes devant la porte de notre ancienne demeure.

— Je vois briller une lumière au salon du rez-de-chaussée, me dit mon père d’une voix tremblante. Malheur ! notre maison est occupée… Que faire ?

— Entrez toujours, mon père, lui répondis-je.

— Sous quel prétexte ? Mais, hélas ! à quoi bon chercher un prétexte ! Notre misère ne nous donne-t-elle pas le droit de demander l’aumône !

— Mon père, après avoir prononcé ces paroles, tira doucement, et comme il convient à un mendiant, le cordon de la sonnette.

— Babet, toi ici ! m’écriai-je bientôt après, en reconnaissant une de nos anciennes domestiques dans la personne qui vint nous ouvrir.

Babet, tant nous étions, mon père et moi, changés par suite des privations que nous avions subies, fut quelques instants avant de pouvoir nous remettre ; mais lorsque mon père lui adressa la parole, au son de cette voix qu’elle avait entendue pendant tant d’années, elle poussa un cri plein de tendresse, et elle se précipita dans nos bras, en versant un torrent de larmes.

Le premier moment d’attendrissement passé, mon père demanda à notre vieille bonne comment il pouvait se faire qu’elle n’eût point quitté la maison.

— Hélas ! lui répondit-elle, je l’avais quittée, mais la nouvelle propriétaire, — car votre maison a été vendue comme bien national, — m’a prise à son service, dans l’espoir que je lui ferais découvrir un trésor qu’elle prétend que vous avez caché ici, et dont elle croit que je connais l’existence.

— Et quelle est cette nouvelle propriétaire ?

— Hélas ! monsieur, c’est votre sœur…

— Ma sœur ? répéta mon père en pâlissant. Ah ! oui, je comprends, elle a racheté cette maison pour pouvoir me la conserver ! Ce procédé me raccommode avec elle et me fait oublier le passé…

— Mais vous vous trompez étrangement, mon pauvre bon et cher maître ! s’écria Babet. Votre sœur est la personne qui vous à dénoncé… et elle ne s’est rendue coupable de ce crime qu’afin de s’enrichir de vos dépouilles !

À cette révélation de la perfidie d’une sœur, dont il avait déjà eu si souvent à se plaindre, mais qu’il n’eût jamais pu croire coupable d’une infamie pareille, mon père éprouva un tel saisissement qu’il manqua de perdre connaissance.

Cependant, le premier moment passé, il reprit un peu courage.

— Il est impossible, Babet, dit-il, que ma sœur soit aussi coupable que vous vous le figurez ; il faut que vous ayez été abusée par de trompeuses apparences : au reste je vais savoir de suite, par moi-même, à quoi m’en tenir.

— Qu’allez-vous faire, mon bon maître ! s’écria Babet avec inquiétude.

— Voir si ma sœur osera livrer ma tête au bourreau !

— Oui, elle l’osera, reprit Babet avec force. Au nom du ciel, je vous en conjure, ne la voyez pas !

Toutes les prières et les supplications de notre fidèle domestique ne purent rien sur la volonté de mon père : il se refusait à croire sa sœur capable des sentiments qu’on lui attribuait.

Toutefois, comme le sort de ma mère et de mes sœurs était attaché à la réussite de notre voyage, et qu’aucune mesure de prudence ne devait être négligée, mon père consentit à ce que Babet me cachât dans la grange qui se trouve située à côté de l’appartement que vous occupez en ce moment : de cette façon, si ma tante était telle que notre ancienne domestique le prétendait, et s’il devenait victime de sa confiance en elle, mon père laissait derrière lui un appui à sa famille et un vengeur.

Cette mesure de, précaution prise, mon père m’embrassa tendrement et s’éloigna d’un pas ferme et rapide.

Je ne puis vous dire le serrement de cœur et le triste pressentiment que j’éprouvai en le perdant de vue dans l’obscurité.

Pendant les dix minutes qui s’écoulèrent jusqu’à ce que Babet vint me retrouver, je restai en proie à une anxiété profonde.

— Eh bien, ma bonne ? demandai-je à la vieille femme d’aussi loin que je l’aperçus.

— Cela s’est mieux passé que je n’aurais jamais pu le croire, me dit-elle d’un ton joyeux ; peut-être avais-je mal jugé votre tante. En voyant entrer votre père ; elle est devenue d’abord très-pâle ; mais, se jetant bientôt à son col, elle l’a embrassé tendrement à plusieurs reprises, en lui disant : « Ah ! mon pauvre Charles, que je suis donc heureuse de te revoir sain et sauf dans ta maison ! »

— Elle a dit dans ta maison !

— Oui, monsieur ; j’ai même remarqué qu’elle a appuyé avec une affectation très-marquée sur ces derniers mots…

— Tu vois, Babet, que tu t’élais trompée ! Bonne tante, il me tarde de la dédommager par mes caresses des soupçons que nous avons eus sur elle. Je cours rejoindre mon père.

— Arrêtez, Édouard, s’écria Babet en me retenant vivement, je ne voudrais, pour rien au monde, vous affliger ; mais je ne puis cependant vous laisser commettre une pareille imprudence. Oui, j’avoue que l’accueil fait par votre tante à votre père prouve en faveur de cette première, mais qui vous assure que cette bonté si subite ne cache pas un piége ?

— Ah ! Babet, m’écriai-je avec indignation, c’est trop calomnier ma tante…

— Si vous la connaissiez comme moi, mon cher Édouard, vous sauriez qu’on ne peut la calomnier. Qu’elle se repente aujourd’hui de ses fautes passées, cela est possible ; mais comme au total quelques grimaces sentimentales ne présentent pas, à mes yeux, des garanties bien solides, je vous conseille d’attendre encore un peu avant de prendre un parti. Songez que dans vos mains repose le sort de votre mère et de vos sœurs.

Il me répugnait de me cacher, ainsi que me le conseillait Babet ; mais elle insista tellement que je finis par céder à ses obsessions et consentir à ce qu’elle m’installât dans la grange.

— Au reste, me dit-elle, un passage secret existant entre cette grange et l’appartement que l’on vient de m’ordonner de préparer pour votre père, — passage secret dont ma maîtresse ignore l’existence, — votre réclusion momentanée ne vous sera pas bien pénible ; vous verrez votre père tous les jours.

En effet, deux heures plus tard, mon père étant venu se coucher, je fis jouer un ressort qui déplaçait le ciel de son lit et j’entrai dans sa chambre.

— Édouard, me dit-il en me serrant sur son cœur et en inondant mes joues de larmes de joie, qu’il ne songeait pas à retenir, Dieu a béni notre courage !… Ta mère et tes sœurs sont sauvées !… Ta tante vient de me remettre les cinq cents louis en or et les diamants que j’avais laissés ici, et qu’elle avait trouvés… Tu vois combien Babet se trompait sur son compte !…

Après une conversation qui dura plus de deux heures, je pris congé de mon père, et je fus me coucher dans la grange. Je dormais profondément, lorsque je me sentis secouer par le bras : c’était Babet.

— Avertissez votre père que sa sœur s’habille pour sortir, me dit-elle vivement… Il n’y a pas une seconde à perdre… elle va le dénoncer au comité révolutionnaire !…

Je m’empressai d’obéir à Babet : d’abord, mon père ne voulut pas ajouter foi aux paroles de notre domestique ; toutefois, comme il s’agissait du salut de ses enfants, il consentit enfin à se lever et à descendre.

À peine, caché par l’ombre, venait-il d’arriver à la porte qui donnait sur la rue, qu’il se trouva face à face avec ma tante.

— Où allez-vous à une pareille heure de la nuit, ma sœur ? lui demanda-t-il brusquement.

À cette apparition si inattendue, mon indigne parente poussa un cri de surprise et de terreur, et voulut cacher dans sa poitrine une lettre qu’elle tenait à la main ; mais mon père, encore plus prompt qu’elle, s’empara du papier.

— Je suis donc prisonnière dans ma maison ! s’écria enfin ma tante, en retrouvant toute son audace et en laissant de côté le masque trompeur de feinte douceur qu’elle avait conservé jusqu’alors.

— Jusqu’à ce que j’aie vu l’adresse que porte cette lettre, oui, madame, lui répondit mon père.

— Alors, vous vous opposerez par la force à ce que je sorte, si telle est ma volonté ?

— Oui, madame, par la force ! Babet ! continua mon père en élevant la voix, Babet, apporte une lumière.

Notre vieille domestique, armée d’une lanterne, apparut bientôt en jouant l’étonnement et le sommeil.

Mon père approcha aussitôt la lettre de la lumière : cette lettre, adressée au Comité révolutionnaire, contenait une dénonciation fort détaillée de son arrivée et des instructions sur la manière dont on devait s’emparer de sa personne.

— Dieu seul possède un pouvoir assez étendu pour vous punir d’un crime pareil, — dit mon père en s’adressant froidement à sa sœur ; — quant à moi, je ne veux qu’une chose, c’est ne pas être la victime de votre odieuse perfidie !… D’ici jusqu’à demain, c’est-à-dire jusqu’à l’instant de mon départ, je ne vous quitterai donc pas d’une minute… Je verrai ensuite, au dernier moment, à trouver, s’il le faut, un moyen de m’assurer de votre silence… S’il n’en est pas un autre que de vous brûler la cervelle où de vous poignarder, je ne recule pas devant cette extrémité.

— Eh bien, monsieur, me dit Babet après m’avoir raconté cette trahison sans nom, avais-je raison de me défier de votre tante ?

Le lendemain, mon père, qui ne quittait pas d’une seconde sa sœur, me fit dire par Babet que nous nous remettrions en route une fois la nuit venue. Hélas ! il comptait sans la perversité de mon abominable tante.

Huit heures venaient de sonner, et je m’attendais d’une minute à l’autre à voir apparaître mon père, lorsque Babet vint me trouver.

La pauvre file était tellement émue qu’elle fut un moment sans pouvoir me parler ; enfin elle m’apprit, en entremêlant son récit de sanglots, que mon père, atteint d’une indisposition aussi grave que subite, à la suite du dîner, se trouvait dans un état des plus alarmants et qu’on allait le transporter dans son lit.

Jugez de quelle douleur immense je fus saisi à cette nouvelle ! Mon pauvre père livré sans défense à son implacable ennemie ! mon père mourant et ne pouvant, grâce à sa position d’homme mis hors la loi, profiter des secours d’un médecin ! C’était à devenir fou de désespoir !

Agenouillé quelques minutes plus tard aux pieds de son lit, je couvrais ses mains de larmes, et il devait lui-même modérer par ses exhortations ma douleur.

— Et penser que je ne puis rester près de vous pour vous secourir et vous soigner, mon père, m’écria-je ; oh ! cela est affreux.

— Pourquoi veux-tu me quitter, Édouard, me dit-il d’une voix qui s’affaiblissait de plus en plus.

— Mais ne faut-il pas que je veille à votre sûreté ! Puis-je laisser à ma tante la facilité de vous dénoncer ?

— Cette crainte est superflue, me répondit-il, ma sœur ne songe plus à me livrer à mes bourreaux, car elle sait bien que je ne puis plus lui échapper.

— Que dites-vous, mon père ! m’écriai-je en éprouvant un de ces effrois sans nom qui arrêtent les battements du cœur.

— La vérité, mon fils, je suis empoisonné !

À cette révélation, je crois que la fureur l’emporta peut-être encore en moi sur le désespoir ; la première pensée qui se présenta à mon esprit fut d’assassiner ma tante, et je me précipitai vers la porte pour aller accomplir ce sanglant projet. Mon père devina mon dessein :

— Reste ici, Édouard, me dit-il en accompagnant cet ordre d’un geste impérieux. La vengeance n’est permise qu’à Dieu et le remords n’est pas un vain mot. Mon fils, continua-t-il après une légère pause causée par les atroces souffrances qu’il endurait, une seule pensée affaiblit l’horreur de mes derniers moments, c’est celle de savoir que je laisse en toi un appui à ta mère et à tes sœurs. J’ignore de quelle façon tu pourras t’emparer de cet argent qui me coûte si cher et dont elles ont si besoin, seulement je suis certain que tu réussiras dans cette entreprise. Tu vois que tu n’as pas le droit d’exposer inutilement ton existence. Allons, sois homme et ne pleure pas ainsi. La mort n’est pas une séparation éternelle : on se retrouve au ciel !

— Je ne vous raconterai pas, monsieur, l’agonie de mon père ! Qu’il vous suffise de savoir qu’il mourut avant la fin de la nuit dans mes bras ! Sa fin fut celle d’un saint et d’un martyr  ! Jamais on ne supporta plus noblement la souffrance ! Pendant les deux derniers jours qui suivirent cette affreuse catastrophe, je restai pour ainsi dire privé de sentiment ; je crois que, sans la pensée du devoir qui me restait à accomplir, j’aurais suivi mon père !

Babet qui, dès qu’elle trouvait le moyen de s’échapper quelques instants, s’empressait d’accourir vers moi et venait mêler ses larmes aux miennes, fut pour beaucoup dans mon retour à la raison.

— Mon pauvre Édouard, me dit-elle un jour, n’oubliez pas que chaque heure qui passe est un siècle de souffrances pour votre famille… Il faut absolument que nous nous arrêtions à un moyen pour nous rendre maîtres de ces cinq cents louis que l’empoisonneuse a volés à votre père !…

— Je ne vois qu’un moyen, lui répondis-je, et je suis prêt à l’employer. Je me cacherai, pour attendre la nuit, dans la chambre du monstre que j’assassinerai pendant son sommeil.

— Je ne m’opposerais certes pas à ce moyen si je le croyais praticable, me dit Babet ; mais il présente malheureusement trop de difficultés dans son accomplissement pour que je veuille m’y arrêter. D’abord, comme si un secret pressentiment l’avertissait du danger qu’elle court, ma maîtresse ne me laisse plus faire sa chambre dont elle emporte, chaque matin, la clef avec elle. Ensuite, vous pourriez être aperçu en traversant le jardin ; enfin, en supposant que vous réussissiez à poignarder l’empoisonneuse, comment expliquer sa mort à l’autorité qui viendrait constater le décès ? On a bien fait passer votre père pour un ouvrier mort d’une fièvre pernicieuse et aiguë, mais la blessure du fer ne se dissimule pas comme la trace du poison ! Non, il faut renoncer à ce projet.

— Je ne puis cependant attendre. Toi-même, Babet, ne viens-tu pas de me dire que chaque heure de rétard est un siècle de souffrance et d’angoisse pour ma famille ?

— Aussi, je ne vous conseille pas d’attendre, monsieur Édouard ! J’ai un projet…

— Parle, Babet, pour arracher ma mère à la misère et pour accomplir la dernière volonté de mon père, je ne reculerai devant rien.

— C’est que j’ai peur, Édouard, que vous ne vous moquiez de mon idée qui, au premier abord, j’en conviens, semble ridicule ! Voici le fait : j’ai remarqué que ma maîtresse, depuis la mort de son frère, est toujours sombre, inquiète, agitée !… Au moindre bruit je la vois qui s’effraye, et l’on devine facilement chaque matin, à ses yeux fatigués et abattus, que la nuit a été pour elle sans sommeil. Avant-hier soir, après être restée longtemps plongée dans ses réflexions, elle s’est retournée tout à coup vers moi et d’une voix émue : « Babet, m’a-t-elle dit à propos de rien, crois-tu que les morts quittent parfois leurs tombes pour revenir sur la terre ? » Oui, madame, lui ai-je répondu, je le crois. Elle n’a pas insisté, mais un moment après, le vent ayant ouvert brusquement une fenêtre, votre tante a poussé un cri déchirant, s’est levée de son fauteuil comme poussée par un ressort, et a été prise peu après par une attaque de nerfs qui a duré près d’une heure…

— Eh bien, Babet, que conclues-tu de cela ? Que le remords, comme l’a dit mon pauvre père un peu avant de rendre le dernier soupir, n’est pas un vain mot ?

— Je conclus, Édouard, que peut-être pourrions-nous bien, en faisant peur à l’empoisonneuse, obtenir d’elle l’argent qu’elle a volé à votre père, et que votre mère attend avec tant d’impatience.

— Certes ; comment lui causer cette peur ?

— Voilà où vous allez vous récrier. Je pense que si vous vouliez jouer le rôle de revenant, c’est-à-dire vous déguiser chaque nuit en fantôme, pousser des cris et remuer des chaînes, il y aurait là de quoi atteindre le but que nous nous proposons.

À cette proposition grotesque, vous devez penser, monsieur, quelle fut ma réponse : un refus formel de me prêter à cette mascarade, qui me paraissait, ainsi que vous l’avez qualifiée vous-même tout à l’heure, un sacrilége.

— Vous avez tort, Édouard, reprit Babel, ce sont quelquefois les moyens les plus simples, les moyens de bonnes femmes, comme on dit, qui réussissent le mieux. Après tout, si vous avez de votre côté quelqu’autre idée, c’est différent ; l’essentiel c’est que vous ne restiez pas dans une inaction qui aggrave de jour en jour la triste position de votre famille !

— Que vous dirai-je, monsieur, Babet insista tellement que je finis par me rendre à son désir ; je consentis à jouer le rôle de spectre.

Le première fois que ma tante entendit mes gémissements et le bruit produit, par les chaînes que je remuais avec fracas, loin de se laisser aller à la peur, ainsi que l’espérait Babet, elle entra dans une grande colère.

Le second jour, elle ne dit rien ; le troisième elle tomba de nouveau dans une violente attaque de nerfs, et hier, enfin, elle manifesta l’intention de vendre sa maison et d’aller s’établir à Grasse.

Votre arrivée ici, monsieur, et celle de l’officier qui vous accompagne, nous jetèrent, Babet et moi, dans un embarras extrême.

Renoncer à jouer notre triste comédie, juste au moment où deux militaires venaient d’entrer dans la maison, c’était éveiller les soupçons de l’empoisonneuse.

D’un autre côté, continuer mes apparitions, c’était m’exposer, si, comme Babet et moi le craignions, vous n’acceptiez pas cette intervention surnaturelle et que vous voulussiez aller au fond des choses, c’était m’exposer, dis-je, à être découvert…

Au reste, l’événement prouve en ce moment, puisque me voici à votre discrétion, que notre crainte à cet égard n’était que trop fondée, et que nous avons eu tort, ma complice et moi, de suivre ce dernier parti…

— Non, mon cher monsieur, m’écriai-je, vous n’avez pas eu tort ! Votre histoire m’a fort attendri ; vos malheurs et ceux de votre famille me touchent jusqu’aux larmes, et vous pouvez compter sur moi ! Ma présence ici vous sera utile ; voici ce qu’il faut faire : vous, vous allez d’abord regagner voire asile, moi je vais tirer un coup de fusil, crier au secours, et jouer ensuite la frayeur avec une telle perfection, que je veux que le diable m’emporte si je ne parviens pas à faire mourir de peur, et cela dans toute l’acception de ce mot, cette infâme empoisonneuse. Une poignée de main, jeune homme ; mes respects à madame votre mère et à mesdemoiselles vos sœurs et partez !

À présent, continua Anselme, tu sais aussi bien que moi la fin de l’histoire, j’espère que tu ne m’accuseras plus d’avoir montré trop de dureté envers cette scélérate abominable.

Elle n’a que ce qu’elle mérite, et encore, je trouve, si c’est possible, qu’elle méritait davantage.

Je remerciai Anselme de sa complaisance, et je ne fis aucune difficulté d’avouer qu’il avait, dans cette circonstance, agi avec autant d’adresse que de prudence et de loyauté.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.