Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/X

Alexandre CADOT (1p. 32-37).

X

Personne, je le déclare ici, n’est doué d’un caractère plus doux et plus inoffensif que le mien, Toutefois, il est une chose que je ne puis supporter, qui me met hors de moi, me fait oublier toute prudence et rêver de sang, c’est l’abus de la force. Peut-être est-ce à ce penchant de mon caractère pour la justice que je dois, tout en étant républicain de cœur, de maudire les excès commis au nom de la liberté, et de désespérer de la révolution.

Le combat étant chose convenue, il fut résolu, sur les instances de Michaud qui voulait finir le plus tôt possible, qu’il aurait lieu immédiatement, Nous nous donnâmes rendez-vous, une demi-heure après, à une des portes de la ville, et je m’en fus de suite au quartier voir si je ne trouverais pas Anselme, et chercher des épées, Michaud m’accompagna.

— Voyons, monsieur, lui dis-je pendant le trajet, n’y aurait-il pas moyen de nous arranger de façon à égaliser les chances ! Si, profitant de votre rôle d’offensé, vous demandiez le pistolet ?

— Hélas ! épée ou pistolet, cela m’est bien égal ! Je n’ai jamais, de ma vie entière, touché une arme ! Je ne saurais même pas tirer un coup de feu !…

— En ce cas, conservons l’épée. Ne vous troublez pas ; frappez d’estoc et de taille ; tendez votre fer dès que vous apercevrez un jour, et fiez-vous pour le reste au hasard. On a souvent vu tomber des spadassins sous l’épée de gens inexpérimentés… Du courage !

— Oh ! ce n’est plus le courage qui me manque, citoyen, me répondit Michaud, puisque je suis décidé à mourir ! Seulement, je vous répète qu’avec Scévola il n’y a pas de chance que j’en réchappe, car si cette chance existait, Scévola ne se battrait pas avec moi !

— Mais ce Scévola est donc un tigre ? demanda le compagnon de Michaud, le nommé Fontaine qui, spectateur muet de toute la scène qui venait d’avoir lieu, n’avait cependant pas quitté son ami.

— On l’appelle le tueur d’hommes, Fontaine, et l’on a raison ! Ce soir, on ne verra plus que ma femme dans le comptoir de ma boutique : la ville comptera un drapier de moins ! Quant à moi, je regrette une chose, c’est que tu aies quitté, mon bon Fontaine, et Arles et ton magasin de mercerie, pour venir passer une semaine avec moi… car ma mort va te déranger. :

— Voyons, tais-toi ! interrompit le mercier Fontaine en imposant silence à son ami ; tu ne vois donc pas que je pleure !… Dieu de Dieu ! si je savais avoir du courage ! Et pourquoi, au fait, en manquerais-je ? Je suis persuadé que c’est la peur que l’on éprouve d’avoir peur qui paralyse le plus souvent vos bonnes intentions. Quant à manier une épée, ça ne doit pas être aussi difficile qu’on se le figure. Je suis bien sûr que si j’étais assez en colère pour foncer sur mon adversaire sans m’inquiéter de rien, je lui donnerais du fil à retordre ! Le difficile, c’est de savoir se mettre en colère au bon moment. Tout est là !

Nous arrivâmes au quartier, et je m’empressai de chercher Anselme ; malheureusement il venait de sortir, et l’on ne put me donner aucun renseignement sur la direction qu’il avait suivie. Comme nous n’avions pas de temps à perdre, je pris des épées et me dirigeai, suivi des deux marchands, vers la porte de la ville où nous devions nous rencontrer avec nos adversaires.

En effet, Scévola, flanqué de deux drôles dans son genre, nous attendait déjà sur le terrain.

— Tu es seul, citoyen ? me demanda-t-il. Je ne vois pas de second témoin.

— Et moi, donc ! s’écria le mercier Fontaine, en s’avançant avec un air de résolution qui m’étonna ; est-ce que je ne compte pas ?

— Toi, répondit Scévola en haussant les épaules ; un vendeur de coton et d’aiguilles ; mais tu ne sais pas, malheureux, ce que c’est qu’un duel ! Après tout, peu m’importe ! L’essentiel pour moi, c’est de tuer d’abord ce gredin de Michaud, et de donner ensuite une leçon à quelqu’un que je sais…

— Si le citoyen Michaud veut bien y consentir, ce quelqu’un que vous savez se trouverait heureux de prendre sa place, dis-je au spadassin.

— Du tout, me répondit-il, je tiens beaucoup à ce que les choses se passent régulièrement. Michaud est le premier inscrit, à nous deux d’ouvrir la danse.

Scévola, en parlant ainsi, jeta bas sa carmagnole, et, montrant sa poitrine nue :

— Je n’aime pas attendre ! dit-il.

— À revoir, Fontaine, murmura tristement le pauvre drapier en donnant une poignée de main à son ami, — c’est fini.

Les adversaires s’étant placés à une distance convenable, je donnai le signal du combat, et ils croisèrent le fer !

— Je n’ai pas peur, me dit Michaud à voix basse. Cependant je sens que je vais me trouver mal !

— Allons, du courage, lui répondis-je vivement, on nous regarde…

À la façon dont le malheureux drapier tenait son épée et à l’aplomb avec lequel Scévola tomba en garde, l’issue du combat ne pouvait se mettre en doute, Je me promis de l’arrêter dès que l’honneur serait à moitié satisfait, c’est-à-dire dès la première goutte de sang.

Scévola avait l’air radieux : il posait.

— Michaud, dit-il à son adversaire, je ne veux pas te toucher sans que tu saches au moins quelle est la botte qui te tue !… Je choisirai, en souvenir de notre ancienne amitié, le coup le plus facile à parer… Ce qu’on appelle une, deux…

— Que faire, citoyen ? me demanda Michaud.,

— Parez tierce et quarte, c’est-à-dire à gauche ou droite, et vice versa, selon que l’on vous attaquera en dedans ou en dehors des armes, et ripostez dès que vous aurez rencontré le fer de votre adversaire, lui dis-je.

— Parbleu ! s’écria Scéyola en riant aux éclats, voici un singulier duel ! J’aime cette façon de causer avec ses témoins et de leur demander conseil : c’est neuf ; n’importe ! Ce que j’ai dit, je le ferai. Attention à la botte, brave Michaud. Une, deux !…

Le spadassin se fendit alors en exécutant le mouvement annoncé, et l’infortuné Michaud, poussant un cri déchirant, tomba par terre. L’épée de son adversaire lui avait traversé le corps.

Je me précipitai aussitôt vers l’infortuné drapier et le soulevant dans mes bras, j’essayai d’étancher le sang qui coulait de sa blessure ! Hélas ! à la pâleur mortelle répandue sur son visage, à un léger filet d’écume ensanglantée qui se montrait aux coins de ses lèvres, je compris que mes soins, eu égard à la gravité de la blessure, seraient impuissants, et qu’un chirurgien seul pouvait le sauver, en supposant toutefois que les organes essentiels n’eussent pas été atteints !

— Allons, du courage, mon brave Michaud, lui dis-je, cela ne sera rien.

— Merci, monsieur, de vos encouragements, me répondit-il d’une voix entrecoupée, — mais je sens que je m’en vais… Après tout, j’aime mieux mourir dans mon lit que sur l’échafaud… Je croyais aussi qu’un coup d’épée faisait plus de mal que cela… C’est une chose si terrible à voir qu’une épée nue ! Je vous assure que je ne souffre pas trop… Une seule idée me tourmente…

— Laquelle, mon cher monsieur ?

— C’est que si ma femme ne me voit pas revenir pour l’heure du souper, elle s’inquiétera d’abord et se mettra ensuite en colère. Ne vous serait-il pas possible de me reconduire tout de suite chez moi ?

Comme le combat s’était passé derrière une des portes de la ville et que la distance à parcourir pour arriver au magasin du drapier n’était pas très-considérable, je résolus, avec l’aide de son ami le mercier Fontaine, de le transporter sur-le-champ à sa maison.

Ce dernier, depuis que l’infortuné Michaud avait reçu le coup fatal, semblait changé en statue. Droit, immobile, les yeux démesurément ouverts et le front plissé, il présentait dans toute sa personne l’image d’un anéantissement complet.

Je l’appelai trois fois de suite sans qu’il parût m’entendre.

— Fontaine, murmura alors Michaud d’une voix faible et presque inintelligible : ne veux-tu pas venir à mon secours… On dirait vraiment que tu ne ressens aucune peine de mon malheur… ce n’est pas bien…

À ces paroles de son ami, le mercier sembla se réveiller comme s’il sortait d’un songe.

— Tu m’appelles, Michaud, s’écria-t-il en passant sa main sur ses yeux, sois tranquille, le moment est venu, tu vas voir.

Fontaine s’approcha alors lentement de Scévola, qui, depuis son triomphe, n’avait cessé de ricaner d’une façon indécente avec ses témoins qui ne lui répondaient pas, et d’essuyer son épée, quoiqu’elle ne présentât plus aucune trace de sang.

Arrivé tout contre lui, il le fixa d’un air farouche et qui contrastait étrangement avec sa physionomie habituelle, c’est-à-dire un peu candide et complètement dénuée d’énergie ; puis d’une voix qui annonçait un orage :

— Citoyen, lui demanda-t-il, est-ce à ton adresse ou bien au hasard des armes qu’il faut attribuer ton triomphe ?

— Oh ! oh ! mes amis, venez à mon secours, protégez-moi ! s’écria Scévola en accompagnant cette fine plaisanterie d’un rire grossier et impertinent. Voici le citoyen mercier qui veut à son tour me dévorer tout vif !… Si, pour le calmer, je lui administrais quelques chiquenaudes…

Fontaine, dominé probablement par une idée fixe, sembla ne pas remarquer cette insulte, et renouvela sa première question.

— Parbleu ! dit Scévola, crois-tu donc, gros muscadin manqué, qu’on ait été pour rien, pendant dix ans, maître d’armes !…

— Ainsi, avant de te battre avec Michaud tu étais assuré d’avoir sur lui l’avantage ?

— Certes !… Mais prends garde… tu commences à m’ennuyer avec tes questions…

— Alors, si tu avais cette conviction, ce n’est pas un combat que tu as livré, c’est tout bonnement un assassinat que tu as commis…

— Va pour l’assassinat, Après ?

— Après ! s’écria Fontaine d’une voix tonnante. Michaud, s’il succombe, ne mourra pas au moins sans vengeance ! Je n’ai plus peur. Je suis juste en colère à point nommé. Tiens, misérable, je te paie la dette de mon pauvre ami. Voici ce que tu mérites…

Avant que Scévola et ses témoins eussent eu le temps de deviner son action ou de s’y opposer, deux vigoureux soufflets, lancés par le mercier, à tour de bras, tombèrent d’aplomb sur les joues de l’ex-maître d’armes, dont le teint livide s’empourpra d’une vive rougeur.

Le dialogue qui avait précédé cette action à laquelle nous étions si loin de nous attendre, avait eu lieu d’une façon si rapide, qu’il s’était passé en dix fois moins de temps que le lecteur n’en mettra probablement à le lire ici.

Je m’attendais à voir Scévola, après ce sanglant outrage, se jeter comme une bête fauve sur son provocateur, et déjà je me disposais à me porter au secours de ce dernier, mais il n’en fut rien. L’ex-maître d’armes, soit que la fureur qui l’animait fût tellement violente qu’elle paralysât sa volonté, soit qu’au contraire la peur l’eût saisi en voyant pointer tout à coup les oreilles d’un lion sous une peau de mouton ; l’ex-maître d’armes, dis-je, resta pendant une dizaine de secondes immobile et anéanti, comme s’il eût été touché par la foudre.

Enfin, les premières paroles qu’il prononça me prouvèrent que c’était bien plutôt à la crainte qu’il éprouvait, qu’à l’indignation que je lui supposais, qu’il fallait attribuer sa stupéfaction.

— Peut-être, avant de devenir mercier, étais-tu maître d’armes, citoyen Fontaine ? dit-il sans emportement ; car, moi, je ne te connais que depuis seulement trois à quatre jours, et j’ignore ton passé…

— Que j’aie été ce que j’ai voulu, peu t’importe, assassin ! s’écria Fontaine d’un ton qui montrait que la colère qui l’animait, loin de diminuer, augmentait encore. Allons, prends cette épée, lâche brigand ! j’ai soif de ton sang, et je ne puis attendre.

Le mercier, en parlant ai se saisit de l’épée dont le pauvre Michaud s’était si mal et si peu servi, et Scévola dut se remettre en garde. Toutefois, je compris à la pâleur de son visage et à la raideur de ses mouvements qu’il ne comptait plus autant sur lui-même, et qu’il obéissait plutôt à une impérieuse nécessité qu’à sa libre volonté.

À peine les deux adversaires furent-ils face à face, que Fontaine, avec une impétuosité qui trahissait et son inexpérience des armes et sa fureur, se jeta en aveugle et le bras tendu sur Scévola.

Devant une pareille attaque, deux résultats étaient probables, presque certains ; si Scévola gardait son sang-froid, c’en était fait de Fontaine ; si, au contraire, il se laissait intimider on pouvait le considérer comme un homme perdu ; ce fut ce qui arriva : quelques secondes plus tard, l’ex-maître d’armes, étendu tout de son long par terre, rendait le sang à gros bouillons par la bouche, à la suite d’un épanchement intérieur qui s’était déclaré presque en même temps qu’il avait été touché. Une demi-minute plus tard il était mort.

Ce second duel, si inattendu, avait eu lieu si rapidement, que nous n’avions pas eu pour ainsi dire le temps de nous interposer entre les deux combattants.

Jamais je n’oublierai l’air d’étonnement profond et de stupéfaction sans égale que refléta le visage du pacifique mercier quand il vit tomber son adversaire. Son triomphe lui paraissait une chose si peu possible et probable qu’il ne pouvait en croire le témoignage de ses yeux.

— Quoi ! ce n’est pas plus difficile que cela d’être brave et de tuer un homme ! s’écria-t-il enfin en agitant son épée ensanglantée. Ah ! Dieu du ciel ! si je l’avais su plus tôt, que d’humiliations, de lâchetés, d’angoisses et de frissons j’aurais évités !… À présent que je sais ce que vaut ma colère, malheur à celui qui me fera peur ! Eh ! vous autres, citoyens, continua le mercier en s’enivrant à la pensée de son triomphe, vous avez ricané en voyant Scévola immolant mon pauvre Michaud, osez donc rire encore, et je vous cingle la figure avec le plat de mon épée !

L’exaltation à laquelle le mercier était en proie avait opéré une telle métamorphose dans sa personne, qu’il n’était plus reconnaissable. Le bourgeois craintif et irrésolu avait disparu pour faire place, comme on disait alors, à un véritable crâne ; aussi les témoins de Scévola ne répondirent-ils pas à sa violente apostrophe : ils avaient peur.

Pendant les cinq à six minutes qui s’étaient écoulées depuis sa blessure, l’état de l’infortuné Michaud avait tellement empiré que quand Fontaine vint me retrouver, nous reculâmes devant l’idée de le transporter à bras. Je m’éloignai donc aussitôt, et entrant dans la première maison que j’aperçus, j’empruntai un matelas ; puis, aidé de quelques curieux qui, à la vue de mon agitation et de mon trouble, s’étaient mis à me suivre, nous déposâmes, Fontaine et moi, le malheureux moribond sur le matelas transformé en civière, et nous nous dirigeâmes vers sa demeure. Je ferai grâce au lecteur du désespoir et des sanglots de la drapière en apercevant le corps ensanglanté de son époux : toutefois, et quoique Michaud eût complètement perdu connaissance, elle ne put s’empêcher de lui adresser de violents reproches sur la légèreté de sa conduite. Après avoir reçu les remercîments de Fontaine, qui m’assura qu’à l’avenir il ne se laisserait plus intimider et molester par les Scévola très-communs à cette époque dans les cafés et les endroits publics, et qu’il saurait les mettre au pas, je me rendis au quartier.

Je regrette à présent de ne pouvoir apprendre au lecteur ce que devint Michaud, mais cela me serait impossible, car je n’en entendis plus jamais parler ; je pense, toutefois, qu’il dut, selon toutes les probabilités, succomber à sa blessure.

En arrivant au quartier, j’appris une nouvelle qui la veille m’eût comblé de joie et qui, en ce moment, c’est-à-dire depuis que j’étais passé adjudant, me chagrina beaucoup : les représentants, arrêtant notre bataillon dans sa marche sur Toulon, venaient de décider que nous resterions à Avignon, qui manquait de troupes, jusqu’à l’arrivée de recrues que l’on attendait, et qui nous remplaceraient dans cette garnison.

On caserna donc les troupes, et je fus prendre, en compagnie d’Anselme, un billet de logement à la municipalité. On nous désigna, pour y séjourner, la maison d’un nommé Marcotte.

— Connaissez-vous un citoyen de la ville du nom de Marcotte, et pourriez-vous m’indiquer sa demeure ? demandai-je au premier bourgeois que je rencontrai en sortant de la municipalité.

— Il n’y a pas une personne de la ville qui ne connaisse le citoyen Marcotte, me répondit le bourgeois ; sa famille est une des plus anciennes du pays ; quant à lui, il a été premier sous-lieutenant dans les troupes du vice-légat gouverneur d’Avignon ! Auriez-vous un billet de logement pour demeurer chez lui ?

— Justement, j’ai ce billet.

— Eh bien, alors je vous en félicite : le citoyen Marcotte est un homme très-généreux et très-complaisant qui vous logera au mieux ; en outre, comme il reçoit beaucoup de monde, vous pouvez compter sur pas mal d’invitations à dîner…

— Alors, vive le citoyen Marcotte ! s’écria Anselme avec enthousiasme. Il me tarde de le connaître… hâtons le pas !…

Grâce aux indications fournies par le bourgeois, nous atteignîmes en quelques minutes la demeure de notre hôte futur. Sa maison avait un fort bon air, et pour peu que l’intérieur répondit à l’apparence du dehors, nous étions assurés de ne manquer de rien.

À peine venions-nous de frapper à la porte, qu’une jeune servante se présenta à la fenêtre, et, nous adressant la parole avec beaucoup d’honnêteté :

— Que désirez-vous, citoyens ? nous demanda-t-elle.

— Le citoyen Marcotte, mon enfant !

— Attendez un peu, je vous prie, je vais l’avertir.

La servante quitta alors la fenêtre et nous l’entendîmes crier à plusieurs reprises : — Monsieur, monsieur, voilà des militaires qui demandent après vous !

— Il n’y est pas, dit-elle bientôt après en revenant ; mais peut-être bien se trouve-t-il chez le voisin… Voyons… que je l’appelle : Citoyen Marcotte ! citoyen Marcotte ! s’écria alors la jeune servante.

— Tiens ! me dit Anselme à demi-voix ; il paraît que notre hôte est monsieur chez lui, et citoyen au dehors !

M. Marcotte, gros homme âgé de quarante-cinq à cinquante ans, au menton dénué de barbe, aux petits yeux rusés et à l’air doucereux, nous reçut avec une grande urbanité, et nous invita à dîner pour le jour même. Inutile d’ajouter qu’Anselme s’empressa d’accepter.

Nous nous trouvâmes à table une quinzaine de convives et la conversation ne tarda pas à tomber sur les événements politiques du jour ; toutefois, ce fut avec une circonspection extrême qu’on traita ce sujet brûlant.

Je remarquai bientôt que les convives, qui semblaient tous très-liés entre eux, suppléaient aux réticences de leur langage par des mots à double entente, des clignements d’yeux et de certains hochements de tête : ce manége, qui montrait la gêne qu’inspirait notre présence et la méfiance dans laquelle on nous tenait, Anselme et moi, me déplut, et je résolus de le faire cesser.

— Messieurs, dis-je profitant d’un moment de silence pour élever la voix, je vois à votre contenance embarrassée que ne connaissant ni mes sentiments, ni ceux de mon compagnon, vous craignez de vous expliquer devant nous. Vous avez tort. Je suis avant tout républicain ; mais mon opinion, contrairement à celle des hommes qui nous gouvernent, est que la liberté de penser, de s’exprimer, et même d’agir, en tant, bien entendu, qu’on n’attaque pas les lois existantes, appartient à chacun, et doit être respectée de tous !… En dehors de cette manière de voir, je trouve encore que celui qui trahit les secrets de son hôte est un misérable indigne de toute excuse. À présent que je vous ai fait ma profession de foi, taisez-vous ou parlez librement, selon votre bon plaisir, peu m’importe : je tenais seulement à ne pas reconnaître, par une contrainte gênante, l’hospitalité que l’on nous accorde, à mon compagnon et moi.

— Quant à moi, citoyens, ajouta Anselme, la politique est un sujet de conversation qui ne m’amuse jamais ; de plus, je dois déclarer qu’une fois à table, je n’aime à causer qu’avec les plats. Le dîner de notre amphitryon est admirablement servi : que le diable m’emporte si je prête la moindre attention à vos propos.

Il paraît que Anselme et moi mîmes un grand ton de sincérité dans notre déclaration, car les convives sortant peu à peu de leur réserve, se mirent bientôt à nager en pleine réaction.

Le dîner se prolongeant, les têtes commencèrent à s’échauffer tellement que, lorsqu’on servit le dessert, la République n’existait plus.

Tout à coup, la porte de la salle à manger s’ouvrit avec violence, et la même domestique qui m’avait reçu lors de mon arrivée, se précipitant tout essoufflée au milieu de nous, s’écria d’une voix sourde et contenue :

— Messieurs, voici notre cousin qui monte l’escalier.

À cette annonce que je ne compris pas, les propos cessèrent subitement comme par enchantement, et furent remplacés par un morne silence.

— Causons donc, messieurs, causons ! s’écria notre hôte ; car sans cela nous éveillerions les soupçons de mon cousin. Prenons le premier sujet venu… Causons de théâtre.

À peine M. Marcotte achevait-il de prononcer ces paroles, que la porte s’ouvrit une seconde fois, et qu’un nouveau venu entra. Je supposai que ce devait être le cousin annoncé et je le regardai avec attention.

En effet, l’accueil de notre hôte me prouva que je ne m’étais pas trompé.

— Eh ! bonjour donc, cher cousin, s’écria-t-il en lui serrant chaleureusement la main. Voilà bien longtemps que l’on ne t’a vu ! Près de trois jours ! Ce n’est pas bien de négliger ainsi sa famille et ses amis.

— Que veux-tu, cousin ! les affaires de la République avant tout ! ma place de membre du comité de surveillance ne me laisse pas goûter un moment de repos !

— Il paraît que les infâmes conspirateurs s’agitent ?

— Toujours ! mais malheur à eux, on les surveille…

— Tant mieux donc ; qu’on les incarcère ! ils n’auront que ce qu’ils méritent ! répondit notre hôte en affectant une grande gaieté pour cacher son embarras. Ma foi, tu arrives bien à propos, mauvais sujet, terrible séducteur, continua-t-il en changeant de conversation ; nous parlons depuis une heure de femmes et d’actrices… cela rentre dans ta spécialité, invincible don Juan !

Ce compliment me parut flatter beaucoup le nouveau venu, qui se mit à sourire avec un air de fatuité et de modestie d’autant plus ridicule, qu’il présentait certes dans sa personne le type le plus absolu du laid que l’on puisse imaginer.

Le cousin de notre hôte pouvait avoir de quatre pieds huit pouces à cinq pieds au plus. Son corps maigre était surmonté d’une énorme tête, encadrée dans une épaisse chevelure d’un rouge à la nuance d’un ton cru et criard. Quant aux traits anguleux de son visage, ils présentaient une expression de basse méchanceté qui s’alliait, au reste, admirablement bien avec l’expression de fausseté de son regard inquiet et ne se fixant sur aucun objet. Il était impossible en voyant, même au premier abord, ce vilain personnage, de se tromper sur son compte : il devait présenter au moral un assemblage de vices en complète harmonie avec son physique. Depuis le triomphe de la révolution, le cousin Marcotte avait échangé ses prénoms d’Eugène et d’Édouard contre ceux de Carotte et de Pistache, tirés du nouveau calendrier républicain.

Enfin une carmagnole brune, toute souillée de taches, et un bonnet phrygien d’un rouge éclatant, lui composaient un irréprochable costume de sans-culotte : il était impossible, en l’apercevant, d’avoir un doute sur ses opinions.

Le citoyen Carotte-Pistache était doué d’une rare loquacité qui, dans sa carrière politique, avait dû lui être probablement d’une grande utilité : aussi, à peine fut-il assis à table, qu’il s’empara du dé de la conversation et l’on entendit plus que lui.

Il commença d’abord par déblatérer contre les fédéralistes, chanta ensuite les louanges de la Montagne, et finit par tracer une rapide chronique scandaleuse des principales familles de la ville. Je remarquai que pas une femme ne trouva grâce à ses yeux : toutes, à l’entendre, avaient des torts plus ou moins graves à se reprocher.

— Ce que vous dites-là n’est pas généreux, cousin ! s’écria notre hôte en affectant de sourire ; car enfin, parmi toutes ces femmes que vous accusez d’avoir manqué à leurs devoirs, le crime de la plupart d’entre elles consiste tout bonnement à n’avoir pu rester insensibles à votre mérite. Vous vous parez de victimes, mauvais sujet !

Je vis, à son air railleur, que ce reproche flattait fort agréablement l’amour-propre du petit monstre.

— Ma foi, répondit-il avec une rare impudence, il me serait impossible de nier, car cela est trop connu, que je ne sois un séducteur. Seulement je trouve que la vertu et la réputation des femmes ne sont pas des choses assez sacrées, pour qu’on ne puisse, après un bon dîner, les offrir à ses amis en guise de dessert !

— Prenez garde, cousin, en suivant ainsi l’exemple que vous ont légué vos devanciers Richelieu et Lauzun, vous finirez par passer pour un aristocrate.

— Oh ! quant à cela il n’y a pas de danger ! mon patriotisme est trop apprécié pour que jamais l’on songe à me mettre au niveau de tous ces muguets de cour. Au reste, ma façon de procéder ne ressemble nullement à celle qu’employaient les Lauzun et les Richelieu ! Eux séduisaient par leurs mignardises ou par leurs prodigalités, tandis que moi je subjugue par la seule force de mon caractère et de ma volonté !

Un sourire cruel et orgueilleux à la fois, dont le citoyen Pistache accompagna ces paroles, me fit penser que peut-être disait-il vrai, et me plongea dans un étonnement profond.

— Quoi ! dis-je tout bas à Anselme, serait-il possible que ce monstre hideux ait jamais pu attirer l’attention d’une femme, être aimé ? Triste et curieuse époque que la nôtre, où l’on ne sait plus discerner le beau du laid, le crime de la vertu !…

— Ce Pistache, me répondit Anselme sur le même ton, me semble un drôle plein de perversité et de profondeur. Je n’ai pas été moine pendant dix ans de ma vie, sans me connaître un peu en hypocrisie et en impudence ; eh bien, je t’assure que ce rougeaud est un passé-maître coquin qui mérite d’être étudié. Et, j’y pense, pourquoi, toi, qui prend, des notes chaque jour sur les événements dont tu es témoin et qui comptes écrire plus tard l’histoire intime de notre temps, ne te lierais-lu pas d’amitié avec ce Pistache ?…

Je suis persuadé que tu trouverais en lui un curieux sujet d’analyse et qu’il te fournirait de quoi remplir plusieurs pages de ton carnet.

— Es-tu fou ! Comment oses-tu me conseiller sérieusement une pareille amitié ?

Un homme qui m’inspire à la première vue un sentiment d’aversion et de dégoût tellement profond que…

— Laisse-moi donc tranquille avec tes antipathies, dit Anselme en m’interrompant. Si par le temps actuel on ne fréquentait que les gens honorables et que l’on estime, on courrait risque de vivre aussi solitaire qu’un ours dans sa tanière. Il faut savoir, en ayant l’air de prendre les hommes pour ce qu’ils se donnent, ne les accepter que pour ce qu’ils valent.

— Au fait, tu as raison ! Puisque le hasard m’a mis un uniforme sur le dos et lancé à travers la France, j’aurais bien tort de refuser les occasions de distraction et d’étude qui se présentent à moi. Grâce à ma position de nomade, je n’ai pas non plus à craindre la continuation d’une liaison formée. Accepté le Pistache !