Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/XI

Alexandre CADOT (1p. 37-42).

XI

Une fois ma résolution prise, j’adressai plusieurs fois la parole à mon futur ami. Cette condescendance de ma part sembla le flatter d’autant plus qu’il m’avait vu, — car je suis d’un caractère assez taciturne et concentré, — garder jusqu’alors un silence obstiné envers les autres convives.

— Citoyen, me dit-il lorsque nous quittâmes la table, j’espère, si ton bataillon reste quelque temps en garnison dans la ville, que nous nous verrons souvent. Tu as peu parlé pendant le repas, mais tout ce que tu as dit m’a paru frappé au coin du patriotisme : il est évident pour moi que tu apprécies le nouvel état des choses, et ton épaulette me prouve aussi que tu sais retirer ton épingle du jeu ! Il est impossible que nous ne nous entendions pas. Veux-tu venir demeurer chez moi ? Je te mènerai visiter la maison de détention qui se trouve justement placée, en ce moment, sous ma surveillance. Il y a quelque chose à faire. Tu verras !

— Qu’entends-tu, citoyen, par ces mots : « Quelque chose à faire ? »

— Oh ! cela serait trop long à t’expliquer… Remettons cet entretien à plus tard. Ne crains rien, tu ne perdras pas pour attendre…

Le citoyen Pistache, après m’avoir serré la main, se disposait à s’éloigner, lorsque se ravisant tout à coup :

— À propos, citoyen, me dit-il, j’oubliais que ma journée de demain est prise par une fête patriotique que nous devons donner à la ville. Remettons, si tu le veux, notre rendez-vous à après-demain.

— Je suis à tes ordres, Mais quelle est cette fête qui doit avoir lieu demain ? Je n’en ai pas encore entendu parler ?

— Je te crois sans peine, me répondit mon ami Pistache, qui se mit à rire à gorge déployée, car cette fête est justement une surprise que nous ménageons à la ville. Oh ! ne t’inquiète pas ! elle débutera avec un tel éclat que tu n’as pas besoin d’être prévenu vingt-quatre heures à l’avance pour pouvoir y prendre part… Il y aura du plaisir pour tout le monde.

Je dois rendre cette justice aux convives de mon hôte, qu’après le départ du cousin Pistache, il n’y eut parmi eux, qu’une voix sur son compte. C’était à qui flétrirait au mieux et sa personne et son caractère.

— Mon cher adjudant, me dit M. Marcotte en me tirant à l’écart, j’ai un service à vous demander ?

— Parlez, je suis à vos ordres.

— Je me suis aperçu, pendant le dîner, que mon cousin Pistache, séduit probablement par l’éclat de votre épaulette et fier de se lier avec un officier de la République, vous a comblé d’amitiés, et je ne doute nullement qu’il ne finisse par se lier avec vous ! Or, comme mon parent est fort curieux et très-inconséquent, il vous accablera de questions sur mon intérieur et il pourrait, si vos réponses laissent à désirer sous le rapport de mon patriotisme, me tracasser et me nuire considérablement. Faites-moi donc le plaisir, je vous en supplie, et croyez qu’en vous rendant à ma prière vous acquerrez un titre éternel à ma reconnaissance, faites moi donc le plaisir de lui répondre que jamais encore vous n’avez, jusqu’à ce jour, rencontré un patriote plus pur et plus exalté que moi ! que chaque soir, dans mon intimité, je regrette que la journée n’ait pas vu tomber plus de têtes sous le couteau de la guillotine, et que j’écume de fureur en entendant parler des nobles qui émigrent et des prêtres qui refusent le serment.

— Mais, dis-je à mon hôte, en l’interrompant, vous voulez donc passer pour un monstre aux yeux de votre cousin ?

— Vous ne connaissez pas encore mon cousin ! Les prétendues infamies que je vous prie de m’attribuer constituent des vertus à ses yeux ! si j’ai le bonheur de parvenir à me faire prendre par lui pour aussi gredin que je me fais, je suis un homme sauvé ! sinon, c’est-à-dire s’il s’obstine à ne voir en moi qu’un honnête garçon, je cours le plus grand danger !

— Quoi ! vous croyez votre cousin capable de vous dénoncer ?

— Lui ! Ce qui m’étonne beaucoup, c’est qu’il ne l’ait pas fait encore. Une seule chose le retient et je rougis presque de l’avouer, c’est l’amour qu’il ressent pour ma fille Clotilde. Pourtant s’il se trouvait quelque imprudent bavard qui lui donnât de mauvais renseignements sur mon compte et qu’il pût faire citer, pour déposer contre moi, devant le tribunal révolutionnaire, je suis certain qu’il ne laisserait pas échapper cette occasion de me perdre.

— C’est donc un vrai Brutus que le citoyen Pistache !

— Hélas ! mon cher monsieur, si Pistache était atteint de cette folie d’orgueil qui a poussé plusieurs personnages de l’antiquité à déployer une sévérité qui, en frappant ceux qu’ils aimaient, retombait sur eux-mêmes, mais donnait au moins un grand retentissement à leur nom, je lui pardonnerais presque sa férocité ; ce qui rend Pistache inexcusable à mes yeux, c’est qu’il n’obéit qu’à l’envie et à la haine dont son cœur est plein ; que le patriotisme dont il fait parade, n’est à ses yeux qu’un instrument et qu’une arme ; qu’il se moque en son for intérieur de la République et deviendrait demain réactionnaire aussi ardent qu’il est fougueux patriote aujourd’hui, si la royauté triomphait !… Vous ne pouvez vous douter jusqu’à quel point on le redoute dans la ville ! Tout tremble devant lui ! Puis-je donc compter sur votre bonté pour me représenter à ses yeux…

— Comme un monstre ! vous le pouvez ! seulement prenez garde, il est capable de devenir jaloux de vous ! Mais sérieusement parlant, d’où vient donc cette haine qu’éprouve votre cousin pour la société ? aurait-il eu, avant la révolution, à se plaindre d’elle.

— Vous venez justement de mettre le doigt sur la plaie : le plus vif désir de mon cousin, et le mot désir n’est pas assez fort ici, a toujours été de passer pour un séducteur. Or, avec ce physique que vous lui connaissez, vous devez comprendre combien d’échecs et d’humiliations il a eu à subir ! Voyant que ses prétentions ridicules étaient repoussées avec le dédain qu’elles méritaient, il finit bientôt par afficher un honteux cynisme qui ne tarda pas à le faire mettre au ban de la société. Voulant n’avoir pas l’air de céder, — car son orgueil égale son immoralité, — devant cette réprobation universelle, il réunit alors autour de lui ce qu’Avignon renfermait d’hommes tarés, de créatures sans nom, et, grâce à sa fortune ; qu’il dilapidait avec une sorte de rage furieuse, il lui fut enfin donné de devenir le héros de ce cercle immonde.

Toutefois, ses prodigalités insensées ne tardèrent pas à le réduire à la misère et à le replonger dans l’abandon. À bout de ressources, il rêvait probablement de suicide, lorsque arriva la révolution. Jugez quelle dut être sa joie. Il allait donc enfin pouvoir prendre sa revanche sur cette société qui l’avait, à cause de sa honteuse conduite, chassé de son sein ! Et quelle-revanche !… Inutile d’ajouter que mon cousin devint, le premier avant tout le monde, un enragé patriote. Organisant des émeutes, dirigeant des pillages, haranguant du haut d’une borne la multitude aveuglée, il ne tarda pas à acquérir la prodigieuse popularité dont il jouit et dont il abuse encore aujourd’hui.

Depuis cette époque jusqu’à ce jour, Pistache, quoique ruiné, a trouvé moyen de mener une existence somptueuse. Quelles sont les ressources dont il dispose ? Je veux et je dois l’ignorer.

— Savez-vous bien, mon hôte, qu’après le portrait, — et il me paraît sincère, — que vous venez de tracer de votre cousin, il me sera difficile de me lier avec lui.

— Vous auriez tort de repousser ses avances, me dit vivement M. Marcotte. Les gens les plus honnêtes de la ville sont heureux, lorsque Pistache veut bien leur permettre de toucher sa main.

— Cela ne prouve qu’une chose, c’est que l’honnêteté ne marche pas toujours de pair avec le courage.

Le lendemain de cette conversation avec mon hôte, j’étais accoudé sur ma fenêtre, observant avec tristesse l’aspect more et silencieux que présentait la ville d’Avignon, lorsqu’il me sembla entendre tout à coup retentir les sons lugubres du tocsin.

Je ne me trompais pas ! Bientôt des cris furieux vinrent se mêler aux accents du bronze, et je vis une multitude qui semblait en délire envahir les rues naguère si désertes.

J’allais abandonner mon poste pour me rendre au quartier, lorsqu’un singulier spectacle me retint cloué à ma fenêtre.

Au milieu de la foule, qui hurlait, s’élevait sur une table, que portaient plusieurs sans-culottes sur leurs épaules, une espèce de nain hideux qui, gambadant, criant et gesticulant comme un maniaque, semblait diriger le mouvement. Des cris d’enthousiasme accueillaient ses moindres paroles.

Cet homme était le citoyen Carotte-Pistache, mon nouvel ami !

— Eh bien ! me dit-il en passant devant la fenêtre où je me tenais, et où il me reconnut, tu vois que je ne t’avais pas trompé hier en te promettant pour le lendemain une belle fête ! Viens avec nous ! c’est l’ex-Bon-Dieu des ex-calottins qui paie les frais ! Nous allons joliment rire !

Aussi intrigué que surpris par l’apparition de cette avalanche populaire, je m’empressai d’endosser mon uniforme et de me rendre au quartier, où l’on pouvait avoir besoin de moi. Je trouvai la troupe en tenue de caserne, sans que rien m’annonçât qu’elle dût prendre les armes.

L’adjudant-major, que je rencontrai, m’aborda en riant :

— Eh bien ! cher collègue, me dit-il, que pensez-vous de la fête ?

— J’ignore de quelle fête vous voulez parler ! Quant à moi, ce que j’ai vu jusqu’à présent ressemble à s’y méprendre à une émeute où à une révolte !

— Vous vous êtes grossièrement trompé ! C’est le peuple qui célèbre la fête de la Raison !

— Avec des hurlements furieux et des trépignements dignes de fous ? Permettez-moi de vous avouer que je ne comprends rien à ce que vous me dites.

— Eh ! oui, on détruit les honteux et ridicules hochets avec lesquels le clergé s’est si longtemps joué de la crédulité et de la bonne foi de nos pères : en un mot, on pille les églises.

— Ah ! c’est là ce que vous appelez la fête de la Raison, vous !

— Mettez, si vous le voulez, le triomphe de la philosophie sur les préjugés ! Cela revient au même. Voulez-vous m’accompagner ?

— Merci, j’ai quelques affaires à terminer, Je vous rejoindrai plus tard.

L’adjudant-major craignant sans doute de perdre un des détails de la belle cérémonie qui allait s’accomplir, d’après les ordres et sous la direction du citoyen Pistache-Carotte, s’empressa de me quitter pour y courir.

Je me disposais à retourner chez moi, lorsque j’aperçus Anselme qui débouchait à l’extrémité de la rue. En me voyant, il accourut à moi.

— Tu sais, Alexis, que je suis un bon républicain, me dit-il vivement ; eh bien ! parole d’honneur ! je regrette que tous ces porteurs de carmagnole n’aient pas une seule tête pour qu’il me soit permis de l’écraser d’un seul coup de poing ! Tu n’ignores pas que je bois, que je jure, que je sais prendre ma part d’une orgie tout comme un autre et que je ne suis pas d’une dévotion exagérée ; eh bien ! je ne puis t’exprimer la rage que j’éprouve en voyant toutes ces brutes féroces, détruire, en poussant des hurlements sauvages, des objets sacrés, que nous sommes habitués, depuis notre plus tendre enfance, à respecter et à vénérer ! Que diable ! puisqu’on n’entend parler que de liberté, on devrait bien laisser au moins aux braves gens telle d’adorer ce qu’ils veulent.

Anselme, en cet endroit de son discours, s’arrêta tout court, et gardant pendant quelques secondes le silence :

— Je ne conçois pas que j’aie pu parler aussi longtemps que je viens de le faire, reprit-il, cela ne m’est encore jamais arrivé ! Il faut que mon indignation soit bien grande !… Je ne puis t’exprimer le plaisir que j’éprouverais en ce moment-ci, à pouvoir assommer quelqu’un !… Viens-tu avec moi ?

— Où veux-tu aller, Anselme ?

— Chercher, avec une querelle, l’homme qui doit calmer mes nerfs !

— C’est-à-dire l’inconnu que tu désires assommer !

— Au fait, et en y réfléchissant, il vaut mieux que tu ne m’accompagnes pas. D’abord parce que tu dois ne pas compromettre ton épaulette par quelque mauvaise affaire… ensuite…

— Crois-tu donc que sachant à présent tes intentions belliqueuses, je consentirai à t’abandonner… Ce n’ust pas là ce que nous nous sommes promis ! Allons, viens, je te suis !

Comme Anselme eût agi de même envers moi, en pareille circonstance, il trouva ma résolution toute naturelle, et ne songea pas à la combattre.

Toutefois, pendant le trajet, il me répéta à plusieurs reprises, qu’il ferait tout son possible pour contenir son indignation et pour nie point traduire en action sa colère.

Après cinq minutes de marche nous fûmes arrêtés par une foule compacte qui encombrait les abords d’une église mise au pillage. Anselme, grâce à la remarquable puissance musculaire et à l’incroyable sang-froid dont il était doué, ne songea pas un instant à retourner sur ses pas. Se plaçant devant moi, il se mit à jouer des coudes et des épaules avec une telle énergie, que la foule s’ouvrit aussitôt devant nous et nous livra un passage. Nous pénétrâmes bientôt dans l’enceinte sacrée.

Hélas ! jamais je n’oublierai le hideux et ignoble spectacle qui s’offrit alors à mes yeux.

Que l’on se figure des énergumènes en haillons et pris de boisson qui, le blasphème à la bouche et l’ivresse dans les yeux, se ruaient avec une fureur sacrilége contre l’autel, arrachaient et foulaient aux pieds, en poussant des cris rauques de triomphe, les ornements sacrés qui le décoraient, et braillaient en chœur le funèbre Ça ira, ce chant d’assassins qui a accompagné l’agonie de tant de victimes !

D’autres sans-culottes, armés de haches et porteurs d’échelles, arrachaient et précipitaient sur le sol les statues mutilées des saints nichés autour de l’église.

Quelques-uns, enfin, s’amusaient à briser à coups de pierre les vitraux peints des fenêtres en ogives !

C’était un bruit, un tumulte, une confusion sans nom, quelque chose de hideux et que l’on ne peut décrire.

— Voilà ce qu’on appelle la fête de la Raison, me dit Anselme.

Je demande à présent au lecteur la permission de passer sous silence les divers épisodes dont je fus témoin. À quoi bon montrer ces misérables, qui, grotesquement affublés de costumes sacerdotaux, parodiaient, assis dans un confessionnal dont ils avaient arraché la porte, une de ces scènes si intimes et si solennelles, où l’homme s’humilie en reconnaissant ses fautes, et se relève absous et purifié par le pardon ! À quoi bon, dis-je, retracer toutes ces infamies, tus ces sacriléges ? Il y a de ces horribles tableaux que la plume se refuse à reproduire !

Nous allions nous retirer lorsqu’un sans-culotte dont le costume ou, pour être plus exact, l’absence de costume justifiait certes la qualité, s’arrêta devant nous en brandissant un crucifix, et nous empêchant de passer, nous força d’entendre un de ces discours inouïs que l’ignorance la plus profonde ; unie au dévergondage le plus effréné, rend si communs de nos jours.

— Vive la liberté, la guillotine et la fraternité ! dit-il en terminant, et en s’adressant particulièrement à Anselme. Embrassons-nous, citoyen !

Le sans-culotte, en parlant ainsi, voulut jeter ses bras autour du col de mon compagnon pour lui donner l’accolade ; mais Anselme, le repoussant avec une douceur et une modération qui m’étonnèrent :

— Je t’ai écouté sans t’interrompre, citoyen, lui dit-il tranquillement, parce qu’il pouvait se faire que tu eusses quelque chose de sérieux et de sensé à me demander ou à m’apprendre. Tu n’as donc pas à te plaindre de moi. Quant à t’embrasser, comme je ne vois pas de quelle utilité cela serait ni pour toi ni pour moi, et que tu es affreusement malpropre, tu me permettras de refuser tout net et de continuer mon chemin.

— Tu es donc un aristocrate ? s’écria le sans-culotte furieux.

— Pas le moins du monde ! Mais on n’a pas besoin que je sache, d’être un aristocrate pour refuser de se salir au contact d’une outre de vin recouverte de boue !

— C’est comme ça que tu traites le peuple, canaille ? Prends garde ; si tu refuses de fraterniser avec moi, je te ferai accrocher à la lanterne !

— Il n’y a rien à répondre à cet argument fraternel, dit Anselme avec un air de soumission que je ne pus m’expliquer. Embrassons-nous donc puisque tu l’exiges !

Mon camarade, en parlant ainsi, tendit les bras au sans-culotte, qui, ravi d’avoir forcé un militaire à lui obéir, s’y précipita en criant : Vive la liberté !

— Prends donc garde ! tu m’étoufes !… murmura d’une voix étouffée, après une étreinte de quelques secondes, le sans-culotte, dont le visage était devenu cramoisi.

— Chacun a sa manière d’embrasser, répondit Anselme, soi je mets de la conscience dans tout ce que je fais.

Quoique pas un muscle ne bougeât dans la physionomie d’Anselme, je compris toutefois, à l’éclair de son regard, qu’une immense colère grondait en lui ; j’eus peur !

— Voyons, camarade, dis-je en lui frappant doucement sur le bras, laisse là cet ivrogne, et viens avec moi : il me tarde de me retrouver hors de cette église.

Anselme ne me répondit pas. Au reste, à ses yeux brillants et fixes, je compris qu’il avait complètement oublié ma présence ; que le fureur seule absorbait toutes ses facultés.

Alors se passa une scène que, dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai jamais, quoiqu’elle ne dura pas cependant plus de cinq à six secondes.

Anselme, les sourcils contractés, les narines gonflées, la lèvre supérieure relevée, sortit enfin de son immobilité de statue.

Par un geste lent, mais qui laissait deviner une force terrible, il serra le corps du sans-culotte contre sa poitrine ; puis l’élevant en l’air, il ouvrit tout à coup les bras et laissa retomber un cadavre inerte sur le sol !

Quant à moi, il me sembla lors de cette suprême étreinte, entendre comme un bruit d’os brisés ! Je ne puis exprimer l’émotion que je ressentis !

— Allons, cher ami, partons, à présent, me dit alors Anselme du ton le plus paisible, mes nerfs vont beaucoup mieux !

Comme les trois quarts au moins des gens qui avaient envahi l’église étaient en proie à une ivresse complète, qu’un tohu-bohu sans nom régnait, je l’ai déjà dit, depuis l’autel jusqu’à la porte de sortie, personne ne fit la moindre attention à la chute du sans-culotte, et nous nous retirâmes sans être inquiétés.

— Vraiment, Anselme, disais-je un peu plus tard à mon compagnon, il me semble que tu as tué cet homme !…

— Je l’ignore, cher ami. J’ai serré le plus fort que j’ai pu, voilà tout ! Pourtant, à ne rien te cacher, j’ai cru sentir passer comme un léger souffle sur mon visage ! Oui, en y réfléchissant, le sans-culotte pourrait bien avoir rendu le dernier soupir ! Eh bien ! franchement, si cela est, j’en suis ravi. Pourquoi diable voulait-il me faire accrocher à la lanterne ?

Deux heures après cette conversation, une nouvelle scène de désordre mettait la ville entière en rumeur. Tous les gens qui avaient pillé les églises ayant apporté sur la grande place d’Avignon les produits de leurs dévastations, en avaient construit un immense bûcher, auquel on devait, la nuit venue, mettre le feu !

En effet, à peine l’obscurité eut-elle remplacé le jour, qu’une grande clameur de joie retentit : c’était l’auto-da-fé qui commençait.

Des retardataires qui arrivaient à chaque instant, chargés de butin, étaient accueillis avec enthousiasme par la foule, et entretenaient, en l’alimentant avec ces nouvelles dépouilles, la violence du feu.

De même que je n’ai pas voulu tout à l’heure, en rapportant le pillage de l’église, retracer tous les épisodes dont je fus témoin, de même je demanderai encore cette fois la permission de passer sous silence les excès qui signalèrent la fin de cette journée.

Il me serait pénible de rapporter les horribles plaisanteries que j’entendis pendant cette affreuse cérémonie : le lecteur les devinera aisément.

Anselme, qui depuis son épisode du baiser était redevenu plus calme, assista impassible, du moins en apparence, à toute cette démence populaire ; une seule fois il me parut sur le point de sortir de son sang-froid, ce fut en voyant jeter dans le brasier ardent une statue dorée de saint Dominique.

Près de moi, se trouvait une vieille femme qui ne cessa, pendant tout le temps que dura ce long sacrilége, de pousser des cris de joie.

— Bravo ! brûle, saint Pierre ! brûle, saint Jacques ! etc., etc., — disait-elle en frappant joyeusement ses mains les unes contre les autres, à mesure que l’un des saints qu’elle désignait était atteint par la flamme.

— Vous en voulez donc bien aux saints, citoyenne ? lui demandai-je.

— Moi, citoyen, me répondit-elle en accompagnant ces paroles d’un regard haineux, je voudrais voir pendre tous les prêtres…

— Avez-vous donc jamais eu à vous plaindre d’eux ?

— Pardi ! Ne m’ont-ils pas, dans le temps, retiré la pratique de plusieurs églises… car je suis blanchisseuse… sous le prétexte que je volais une partie du linge que l’on me confiait… Aussi, que l’on vienne me parler de religion !…

— Savez-vous quelle est cette femme ? demandai-je quelques instants après à un bourgeois d’une apparence honnête et paisible, qui vint se placer à mes côtés, en lui désignant la blanchisseuse qui détestait tellement le clergé.

— Oui, citoyen, me répondit-il, je la connais d’autant mieux que je l’ai employée pendant assez longtemps.

— Est-ce une honnête femme !

— Je n’en connais pas, au contraire, de plus voleuse ! me répondit-il en baissant la voix ; j’ai été obligé de la renvoyer.

— Pardi, c’est toujours la même histoire, me dit Anselme. Quand des patriotes crient trop fort, on peut être certain qu’ils ont une vengeance à exercer ou bien une infamie à cacher : les vrais et honnêtes républicains comme toi et moi se taisent !

Nous allions nous retirer, lorsque le bruit produit par une dispute qui avait lieu près de nous, attira notre attention à Anselme et à moi.

— Allons donc voir ce qui se passe là ! me dit-il.

— C’était une jeune fille, pauvrement vêtue, mais d’une grande beauté, qui, pâle comme une morte, et tellement émue qu’elle ne pouvait parler, était en butte aux menaces de quelques mégères. Un homme d’un extérieur assez comme il faut, quoiqu’il fût revêtu d’une carmagnole crasseuse, prenait sa défense avec plus d’ardeur que de succès lorsque nous arrivâmes.

— Hé ! silence, les commères ! s’écria Anselme d’une voix qui domina le bruit de la dispute, ainsi que le fracas du canon l’emporte sur le pétillement de la fusillade. Silence ! et expliquons-nous doucement ! Pourquoi vous acharnez-vous toutes ainsi après cette jeunesse ? Voyons, qu’avez-vous à lui reprocher ? qu’a-t-elle fait ?

— Ce qu’elle a fait, s’écria une des mégères, elle a soustrait un de ces hochets d’église dont les bons patriotes font justice en ce moment.

— Est-ce vrai, citoyenne ? demanda Anselme à la jeune fille.

— Oui, citoyen, répondit-elle d’une voix presque inintelligible, c’est vrai !

— Cet objet a-t-il une certaine valeur ?

— Le voici, dit la pauvre enfant qui nous montra une petite relique.

— Mais cela ne vaut pas cinq sous ! s’écria Anselme en se retournant vers les commères. Quel mal y a-t-il à ce que la citoyenne se soit emparée de ce chiffon ?

— Nous ne prétendons pas que cette action constitue un mal, reprit la commère ; mais nous y voyons une désobéissance aux volontés du peuple, en même temps qu’un acte de superstition qu’on ne peut souffrir ! Que la citoyenne nous apprenne quel est le motif qui l’a poussée à agir comme elle l’a fait ; puis qu’elle foule cette relique à ses pieds, et nous la laisserons tranquille.

— J’ai ramassé cette relique pour la soustraire aux outrages de la foule, répondit la jeune fille en élevant la voix ; quant à commettre le sacrilége que l’on me demande… j’aimerais mieux mourir !

Il y avait une telle dignité dans le ton de cette réponse, que je me sentis tout attendri.

— Allons ! s’écria Anselme, voilà bien du temps de perdu pour une bagatelle, les danses commencent, qui me donne la main ?

En effet, des rondes bruyantes venaient de se former autour de la place, à la lueur du bûcher en flamme.

Anselme saisit les deux harpies qui semblaient les plus acharnées après la jeune fille et les faisant tournoyer avec une force irrésistible, il organisa une ronde en vingt fois moins de temps certes que je n’en mets ici à raconter le fait.

— Mademoiselle, dis-je alors à la jeune fille qui avait si courageusement sauvé la relique au prix de sa vie, voulez-vous me permettre de vous escorter jusqu’à la porte de votre maison ; car, par le temps d’orgie qui court ce soir, il serait imprudent à vous de traverser seule la ville.

— Merci, monsieur, me répondit-elle en rougissant ; j’ai avec moi un compagnon.

La jeune fille me désigna alors l’homme à la carmagnole crasseuse et à l’air comme il faut, que nous avions vu prendre sa défense, et qui, sur un signe qu’elle lui fit alors, s’empressa de s’approcher et lui offrit son bras.

J’allais m’éloigner en voyant que la jolie enfant n’avait pas besoin de moi, lorsque tout à coup son compagnon poussa une exclamation de terreur, et laissant retomber son bras, qu’il tenait déjà, il parut vouloir prendre la fuite.

Regardant devant moi pour savoir quelle pouvait être la cause de cet effroi si subit, j’aperçus le héros de la fête, mon ami Pistache-Carotte, qui se dirigeait de notre côté.

— Ah ! voici le grand patriote Pistache qui vient recevoir nos compliments, dis-je à la jeune personne et à l’homme à la carmagnole.

— Est-ce que vous connaissez ce monstre, monsieur ? me demanda vivement ce dernier.

— Très-peu, mais je le connais. Et tenez, le voici qui m’a reconnu et qui me fait signe de l’attendre.

— Allons-nous-en, mademoiselle, je vous en conjure ! s’écria l’inconnu en se retournant vers la jeune personne qui semblait, combattue probablement par des intérêts opposés et que je ne connaissais pas, indécise sur le parti qu’elle devait prendre.

— Ne vaudrait-il pas mieux lui parler ? répondit-elle à son compagnon. Vous savez quelle est l’autorité dont il jouit, peut-être pourrait-il…

— Ajouter un crime à une injustice !… Non, Amélie, je vous en supplie, n’implorez point la générosité de ce misérable, il n’a ni cœur, ni entrailles. Sauvons-nous plutôt avant qu’il ne me reconnaisse…

— Ah ! mon pauvre ami, s’écria alors la jeune fille, pardonnez-moi, mais dans mon égoïsme je ne pensais plus aux dangers qui vous menacent !… Fuyons…

— Il est trop tard ! dit l’homme, le voici !

— Si vous avez un si grand intérêt à n’être point vu, partez, monsieur, lui dis-je vivement. Je me charge de retenir le citoyen Pistache et de l’empêcher de vous suivre.

— L’inconnu, n’ayant pas le temps de me répondre, se contenta de me remercier par un regard, et prenant la jeune fille par le bras, il s’éloigna presque en courant.

— Eh ! la belle, est-ce moi qui vous fais fuir ainsi ? s’écria en ce moment Pistache en voulant se mettre à la poursuite des fuyards.

— Arrête, citoyen, lui dis-je en le saisissant fortement par le bras, je ne veux pas que tu voies cette jeune fille.

— Tu ne veux pas, répéta Pistache d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux ; sais-tu que tu t’exprimes avec une singulière autorité.

— L’autorité que donne la jalousie. Si tu te fâches, tant pis pour toi. Je me moque de ta colère. Je ne veux pas, je te le répète, que tu voies cette jeune fille, et tu ne la verras pas.

— Ah çà ! c’est donc une suspecte qui se cache ?

— Nullement. C’est au contraire moi qui la cache ! Oh ! tu as beau prendre ton air innocent, citoyen Pistache, je te connais, et cette hypocrisie ne te servira de rien. Je sais parfaitement que tu marches sur les traces du grand don Juan. Or, je te le répète, je suis jaloux…

En entendant cette déclaration, Carotte-Pistache sourit avec une expression de fatuité tellement ridicule qu’il en devint hideux, et d’une voix joyeuse qui montrait tout son contentement :

— Ne crains rien, me dit-il d’un ton protecteur, là liste de mes victimes est assez bien remplie pour que je ne tienne pas à y ajouter un nom de plus… ce serait un grain de sable dans le désert.

Tout ce que l’on rapporte sûr ton compte est donc vrai ?

— C’est-à-dire qu’on ne sait pas la vingtième partie de mes succes !… Mais, tiens, veux-tu m’accompagner chez moi ?… nous causerons plus à notre aise.

— Soit, lui répondis-je, curieux d’étudier plus à fond ce type de cynisme, et de savoir à quoi m’en tenir sur cet homme singulier, allons chez toi !