Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/IX

Alexandre CADOT (1p. 28-32).

IX

Il y avait une telle autorité dans la parole de l’ancien dominicain ; le danger était si imminent, que nous nous empressâmes d’obéir en remettant à plus tard les explications.

Arrivé devant la porte du fatal cabinet, Anselme, avec une hardiesse qui nous épouvanta, arracha vivement le scellé de cire aux emblèmes de la République qui fermait la porte.

— Mais malheureux, m’écriai-je !…

— Silence donc ! me dit-il vivement. L’heure de la bataille sonnée, les soldats doivent obéir ; les chefs seuls commandent ! Cher hôte, continua Anselme, emportez avec vous les papiers de l’ex-président du district, brûlez-les, cachez-les, peu importe ; l’essentiel, c’est qu’ils disparaissent ! Vous, citoyenne, dressez tout de suite un lit dans ce cabinet, vite ! vite ! dépêchez-vous ! Voilà qui est fait, très-bien ! Chiffonnez les draps et frappez le matelas de façon à ce que ce lit semble avoir servi… C’est cela, parfait !… Alexis, allez vite chercher nos fusils qui sont dans notre chambre. Ah ! auparavant, deux mots : écoutez-moi avec attention ! Vous saurez tous que nous avons couché la nuit dernière dans ce cabinet, mon camarade et moi… C’est madame qui l’a voulu ainsi, sans en avertir son mari !… Nous étions endormis ce matin, lorsque l’on est venu mettre les scellés… Comprenez-vous ? À présent, que votre seconde domestique coure au-devant du membre du comité, retenu dans la rue par sa camarade, et qu’elle se plaigne à lui de ce que nous faisons un bruit épouvantable !… Allons, éloignez-vous tous, et laissez-nous seuls, Alexis et moi !

— Ah ! monsieur ! s’écria le greffier en tombant aux genoux d’Anselme et en saisissant une de ses mains qu’il voulut porter à ses lèvres. Je ne comprends pas trop bien votre projet, mais je crois que je suis sauvé ! Que mes remercîments, ma reconnaissance…

— Que le diable vous confonde avec votre bavardage ! Allons, je vous le répète, dépêchez-vous de nous laisser seuls.

À peine le greffier et sa femme étaient-ils partis, qu’Anselme commença à pousser des cris aigus, dignes d’un Huron en délire, et à allonger de terribles coups de poing contre la muraille et contre la porte.

— Voici le membre du comité qui monte, nous dit bientôt une voix venant de la pièce voisine, et que nous reconnûmes pour être celle de la domestique que nous avions expédiée pour le retenir un moment dans la rue.

— À l’ouvrage, Alexis ! me cria Anselme.

Prenant aussitôt nos fusils par le canon, nous nous précipitâmes avec violence, Anselme et moi, contre la porte. Au second choc, elle s’écroula avec fracas, et nous nous trouvâmes en présence du membre du comité révolutionnaire, qui, aveuglé par la poussière et étourdi par le bruit, se recula vivement devant nous.

— Parbleu ! citoyens, nous dit-il en se remettant un peu de sa surprise, vous auriez bien pu attendre que l’on fût venu vous délivrer. Je venais justement pour lever les scellés !

— Ah ! c’est vous, citoyen scelleur, s’écria Anselme en levant son fusil par le bout du canon, comme si c’eût été une simple et légère badine, et en faisant voltiger la crosse au-dessus de la tête du nouveau venu ; ah ! c’est vous qui mettez ainsi sous le séquestre les défenseurs de la patrie. Je ne sais qui me retient de vous défoncer le crâne, misérable traître !

— De grâce, Anselme, calme-toi, lui dis-je en jouant la frayeur, j’avoue que cet infâme royaliste, ce brigand de fédéraliste mérite la mort, mais n’oublie point qu’à la loi seule appartient le droit de punir.

Le membre du comité révolutionnaire était tellement effrayé, qu’il resta un moment sans pouvoir parler. Toutefois, se voyant près de l’escalier, il reprit un peu de confiance, et, élevant la voix :

— Croyez-vous donc me faire peur et m’en imposer avec votre crosse de fusil, citoyen ? — dit-il à Anselme, — Sachez, tel que vous me voyez, que j’ai servi deux mois en qualité de canonnier ! Ah ! vous osez parler de la loi ! eh bien, nous allons voir à qui de nous deux elle donnera raison ! Je vais dresser, sans plus tarder, procès-verbal de votre criminelle conduite, Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir !

— Ni adieu ni au revoir ! répondit Anselme, car nous ne vous quittons plus ! Nous aussi, nous avons à écrire une petite pétition, et à faire un rapport ! Tu nous permettras bien de nous servir de ton écritoire !

— À ton aise, citoyen ; seulement rira bien qui rira le dernier, dit le membre du comité, qui descendit alors dans le salon et s’installa devant une table pour écrire. Nous nous assîmes aussitôt à côté de lui, et nous étant fait apporter une grande feuille de papier, nous rédigeâmes à haute voix, Anselme et moi, la dénonciation suivante :

(Ce remarquable morceau épistolaire, dont j’ai gardé la minute, me semble si bien réussi, et présente un échantillon si parfait du style de notre époque, que je ne puis résister au désir de le transcrire ici.)

« Aux citoyens représentants, membres du Comité de salut public de la Convention.

« Citoyens représentants,

« Il n’y a rien de plus long que les fils des trames contre-révolutionnaires : ils s’étendent de Montélimar à Londres et de Londres à Montélimar. Pitt a fait passer des guinées dans cette ville : nous en sommes aussi sûrs que si nous les avions vu compter : nous le prouverons. Il y a ici un agent, massif de corps, mais très-délié d’esprit. Cet émissaire des Anglais a trouvé le moyen de se glisser dans le comité de surveillance pour entraver la marche des troupes qui se portent sur Toulon. Il ne recule devant aucun moyen pour obtenir ce résultat.

« Ce matin il est venu poser le scellé sur nos armes et nos personnes ; et comme, lorsque nous avons entendu battre la générale, nous avons brisé la porte pour pouvoir nous rendre là où nous appelait le devoir et l’honneur, il est accouru et nous a menacés. Cet agent se nomme Saint-Pierre, et est ex-secrétaire du subdélégué. Aujourd’hui il a pris, pour se déguiser, afin de pouvoir accomplir ses forfaits dans l’ombre, la carmagnole, le bonnet rouge et le nom d’Olivier. Représentants, veillez sur ces ennemis de l’intérieur !

« Quant à nous, d’après ce que nous avons appris par plusieurs de nos camarades, nous ne doutons plus que ce genre de délit, dont, sans notre zèle pour le devoir, et sans notre énergie, nous aurions été victimes, nous ne doutons plus, disons-nous, que ce délit ne se répète sur tous les points de la France ! Si vous n’y prenez garde, les agens de l’étranger, soit au moyen du scellé, soit autrement, arrêteront dans leur patriotique élan les troupes de la République ! Tel est le but où tendent leurs criminels efforts.

« Voilà, citoyens représentants, l’exposé simple et naïf des faits dont nous avons à nous plaindre. Les militaires n’ont d’éloquence que par la bouche de leurs fusils ! Comptez, citoyens représentants, que nous sommes disposés à tuer et à nous faire tuer pour la République, la Convention et le Comité de salut public ! »

L’admirable rédaction de cette pièce faite, je l’ai déjà dit, à haute voix, me parut impressionner assez vivement le membre du comité de surveillance. Cependant il cacha du mieux qu’il put ses craintes, et voulant nous rendre la monnaie de notre pièce, il nous lut à son tour, avec une grande emphase, le procès-verbal qu’il venait de terminer.

— À présent que vous avez fini votre dénonciation, citoyens, nous dit-il, j’espère que vous voudrez bien me suivre auprès du comité ?

— Mais il nous reste encore une lettre à faire, lui répondis-je, la lettre d’envoi.

Reprenant aussitôt la plume, je me mis à rire en les écrivant, ces terribles paroles : « Citoyen représentant et cher cousin, je viens par celle-ci te prier, etc., etc. »

À cet imposant début épistolaire, l’ex-secrétaire du subdélégué perdit le semblant d’assurance qu’il était parvenu à conserver jusqu’alors, et prenant à part notre hôte, il se mit à lui parler avec une grande vivacité.

— Mes chers amis, nous dit le greffier en revenant bientôt près de nous, le citoyen vient de m’avouer en confidence qu’il croit s’être grossièrement mépris à votre égard, et qu’il vous reconnaît comme étant d’excellents patriotes. Ne voudriez-vous pas déchirer votre correspondance ? Quant à lui, il est prêt à annuler son procès-verbal.

— Je suis fâché pour le citoyen du comité de surveillance, répondit Anselme, de l’imprudence et de la légèreté qu’il a montrées dans toute cette affaire-ci ; mais vous devez comprendre que, quelque envie que nous ayons de reconnaître votre gracieuse hospitalité, nous ne pouvons cependant pas manquer, pour vous être agréables, à nos devoirs.

Enfin, après bien des supplications directes, cette fois, du membre du comité de surveillance, Anselme feignit de se laisser attendrir et consentit à jeter au feu et notre dénonciation à la Convention et la lettre adressée à mon cousin.

— Seulement, ajouta-t-il en s’adressant d’un air froid et piqué à notre hôte, après l’insulte que nous avons subie dans votre maison, nous ne pouvons plus rester chez vous ! Nous ne demeurerons ici que le temps strictement nécessaire pour faire notre sac.

Le membre du comité de surveillance eut beau vouloir nous démontrer qu’il n’y avait eu dans toute cette affaire qu’un simple quiproquo, que notre honneur m’avait eu rien à souffrir, que notre hôte, — puisque ce n’était pas lui qui nous avait fait coucher dans le cabinet, — n’était pas coupable, nous n’en restâmes pas moins inexorables dans notre résolution de partir, car il fallait à tout prix éloigner de notre hôte et de nous toute idée de connivence.

— Eh bien ! mon cher monsieur ! dit Anselme à ce dernier, une fois que le membre du comité de surveillance nous eut quittés, que pensez-vous de la comédie ? J’espère qu’elle a été bien jouée ? Ma foi, j’ai vu un moment où je n’aurais pas donné un assignat de trois livres de votre tête ! À présent vous voilà tout à fait hors de danger ! Tachez de ne plus vous remettre dans une position semblable à celle-ci, car vraiment il fallait cette circonstance exceptionnelle de deux hommes d’esprit aux prises avec un sot, pour vous sauver. Or, le contraire se voit bien plus souvent.

Je ne rapporterai pas les bénédictions sans nombre dont nous combla notre hôte ; elles redoublèrent le plaisir que nous éprouvions de lui avoir été utiles, en nous montrant que nous n’avions pas obligé un ingrat.

Toutefois, malgré les instances qu’il fit pour nous retenir, nous nous obstinâmes, avec raison, dans notre résolution de quitter de suite sa maison. Il était urgent, je le répète, de bien prouver qu’entre l’ex-greffier et nous, il n’existait aucune intimité.

Avant de prendre définitivement congé de lui, nous lui conseillâmes aussi d’aller revoir le membre du comité pour lui dire qu’il avait obtenu de nous, par ses obsessions, la promesse formelle que nous ne reprendrions plus jamais cette affaire ; mais que malgré toutes ses excuses nous avions pris congé de lui très-froidement, et qu’il avait bien vu que nous lui gardions rancune pour le dérangement désagréable et involontaire qu’il nous avait causé.

Notre hôte nous remercia avec effusion de ce conseil, nous promit de le suivre et nous accompagna avec toute sa famille jusqu’à la porte. Ce fut les yeux pleins de larmes qu’il nous souhaita toutes sortes de bonheurs et qu’il nous jura que sa reconnaissance pour nous durerait autant que sa vie.

— Drôle d’époque tout de même que la nôtre, me dit Anselme une fois que nous fûmes installés à l’hôtel, avec de l’impudence et de l’audace on vient à bout de tout ! Un mensonge audacieux suffit pour arracher une victime au bourreau, de même qu’un mot placé mal à propos fait tomber une tête ! Celui-là seul qui croit pouvoir compter sur son innocence, court des dangers.

Il faisait, le lendemain, à peine jour quand on battit la générale. Nous nous empressâmes de nous lever et nous fûmes nous réunir au bataillon.

Les rangs venaient d’être formés et nous allions nous mettre en marche, lorsque je fus accosté par une vieille femme que je reconnus pour la domestique de notre hôte de la veille, l’inoffensif greffier.

— Citoyen, me dit-elle, ma maîtresse craignant que vous ne manquiez de provisions en route, m’envoie vous apporter ces deux pots de confitures.

Pensant que ce serait un manque de savoir-vivre de refuser cet insignifiant cadeau, j’attachai les pots sur mon sac et je chargeai la domestique de présenter mes remercîments à sa maîtresse.

— Que diable portes-tu donc là ? me demanda, à notre première étape, une heure plus tard, Anselme qui était revenu me joindre.

— Ce sont des confitures.

— Vraiment. Est-ce que tu aimes les sucreries, toi ?

— Nullement ! C’est le greffier que tu as sauvé hier, qui m’a envoyé ce cadeau dont je ne serai pas fâché, au reste, de me débarrasser.

— Cela te sera facile ; donne-le moi, j’adore les friandises.

— Avec le plus grand plaisir ; tiens, voici !

Je détachai alors les pots et je m’empressai de les remettre à Anselme.

— Groseilles et abricots ! dit-il en jetant un coup d’œil sur les couvercles. Ce sont justement là mes fruits de prédilection ! Ma foi, comme on ne sait ni qui vit ni qui meurt, il serait peut-être prudent d’entamer les groseilles… ça sera toujours autant de pris sur l’ennemi.

Mon compagnon, en prononçant ces mots, s’empressa d’ouvrir le pot, lorsque poussant tout à coup un cri de surprise :

— Ah ! parbleu ! s’écria-t-il, voilà qui me plaît encore davantage ! Vraiment, on a toujours tort de juger sur l’apparence. Je n’aurais jamais cru cet ex-greffier capable d’un tel trait d’esprit !

Anselme, en découvrant le pot, venait de trouver cinquante louis enveloppés dans un assignat de cinquante livres entouré d’une couche de coton ; son nom était sur un petit morceau de papier fixé après une épingle.

— Ah ! mais, ce n’est pas tout, reprit-il, voici encore un autre paquet !… Ah ! celui-ci porte ton adresse ! Veux-tu me permettre de l’ouvrir ?

Ce nouveau paquet contenait vingt-cinq louis et ces mots tracés sur une feuille de papier au crayon :

« Citoyens, rien ne se perd chez moi. Je vous renvoie par ma domestique cet argent que vous aviez oublié dans votre chambre. Vive la République ! »

— Eh bien ! me dit Anselme, dont la figure joyeuse et épanouie annonçait le contentement, que penses-tu de cette excellente aubaine ? Quant à moi je suis tout attendri en songeant aux bombances qui nous attendent ! Vraiment, on a bien raison de prétendre qu’une bonne action porte toujours en elle sa récompense.

— Je pense, Anselme, que nous devons renvoyer au plus vite cet argent !

— Renvoyer cet argent ! répéta mon compagnon en me regardant avec un étonnement extrême, Ah ! çà, es-tu fou ? penses-tu bien à ce que tu dis ?

— Quoi ! oserais-tu accepter ce cadeau ?

— Mais certainement, mille fois oui ! Ah ! bien, tu m’as l’air drôle encore, toi, avec ta restitution ! Dieu m’est témoin, qu’en sauvant notre brave hôte, je n’ai eu qu’une pensée, celle de venir au secours d’un pauvre diable injustement persécuté ; que je ne comptais sur aucune récompense. J’ai fait mon devoir d’honnête homme dans toute l’acception du mot. À présent, il se trouve que mon dévoûment désintéressé tourne à mon profit, tant mieux, donc ! Je ne regrette qu’une chose : c’est que ce pot ne contienne pas cent louis.

J’eus beau m’épuiser en raisonnements auprès de mon camarade, ce fut peine perdue : je dus renoncer à lui faire partager ma manière de voir.

Quant à moi, n’osant, après ce qui s’était passé, écrire au greffier, car cela eût pu me compromettre ainsi que lui, je remis à plus tard la restitution des vingt-cinq louis.

Je ne décrirai pas, jour par jour, les étapes que nous fîmes en sortant de Montélimar ; cette nomenclature de noms de villages et de bourgs ne présenterait pour le lecteur aucun intérêt : je préfère arriver tout de suite à Avignon.

Voici l’ordre du jour, qui, le lendemain de notre installation dans cette ville, était collé sur des lambeaux d’une affiche de vente des domaines :


Liberté, unité, fraternité, égalité, indivisibilité, ou la mort.


« Les sans-culottes du bataillon sont avertis qu’on procédera aujourd’hui, à trois heures précises, de l’après-midi, à la nomination de cinq caporaux, un sergent, un adjudant sous-officier et deux sous-lieutenants.

« Fait au quartier d’Avignon, l’an II de la République française, une, indivisible et impérissable.


« Signé : Grandjean, commandant. »


Lorsque je lus cet ordre du jour, j’éprouvai un secret pressentiment qu’avant la fin du jour je pourrais bien porter l’épaulette.

En effet, le commandant m’avait dit, une semaine auparavant : Caporal, vous êtes actif et instruit, je vous pousserai. Mettez-vous en mesure d’acheter un cheval ; m’est idée que vous attraperez bientôt une épaulette.

J’avais remarqué que depuis lors l’adjudant-major m’appelait toujours en riant son camarade.

Mon pressentiment se réalisa complètement.

À deux heures et demie le tambour battit, à trois heures le bataillon se rassembla, à trois heures et demie je fus nommé sergent, et à quatre heures précises on me proclama adjudant !

Peut-être, plus tard, nos descendants s’étonneront-ils de l’extrême jeunesse de quelques-uns des généraux de la République. Le fait est que l’avancement est rapide aujourd’hui, car il n’est plus entouré des obstacles qui le retardaient jadis.

J’étais en train de complimenter Anselme, qui venait d’être nommé caporal, et Anselme me présentait en retour toutes ses félicitations sur mon épaulette, lorsque le maître tailleur du bataillon m’aborda en me saluant profondément et me demanda si je voudrais bien l’accompagner jusqu’au quartier. Il avait, me dit-il, à me parler en secret.

— Marchez, lui répondis-je, je vous suis.

Une fois que nous fûmes rendus à son magasin provisoire, le tailleur, sans prononcer, une parole, retira d’un grand coffre un bel uniforme, et se mit à me l’essayer sans me demander si je voulais le lui acheter ou non. L’habit m’allait tellement bien, et j’étais surtout si heureux d’avoir le droit de le porter, qu’il me parut, — quoiqu’il eût déjà un peu servi, — complètement neuf. Le maître tailleur y attacha une épaulette, ce qui ne me déplut nullement ; et après avoir payé, je m’empressai de sortir pour aller acheter un chapeau, des bottines, une canne et une épée. Une heure après ma nomination, j’étais en grande tenue complète. Mon intention, d’abord, — car j’étais un peu fatigué, — était d’aller me reposer chez moi ; mais en me voyant si bien costumé, je ne pus résister au désir de me faire admirer, et j’entrai dans un café.

Ce petit mouvement d’amour-propre, bien excusable, — et que comprendront ceux qui ont porté l’épaulette, — devait me rendre témoin, presque même acteur d’un drame burlesque et sanglant tout à la fois.

Lorsque j’entrai dans le café, il y régnait, quoique l’assemblée fût nombreuse, un grand silence. On eût dit, à voir les visages inquiets des habitués, qu’on était dans l’attente d’un événement majeur, En effet, à peine ouvrait-on la porte qu’aussitôt tous les regards des consommateurs se levaient spontanément et se dirigeaient avec un air d’anxiété et d’inquiétude vers le nouveau venu.

— Que se passe-t-il donc ? demandai-je à un de mes voisins de table.

— Je l’ignore, citoyen, me répondit-il, à moins, toutefois, que ce ne soient les feuilles publiques que l’on attende.

— Mais ce silence qui règne dans le café ! La lecture à haute voix des feuilles publiques remplace-t-elle donc, à Avignon, la conversation ?

— Ah ! dame ! citoyen, c’est que… vous comprenez… quand on ne sait pas…

Mon interlocuteur hésita.

— Quand on ne sait pas quoi ? répétai-je.

— Eh bien, citoyen, les événements qui ont eu lieu à Paris ; on n’ose pas trop se prononcer… Je ne dis pas cela au moins pour moi… mon opinion est trop bien connue pour que je puisse être influencé en rien et par rien ; mais enfin il y a des gens qui pour s’être prononcés à Avignon, avant d’avoir pris connaissance des feuilles publiques, ont porté leurs têtes sur l’échafaud ? Alors vous comprenez que les timides regardent à deux fois avant de s’aventurer dans une conversation que les événements pourraient changer en crime !

Cette explication venait à peine de m’être donnée lorsque les feuilles publiques arrivèrent. Vingt personnes se précipitèrent au-devant du porteur pour les lui arracher ; mais un habitué les prit, les décacheta, et après avoir, avec une voix de stentor, commandé le silence, il monta sur une chaise, et, la feuille à la main, commença la lecture.

À peine le lecteur avait-il jeté les yeux sur le journal, qu’il se mit à l’agiter en l’air en poussant le cri de : vive la Montagne ! Le silence qui régnait dans le café devint encore plus intense, car ce geste et ce cri devaient annoncer quelque grave événement, les auditeurs ne respiraient plus. En effet, peu après nous apprîmes la condamnation à mort des vingt-un.

À l’annonce de ce triomphe de la Montagne, qui dessinait nettement la position, les habitués du café éclatèrent en applaudissements. Ce ne fut plus qu’un cri de rage contre les fédéralistes. On les couvrit d’imprécations, on inventa pour eux les épithètes les plus outrageantes ; on se plaignit que le supplice de la guillotine eût remplacé celui de la roue. En un mot, la peur changea les habitués de ce café en véritables cannibales. Parmi les énergumènes qui se distinguaient par la violence et par l’atrocité de leurs propos, je remarquai principalement trois personnes.

La première était un homme âgé d’environ trente-cinq ans, qui, vêtu d’une carmagnole brune et coiffé d’un bonnet rouge, présentait certes dans sa personne l’ensemble le plus hideux et le plus repoussant qu’on puisse imaginer. Ses yeux fauves et profondément enfoncés dans leurs orbites, ses joues blêmes et décharnées, ses grandes moustaches, l’expression bestiale et féroce tout à la fois de ses lèvres très-grosses et décolorées, étaient des indices certains qui permettaient à l’observateur de deviner à coup sûr quels devaient être les déplorables instincts de cet homme abruti par les plus mauvaises passions.

Les deux autres individus qui célébraient après lui, avec le plus d’enthousiasme, le triomphe de la Montagne, étaient justement placés à mes côtés. Les propos horribles qu’ils tenaient, et leurs imprécations furibondes contrastaient étrangement avec l’apparence, je dirai presque bonace, de leur physionomie. Tous les deux, âgés de quarante-cinq à cinquante ans, me parurent appartenir à la classe paisible, sédentaire, et toujours inoffensive des petits marchands.

Profondément dégoûté du triste spectacle que j’avais devant les yeux, je me levai bientôt, et ayant payé ma consommation, je me dirigeai vers la porte de sortie en haussant les épaules d’un air de mépris qui fut remarqué de tous les assistants.

Je ne suis pas d’une nature agressive et belliqueuse, mais je dois cet aveu au lecteur : je me sentais, depuis une heure que je portais l’épaulette, un tout autre homme. Il me semblait que nul ne pouvait me résister, que mon nouveau grade me donnait une force et un courage invincibles, que les yeux de l’univers étaient fixés sur mon importante personne.

Il est probable que ma démarche dut se ressentir de l’impression d’orgueil sous laquelle je me trouvais, car pas un seul des habitués n’osa ni relever mon geste méprisant, ni même m’en demander l’explication.

Ce ne fut qu’au moment où je franchis le seuil de la porte, qu’un cri spontané s’éleva dans toute la salle du café, contre moi.

— À bas le modéré ! le lâche se sauve ! à la lanterne le fédéraliste !

Toutes ces vociférations, qui m’arrivèrent distinctes, loin de m’épouvanter, me firent monter la colère au cœur. Laissant retomber la porte que je tenais déjà à moitié ouverte, je me retournai lentement vers mes agresseurs, et, d’une voix calme et ferme :

— Citoyens, leur dis-je, je m’en allais parce que vos propos me dégoûtaient, et non parce que je crains votre présence. Puisque vous semblez mettre en doute mon courage, je vais rester encore pendant dix minutes assis à cette table. Si l’un de vous désire que je lui coupe les oreilles, il me trouvera tout prêt à satisfaire son désir ! J’attends !

J’ai souvent remarqué que devant la multitude l’audace réussit presque toujours : le fait est qu’à mon impertinent défi un silence profond remplaça les clameurs, et que personne ne releva mon gant.

L’homme à la carmagnole brune et aux grandes moustaches, dont j’ai déjà parlé, fut le seul des habitués du café qui parut un instant vouloir accepter la lutte. Je le vis se lever à moitié, entr’ouvrir les lèvres, comme pour m’adresser la parole, et me regardant d’un air de menace ; mais abandonnant bientôt son projet, il se rassit sans mot dire, et se mit, tout en sifflant un air patriotique, à lire le journal.

Quant à mes deux voisins de table, — car j’avais repris ma première place, — ceux-là que j’avais déjà remarqués à cause de cet air tranquille qui contrastait si étrangement avec la fureur dont ils faisaient parade, ils n’osaient plus lever les yeux et ressemblaient à deux écoliers qui, pris en faute, ne savent plus quelle contenance tenir.

J’affectai, pour ne pas les décontenancer davantage, de ne pas m’occuper d’eux, lorsque j’entendis celui-là même à qui j’avais déjà adressé la parole dire à demi voix à son compagnon :

— Ma foi, mon cher Michaud, je t’avoue que je voudrais bien m’en aller ! Seulement j’ai peur que ma sortie ne soit interprétée par Scévola comme une marque de sympathie donnée aux fédéralistes !…

— J’éprouve le même désir que toi, Fontaine, lui répondit sur le même ton son compagnon, et je suis retenu par la même crainte… d’autant plus que Scévola, à qui j’ai refusé avant-hier de faire crédit, me garde rancune.

— Une idée, Michaud : si nous profitions du départ de ce militaire pour le suivre et nous échapper ?

— Tu as raison, c’est en effet une idée !

Ce court, mais expressif dialogue, qui donnait raison à mon pronostic, me prouva que j’avais bien jugé mes voisins en attribuant leur enthousiasme féroce à la peur. J’eus pitié d’eux, et voulant les aider à sortir d’embarras, je me levai de table et me dirigeai une seconde fois vers la porte : ils s’empressèrent d’emboîter leur pas sur le mien, Hélas ! cette manœuvre ne répondit pas à leur attente.

À peine étaient-ils parvenus à la moitié du café, que l’homme à la carmagnole brune, celui qu’ils avaient, dans leur conversation, désigné sous le nom de Scévola, quitta vivement sa place, et prenant le nommé Michaud par l’oreille :

— Halte-là, citoyen, — lui dit-il d’un air narquois, — nous avons besoin de ta voix pour célébrer le triomphe de la Montagne. Tu vas rester ici.

— Mais, citoyen, répondit Michaud en pâlissant, je ne puis pas perdre ainsi mon temps toute la journée, mon commerce et ma femme me réclament.

— Qu’est-ce à dire, perdre son temps ! Quel est ce manque de respect pour nous et pour la Montagne ? Reste, te dis-je, ou sinon, gare à toi !

— Mais, citoyen, après tout je suis libre, s’écria Michaud en essayant d’élever la voix, mon temps m’appartient…

— Et ce soufflet aussi ! Personne ne t’en contestera la propriété ! dit Scévola, qui, joignant l’action à la parole, frappa violemment de sa main le malheureux Michaud au visage.

À cette insulte sanglante, Michaud devint cramoisi, et se tournant vers son agresseur :

— Scévola, lui dit-il, d’un ton de doux reproche, pourquoi me traitez-vous ainsi ? Vous n’avez jamais eu cependant à vous plaindre de moi ? Ah ! vous m’avez fait bien du mal !

— Michaud se fâche ! s’écria en riant un des habitués. Voyez comme il traite Scévola !

Alors ce fut un éclat de rire général.

— Non, je ne me fâche pas, se hâta de dire l’insulté, je me plains. Je prétends que ce n’est pas une raison, parce que je lui ai refusé deux aunes de drap à crédit, pour que Scévola me frappe ainsi.

— Tu m’as refusé crédit à moi, misérable ! reprit Scévola furieux de cette révélation. Tu mens : je te connais trop voleur pour que j’aie jamais eu la pensée de mettre les pieds dans ta boutique. Si je t’ai frappé, c’est que cela m’a amusé ; si je récidive, c’est que cela m’amuse encore !

Et en effet, un second soufflet, plus retentissant que le premier, s’abattit sur la joue du marchand. Les habitués du café éclatèrent en bravos frénétiques, et crièrent :

— Vive Scévola !

Quant à moi, j’étais tellement indigné de l’infamie de cet homme qui ne craignait pas d’abuser de la faiblesse de son adversaire, que je fus sur le point de prendre parti pour ce dernier et de me déclarer solidaire de l’outrage qu’il avait reçu : Michaud ne m’en donna pas le temps, car, s’adressant à Scévola :

— Scévola, lui dit-il presque en pleurant, je vois bien qu’entre nous deux, toute amitié, malgré la communauté de nos sentiments patriotiques, n’est plus possible ! tu es mon ennemi et tu veux ma mort…

— C’est vrai ! et comme tu es un lâche, il faudra bien que j’aie recours à l’échafaud !

— Oui, je sais que tes dénonciations sont accueillies avec faveur ! Définitivement j’ai eu tort de te refuser un crédit ; n’importe, le mal est fait, n’en parlons plus ! Eh bien ! Scévola, puisqu’il faut que je meure, j’aime encore mieux que ce soit de ta main que de celle du bourreau. Tu vas donc me rendre raison de tes soufflets et nous allons nous battre !

— Nous battre ! s’écria Scévola en éclatant de rire. Dites donc, citoyens, Michaud qui veut tirer l’épée avec moi !… Qui retient ses places ?… À vingt sous les banquettes pour cette représentation. Passez au comptoir, les bureaux sont ouverts !

— Scévola, dit Michaud, je ne vois pas trop ce que ma proposition a de si plaisant, pour que tu essayes de la tourner en ridicule ! Je sais très-bien que tu es un duelliste, que tu as longtemps donné des leçons d’armes et que tu es certain de me tuer !

Que trouves-tu donc de si risible dans tout cela ? Voyons, réponds-moi, oui ou non acceptes-tu mon défi ?

— Parbleu ! est-ce que j’ai jamais refusé un duel, imbécile ? Allons, quels sont les témoins ? Choisis-les avec soin car je l’avertis qu’après que je l’aurai expédié, ils auront affaire à moi ! Je ne veux pas que l’on puisse prétendre que j’ai profité de ta poltronnerie et de ton inexpérience pour t’envoyer dans l’autre monde. La mort de tes témoins me réhabilitera.

— Citoyens, qui veut m’accompagner ? dit alors le triste Michaud, en s’adressant aux habitués. Mais personne ne lui répondit. La déclaration du terrible Scévola était trop précise.

— Si vous me faites l’honneur d’accepter mon aide, je ferai de mon mieux pour sauvegarder vos intérêts, citoyen, lui dis-je alors au milieu du silence.

— Ah ! monsieur, que vous êtes bon et que je vous remercie ! s’écria le malheureux en me serrant les mains avec effusion. Croyez que si par hasard je ne suis pas tué, je vous garderai une reconnaissance éternelle.

— Ne craignez rien, citoyen, lui répondis-je ; j’ai déjà vu beaucoup de tueurs d’hommes qui ne tuent personne… Ce sont des fanfarons qui puisent leur courage dans la terreur qu’ils savent inspirer à leurs adversaires avant le combat… Mais une fois l’épée à la main, toute cette intrépidité théâtrale tombe comme par enchantement !…

Le poltron bruyant et vantard reste alors et l’on en a bon marché…

— Est-ce pour moi, citoyen, que vous parlez ainsi ! me dit Scévola.

— Oui, citoyen, c’est pour vous ! lui répondis-je ; et, m’avançant alors vers lui jusqu’à le toucher, visage contre visage, je le regardai fixement entre les yeux.

— C’est bon ! me répondit-il, nous reprendrons cette conversation plus tard.

— Je l’espère bien ! Partons !