Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/VIII

Alexandre CADOT (1p. 23-28).

VIII

Cette semaine écoulée, j’appris une grande nouvelle qui me causa une assez vive émotion, c’est-à-dire que notre bataillon était désigné pour aller au siége de Toulon : l’ordre me fut donné de rejoindre le corps au plus vite.

Je m’empressai de communiquer cette nouvelle à mon hôte, et après lui avoir notifié mon intention de partir de suite, je le remerciai, ainsi que toute sa famille, de l’hospitalité sans pareille que j’avais trouvée dans leur château. Chacun me souhaita une heureuse chance et un bon voyage, et le comte voulant me conduire jusqu’à Roussillon, ordonna d’atteler sa voiture.

— Vraiment, mon cher monsieur, me dit-il, lorsque nous nous trouvâmes seuls et en tête-à-tête dans son carrosse, je ne puis trop vous louer de la discrétion que vous avez montrée. Depuis près de quinze jours que vous vivez parmi nous, il vous a fallu déployer une grande force de caractère pour résister à votre curiosité. Vingt fois je vous ai vu vous éloigner brusquement de moi au moment où une question allait tomber de vos lèvres. À présent que nous sommes sur le point de nous séparer, probablement à tout-jamais, demandez-moi tous les éclaircissements que vous désirez avoir, je suis prêt à vous répondre.

— Monsieur, lui répondis-je, je ne sais trop comment reconnaître votre générosité et votre franchise. Oui, en effet, ma curiosité a été et est encore vivement excitée. Je profiterai donc, sans me faire prier, de la permission que vous voulez bien me donner.

— Parlez, je suis, je vous le répète, à vos ordres.

— Expliquez-moi, je vous en supplie, comment il peut se faire qu’en pleine révolution, alors que le moindre retour au passé est une chose considérée et punie comme un crime, vous n’ayez apporté aucun changement dans votre genre de vie ? Que vous conserviez vos domestiques en livrée, votre abbé en soutane ; que vous portiez votre titre et fassiez publiquement célébrer la messe dans la chapelle de votre château ? J’avoue que votre hardiesse et l’impunité qui l’accompagne, constituent un mystère inexplicable pour moi !

— Ce mystère est pourtant bien facile à expliquer, me répondit le comte en souriant. L’extrême liberté d’action dont je jouis en ce moment est le fruit de mon passé. Je ne suis pas de ces gentilshommes qui ne sont devenus humains que depuis que la révolution s’est montrée cruelle et injuste envers eux. J’ai toujours été bon avec tout le monde, et surtout envers mes vassaux…

— Alors, c’est à la reconnaissance de vos bienfaits qu’il faut attribuer cette paix que vous goûtez aujourd’hui, au beau milieu de la tourmente ?

— Pas précisément, c’est plutôt à un égoïsme bien entendu ! Je vous ai dit que j’ai toujours été bon, mais je n’ai pas ajouté pourquoi je l’ai été. Voici le fait en peu de mots. Vous savez que chacun possède certains goûts et certaines manies ; moi, j’aime par-dessus tout la joie et la gaité. Un visage sombre et triste m’a toujours été une chose pénible à voir, quand bien même je ne m’intéressais pas au motif qui produisait cette tristesse.

Par contre, rien ne m’est agréable comme d’entendre résonner un joyeux éclat de rire, comme de reposer mes yeux sur une figure souriante et épanouie. J’ai donc toujours fait le bien au point de vue, si je puis m’exprimer ainsi, de mon agrément personnel. Un de mes paysans était-il assigné par mon homme d’affaires, vite il accourait à moi pour obtenir un délai, et je m’empressais aussitôt de déchirer l’assignation qui affligeait le pauvre diable ! Un mariage avait-il lieu entre mes vassaux, si les fiancés étaient pauvres, je me chargeais de leur dot ; s’ils étaient à leur aise, je mettais à leur disposition les ressources du château pour la célébration de la noce, et, en voyant tous les visages joyeux, je m’amusais beaucoup.

Lorsque 89 est arrivé, j’ai été un moment sur le point d’émigrer ; mais mes paysans sont venus me supplier avec tant d’instances de ne pas les abandonner, que je ne me suis pas senti le courage de repousser leur prière ; je suis resté. Seulement j’ai eu soin de faire mes conditions.

« Mes amis, leur ai-je dit, je conçois que vous teniez à moi, et je veux bien ne pas passer à l’étranger ; toutefois, je n’entends pas que ma condescendance à vos désirs me devienne nuisible. Ma conduite sera ce qu’elle a toujours été. Je continuerai d’être votre ami et non votre seigneur, mais je veux aussi pouvoir compter sur votre affectueuse obéissance. Convenons que pour nous la révolution n’existera pas ; que nous resterons en dehors des événements, que nous continuerons à vivre joyeusement en paix comme par le passé, et c’est un marché conclu.

« À présent, si vous voulez politiquer, ouvrir des clubs, prendre des mesures patriotiques, faire des motions et sauver la patrie, j’ai bien l’honneur d’être votre serviteur ! Comme je ne puis supporter la vue de figures sinistres et affairées, je pars ! C’est à prendre ou laisser. » Ma franchise eut un plein succès ; mes paysans me jurèrent que jamais je n’aurais à me plaindre d’eux, et que, comme ils ne pouvaient espérer de devenir plus heureux qu’ils ne l’étaient, ils ne tenaient nullement à se lancer dans la tourmente.

« Ma foi, mes amis, leur dis-je, je crois que vous avez raison. Au point de vue de l’intérêt et de l’égoïsme, vous agissez en gens qui savez calculer ; car, supposez que vous brûliez mon château, — cela est à présent de mode, — que vous dévastiez mon parc et incendiiez mes forêts, qu’en résultera-t-il pour vous ? Que si vous aviez besoin d’argent, vous ne pourriez plus puiser dans ma bourse ; que si vous étiez malades, vous manqueriez des remèdes que je vous donne ; que si vous aviez froid, ayant brûlé mes arbres, vous ne trouveriez pas pour vous chauffer ces amas de fagots que je laisse sous mes hangars à la disposition de ceux qui en ont réellement besoin.

« En un mot, vous détruiriez votre château, vos propriétés, vos richesses ! Vous voyez que votre mauvaise action serait non-seulement un crime, mais, qui pis est, une grosse sottise, au point de vue de votre bien-être et de vos intérêts. » Voilà, mon cher monsieur, poursuivit le comte, le langage que je tins à mes paysans, et ils le comprirent.

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, votre conduite a été admirable ! Chaque fois que l’on s’adresse aux sentiments nobles et généreux du peuple, on est sûr d’en être écouté et compris !

— Je ne partage nullement votre opinion, me répondit le comte, en accompagnant ces paroles d’un sourire plein de finesse et de profondeur. Il ne faut jamais, au contraire, en appeler à la générosité du peuple, mais bien s’adresser toujours à sa logique et à son intérêt. Les masses ne tiennent jamais compte des intentions ; elles n’apprécient et ne comprennent que les faits : on ne peut dominer le peuple que par le bien-être matériel. Pour moi, la stabilité des pouvoirs à venir est là ! Sauront-ils jamais apprécier l’importance de cette question ? C’est ce que j’ignore !

À présent, pour en finir avec ces éclaircissements, je dois avouer que j’ai été récompensé de mon bon sens par une heure d’un bonheur ineffable.

Lorsque la loi sur la destruction des titres féodaux a été publiée, j’ai voulu éprouver mes anciens vassaux et essayer mes forces. Je fis donc porter mes archives à la municipalité. Une heure après, une charrette, couverte de branchages et de verdure, s’arrêtait, entourée et accompagnée par tous les paysans, à la porte de mon château ; cette charrette contenait mes parchemins, que l’on me rapportait intacts. Ma foi ! à quoi bon le cacher, j’ai éprouvé en ce moment une émotion irréfléchie et délicieuse… J’ai pleuré…

— Ah ! je conçois ces larmes, m’écriai-je attendri par le récit de mon hôte. Eh bien ! prétendrez-vous encore que le peuple ne possède pas la mémoire du cœur ?…

— Certainement, que je le prétends ! continua-t-il. Dans cette ovation, qui m’était décernée, il entrait peut-être bien un peu de reconnaissance ; mais l’intérêt était le sentiment qui y dominait…

— Comment cela ? Je ne vous comprends pas.

— C’est bien simple : mes paysans, sans se rendre compte au juste de ce calcul, avaient réfléchi que, se trouvant parfaitement heureux avec moi, que possédant pour ainsi dire dans ma personne un homme d’affaires, probe, fidèle et dévoué, il était de leur intérêt, pour jouir de la continuation de ce bonheur, de me conserver à tout prix. Or, comme la marque de sympathie qu’ils me donnaient devait, à leurs yeux, assurer ce résultat, et qu’au fond elle ne leur imposait aucune peine et aucun sacrifice, ils s’étaient empressés de saisir l’occasion. Voilà le fin mot de mon triomphe. Je voudrais, quant à moi, si jamais je devenais le pouvoir, faire trembler les mécontents et les opposants à la menace de ma retraite !…

— Vous voulez vous montrer à moi, monsieur, dis-je à mon hôte, beaucoup plus sceptique que vous ne l’êtes…

— Non, parole d’honneur. Ce que je vous dis, je le crois. Mais je m’éloigne du sujet de notre conversation, ou, pour être plus exact, des explications que vous désirez ! N’ayant rien à redouter de mes paysans, qui savaient que leur bien-être était attaché à ma tranquillité, j’avais encore à redouter les nouvelles autorités révolutionnaires. Ma foi, je ne vous le cacherai pas, j’ai employé auprès d’elles, toujours par suite de mon système, les moyens d’une corruption indirecte. J’ai mêlé leurs intérêts aux miens.

La fille du maire, par exemple, est fiancée à un homme qui est à moi depuis vingt ans ; le procureur syndic du district est le neveu de mon intendant, dont toute la fortune doit lui revenir un jour ; j’ai fait nommer un de mes anciens valets de chambre huissier du département, et comme il a une nombreuse famille, je lui compte toujours ses gages ; enfin, un jeune homme que j’ai fait élever vient d’être placé commis au département. Tout le monde est donc intéressé à ma prospérité, et par conséquent, personne ne songe à me nuire. Voilà pourquoi je puis, en pleine révolution, donner le spectacle étrange de cette indépendance qui vous a si fort étonné.

— Je vous remercie beaucoup, monsieur, de la confiance que vous voulez bien me montrer en me donnant toutes ces explications, mais il est encore une question que je voudrais bien vous adresser. Je ne puis comprendre comment un homme, doué d’un esprit d’observation aussi remarquable que celui que vous possédez, ait pu justement se confier au premier venu, c’est-à-dire à une personne dont il ne connaît, ni la famille, ni les antécédents !… Enfin, ne pourrais-je pas être un traître !

— Vous croyez que je ne vous connais pas, me répondit le comte en souriant, Vous commettez là une grave erreur. Vous n’étiez pas depuis cinq minutes au château, que je savais déjà à quoi m’en tenir sur votre compte.

— Voilà qui me semble fort et mérite une explication.

— Elle sera facile. D’abord et avant tout, croyez qu’un vieux capitaine de cavalerie se connaît mieux en hommes qu’un philosophe. Ensuite, pour en venir à vous, rappelez-vous quelle a été votre entrée au château…

— Elle a été un peu orageuse.

— Justement ; c’est-à-dire que, devant une insulte, vous vous êtes montré plein de violence et d’indignation ! Or, un homme emporté est rarement un traître. Du moment que je vous ai vu poursuivre avec tant de fureur mon malheureux et coupable intendant, j’ai su que je pouvais me fier à vous, que vous n’abuseriez pas de mon hospitalité !

Le comte achevait de prononcer ces paroles lorsque la voiture s’arrêta. Nous venions d’arriver à Roussillon.

Ce ne fut pas sans un certain plaisir que je revis Anselme, car je me trouvais si seul au monde depuis que j’avais quitté la maison paternelle ; que j’étais heureux de me voir un camarade. L’ex-dominicain me raconta qu’il avait été assez bien hébergé par de braves cultivateurs à qui son entretien avait dû coûter une année de leur revenu. Anselme, généreux, humain et bon garçon en toute circonstance, devenait impitoyable lorsqu’il s’agissait de son estomac.

De Roussillon, nous prîmes notre route par Valence et Montélimar, où notre bataillon arriva en assez mauvais état.

J’ai souvent été à même de remarquer que la plupart du temps les voyageurs jugent les endroits qu’ils ont parcourus bien plus d’après le plaisir qu’ils y ont trouvé que d’après ce qu’ils sont réellement. Le lecteur me permettra donc, contrairement à l’opinion émise par plusieurs touristes, de prétendre que Montélimar est la plus jolie ville que je connaisse dans le monde entier. Je dois ajouter que, grâce à une heureuse rencontre que nous fîmes, Anselme et moi, nous y fûmes admirablement hébergés. Voici le fait en peu de mots.

Nous étions, mon compagnon et moi, en avance d’environ un quart d’heure sur le bataillon, quand nous fûmes abordés par un de ces bourgeois désœuvrés, et sans cesse pourtant en mouvement, que l’on aperçoit d’ordinaire parcourant, la canne à la main, les avenues de leur ville, afin d’être les premiers instruits des nouvelles qui arrivent.

Notre homme, en apercevant deux militaires dont les habits poudreux témoignaient suffisamment qu’ils venaient de loin, s’empressa d’accourir vers nous.

À peine, tant il avait envie d’entamer la conversation, prit-il le temps de nous saluer, puis entrant tout de suite en matière, il nous demanda si notre régiment devait arriver bientôt ; s’il revenait de l’armée, s’il s’y rendait ; si nous nous étions souvent trouvés au feu ; si nous avions une belle musique, si nos sapeurs portaient de longues moustaches ; quelle était la taille de notre tambour-major ; si enfin nous comprenions le provençal ?

Anselme, qui flairait déjà sans doute un bon repas, répondit avec beaucoup de complaisance à toutes ces questions, et finit en ajoutant que nous ne comprenions, en fait de langues, que le latin et le français !

— Vous avez donc étudié, citoyens ? nous demanda le bourgeois en nous regardant avec une surprise mêlée de respect. Puis-je vous demander, en ce cas, jusqu’où vous avez poussé vos classes ?

— Jusqu’à la théologie inclusivement, répondit Anselme.

— Est-il possible ! Pourriez-vous m’expliquer ce livre latin que je porte toujours partout avec moi.

— Rien de plus facile, dit Anselme avec une magnifique impudence. Voyons ce livre ! Bon. Ce sont les vêpres. Laudate pueri nomen Domini ! « Enfants, louez le Seigneur. »

— Voilà qui est parfaitement rendu, s’écria le bourgeois, mais si je vous demandais le mot à mot de cette phrase…

— Oh ! dit Anselme d’un air confus, c’est un mot à mot pour les petits enfants. N’importe : pueri, enfants, laudate, louez, nomen, le nom, domini, du Seigneur.

— Seriez-vous en état, citoyens soldats, de me traduire toujours à livre ouvert, un des sept psaumes de la Pénitence.

— Il n’y a rien que nous ne puissions, mon camarade et moi, traduire à livre ouvert ! répondit Anselme d’un air superbe. Donnez votre livre à mon ami et vous allez voir !…

Comme ce bourgeois me paraissait être un excellent homme, et que je n’avais rien de mieux à faire, je me prêtai avec complaisance à son innocent désir, et je me mis à traduire le psaume tout en marchant.

Je ne puis dire l’admiration que lui causa une si grande science.

— Sans dictionnaire ! sans dictionnaire ! répétait-il en emboîtant son pas sur le mien, c’est à n’y pas croire ! Ah ! citoyens, ajouta-t-il lorsque j’eus terminé, à partir de ce moment jusqu’à celui où vous quitterez Montélimar, je vous confisque à mon profit. Je vois que vous êtes des jeunes gens de très-bonne famille, peut-être des fils de procureurs ou d’avocats. Soyez assurés que si vous daignez consentir à accepter mon hospitalité, je vous traiterai comme vous méritez de l’être.

Anselme, ravi de la perspective que cette déclaration offrait à sa sensualité, s’empressa d’accepter.

Notre bon bourgeois, craignant sans doute de nous perdre, nous accompagna, lorsque nous fûmes arrivés dans la ville, jusqu’à la municipalité ; puis une fois qu’Anselme eut pris en argent nos étapes, il s’empara de nos deux bras et nous conduisit en triomphe chez lui.

Il nous apprit pendant ce trajet, qu’avant la révolution il était greffier, et qu’avec le produit de son office, il avait payé les premières annuités d’un bien fonds de deux mille écus de rente, sur lequel il vivait alors tout doucement avec sa famille.

— Quant à mon opinion, ajouta-t-il, à vous parler franchement, je n’en ai pas une de bien formée. Mon caractère timide et obligeant m’a toujours empêché d’entrer sérieusement dans un parti, car je sens qu’il me serait impossible de contredire et de combattre mes adversaires.

Je suis fort bien avec tout le monde. J’invite à dîner les patriotes les plus turbulents, et je salue les modérés ; je parle avec de grands éloges du nouveau régime, mais je ne dis jamais de mal de l’ancien. Grâce à ma vieillesse et à la jeunesse de mes enfants, je ne crains pas la réquisition militaire. Il n’est malheureusement pas impossible que je ne sois guillotiné un jour, mais en attendant, je passe assez tranquillement ma vie.

Ce type du bourgeois timide, circonspect et philosophe restera, si je ne me trompe, parmi les figures intimes que laissera la révolution. J’en ai déjà, pour ma part, rencontré, depuis le commencement de l’an II, une quantité considérable.

La femme de l’ancien greffier, malgré les éloges exagérés que son mari lui fit de nous, nous reçut avec une froide politesse. Toutefois l’heure du souper étant venue, nous trouvâmes une table si admirablement servie, qu’Anselme, trop vivement ému, manqua de tomber en faiblesse.

— Vraiment, mon cher Alexis, me dit-il, en sortant deux heures plus tard de table, ce greffier présente peut-être certains côtés ridicules dans sa personne ; mais au fond, je le crois doué de qualités solides. Réellement, je serais heureux de me trouver à même de pouvoir lui être utile, afin de lui prouver que ce n’est pas un ingrat qu’il a si bien fait souper ce soir.

Anselme ne se doutait guère en formant ce souhait, que le hasard devait se charger de le réaliser quelques heures plus tard.

Nous dormions encore d’un profond sommeil lorsqu’un grand bruit et un mouvement extraordinaire qui avait lieu dans la maison nous réveillèrent, Anselme et moi, presque en sursaut.

On montait, on descendait avec rapidité, on ouvrait et on fermait les portes avec violence. Un grave événement devait se passer.

Nous nous levâmes aussitôt, et nous étant habillés en toute hâte, nous descendîmes au salon, qui était situé au rez-de-chaussée.

La première chose que nous aperçûmes en entrant fut notre brave hôte, l’ex-greffier, qui, assis sur un canapé, entre su femme et ses deux jeunes enfants, pleurait à chaudes larmes.

Sa famille observait un morne silence.

Une vieille bonne, placée droite, immobile, le col tendu, la bouche béante, devant ses maîtres, et portant sur la figure l’expression d’un grand effroi, complétait l’ensemble de ce triste tableau.

— Que vous est-il donc arrivé, mon cher hôte ? demandai-je vivement au greffier.

— Hélas ! me répondit-il avec un gros soupir, vous en moi un homme qui n’a plus longtemps à vivre !… Je ne puis tarder à être guillotiné…

À cette réponse, Anselme et moi, ne pûmes garder notre sérieux, et nous éclatâmes de rire.

— Votre gaîté me prouve, mes bons amis, continua notre hôte, que vous ne croyez pas à mes paroles… Vous vous imaginez que, craintif comme je le suis, j’ai dû prendre une ombre pour la réalité et que je m’alarme à tort !… Hélas ! que n’en est-il ainsi ! Mais je vous le répète, le danger qui ne menace n’est que trop réel : rien ne peut me sauver.

Le malheureux, en s’exprimant ainsi, avait l’air si sérieux et si convaincu, que nous commençâmes à croire, Anselme et moi, que la chose pouvait être plus grave que nous ne l’avions pensé d’abord. Nous le priâmes de s’expliquer.

— Mon Dieu, mes bons amis, dit-il après un moment d’hésitation, je ne vois pas trop pourquoi je ne me confierais pas à vous ! Des jeunes gens aussi bien élevés que vous l’êtes, et qui ont fait de si bonnes études, ne peuvent être doués que d’un cœur généreux ; au reste, songeriez-vous, ce que je ne puis admettre, à me trahir, que cela n’aggraverait encore en rien ma position, car elle est désespérée. Voici le fait : jugez.

Je m’étais lié, dans le temps, — pensant que cela aiderait à ma tranquillité, — avec le président du district ; or, ne voilà-t-il pas qu’un jour ce malheureux arrive à quatre heures du matin, chez moi, m’annonce qu’il est poursuivi en qualité de fédéraliste, et me prie de lui garder une liasse de papiers très-importants, et dont la saisie le conduirait, tout droit, me dit-il, à l’échafaud, Je dois me rendre cette justice, qu’en voyant ce président proscrit et tombé en disgrâce, ma première pensée fut d’abord de refuser le dangereux dépôt qu’il me confiait ; toutefois, je réfléchis que peut-être bien les fédéralistes arriveraient plus tard au pouvoir, et qu’il ne serait pas d’une mauvaise politique de m’assurer, par un léger service rendu d’avance à l’un d’eux, d’un ami puissant dans leur parti. Je pris donc les papiers et les serrai dans un grand cabinet noir qui me sert de pièce de dégagement.

Voilà près de quatre mois que ce dépôt m’avait été fait, et vraiment je n’y pensais même plus, lorsque ce matin, au point du jour, un membre du comité révolutionnaire a sommé, au nom de la loi, ma domestique de lui ouvrir, et a mis les scellés sur la porte du fatal cabinet. Adieu, citoyen intègre, m’a-t-il dit en s’en allant, je n’ai pas le droit de procéder moi-même à une perquisition ; mais tu recevras dans la journée la visite du comité, qui viendra en corps lever les scellés. Je doute fort que tu sortes de cette affaire-ci avec ta tête.

Le malheureux greffier, à cet endroit de son récit, s’arrêta un moment, versa de nouvelles larmes et reprit enfin d’une voix qui ressemblait à un sanglot :

— Vous comprenez, mes amis, qu’une fois le membre du comité parti, mon premier soin a été de voir s’il ne me serait pas possible de pénétrer dans le cabinet sans toucher aux scellés. Hélas ! ce réduit ne possède ni une issue ni une lucarne, et, à moins de creuser le plancher, je ne devine pas trop par quel moyen on pourrait s’y introduire pour soustraire ces papiers qui doivent me conduire tout droit à l’échafaud. À présent, que vous connaissez ma position, n’ai-je pas raison de pleurer ?

— On a toujours tort de perdre son sang-froid, et de se lamenter, — répondit Anselme ; — au reste, je conviens que votre position est extrêmement critique et que vous ne vous exagérez nullement les conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour vous. Après tout, par le temps d’exécutions qui court, ce n’est pas le diable que d’être guillotiné.

À cette consolation peut-être un peu hasardée et inopportune, l’infortuné greffier éclata en sanglots déchirants. Ses enfants s’unirent à son bruyant désespoir, et ce fut une scène de désolation à attendrir un tigre.

— Parbleu, dit Anselme en élevant de nouveau la voix, puisque cela vous répugne tant d’être guillotiné, il faut absolument que je trouve le moyen de vous tirer d’affaire.

L’ex-dominicain se mit alors à réfléchir profondément, tandis que l’infortuné greffier, les yeux fixés sur lui avec un indicible sentiment d’espoir et de crainte, semblait vouloir suivre et deviner ses pensées.

Quant à moi, quoique cette scène eût son côté burlesque, cependant son dénoûment menaçait d’être, selon toutes les probabilités, si sérieux et si sanglant, que je ne pouvais m’empêcher de ressentir une vive émotion.

— Mes amis, s’écria tout à coup Anselme, j’ai trouvé ce que je cherchais. Un peu d’intelligence et d’audace, et nous sortirons à notre honneur de ce mauvais pas. Silence, estimable greffier ! Vous me parlerez plus tard de reconnaissance, si bon vous semble. Pour le moment, nous n’avons pas de temps à perdre, allons droit au but et ne nous amusons pas en route. Dites-moi, le cabinet qui renferme les papiers de l’ancien président du district, est-il grand ?

— À peu près comme la moitié de ce salon…

— En ce cas vous êtes sauvé ! Essuyez vos larmes et suivez-moi.

— Anselme, m’écriai-je, fais bien attention à tes paroles. Donner un trop grand espoir à notre hôte serait, si tu n’es pas certain de l’infaillibilité de ton moyen, une légèreté coupable et cruelle. Réfléchis donc, je t’en supplie, avant de te prononcer avec tant d’assurance.

— Ne crains rien, cher ami. Je ne me suis pas avancé comme un étourdi qui ne tient pas compte des obstacles et ne voit que ce qu’il désire voir. J’ai tout pesé, tout calculé, et je répète que je suis certain du succès, pour peu, ce qui ne sera pas difficile, que l’on me seconde dans l’accomplissement de mes projet.

— Monsieur, s’écria en ce moment une domestique en entrant précipitamment dans le salon, je viens d’apercevoir au bout de la rue le même membre du comité révolutionnaire, déjà venu ce matin, qui se dirige encore vers la maison.

— C’est bien, ma bonne, dit froidement Anselme ; rendez-vous au-devant de lui et faites en sorte de l’arrêter cinq minutes !… Ayez l’air de vouloir lui faire des révélations, paraissez hésiter aux questions qu’il vous adressera, et finissez par répondre toujours ces seuls mots : « Oh ! quant à cela, citoyen, je ne sais pas. »

— C’est bien, monsieur, j’obéis ! répondit la domestique en s’en allant aussitôt.

— À présent, mes amis, nous dit Anselme, les secondes valent des années, Montons vite !