Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/VII

Alexandre CADOT (1p. 20-23).

VII

Un matin que j’étais à respirer l’air sur le devant de la porte, je vis passer le maire du village, et je me déterminai à mettre à profit cette occasion, pour accomplir mon projet.

Courant aussitôt au-devant de l’officier, municipal et l’arrêtant par sa carmagnole :

— Citoyen, lui dis-je, j’ai besoin de te parler et je te prie de m’écouter avec attention. Je ne suis encore que simple caporal, c’est vrai ; mais je t’avertis que mon cousin germain fait partie de la Convention, qu’il m’est tout dévoué, ne voit que par mes yeux et m’a prié de lui adresser des rapports sur la province et sur les campagnes… À présent, j’arrive au fait…

— Ton uniforme seul suffit pour te valoir ma bienveillance, citoyen défenseur de la patrie, me répondit le maire d’un ton qu’il essaya de rendre gracieux.

— Il ne s’agit pas ici de bienveillance, il n’est question que de justice, Tu m’as envoyé comme garnisaire dans la cabane du citoyen Roger…

— Aurais-tu à te plaindre de lui ? Qu’il tremble !

— Tout au contraire, c’est lui qui a à se plaindre de moi, ou pour être plus exact, de la République. Je prétends que le laboureur Roger, honnête et brave travailleur qui gagne à peine de quoi soutenir sa famille, a le droit de se plaindre de ce que, ne pouvant qu’au moyen de la plus stricte économie joindre, comme on dit, les deux bouts, on lui ait envoyé un garnisaire.

En frappant ainsi le paysan probe et laborieux, ce n’est pas seulement un pauvre homme sans défense bien, mais bien aussi la République que l’on attaque ; car ces injustices la font haïr…

— Mais, citoyen, je te ferai observer, me dit le maire stupéfait de ce langage si nouveau pour lui…

— Tu ne me feras rien observer du tout ! continuai-je en l’interrompant. Il faut que j’écrive aujourd’hui une longue lettre à mon cousin de la Convention, et je n’ai pas de temps à perdre, Terminons donc au plus tôt cette affaire. Je désire, ou je veux, choisis l’expression qui te conviendra le mieux, que tu m’assignes un autre logement. Et, entendons-nous bien, je désire que ce soit chez un homme riche, ou du moins à son aise, afin que ma présence ne soit pas pour lui une cause de sacrifices au-dessus de ses moyens.

Le maire réfléchit pendant quelques secondes, puis, me regardant entre les yeux :

— Es-tu brave, citoyen ? me demanda-t-il enfin.

Je sentis à cette question le rouge me monter au visage ; mais, faisant un effort sur moi-même pour contenir mon indignation :

— Je suis Français et je porte l’uniforme de la République, lui répondis-je froidement.

— Pardon, je n’ai pas voulu t’offenser ! Mais c’est que, vois-tu, il y a bravoure et bravoure. Tel homme se bat comme un lion sur un champ de bataille, qui tremble au moment d’entrer dans un salon. Tel autre monte en héros, aux sons de la musique et des trompettes, à l’assaut d’une redoute, qui, seul, la nuit, dans la campagne, se trouvant perdu, et sachant que dans les environs rôde un ennemi, se blottit dans un buisson et attend, en proie à toutes les angoisses de la terreur, l’arrivée du jour.

— Voici bien des phrases pour une adresse que je te demande.

— Je tenais à t’avertir… Mais je vois que tu comptes sur toi-même… Suis-moi, je vais te donner un nouveau billet de logement.

— Très-bien ! Et pour aller chez qui ?

— Eh mais, chez notre seigneur !

— Que dis-lu ! chez votre seigneur ! répétai-je avec surprise.

— C’est un reste d’habitude, me répondit le maire en rougissant jusqu’aux oreilles, je voulais dire chez le citoyen Pierre, l’ex-baron ou marquis de je ne sais plus quoi ! Tiens, citoyen, voici ton billet de logement ; bien du plaisir et beaucoup de chance.

Je fus prendre congé de Roger et de sa bonne famille ; quoique mon nouveau billet de logement ne dût m’éloigner d’eux que d’une heure de marche, ils pleurèrent en me disant adieu, comme si je partais pour un lointain voyage.

Après avoir recueilli quelques indications sur ma route, j’arrivai enfin devant un magnifique château qui était entouré d’un parc immense, et éloigné de toute habitation : c’était là la demeure que m’assignait mon billet de logement.

Remarquant que la grille d’entrée n’était pas fermée à clé, je la poussai et pénétrai hardiment dans la cour.

Je m’aperçus alors avec étonnement que des écussons en pierre, sculptés sur les murailles, écussons qui représentaient sans doute les armes des propriétaires du château, avaient été respectés par la main des hommes ; aucune mutilation ne se voyait ; seulement ces insignes féodaux étaient recouverts par une légère couche de mortier, qui en altérait à peine les formes.

— Je connais à présent, sans les avoir même entrevus, les propriétaires de ce château, pensai-je.

Comme personne ne se présentait pour me recevoir, je frappai avec la crosse de mon fusil le pavé de la cour, et me mis à détacher tranquillement mon sac, ainsi qu’un homme qui, se sachant chez lui, ou du moins ne doutant pas que l’on puisse songer un instant à lui refuser l’hospitalité, n’a besoin ni d’encouragement, ni de permission pour se mettre à son aise.

Les courroies de mon sac passées sous mon bras et les boutons de mon habit à moitié défaits, j’allais, voyant que l’on ne venait pas à ma rencontre, me diriger vers le perron qui conduisait aux logements du château, lorsqu’un gros petit homme, revêtu d’un habit gris à boutons d’or, et porteur d’une volumineuse perruque, apparut au haut du perron, m’observa un instant en silence, et daigna enfin se diriger vers moi.

Au reste, comme il est probable que cette démarche lui coûtait, le gros petit homme ferma à moitié ses yeux, rejeta sa tête en arrière et me regarda avec une insolence et un air de mépris profond.

Je jugeai que j’allais avoir affaire au baron, et je me promis de lui rendre la monnaie de sa pièce et de lui faire payer cher son outrecuidance. Ce fut lui qui le premier prit la parole :

— Holà ! l’homme au fusil et au sac, me dit-il en pinçant les lèvres et en s’arrêtant à deux pas de moi, que voulez-vous ? Qui vous amène ici !

— Je viens ici en garnisaire ! lui répondis-je fort doucement, afin de le laisser se mettre bien dans son tort.

— Garnisaire ! Qu’est-ce cela ? répéta le baron, en haussant les épaules d’un air de mépris, encore quelque invention patriotique ! Merci, l’ami, nous n’avons pas besoin ici de cette marchandise, vous pouvez continuer voire chemin.

— Veuillez lire auparavant cet ordre, citoyen, lui répondis-je toujours avec la même modération.

— Un ordre ! et de qui ? Il y a donc encore un pouvoir en France ?

— Mais il y a, si je ne me trompe, celui de la république !

— Pardon, monsieur, je ne connais pas, me dit le baron en jetant à mes pieds mon billet de logement.

Ma foi, cette dernière insulte comblait la mesure ; j’éclatai :

— Misérable insolent ! lui dis-je en m’avançant tout contre lui, il existe encore un pouvoir dont je ne vous ai pas parlé : c’est celui que possède l’homme de cœur sur le lâche, celui que je dois exercer sur vous ! Ramassez ce papier, misérable !… vite… sans perdre une seconde… ou craignez que je n’oublie dans ma colère le mépris que vous méritez seul, et que je vous traite avec une brutalité dont je me repentirais plus tard en songeant à votre poltronnerie, mais dont vous commenceriez par être la victime.

Le baron, devinant sans doute à ma pâleur, à l’animation de mon regard et au tremblement de ma voix, que je ne pourrais plus me contenir longtemps, et craignant peut-être que je fisse usage de mon fusil, se décida à ramasser le billet de logement qui gisait honteusement à mes pieds, et me le rendit.

— La réparation n’égale pas l’offense, lui dis-je ; je n’accepterai ce billet de vous que lorsque vous me le présenterez à genoux… et prenez garde… votre hésitation pourrait vous coûter la vie !…

Le baron, me voyant soulever mon fusil, tomba à mes pieds et consenti à l’affreuse démarche que j’exigeais de lui.

— À présent, citoyen, lui dis-je, nous sommes quittes ; si vous vous repentez d’avoir été un lâche, et que vous vous sentiez assez de courage pour vouloir venger votre honneur, je suis à vos ordres.

Le baron, pour toute réponse, se releva et se sauva à toutes jambes en criant à l’assassin et au secours.

Ne voulant pas rester dehors et craignant qu’il ne refermât les portes derrière lui, je me mis à sa poursuite et pénétrai à sa suite dans le château.

Je dois avouer que cette conduite inqualifiable me paraissait de la part d’un noble, — car mon opinion ne me rend pas injuste, et je ne voudrais pas nier l’admirable courage de la noblesse française, — un fait aussi extraordinaire qu’inexplicable.

À peine venais-je, toujours à la poursuite du baron, de franchir les marches du perron, que je me trouvai entouré par cinq à six domestiques qui se tenaient dans l’antichambre.

— Si l’un de vous me touche, je l’étends mort à mes pieds !

Cette menace sembla, — car ils me serraient de trop près déjà pour que je pusse faire usage de mon fusil, — médiocrement effrayer les drôles.

— Assommez ce bandit ! criait de son côté le baron en excitant ses valets.

C’était une scène de confusion impossible à décrire.

Dieu sait quel eût été pour moi le dénoûment de cette aventure, et j’avoue que je songeais déjà à battre en retraite, quand à l’aspect d’un homme âgé d’environ cinquante ans, fort simplement vêtu, d’une figure et d’une démarche imposantes, qui entra, venant de l’intérieur du château, dans l’antichambre, un grand silence se fit.

— Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il donc ? Pourquoi ce tumulte et ces cris ? demanda le nouveau venu d’une voix ferme et accentuée.

— Il y a, citoyen, lui répondis-je, que je suis tombé dans un guet-apens.

— Qui êtes-vous, monsieur ? Comment vous trouvez-vous ici ?

— L’uniforme que je porte répond à votre question ; quant à ma présence dans ce château, ce billet de logement la motive !

L’inconnu prit le billet que je lui présentais, y jeta les yeux, et, me le rendant avec beaucoup de politesse :

— Vous êtes parfaitement en règle, me dit-il, mais cela ne m’explique pas la scène de violence qui se passait tout à l’heure ! Vous aurait-on manqué d’égards ? Auriez-vous à vous plaindre de mes gens ?

À cette question, je compris que je m’étais grossièrement trompé en prenant le gros petit homme aux boutons d’or, pour le maître du château, et que ce titre appartenait à mon nouvel interlocuteur.

— Oui, citoyen, lui répondis-je, on a voulu en effet m’insulter, mais comme ma vengeance a dépassé l’offense, je n’ai plus à me plaindre…

— Votre conduite est inexcusable, s’écria-t-il en s’adressant d’un air sévère aux domestiques qui, tremblants et confus, n’osaient plus lever les yeux. L’uniforme d’un soldat français, quelle que soit la couleur de la cocarde qui le surmonte, a droit, ne l’oubliez pas, aux respects de tous !… Quant à l’hospitalité, c’est là un de ces devoirs sacrés que l’on doit toujours exercer, non-seulement avec conscience, mais encore avec bonheur. Remerciez ce militaire de sa générosité qui l’empêche de me livrer le nom des coupables.

Les domestiques, confus, me balbutièrent aussitôt des excuses, dont j’arrêtai l’expression par un signe de main : je remarquai que le gros petit bonhomme aux boutons d’or était, de tous, celui qui se montrait alors le plus humble vis-à-vis de moi : j’appris plus tard qu’il remplissait au château les fonctions d’intendant.

— Si vous voulez me suivre, je vais vous conduire moi-même à votre chambre, me dit l’inconnu.

Je m’inclinai eu signe d’adhésion et de remercîment, et je suivis mon guide. Une minute plus tard, j’étais installé dans une pièce magnifiquement meublée, et dont les croisées donnaient sur le parc.

— Vous trouverez ici tout ce qu’il vous faut pour votre toilette, me dit alors mon bienveillant conducteur. Au reste, si vous manquiez de quelque chose, vous n’auriez qu’à sonner : les domestiques sont à vos ordres.

— Vraiment, monsieur le baron, lui répondis-je, je ne sais comment vous remercier de votre bienveillante complaisance. Il est impossible d’exercer l’hospitalité d’une façon plus gracieuse.

— C’est moi qui dois vous remercier de ce titre de baron que vous venez, par pure courtoisie et en homme bien élevé, de me donner, me dit-il en souriant, seulement, vous vous êtes trompé, je ne suis pas baron. Avant l’abolition de la noblesse, on m’appelait comte. Mais le moment du dîner s’avance, nous dinons au château à une heure, et à peine vous reste-t-il quelques minutes pour songer à votre toilette. Désirez-vous que je vous envoie mon valet de pied ? Non, dites-vous, très-bien ! alors je vous ferai avertir lorsque nous nous mettrons à table, car j’espère que vous voudrez bien nous faire l’honneur, à moi et à ma famille, de partager notre modeste ordinaire. À revoir !

Le comte me salua alors d’une légère inclination de tête et s’en fut, me laissant en proie à un assez vif sentiment de surprise, — Quel peut-être cet homme ? me demandai-je tout en époussetant mon uniforme souillé de poussière. Un traître où un orgueilleux ? Car enfin, pour qu’il ose rester en ce moment en France, il faut qu’il soit soutenu par l’accomplissement d’un grand devoir au par une rare impudence ! Il faut nécessairement, ou qu’il se croie indispensable à son parti, où qu’il soit imbu de l’idée que la République n’oserait poursuivre un homme de sa condition !

J’achevais mon monologue et ma toilette, lorsque le comte vint lui-même m’annonçer que l’on allait servir le diner. Je m’empressai de le suivre.

Après avoir traversé plusieurs pièces, dont j’admirai en passant la richesse, je pénétrai dans une magnifique salle à manger gothique, où j’aperçus une table luxueusement dressée. Il y avait sept couverts.

Presque au même instant une porte à doubles battants s’ouvrit, et un valet en grande livrée annonça :

— Monsieur le marquis, monsieur le chevalier, mesdemoiselles, monsieur l’abbé.

On conçoit avec quelle curiosité mon regard se porta sur les nouveaux venus. Le premier qui entra, celui que le valet ait appelé monsieur le marquis, était un grand et beau vieillard à la moustache rude et blanche, à l’aspect martial. Son visage, sillonné d’une énorme balafre et de rides profondes, ressemblait à ces figures d’anciens guerriers que l’on trouve dans les tableaux du moyen âge.

Le chevalier, enfant de seize à dix-sept ans, ne présentait rien de remarquable dans sa personne, si ce n’est une allure dégagée et une expression d’intrépidité et d’étourderie qui, du reste, me parurent s’allier fort bien avec sa taille dégagée et sa jambe bien faite ; il portait un habit de cour de la dernière fraîcheur.

Les deux demoiselles, suivant le chevalier, pouvaient avoir de treize à quatorze ans : elles promettaient de devenir de fort jolies femmes. Quant à l’abbé, gros homme trapu, à la figure insignifiante et colorée, il n’attira que médiocrement mon attention, j’avais déjà vu beaucoup de ses collègues qui lui ressemblaient.

Le comte, avant de se mettre à fable, me présenta aux convives ; j’appris ainsi que le beau vieillard, son frère ainé, était un ancien commandeur ; que le chevalier était le fils de mon introducteur, et les demoiselles, ses filles.

À peine étions-nous assis qu’un essaim de valets, tous en grande livrée, envahit la salle à manger et se mit à nous servir avec autant de zèle que d’intelligence.

Le comte et le marquis leur ayant adressé plusieurs fois la parole, ceux-ci leur répondirent constamment en employant la troisième personne et en leur donnant leurs titres. Je croyais rêver.

— Je vois à votre air étonné, caporal, me dit en souriant le comte, que notre intérieur vous surprend à l’égal d’un mystère. Mon Dieu ! cela s’explique pourtant d’une façon bien simple, par l’habitude. Voilà vingt ans que nos domestiques sont habitués à nous traiter avec respect et à nous appeler marquis, comte et chevalier ; ils n’ont pu se faire encore aux nouveaux usages et se décider à nous traiter de citoyens. Et puis, en vérité, nous ne sommes pas aussi coupables que nous en avons l’air de prime-abord. Il faut nous excuser de vivre de notre ancienne vie, puisque la nouvelle société ne nous reconnaît pas et que les lois nous laissent à la porte.

— Jusqu’à ce que nous les y mettions nous-mêmes, s’écria avec pétulance le jeune chevalier, et j’espère que cela ne sera pas trop long.

— Mon fils, — lui dit son père d’un ton moitié affectueux et moitié sévère, — vous venez de prononcer là de mauvaises paroles. Oubliez-vous devant qui vous parlez ?

Le comte me désigna alors, et, me saluant légèrement, fit une pause et poursuivit : — devant un défenseur du pouvoir actuel, devant un soldat de la République.

— Monsieur, lui dis-je, je vous remercie du tact exquis avec lequel vous avez averti votre fils, et cela en évitant de me froisser, du danger auquel il pourrait s’exposer en s’exprimant ainsi qu’il vient de le faire, devant un inconnu, Rassurez-vous. J’aime la République, et, par conséquent, je suis loin d’éprouver de l’enthousiasme pour les misérables qui nous gouvernent aujourd’hui.

Mon opinion est que l’on doit, avant tout, respecter celle des autres : que tant qu’un citoyen ne trouble pas la paix publique, ne prêche pas la révolte et se contente d’exprimer simplement ses souhaits, la société n’a rien à lui reprocher. J’aime la liberté d’un amour trop pur pour la confondre avec l’odieuse tyrannie qui courbe et avilit aujourd’hui la France, et je hais la démagogie de toutes les forces de mon honnêteté et de mon âme. Au reste, seriez-vous des conspirateurs et auriez-vous l’imprudence de dévoiler devant moi vos plans et vos projets, que votre qualité de mon hôte vous garantit de ma discrétion.

Le comte m’avait écouté en silence et ses yeux fixés sur les miens.

— Monsieur, me répondit-il en souriant lorsque j’eus cessé de parler, cette fois est le première de notre vie que nous nous soyons vus ; jamais encore, n’est-ce pas, nous ne nous étions trouvés en présence ? Eh bien ! d’après les paroles que vous venez de prononcer, je crois pouvoir, sans me tromper, vous dire qui vous êtes.

— Dites, monsieur, j’avouerai si vous trouvez juste.

— Vous ne vous fâcherez pas de ma franchise ?

— J’aurais à cela d’autant plus mauvaise grâce que votre intention, j’en suis persuadé, n’est nullement de m’offenser.

— Que Dieu me préserve d’une semblable pensée ! À la façon quasi-solennelle, presque pompeuse, et, passez-moi ce mot, que je vous supplie de ne pas prendre en mauvaise part, un peu guindée dont vous vous exprimez, il est évident pour moi que vous êtes un membre de ce que l’on appelait jadis la bonne bourgeoisie. Monsieur votre père devait appartenir, soit aux affaires, soit à la magistrature secondaire.

— Vous avez deviné juste, monsieur, j’en conviens. Que voulez-vous, nous autres bourgeois, nous n’avons jamais fréquenté la cour, et nous devons pécher par notre manque d’usage.

— Ah ! voilà que vous vous piquez, vous avez tort ! Je ne prétends nullement que la bourgeoisie, et croyez que la politesse n’entre pour rien dans ce que je vous dis-là, soit, ni par ses manières, ni par son intelligence, inférieure à la noblesse ; non, telle n’est point ma pensée, Je constate seulement qu’elle en diffère ! La hauteur que montrait la noblesse prouvait qu’elle sentait le besoin de cacher, par une fausse dignité la faiblesse de son institution ; l’espèce de morgue et de fierté guindée que montre la bourgeoisie de notre siècle prouve au contraire qu’elle sent ses forces, et pressent qu’elle, aussi, va devenir aristocratique à son tour.

Après le dîner, et lorsque l’abbé eut dit les grâces, mon hôte me proposa d’aller faire avec lui un tour de parc : j’acceptai son offre.

Notre conversation ne toucha en rien aux événements du jour. On eût dit que pour mon hôte la révolution n’existait pas. Seulement, il m’apprit qu’il avait servi pendant trente ans dans le régiment de cavalerie de Royal-Champagne, et qu’il conservait un doux souvenir de sa carrière militaire.

Je brûlais, quant à moi, d’envie de l’interroger, et d’apprendre comment en l’an II de la République, il pouvait se faire qu’il n’eût en rien modifié son ancien genre de vie et qu’il menât aussi ostensiblement un train d’aristocrate, sans que personne songeât à l’inquiéter ; mais les convenances retenaient l’expression de ma curiosité. Le reste de la journée se passa d’une façon fort agréable, l’abbé ayant mis à ma disposition la bibliothèque du château. Après le souper qui se passa avec le même cérémonial que le dîner, le vieux commandeur nous fit une lecture de la Vie des hommes illustres de Brantôme.

Je ne puis exprimer le plaisir que je pris à entendre cette voix un peu rude et hautaine, qui avait fait retentir jadis les mers d’Afrique de ses commandements, redire, en ce style expressif et naïf que tout le monde connaît, les exploits des vieux capitaines dont parle Brantôme. Il me semblait que le commandeur lui-même avait dû faire partie de ces hardis aventuriers, et qu’il ne revenait aujourd’hui dans cette grande salle gothique, que pour enflammer l’ardeur et le courage de ses arrière-petits-neveux aux récits de ses prouesses passées !

À dix heures, après avoir fait les prières du soir en commun, on se sépara.

Mon hôte me souhaita une bonne nuit, m’accompagna avec un valet de pied qui nous précédait portant un candélabre allumé, jusqu’à la porte de ma chambre.

Après avoir retracé sur mon calepin les principaux événements de la journée, je me couchai et j’éteignis ma lumière ; mais de longtemps il me fut impossible de m’endormir, mon imagination montée et intriguée se livrait aux conjectures les plus bizarres et les plus hasardées.

Le résultat de mes pensées fut que mon hôte devait être non-seulement un homme de cœur, mais bien encore d’intelligence. Seulement je ne pouvais m’expliquer comment, pour la première fois qu’il me voyait, sans savoir mes antécédents, sans même connaître mon nom, il avait osé se montrer si à nu devant moi, et m’admettre pour ainsi dire dans l’intimité de sa famille.

Cette inconséquence et cette imprudence de la part d’un homme aussi sensé, qu’il me paraissait l’être, me semblaient tout à fait étranges.

Pendant les trois à quatre premiers jours qui suivirent mon arrivée au château, aucun incident digne d’être rapporté ne vint rompre la monotonie de la vie calme et heureuse que je menais.

Le quatrième jour, c’était un dimanche, mon hôte me demanda, après le déjeuner, s’il me serait agréable d’assister à la messe.

— Ah ! monsieur, lui répondis-je, voilà que je vous surprends faisant une concession à la révolution.

— Quelle concession ? me demanda-t-il avec étonnement.

— Mais celle de reconnaître les prêtres assermentés.

— Vous vous trompez ; c’est l’abbé qui doit officier.

— Alors votre proposition, quelque bienveillante qu’elle soit au fond, me rend tout bonnement passible, si je l’accepte, de la peine capitale. Assister à un office divin célébré en cachette…

— Vous vous trompez encore, me dit le comte en m’interrompant ; l’office sera célébré très-publiquement dans la chapelle du château, et devant une nombreuse assistance.

En effet, ayant, poussé par la curiosité, accepté l’offre de mon hôte, je me rendis, une demi-heure plus tard, à la chapelle que je trouvai envahie déjà par les campagnards des alentours.

Quant au comte et à sa famille, ils étaient assis à l’ancien banc seigneurial : on leur donna de l’encens et on leur offrit en grande cérémonie le pain bénit, Tout cela était si en dehors des habitudes nouvelles de la France, que je fus au moment de douter de la réalité de ce que je voyais : je me demandais si je ne rêvais pas.

Pendant une semaine que je restai encore au château, mes hôtes continuèrent à se montrer vis-à-vis de moi d’une prévenance, d’une délicatesse extrêmes : mes moindres souhaits étaient devinés et accomplis. Il était impossible de pousser plus loin qu’ils ne le faisaient, le devoir de l’hospitalité.