Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/IV

Alexandre CADOT (1p. 13-16).

IV

Je me retirais assez confus de la façon dont j’avais été reçu en voulant faire du zèle, et me promettant bien de ne plus me mêler d’affaires qui ne me regardaient pas, lorsque le laboureur qui m’accompagnait me pria, en passant devant la salle à manger, de vouloir bien entrer un instant.

— C’est bien le moins, citoyen, me dit-il d’un air doucement moqueur, qu’après tout le mal que vous vous êtes donné, vous restauriez un peu vos forces. Si vider une bouteille de vin vieux en compagnie d’un ex-suspect ne vous effarouche pas trop, je serai heureux de trinquer à votre prompt départ de Chevrières.

— Vous n’êtes pas un vainqueur généreux, répondis-je en souriant, vous abusez de vos avantages. Après tout, je suis sans rancune, et j’accepte volontiers votre invitation.

Le fait est que je n’étais pas fâché de pouvoir, en causant avec lui, examiner, plus à loisir que je ne l’avais fait jusqu’alors, ce malheureux laboureur qui était obligé de se lever de si bon matin pour se rendre, à défaut de serviteurs, au travail des champs, et qui possédait néanmoins une maison si bien montée. C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans ; sa figure, bronzée par le soleil, était fort remarquable par la régularité de ses traits et surtout par un grand air de hardiesse et de dignité.

D’une haute stature, il avait la démarche imposante et beaucoup de noblesse dans les mouvements. Ses mains calleuses, et hâlées par le grand air, me prouvèrent, au reste, qu’il ne m’avait pas trompé en me parlant de ses travaux, on comprenait, en les voyant, qu’elles étaient habituées à manier la charrue.

— Puis-je vous demander, citoyen, comment vous vous nommez ? lui dis-je.

— Je me nomme Jacques, et les habitants de ce village m’appellent, je ne sais trop pourquoi, monsieur Jacques.

— Probablement à cause de l’instruction que vous avez reçue.

— Vous vous méprenez sur mon compte : je n’ai jamais reçu d’instruction. Je lis assez mal, et c’est à peine si je puis signer mon nom d’une façon déchiffrable.

— Cependant, il y a en vous, monsieur Jacques, un certain air d’assurance et d’autorité…

— Qui ne doit vous prouver qu’une seule chose : c’est que je suis, où un honnête homme à qui sa conscience ne reproche rien, ou bien un orgueilleux qui s’aveugle sur ses défauts et sa faiblesse…

— Vraiment, plus je vous considère, plus je vous entends, et moins je parviens à deviner qui vous pouvez être.

— Mais vous le voyez, un paysan.

— Un habitant de la campagne, oui, c’est en effet votre position apparente. Seulement, je ne sais pas trop au juste d’où me vient cette idée, je me figure qu’il y a en vous une double nature ; que sous votre apparence de campagnard se cache un homme occupé d’idées supérieures où d’intérêts importants ; en un mot, vous me semblez personnifier un mystère.

— Allons, je vois, soldat, que vous aimez à rire, s’écria M. Jacques en affectant une grosse gaîté, tandis qu’une vive rougeur se montrait, malgré son teint hâlé, sur son visage. Buvons le coup d’adieu, et retournons chacun là où nos intérêts nous appellent : vous, à votre poste d’observation ; moi, à mes champs.

— Une dernière question, monsieur Jacques : à présent que notre capitaine vous reconnaît pour un excellent républicain, et que notre détachement est sur le point de partir pour tout jamais de Chevrières, apprenez-moi, je vous prie, quels étaient tous les hommes armés que j’ai aperçus sortir de votre maison ? Je vous avouerai que ce mystère m’intrigue vivement.

— Mon Dieu, citoyen, ce que vous qualifiez de mystère est la chose la plus simple du monde à expliquer. Ces hommes représentent tout bonnement la plus grande partie des habitants de notre village, qui, craignant d’être maltraités par votre détachement, s’étaient enfuis dans la montagne.

— Je vous crois. Toutefois, permettez-moi de trouver singulier que plus de cent personnes soient sorties ensemble de votre maison ! Vous êtes, j’en conviens, logé fort à votre aise, mais cent personnes occupent pas mal de place.

— Que voulez-vous que je réponde à cela, un fait ne se discute pas. Avez-vous terminé votre interrogatoire ?

— Ma foi, vous êtes si complaisant, monsieur Jacques, que je ne puis résister à vous demander un éclaircissement ; pourquoi donc tous ces hommes étaient-ils armés de faulx et de fusils ?

— Ah ! vous avez remarqué les faulx et les fusils ! Eh bien, je n’essayerai pas, ce qui me serait au reste facile, de vous tromper, et je vous avouerai tout franchement que ces armes étaient destinées à attaquer le détachement dont vous faites partie, s’il avait tenté de se livrer à ces excès qui sont malheureusement si communs aux troupes de la République, qu’ils déshonorent !…

— Merci de votre franchise, monsieur Jacques ; elle m’apprend du moins, — et réellement ce n’est pas chose facile que de savoir quelque chose avec vous, — que l’on n’est pas républicain à Chevrières.

— Non, citoyen, nous ne sommes pas et ne deviendrons jamais républicains à Chevrières, tant que le pouvoir sera entre les mains des bandits qui gouvernent aujourd’hui la France ! Vous ne connaissez pas le paysan, je vais vous apprendre ce qu’il est ; et de cette façon, notre conversation ne sera pas tout à fait perdue pour votre instruction.

— Parlez, monsieur Jacques, je vous écoute avec la plus grande attention !

— Le paysan étant essentiellement ignorant, possède une grande incrédulité : il se figure toujours que l’on veut abuser, pour le tromper, de son manque absolu d’instruction, et il se tient perpétuellement sur ses gardes. Les paroles et les promesses n’ont donc aucune action sur lui : il ne croit qu’aux faits. Cette explosion de l’esprit philosophique qui couvait en France depuis près d’un siècle et qui a fait irruption il y a cinq à six ans, n’a pas trouvé d’abord d’écho dans nos montagnes ; mais lorsque les révolutionnaires, passant de la théorie à l’application de leurs principes, obtinrent les affranchissements et les libertés réclamées par la nation, alors nos paysans entrèrent avec circonspection, mais du moins franchement, dans le mouvement du progrès.

Rien n’eût été facile à la République comme de conquérir à cette époque l’esprit des campagnes : elle n’avait pour cela qu’à agir en faveur des intérêts matériels de ses habitants. Elle prit une voie tout opposée : elle leur imposa d’énormes sacrifices et pesa de toutes les forces de sa tyrannie et de sa rapacité sur leur bien-être ; dès lors elle s’en fit des ennemis irréconciliables. Le paysan, je vous le répète, ne croit que ce qu’il voit ; nouveau saint Thomas, il faut que sa main touche pour que son esprit se rende à l’évidence.

Qu’en résulta-t-il ? Qu’ayant joui sous le roi d’une certaine prospérité, et que se trouvant spolié par la République, il personnifia dans le mot de royauté son bien-être ; dans celui de la République sa ruine et sa misère, et devint tout aussitôt royaliste fervent. Ah ! citoyen, si vos hommes d’action avaient été doués de quelque bon sens, s’ils avaient possédé la pratique de la vie, s’ils s’étaient adressés à l’égoïsme des campagnes, s’ils nous avaient pris par nos instincts grossiers, par notre cupidité, par notre côté mesquin, leur triomphe eût été certain et durable ! Mais non ! Enfiévrés par le succès et par un enthousiasme féroce, ils ont cru que les campagnards, moulés à leur diapason, partageraient leur délire et se laisseraient dépouiller au nom de la liberté ; c’est cette croyance qui les a perdus. Le paysan abandonne aisément une affection en faveur d’un intérêt ; mais sacrifier son intérêt à une affection, jamais ! Il aime ses enfants, mais il leur préfère son champ. Vous voyez, citoyen, continua M. Jacques, que je vous parle avec une franchise presque brutale, et que je ne ménage pas ma classe. Quant à moi, je dois ajouter que ma conviction de royaliste est une chose toute de sentiment.

M. Jacques avait cessé de parler que j’écoutais encore. Je ne revenais pas de mon étonnement, en trouvant chez cet homme obscur un bon sens aussi profond, allié à une élocution aussi facile, car le montagnard s’était exprimé avec une netteté et une aisance que beaucoup d’orateurs auraient pu lui envier.

— Vraiment, citoyen, lui dis-je, sans vos mains calleuses et sans votre teint hâlé, qui me prouvent que vous êtes réellement un laboureur, je vous prendrais volontiers pour un homme d’État déguisé et qui se cache.

— Le bon sens est-il donc devenu une chose tellement rare que quelques paroles sensées puissent vous étonner à ce point, me répondit-il en souriant.

— Peut-être ; en tout cas, permettez-moi de vous remercier de la franchise avec laquelle vous venez de vous exprimer devant moi, qui ne suis pour vous qu’un inconnu ; cette confiance de votre part prouve la générosité de votre caractère ; votre loyauté ne conçoit pas la trahison,

— Vous me faites meilleur où plus imprudent que je ne suis, me dit M. Jacques avec ce demi-sourire fin et profond qui m’avait déjà frappé et donnait tant de portée à ses paroles ; vous n’êtes nullement un inconnu pour moi, citoyen !

— Quoi ! vous me connaissiez avant notre entrevue de ce matin ?

— Parfaitement ! Je savais, par la conduite que vous avez tenue dans le cabaret de Saint-Priest envers un proscrit, que vous étiez un honnête homme et que l’on pouvait se fier à vous ! Mais voilà le jour qui commence à paraître, et mes occupations ne me permettent pas de continuer, quelque agréable qu’elle soit pour moi, cette conversation. Soyez assez bon, je vous en supplie, pour ne plus m’adresser aucune question. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous reconduire dans la chaumière que vous occupez. Partons !

M. Jacques sortit alors, et je le suivis en silence. À peine venions-nous de franchir le seuil de la porte de sa maison, que nous rencontrâmes une petite troupe de travailleurs, qui, armés de leurs outils, se rendaient aux champs ; tous, en apercevant M. Jacques, s’arrêtèrent spontanément et, portant la main à leurs coiffures, se découvrirent avec autant d’empressement et de respect que s’il se fût agi d’un prince du sang ou d’un très-grand personnage. M. Jacques leur répondit par une légère inclination de tête et les paysans continuèrent alors leur chemin.

— Il paraît, citoyen, lui dis-je, que vous jouissez, ce qui ne m’étonne au reste nullement, d’une haute considération à Chevrières ?

— On sait que je suis un honnête homme, citoyen, me répondit-il, voilà tout, Mais vous voici arrivé devant la chaumière où vous demeurez ; adieu et bonne chance !

M. Jacques me salua amicalement d’un signe de main et s’éloigna à grands pas.

Un dernier étonnement m’était réservé : en entrant dans la chaumière, dont je trouvai la porte ouverte, j’aperçus mon camarade Anselme, assis devant une table abondamment servie, s’escrimant avec ardeur contre un magnifique pâté.

— Ahi vous voici, Monteil ; me dit-il, la bouche pleine, vous arrivez à temps pour m’aider.

— Comment vous êtes-vous donc procuré ce splendide repas, Anselme ?

— Est-ce que je le sais, moi ? Est-ce que cela me regarde ? Nous sommes ici dans un pays d’enchantements, et, ma foi, je vous avouerai que je commence à trouver assez agréables toutes ces surprises…

— Mais enfin, cette table ne s’est pas dressée d’elle-même.

— Qu’en savez-vous ? Cela ne m’étonnerait nullement. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’en me réveillant tout à l’heure, j’ai aperçu cet opulent ordinaire qui m’attendait.

— C’est singulier ! Enfin, il faut en prendre son parti.

— Comment, il faut en prendre son parti ! Je consentirais fort volontiers à passer un bail de dix ans pour une vie semblable à celle que je mène depuis hier soir. Je n’ai, pour ainsi dire, pas cessé de manger ! Mais, à propos, comment se fait-il que vous rentriez si tard ? Avez-vous donc été enlevé par une fée ? Et nos faux-monnayeurs, avez-vous découvert leur repaire ? Racontez-moi vos aventures.

Je fis alors à Anselme le récit détaillé des divers événements de la nuit, mais j’eus toutes les peines imaginables à le convaincre de ma véracité. La résolution de notre commandant lui paraissait une chose tellement extraordinaire, qu’il s’imaginait que je voulais m’amuser aux dépens de sa crédulité.

— Allons, Monteil, me disait-il, vous improvisez, je l’avoue, à ravir ; seulement vos intrigues manquent de vraisemblance ! Quoi, vous voulez me persuader que le capitaine, qui n’est jamais si heureux que quand il est chargé d’une mission qui lui permet de molester les citoyens civils, va, après avoir mis trois jours d’une marche pénible et forcée pour se rendre à Chevrières, abandonner tout à coup le village ! Il faut, pour me conter de pareilles sornettes, que vous ayez une bien mauvaise opinion de mon intelligence.

Anselme achevait à peine de prononcer ces paroles, quand le son du tambour, battant le rappel, arriva jusqu’à nous.

Un quart d’heure plus tard, la compagnie était réunie, et notre commandant nous ordonnait de nous mettre en marche. Je ne puis dire l’étonnement profond que ressentirent mes camarades ; quant à l’officier, il était d’une grande pâleur et semblait fort préoccupé.

— Je consens à ce que le diable m’emporte, me dit Anselme à demi-voix, s’il ne s’est pas passé quelque chose de grave et de mystérieux cette nuit, qui aura dû vivement impressionner notre capitaine… Regardez donc son air abattu ; on dirait un condamné à mort qui marche à l’échafaud ! Je donnerais volontiers un mois de ma paie, — si on nous payait ; — pour connaître le fin mot de ce mystère !

La curiosité d’Anselme, du moins au moment où j’écris ces lignes, n’a pas encore été satisfaite.

Pendant notre retour à Saint-Priest, nous arrêtâmes quelques pauvres diables de vagabonds, que notre capitaine jugea être des insoumis ; grâce à ces captures, dont je ne discuterai pas la légalité, notre expédition eut l’air de ne pas avoir été inutile, et il ne fut plus question de Chevrières.

Je m’étais promis, en commençant cet ouvrage, de ne plus jamais y ajouter ni en retrancher une ligne ; je vais cependant manquer, aujourd’hui 10 mars 1843, à cette résolution.

En relisant le récit de notre séjour à Chevrières, je me rappelle encore, comme si cinquante ans ne s’étaient pas écoulés depuis lors, des efforts d’imagination que je fis pendant longtemps pour tâcher d’expliquer les événements mystérieux qui l’avaient marqué. C’est cette explication qui présente, si je ne me trompe, un des épisodes les moins connus et les plus curieux de la révolution, que je vais donner au lecteur.

Lorsque Louis XVI fut prisonnier, les habitants de Chevrières résolurent d’élire un régent, qui devait représenter pour eux le monarque détrôné, et ils choisirent un nommé Jacques, le plus riche propriétaire de leur village, pour occuper cette position élevée. Ce Jacques, dont j’étais loin de me douter, lorsque le hasard me mit en relation avec lui, de la haute position, avait une certaine éducation, et était réellement un homme supérieur.

Lors de la mort de Louis XVI, M. Jacques reçut le titre de roi.

Le roi de Chevrières, pris au sérieux par ses électeurs, déploya dans sa petite sphère une grande énergie pour combattre la révolution, où du moins pour lui ravir des victimes.

Les États de Chevrières, organisés par lui d’une façon réellement remarquable, devinrent un lieu de refuge pour tous les royalistes.

Voici quelques détails qui, je le crois, présentent un assez vif intérêt sur cette organisation.

D’abord, il créa une garde royale, non pour défendre où escorter sa personne, mais pour veiller à la sûreté des proscrits qui se trouvaient dans Chevrières. Ces gardes, placés en sentinelles à tour de rôle sur les sommets des montagnes les plus élevées, avaient pour mission de surveiller les mouvements de l’ennemi. Une troupe de bleus ou bien un personnage suspect se dirigeaient-ils vers Chevrières, vite un signal avertissait les habitants de l’approche d’un danger, et chacun alors se mettait sur ses gardes.

Les jeux et les danses, si l’on était en fête, et l’on y était presque toujours dans ce village qui contenait tant d’oisifs appartenant aux hautes classes de la société, les jeux et les danses, dis-je, étaient interrompus, et un silence lugubre régnait aussitôt à Chevrières, dont les habitants se réfugiaient dans de vastes souterrains.

Toutes les maisons communiquaient entre elles par des passages secrets qui conduisaient aux souterrains dont je viens de parler, et ces passages avaient pour point central la demeure du roi. Il était difficile qu’avec de telles ressources les proscrits réfugiés à Chevrières tombassent entre les mains de leurs persécuteurs.

En outre de l’autorité absolue que le roi paysan exerçait sur ses sujets, il possédait encore des alliés dans tous les pays environnants ; ses ramifications avec les villages de Saint-Martin-d’en-Haut, de Montcellier et de Monsuire, qui, par leur situation élevée, étaient à même de signaler l’approche de l’ennemi, lui offraient un précieux concours.

Rien de chevaleresque et d’attendrissant comme l’arrivée d’un fugitif à Chevrières. On célébrait d’abord sa venue par des réjouissances et des actions de grâce, puis on procédait ensuite à son affiliation. Cette affiliation se faisait devant les autels, à la suite d’une messe que célébrait, dans quelque grotte obscure, un prêtre également proscrit.

Le réfugié, après s’être engagé par un serment solennel à ne jamais trahir ses frères persécutés, était ensuite inscrit sur le registre d’honneur qui composait à lui seul les archives mystérieuses de la royauté de Chevrières.

Enfin, on s’occupait, pour plus de sûreté, de l’éducation du nouveau venu ; on le mettait à l’école du patois. Cette école, qui se tenait dans un des souterrains du village, était dirigée par monsieur, ou le frère du roi, l’initié surnuméraire, en vue de la sûreté commune, observait la plus rigoureuse réclusion jusqu’à ce qu’il fût familiarisé entièrement avec le langage des naturels du village.

Son instruction, achevée, c’est-à-dire, lorsque son accent étranger avait complètement disparu et fait place au plus pur patois, on lui remettait un habit de bure, et il était alors définitivement admis au nom des sujets du roi de Chevrières, qui répondait de lui et lui conférait tous les droits appartenant aux habitants du hameau.

Cette vie pastorale parut si douce à quelques-uns des proscrits, que plusieurs finirent par se fixer à tout jamais, à la rentrée des Bourbons, sur cette terre qui, pendant l’empire de la Terreur, avait été pour eux si généreuse et si hospitalière.

« Heureux dans les limites de son royaume, le roi de Chevrières ne les franchit que rarement ; il ne perdit jamais de vue ses montagnes, La seule occasion où il s’en soit éloigné en temps de paix, méritait bien une exception. Ce fut à l’époque du mariage du duc de Berry. À la tête de l’élite des notables de Chevrières, il alla au-devant de Marie-Caroline de Naples, jusqu’au territoire du Pin qui domine la montagne de Tarare.

« Là, il lui rendit hommage ; il était en costume béarnais ; il avait adopté ce costume pour uniforme, en combattant, en 1815, dans les rangs des chasseurs d’Henri IV. Aussi brave qu’humain, le roi de Chevrières ne se borna pas à affronter la mort dans ses foyers, en les rendant le refuge des proscrits, il servit aussi de son bras la cause des Bourbons. Dans ses mains l’outil employé à la culture des champs, défendit et le Dieu de ses pères et le sceptre légitime,

« Louis XVIII, qui avait apprécié ce dévoûment entier et extraordinaire, n’oublia pas le village fidèle qui paya un si touchant tribut à la royauté ; il demandait en souriant des nouvelles de son cousin le roi de Chevrières, et le pensionna. »

Ces explications étant données, je laisse parler mon manuscrit de l’an II.

Vains efforts ! À peine quelques jours se sont-ils écoulés depuis que j’ai quitté le village où nous nous arrêtâmes en venant de Saint-Priest, et il m’est impossible de me rappeler son nom. La première fois qu’une carte de France me tombera sous la main, je compléterai cette lacune.

L’appel des hommes terminé, on nous distribua nos billets de logement. Le mien ainsi que celui d’Anselme nous donnaient pour hôtel un boulanger. Mon compagnon, dont toutes les pensées semblaient concentrées dans la vie animale, se réjouit fort de la destination qui nous était assignée, En effet, le pain, à cette époque, présentait une denrée assez rare, et que l’on ne se procurait pas même toujours à prix d’argent, pour que la perspective d’en avoir à discrétion nous fût très-agréable.

Anselme, avec ces manières et ces formes affectueuses et caressantes qu’il devait à sa vie d’église, ne tarda pas à se mettre si avant dans les bonnes grâces de notre hôte, que ce dernier nous servit à notre souper un pain de deux livres.

Fatigués par la marche de la journée, nous allions nous retirer pour nous coucher, lorsque nous vîmes entrer dans la boutique un homme mal vêtu, assez âgé, et de mauvaise mine, qui demanda un pain.

— Volontiers, citoyen, lui dit notre hôte. Seulement, avant que je vous serve, veuillez me montrer votre argent.

— Me prends-tu donc pour un voleur ou un aristocrate ? s’écria avec indignation l’acheteur.

— Je te prends pour un homme affamé et pas pour autre chose. Or, comme tous les jours il arrive que des gens n’ayant pas le sou se jettent sur ma marchandise, et l’entamant tout d’abord à belles dents, commencent par y faire une forte brèche avant de m’avouer qu’ils manquent d’argent, j’ai pris la sage résolution de ne livrer mon pain qu’après avoir palpé le numéraire.

— Oh ! tu n’as rien à craindre avec moi, citoyen. Tiens voici : rends-moi le change.

L’homme à la mauvaise mine et à la toilette délabrée retira alors de la poche de sa veste, un chiffon de papier tout noir et tout crasseux qu’il présenta d’un air de triomphe à notre hôte.

— Qu’est-ce que cela ? demanda ce dernier.

— Parbleu, c’est un assignat de vingt livres ! Voyons, je te le répète, sers-moi vite et rends-moi ma monnaie.

— Je préfère ne pas te servir et te rendre ton assignat ! s’écria le boulanger. Que diable veux-tu que j’en fasse ?

— Que m’importe ! tu es patriote ou tu ne l’es pas ; si…

— Je suis patriote, c’est incontestable ; mais cela ne m’empêche pas d’être aussi un peu boulanger, interrompit vivement notre hôte. Comme patriote, j’accepte ton assignat, comme boulanger je te le rends !

— Prends garde, dit le mendiant d’un ton de menace, la loi punit de mort le traître qui refuse le papier de la République.

— Parbleu ! la faim punit également de mort le pauvre diable qui manque d’argent. Je préfère le premier genre de mort au second.

— Tu as bien réfléchi ? Ta résolution est inébranlable ?

— Tout à fait inébranlable, citoyen ; bonsoir.

Le mendiant n’insista plus, mais il se retira en proférant d’affreuses menaces et en annonçant qu’on aurait bientôt de ses nouvelles.

— Peut-être, citoyen, dit Anselme au boulanger, as-tu manqué de prudence avec cet homme. Je crois, quant à moi, que tu aurais mieux fait de prendre son assignat que de t’exposer à sa vengeance. Pour une demi-livre de pain tu en aurais été quitte.

— Cela t’est chose facile de parler ainsi, à toi qui es militaire, dit notre hôte en s’adressant vivement à mon compagnon, mais si tu te trouvais à ma place, je te jure que tu penserais autrement. Sais-tu bien qu’il ne se passe pas de jour où je ne reçoive une centaine de visites semblables à celle de tout à l’heure ! Or, si j’avais la faiblesse de céder une fois à la menace, qu’en résulterait-il ? que je n’aurais plus le droit de refuser un seul chiffon de papier, et qu’avant quinze jours je serais réduit à la plus affreuse misère. Ma foi, tant pis, le sort en est jeté et j’en ai pris mon parti : je continuerai à repousser les assignats.

— Mais, si l’on vous dénonce ?

— Je verrai alors à me retirer de ce mauvais pas. Je ne suis ni un imbécile, ni un garçon qui s’intimide et perde facilement son sang-froid. Je m’inspirerai des circonstances.

— Le comité révolutionnaire de ce village est-il sévère ?

— Ça ne se demande pas : il frappe d’abord, mais n’écoute pas ensuite. Après tout, une chose me rassure : les hommes, quoique fonctionnaires publics, ne cessent pas pour cela d’être des hommes. Il ne s’agit que de savoir tirer parti de leurs petites passions !… Et je te le répète, je ne manque ni de sagacité ni de sang-froid. Mais il se fait tard, et ma besogne me réclame. Bonne nuit, citoyens, à demain.

Notre hôte allait se retirer, et nous nous dirigions déjà, Anselme et moi, vers le lit que l’on nous avait dressé dans l’arrière-boutique, lorsque des coups violents et précipités, frappés à la porte de la rue, nous firent tressaillir de surprise et nous arrêtèrent.

— L’animal ne m’avait pas trompé : après avoir aboyé il a voulu mordre ! nous dit tranquillement le boulanger en se retournant de notre côté !

De nouveaux coups furieux ébranlèrent alors la porte, qui plia en grinçant, et le boulanger se hâta d’aller ouvrir.