Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/V

Alexandre CADOT (1p. 16-18).

V

Une dizaine d’hommes revêtus de carmagnoles et coiffés de bonnets rouges se ruèrent aussitôt dans la boutique : ils représentaient, nous l’apprîmes tout de suite, le comité révolutionnaire.

— Citoyens, que désirez-vous ? leur demanda notre hôte, sans se décontenancer ?

— Te faire guillotiner ! répondit d’un ton farouche le président du comité.

— Me faire guillotiner ! Parbleu, si vous croyez que cela puisse contribuer le moins du monde à la prospérité de la République, je suis loin de m’opposer à cette mesure. Toutefois, citoyens, comme vous êtes tous connus par votre justice et votre impartialité, j’espère que vous voudrez bien avoir la bonté de m’apprendre en quoi j’ai mérité que l’on me coupe le cou, C’est bien le moins que l’on sache, au moins, à peu près, le motif qui vous conduit à l’échafaud.

— Nous voulons et nous allons te faire guillotiner, misérable ! s’écria le président, parce que tu as refusé d’accepter la monnaie de la nation, des assignats !

— Moi, j’ai refusé des assignats, répéta le boulanger d’un air d’indignation profonde. Ma foi, voilà qui me semble un peu curieux ! Mais personne n’est avide et curieux d’assignats comme moi ! Et la preuve, je puis vous la donner. Veuillez passer dans mon arrière-boutique et je vous montrerai un coffre qui regorge d’assignats de toute espèce, de toute forme, de toute valeur et de toute grandeur. C’est-à-dire que personne ne court comme moi après les assignats ! De ma part, c’est une passion !…

— Tes protestations mensongères ne peuvent rien contre un fait, dit un des membres du comité. Nous avions déjà reçu de nombreuses plaintes à ton sujet, et voulant nous assurer si elles étaient fondées nous t’avons adressé ce soir un émissaire qui t’a demandé un pain, offert un assignat, et que tu as refusé !…

— Ah ! oui, je me rappelle, dit le boulanger en riant, je ne pensais plus à cela ! le fait est que c’est vrai… j’ai voulu avoir du numéraire.

— Tu avoues donc ton crime !

— Mon crime ! ah ! mais non. J’avoue une fantaisie, un caprice qui m’ont passé par la tête et pas autre chose.

— Tu mens, et voilà bien assez de paroles inutiles.

— Quoi ! reprit vivement le boulanger, vous ne comprenez pas, vous qui êtes des gens si éclairés, que j’ai souhaité posséder quelques sous neufs, afin de me procurer de temps en temps le plaisir de donner des chiquenaudes à ce qui a été le corps de Louis XVI. Il me semble toujours que je l’attrape au beau milieu du nez.

À cette saillie grossière, le comité éclata de rire, et notre hôte continua avec une volubilité extrême :

— Mais, à présent que l’histoire de l’assignat est expliquée, savez-vous bien, citoyens, que c’est moi qui devrais me plaindre à vous des calomnies que l’on répand sur mon compte ! Dame ! ça se conçoit ! Je suis obligé de refuser tant de gens, que je dois posséder et que je possède en effet des ennemis de tous les côtés. Croiriez-vous que l’on a été jusqu’à prétendre que mon pain ne contient pas un cinquième de farine ; et, comme je vends aussi du vin, on a ajouté que trois personnes ont été gravement malades pour en avoir bu un verre chez moi ?

Eh bien, citoyens, permettez-moi de profiter du hasard heureux de votre présence ici pour démentir ces calomnies ! Vous vous devez à la justice… Vous allez goûter mon pain et mon vin ! Je consens à perdre la tête si vous y trouvez à redire sous le rapport de la qualité.

Le boulanger, tout en parlant ainsi, avait couvert son comptoir d’une nappe bien blanche, puis déposé ensuite sur cette nappe une douzaine de bouteilles de vin, un jambon de mine fort appétissante, et plusieurs pains à la croûte dorée.

Les membres du comité révolutionnaire me parurent suivre ces apprêts avec un certain plaisir, enfin, l’un d’eux s’adressant au président :

— Citoyen, lui dit-il, je sais que manger en dehors des repas est une chose nuisible à la santé, mais enfin nous nous devons avant tout à la justice, et je crois qu’il est de notre devoir de nous assurer si le citoyen boulanger a été calomnié, ou bien s’il livre à la consommation des aliments qui peuvent être nuisibles à la santé publique.

— C’est notre devoir, dit gravement le président.

Et tout le comité révolutionnaire s’assit devant le comptoir.

Deux heures plus tard, le président donnait d’une voix pâteuse le signal de la retraite, et déclarait en se soutenant avec peine sur ses jambes, que le boulanger était un bon citoyen, qu’on avait indignement calomnié.

— Eh bien ! s’écria notre hôte en refermant la porte de sa boutique, n’avais-je pas raison de vous dire que les hommes, pour faire partie d’un comité révolutionnaire, ne cessent pas pour cela d’être esclaves de leurs passions ?

Le lendemain, de fort bonne heure, le bataillon se mit en route : notre dernière étape de la journée devait être Vienne en Dauphiné.

Nous arrivâmes assez tard dans cette ville, et comme nous étions, mon camarade et moi, harassés de fatigue, nous nous empressâmes de nous rendre à la demeure que nous indiquait notre billet de logement.

— J’espère, me dit Anselme pendant le trajet, que nous allons être reçus à bras ouverts et jouir d’une hospitalité complète.

— Les Dauphinois sont donc hospitaliers ?

— Quoi ! ne connaissez-vous pas la complainte du Juif-Errant ! Tout le monde sait cependant que ce marcheur infatigable et immortel est passé ici en 1767 et que :

Des bourgeois de la ville
De Vienne en Dauphiné,
D’une humeur fort docile
Voulurent lui parler, etc., etc.

Mais nous voici, si je ne me trompe, rendus à notre destination.

Nous nous arrêtâmes devant une maison d’assez jolie apparence, — celle désignée par notre billet de logement, — et nous sonnâmes doucement, comme des hommes qui, se sachant importuns, veulent excuser par leur douceur et leur modestie le dérangement qu’ils vont causer à des étrangers. Rien ne bougea.

— Je crois que l’on ne nous a pas entendus, me dit Anselme en donnant une nouvelle et forte secousse au cordon de la sonnette.

— Peut-être aussi ne veut-on pas nous recevoir.

— C’est impossible… la complainte est formelle à cet égard ! D’une humeur fort docile, dit-elle. Que diable ! cette rédaction présente une grande clarté et ne laisse rien à désirer. Il faut croire que nos hôtes futurs sont endormis… si je les réveillais…

Anselme, dont la conviction me parut ébranlée, quoique son amour-propre l’empêchât de faire cet aveu, jeta alors les yeux autour de lui, et, apercevant une borne déracinée qui gisait à terre et pouvait bien peser deux cents livres :

— Voici mon affaire, dit-il, ce caillou me permettra de me faire entendre.

L’ancien moine lança alors la borne contre la porte, qui trembla dans ses gonds et manqua d’être enfoncée.

Presque au même instant la tête d’une vieille apparut à une fenêtre située à l’entresol, et nous demanda d’une voix où la colère et la crainte se mêlaient à doses égales, ce que nous voulions.

— Nous sommes porteurs d’un billet de logement, aimable citoyenne, s’empressa de répondre Anselme.

— En ce cas, vous pouvez poursuivre votre chemin, s’écria la vieille, nous n’avons pas un lit à vous offrir dans toute la maison.

— Nous sommes habitués à coucher sur la dure, chère dame, répondit mon camarade ; ainsi, pour peu que vous consentiez à nous donner, en échange du lit auquel nous avons droit, un souper modeste mais abondant, l’affaire s’arrangera facilement…

— Nous avons logé des troupes toute cette semaine, et nos caves ainsi que nos greniers sont vides, citoyen, Vous ne trouveriez pas dans toute notre maison une once de pain… mais si vous voulez que je vous indique l’adresse d’un riche propriétaire, qui se fera un plaisir de vous recevoir et de vous bien traiter, je suis à vos ordres !… C’est tout ce que je puis faire pour vous.

— Que penses-tu de cela, camarade ? me dit Anselme, faut-il accepter cette adresse ?

— Fais comme bon te semblera.

— Alors donne-nous cette adresse, citoyenne, et dépêche-toi, car je meurs de faim !

La vieille femme s’empressa d’obéir, et referma ensuite sa fenêtre avec précipitation, en nous souhaitant une bonne chance.

— Allons, me dit Anselme avec un soupir, nous souperons tard aujourd’hui ; mais enfin si nous soupons il n’y aura que demi-mal… pressons le pas.

Mon camarade prenant alors la borne de pierre, dont il s’était servi avec tant de succès, la mit sous son bras et me fit signe de le suivre.

Nous mîmes bien dix minutes pour atteindre la nouvelle maison que la vieille femme nous avait indiquée ; mais, hélas ! la réception que nous y reçûmes fut loin de nous dédommager de notre marche ; tout ce que nous obtînmes, ce fut une nouvelle adresse.

— Cette fois, si l’on se moque encore de nous, je vais trouver le maire de la ville et je le rudoie de la bonne sorte, me dit Anselme furieux. Vraiment, on ne se joue pas ainsi des défenseurs de la patrie.

Cinq minutes plus tard, un troisième refus que nous reçûmes exaspéra tellement mon compagnon, qu’il se décida à accomplir sa menace. Nous nous rendîmes chez le maire.

— Voyons, Anselme, calme-toi, disais-je à l’ancien moine, en ayant peine à le suivre tant il marchait d’un pas rapide. À quoi te servira ta colère ?

— Je ne me calmerai, si je consens à me calmer, qu’après avoir soupé, me répondit-il de plus en plus furieux.

Nous arrivâmes bientôt devant la porte de la maison habitée par le maire.

— Attends, je vais sonner, dis-je à Anselme ; mais me retenant par le bras :

— Non, me répondit-il, cet acte de condescendance est indigne de nous ! Une entrée triomphante peut seule nous réhabiliter des refus que nous avons essuyés. Laisse-moi donc faire ?

Saisissant alors à deux mains la borne qu’il portait avec lui, mon camarade prit son élan et la lança avec une force effroyable contre la porte de la maison ; puis, avant que personne eût eu le temps de venir, il réitéra cette attaque avec une vivacité pleine d’impétuosité : la porte tomba avec fracas.

— Ah ! ah ! me dit-il d’un air triomphant, la brèche est ouverte… À la cuisine, Alexis, à la cuisine !