Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/III

Alexandre CADOT (1p. 9-13).

III

Chevrières, lorsque nous y entrâmes, présentait l’aspect de l’abandon et de la solitude ; les portes et les fenêtres des chaumières étaient fermées, et les sons de notre tambour ne firent pas apparaître un seul de ces curieux qui, dans les campagnes, se pressent ordinairement, semblables à un troupeau de moutons, autour des détachements de militaires.

— Citoyens, nous dit notre capitaine, qui ne put s’empêcher de remarquer ce silence extraordinaire, voilà une réception qui me donne mal à augurer du civisme des Foréziens !… Au reste, je m’engage à leur faire payer cher ce manque de procédés… J’ai la liste des insoumis et le signalement de leurs parents… Je vais vous mettre en garnisaires chez ces derniers et je vous ordonne, au nom de la République, de ne pas les ménager !…

Buvez leur vin, mangez et même gaspillez leurs provisions, faites la cour à leurs filles ; rendez-leur, en un mot, votre séjour tellement pénible qu’ils soient forcés, pour se débarrasser de votre présence, de nous livrer les insoumis dont nous avons mission de nous emparer…

Cette recommandation fut accueillie par notre détachement avec un enthousiasme qui me prouva, hélas ! que les ordres cruels du commandant ne seraient que trop bien suivis : Je fis part, à voix basse, de mes craintes à Anselme.

— Que voulez-vous que je fasse à cela, me répondit-il ; je suis un soldat de la République et non un don Quichotte, redresseur de torts !… Que les camarades s’amusent à leur guise, je ne puis m’y opposer.

— Mais vous et moi, Anselme ?

— Eh bien, cher ami, nous resterons ce que nous sommes, de bons et d’honnêtes garçons, et nous molesterons le moins que cela nous sera possible les habitants, Quant à boire leur vin et à tordre le cou à leurs poules, dès que nous ressentirons les atteintes de la faim et de la soif, ce sont là des choses reçues et qui ne peuvent peser beaucoup sur notre conscience de militaire.

Anselme achevait à peine de prononcer ces paroles, quand où nous fit rompre les rangs ; munis chacun de notre billet de logement, nous nous dirigeâmes vers les habitations qui nous étaient désignées et que nous indiquèrent quelques enfants que nous trouvâmes blottis derrière les haies des jardins ou dans l’encoignure des portes des chaumières.

Nous trouvâmes, en entrant dans la cabane qui devait nous recevoir, une pauvre vieille femme, toute courbée et presque aveugle, qui filait son rouet. Ce fut à peine si notre entrée lui fit lever la tête.

— Nous sommes envoyés, la mère, pour tenir garnison chez vous, lui dit doucement Anselme ; mais ne craignez rien, nous ne sommes pas méchants et nous ne vous tracasserons pas !

— Ma pauvre maison est à votre service, mes bons militaires, nous répondit la vieille femme sans cesser de filer, c’est tout ce que je puis faire pour vous…

— J’espère, pourtant, que vous voudrez bien songer à nos repas ? s’écria Anselme avec inquiétude.

— Vos repas ! mes bons militaires, j’ai bien peur qu’ils ne soient guère de votre goût. Toute ma fortune se compose d’une chèvre et de quelques pieds de figuiers. Si vous aimez le lait et les fruits, vous serez servis à souhait.

— Une tasse de lait et quelques figues ! s’écria Anselme avec un désespoir comique et qui me fit partir d’un éclat de rire. Comment diable voulez-vous que nous vivions avec une ration pareille ? Voyons, un peu de bonne volonté, ou je me fâche…

— Vous pouvez bien vous fâcher, si cela vous amuse, mon bon et beau militaire, répondit notre hôtesse, sans manifester la moindre émotion. Que voulez-vous que me fasse votre colère ? Elle ne saurait m’atteindre.

— Prenez garde, la vieille ; plutôt que de nous laisser mourir de faim, nous tuerons votre basse-cour, nous saccagerons votre jardin, nous brûlerons votre mobilier ! s’écria mon camarade d’une voix de stentor, et en m’avertissant par un coup de coude de ne pas prendre au sérieux la comédie qu’il jouait.

— Je n’ai ni basse-cour, ni jardin, mon excellent militaire ! Quant à brûler mon mobilier, regardez autour de vous… que voyez-vous ?… Une chaise cassée, un rouet et un peu de paille… voilà tout ce que je possède au monde.

— Eh bien, nous vous tuerons, reprit Anselme d’une voix éclatante.

— Tuez-moi, mon doux militaire ! répondit notre hôtesse du même ton monotone et résigné, qu’elle avait conservé pendant toute cette conversation ; c’est un véritable service que vous me rendrez… Je suis vieille, infirme, et à charge à tout le monde sur la terre. Mon fils, qui eût pu adoucir mes derniers jours, celui-là même que, vous accusez d’être insoumis, est mort il y a plusieurs années et m’a laissée seule au monde… Ne dois-je pas désirer d’aller le rejoindre au ciel ?…

— Vieille sorcière, murmura Anselme avec humeur, je crois qu’il n’y a rien à en tirer.

— Dame ! Anselme, si cette malheureuse n’a rien…

— Le fait est qu’elle ne me paraît pas nager dans l’opulence… Mais voilà la nuit qui s’avance et nous sommes encore à jeun… si nous allions un peu à la maraude…

— Essayons, d’abord, de nous procurer, en payant, notre dîner, et si nous ne pouvons y parvenir, et bien, alors, nous marauderons…

Je me disposais à sortir, avec Anselme, lorsque la vieille femme nous adressa la parole :

— Mes bons militaires, je ne veux pas vous importuner par ma présence ; lorsque vous reviendrez, j’aurai quitté cette cabane…

— Nous n’entendons point vous chasser, ma brave femme ; lui dis-je.

— Je vous remercie bien, mon bon militaire, de votre obligeance, mais ne soyez pas en peine pour moi, il me sera facile de me procurer chez une amie un gîte pour cette nuit.

Je sortis alors avec Anselme pour parcourir le village, mais nous eûmes beau fouiller toutes les maisons, explorer tous les alentours, nous ne pûmes nous procurer même un semblant de repas. Nos camarades étaient dans une position pareille à la nôtre, aussi, de tous les côtés, n’entendait-on qu’imprécations et jurons.

Quant aux habitants très-peu nombreux, — ils n’étaient pas une vingtaine, — que nous rencontrâmes dans le village, ils étaient tous tellement infirmes et âgés, et semblaient si près de l’enfance, que les hommes les plus exaspérés de notre détachement ne songèrent pas à faire retomber sur eux leur mauvaise humeur.

Enfin, la nuit venue, et en désespoir de cause, nous résolûmes, Anselme et moi, de retourner à notre chaumière et d’accepter le lait et les figues que notre vieille hôtesse nous avait offerts.

Malheureusement, lorsque nous arrivâmes, notre hôtesse était partie.

— Anselme, dis-je à l’ex-dominicain, qui était tombé dans un morne désespoir, le proverbe prétend que « qui dort dîne ! » À défaut d’autre chose, couchons-nous.

— C’est, en effet, le seul parti qui nous reste à prendre ; à moins que nous préférions nous brûler la cervelle. Couchons-nous, me répondit-il.

Nous nous retirâmes alors dans la pièce du fond de la chaumière, — non sans avoir auparavant barricadé la porte d’entrée qui donnait sur la rue, — car définitivement il fallait bien reconnaître que l’on voulait nous traiter en ennemis, puis nous nous jetâmes tout habillés sur une botte de paille qui représentait notre lit.

Nous dormions presque déjà, lorsqu’il nous sembla entendre marcher dans la pièce d’entrée.

— Qui vive ! m’écriai-je en saisissant mon fusil.

— Ami, et venez, me répondit une voix qui ne me parut pas étrangère.

Nous nous mîmes d’un bond, Anselme et moi, sur pied, et fort intrigués de ce qu’après nous être barricadés, quelqu’un pût se trouver dans notre demeure, nous avançâmes en croisant la baïonnette.

Presque au même instant, le rayon d’une lanterne sourde éclaira notre chambre, et nous aperçûmes, avec un étonnement que je ne puis rendre, le prétendu paysan que, quatre jours auparavant, nous avions rencontré dans le cabaret de Saint-Priest.

— Il paraît, messieurs, nous dit-il en souriant, qu’il est de ma destinée de mourir de vos mains ; car deux fois seulement le hasard nous a mis en présence, et chaque fois vos fusils se sont levés contre moi.

— Comment avez-vous pu pénétrer ici ? lui demandai-je.

— D’une façon bien simple : par la porte.

— Elle était solidement barricadée ; m’écriai-je, et… Mais voilà qui est étrange, les barreaux n’ont point été ôtés, elle est toujours fermée !

— C’est parbleu vrai ! dit Anselme. Seriez-vous, citoyen, un magicien ?

— Je ne suis qu’un homme que vous avez généreusement traité, et qui vient à son tour vous rendre un léger service, répondit le prétendu paysan. Je n’entends certes pas m’acquitter par si peu avec vous ; mon intention n’est que de vous payer les intérêts de la reconnaissance que je vous dois !… Je vous apporte tout bonnement à souper !

— À souper ! répéta Anselme avec joie, ma foi, ce n’est pas de refus ; je meurs de faim.

Le mystérieux inconnu plaça alors sur la table boiteuse de la chambre un panier assez lourd, dont il retira une volaille froide, deux bouteilles de vin, du pain et des fruits.

— À présent, messieurs, nous dit-il, il me reste, avant de prendre congé de vous, probablement pour toujours, car je ne crois pas que nous devions jamais nous revoir, à vous réitérer l’expression de ma reconnaissance et à vous donner un conseil : Ayez soin, pendant votre séjour à Chevrières, de ne jamais vous aventurer seuls aux environs du village.

— Pourquoi cela ? sommes-nous donc en pays ennemi ? lui demandai-je.

— Si vous aviez pris la peine de réfléchir un moment et de vous rappeler quelle est la mission dont vous êtes chargés, vous ne m’auriez pas adressé cette question, me répondit-il.

— Le fait est, dit Anselme, que le citoyen à raison ! Nous n’avons pas été envoyés ici précisément pour faire le bonheur du paysan, et je conçois que les habitants de Chevrières ne nous portent pas dans leurs cœurs… J’avoue franchement que je ne serais pas fâché de quitter ce village…

— Oh ! quant à cela, ne craignez rien. Vous n’y resterez pas longtemps, nous dit en souriant d’une singulière façon notre mystérieux et inconnu ami.

— Y aurait-il un complot pour nous chasser ? Compte-t-on nous faire tomber dans quelque embuscade ?

— Rassurez-vous, messieurs ; pour peu que votre conduite soit tolérable, c’est-à-dire pour peu que vous vous contentiez de piller et de jurer, il ne sera rien tenté contre vous. Seulement, si vous, avez quelque influence sur vos compagnons, conseillez-leur bien de ne se porter à aucune fâcheuse extrémité envers les quelques habitants qui se trouvent en ce moment à Chevrières.

— Et pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas probable que nous restions longtemps à Chevrières ?

— Parce que le commandant de votre détachement ne se plaira sans doute pas ici !

— Le capitaine se plaît partout là où il y a des mesures de rigueur à prendre, des ordres sévères à faire exécuter. Nous en avons encore au moins pour quinze jours de séjour ici.

— Je ne crois pas ! dit l’inconnu en accompagnant sa réponse d’un sourire narquois. Au reste, observez demain avec attention la figure de votre capitaine, vous y verrez sans doute la trace de l’insomnie que lui auront causée ses réflexions de cette nuit. Mais l’heure s’avance, et je dois me trouver, avant le lever du soleil, à dix lieues de Chevrières. Encore merci et adieu !

L’inconnu nous donna alors, à Anselme et à moi, une chaleureuse poignée de main, et je me dirigeais vers la porte pour lui ouvrir, lorsqu’il éteignit tout à coup sa lanterne ; nous nous trouvâmes plongés dans une obscurité profonde.

— Êtes-vous fou ! m’écriai-je ; — rallumez donc votre lumière. Mais il ne me répondit pas.

— Vous êtes-vous donc envolé, citoyen magicien ? dit Anselme. — Le même silence continua de régner.

— En proie à une vive surprise, je me dirigeai à la hâte et à tâtons vers l’endroit où avant de me coucher, j’avais déposé ma pierre à feu, mon amadou et mon briquet, et je m’empressai d’allumer une chandelle.

Que l’on juge de mon étonnement et de celui d’Anselme : l’étranger avait disparu.

Il est probable que si une tierce personne fût entrée en ce moment dans notre chaumière ; elle n’eût pu s’empêcher de rire en voyant l’air de stupéfaction, d’hébétement même, c’est le mot, avec lequel Anselme et moi nous nous regardions.

Je fus le premier à rompre le silence.

— Eh bien, dis-je à mon compagnon, que pensez-vous de cette aventure ?

— Je pense, me répondit-il, que j’ai eu tort de mettre en doute, jusqu’à ce jour, l’existence du diable ? Je ne sais plus où j’en suis. Mais voyons donc un peu la porte, elle s’ouvre peut-être au moyen d’un ressort secret ?

— Comment voulez-vous que des traverses de bois, que nous avons placées nous-mêmes, puissent se mouvoir au moyen d’un ressort secret ?

— En effet, cela me semble impossible. Au reste, regardez ; tout este ordre : on n’a rien déplacé.

— Alors il faut absolument que cette chaumière, possède quelque issue souterraine. Si nous sondions avec les baïonnettes et les crosses de nos fusils les murs et le plancher ?

— C’est une idée ; essayons.

En vain examinâmes-nous avec le plus grand soin le sol et les murailles ; la crosse de notre fusil, partout où elle s’abattit, produisit un son mat et sec, qui nous prouva jusqu’à l’évidence qu’aucune issue secrète n’existait dans la chaumière.

— Vraiment ! s’écria Anselme, c’est à en devenir fou d’étonnement ! Je pense que nous ferions bien de ne plus nous occuper davantage de ce mystère. Soupons, cela nous distraira.

Comme j’étais à jeun depuis le matin, je me rendis sans peine à cette invitation ; nous nous mîmes à table.

Je dois rendre cette justice à notre bizarre ami, dont, soit dit en passant, car je ne tiens nullement à donner de fausses espérances au lecteur, il ne sera plus jamais question : je dois, dis-je, lui rendre cette justice d’avouer que sa volaille était cuite à point, ses deux, bouteilles de vin de première qualité, et ses fruits de choix.

Ce repas, dont nous avions si grand besoin, achevé, nous, regagnâmes notre lit, ou, pour être plus exact, notre botte de paille, et nous nous préparâmes à dormir. Toutefois, nous décidâmes que cette fois nous laisserions jusqu’au jour notre chandelle allumée.

Il devait y avoir déjà assez longtemps que le sommeil avait abattu mes paupières, lorsqu’une forte pression, que je ressentis à mon bras, me réveilla en. sursaut.

— Silence, c’est moi, me dit vivement Anselme à voix basse.

— Qu’y a-t-il ? des revenants ?…

— Ne plaisante pas, camarade ; je t’assure que je ne suis pas rassuré du tout. Écoute… N’entends-tu pas ce bruit qui semble sortir des entrailles de la terre ?…

— Oui, en effet, voilà qui est étrange ! Mais, j’y pense… Au fait, pourquoi, pas ? cela n’aurait rien d’extraordinaire…

— Voyons, parle vite : quelle est ton idée ?

— Tu ne la partageras peut-être pas, Anselme ; quant à moi, je t’avertis que-je n’en démordrai plus ! mon opinion, vois-tu, est que nous nous trouvons dans un repaire de faux-monnayeurs !

— Ah bah ! tu crois ? Après tout, c’est fort possible. Ce sont des conspirateurs royalistes qui contrefont probablement des assignats.

— Tu complètes mon idée ; écoute. Oui, c’est bien cela, je distingue le bruit régulier d’un balancier… Que faire, Anselme ?

— Dame, leur laisser faire leurs assignats, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de nous y opposer, et nous rendormir.

— Mais demain matin ?

— Eh bien ! quoi, demain matin ?

— Ne trouves-tu pas qu’il serait de notre devoir d’aller prévenir notre capitaine de notre découverte ?

— Je ne sais pas trop. Nous avons été envoyés à Chevrières pour rechercher des insoumis et non des faux-monnayeurs ! Je n’aime point, moi, me mêler des affaires qui ne me regardent pas personnellement.

— Cependant, connaître un crime et ne pas le révéler, n’est-ce pas s’en rendre complice ? Qu’un proscrit se déguise en paysan pour se soustraire au couperet révolutionnaire, je n’ai rien à voir à cela, et je préférerais plutôt me faire tuer à le dénoncer ! Mais des faux-monnayeurs, Anselme !…

— Au fait, oui, c’est bien grave. Eh bien, nous parlerons au capitaine : en attendant, recouchons-nous et tâchons de finir tranquillement notre sommeil, si souvent interrompu !

— Je n’ai plus sommeil ; dors en paix, je veillerai.

Anselme ne se fit pas répéter cette invitation : il s’étendit sans plus tarder sur sa paille, tandis que je fus me mettre, — car il faisait, dans la pièce où nous nous trouvions, une chaleur qui m’incommodait, — sur le seuil de la porte d’entrée.

Il pouvait y avoir une demi-heure environ que je respirais le frais, lorsqu’il me sembla apercevoir à travers les ombres épaisses de la nuit, et à une centaine de pas de moi, se mouvoir comme des ombres.

Je pris mon fusil, et, voulant éclaircir ce nouveau mystère, je m’avançai doucement sur la pointe des pieds, et presque en rampant, dans la direction où j’avais entrevu ces espèces de fantômes. Favorisé par un accident de terrain, qui me permit d’avancer sans me découvrir, j’atteignis une haie touffue, où je me blottis, malgré les ronces et les épines qui déchiraient mes vêtements et ensanglantaient mes mains.

Que l’on juge de mon étonnement, lorsque je vis sortir d’une assez grande et belle maison, la plus remarquable de Chevrières, une centaine d’hommes armés de faux et de fusils. Cependant le matin, lors de notre arrivée dans le village, à peine y avions-nous trouvé, je l’ai déjà dit, une vingtaine d’habitants, tant enfants que vieillards ! Comment pouvait-il donc se faire que d’une seule maison sortit une troupe de monde aussi considérable ? Je me perdais en conjectures.

Au reste, mes découvertes s’arrétèrent là ; car ces hommes ayant échangé entre eux quelques mots d’une voix tellement basse, qu’il me fut impossible d’en saisir un seul, ne tardèrent pas à se séparer, et s’éloignèrent dans différentes directions.

Après une nouvelle heure d’attente, pendant laquelle aucun événement remarquable ne survint, je me décidai à abandonner mon poste d’observation et à regagner ma chaumière.

Je venais, non sans peine, de sortir de mon buisson, quand je me trouvai face à face avec un homme, que l’obscurité ne me permit d’apercevoir que confusément.

— Qui vive ! m’écriai-je en armant mon fusil.

— Français et ami, me répondit l’inconnu d’une voix calme et sonore.

— Que faites-vous à cette heure dehors ?

— Je suis un pauvre laboureur qui, n’ayant pas de serviteur pour l’aider dans ses travaux, se trouve obligé de partir à quatre heures pour les champs, me répondit-il.

— J’en suis fâché, mais vous ne passerez pas !

— Pourquoi cela, militaire ? Je ne sache pas qu’il existe de loi qui défende à un citoyen de se rendre à l’heure qu’il lui plaît à son travail.

— Il n’est pas question ici de loi, il s’agit seulement de ma volonté ; or, ma volonté est que vous me suiviez à l’instant chez mon capitaine.

— Si c’est là la façon dont vous comprenez la liberté, citoyen, il me serait, je le vois, inutile de discuter avec vous, car vous possédez un argument auquel je ne puis répondre : votre fusil ; marchez, je vous suis.

— Écoutez, lui dis-je, je ne suis ni un délateur ni un républicain farouche, mais bien un soldat. Or, comme certains motifs me font supposer que le détachement dont je fais partie est exposé, en ce moment, à une trahison et qu’il court des dangers, je vous arrête provisoirement pour que vous m’aidiez à éclaircir ces soupçons.

— C’est différent, citoyen, je n’ai plus rien à dire ; vous faites votre devoir. Mais savez-vous seulement où demeure votre capitaine ?

— Ma foi, je vous avouerai que non. Je connais à peine le village de Chevrières pour l’avoir parcouru pendant la journée, et, par la nuit obscure qui nous enveloppe, il me serait difficile de m’y diriger avec certitude.

— Alors, c’est moi qui vais vous conduire auprès de votre officier, dit l’inconnu en m’interrompant ; il demeure justement chez moi.

Le laboureur, s’arrêtant après avoir fait quelques pas, devant cette grande et belle maison dont j’ai déjà parlé, et d’où j’avais vu sortir les hommes armés :

— C’est ici, me dit-il ; entrons.

L’habitant de Chevrières passa le premier, et, appelant à haute voix un domestique, il ordonna qu’on apportât de la lumière. Au même instant, un grand et robuste montagnard se présenta avec une lanterne.

— Éclairez-nous, Jean, lui dit mon prisonnier ; nous allons chez le capitaine.

Jean traversa trois à quatre pièces dont j’admirai, en le suivant, la propreté, et s’arrêtant devant une porte fermée :

— Faut-il frapper ? demanda-t-il en s’adressant à son maître.

— Oui, Jean, frappez, mais doucement, car il est possible que le capitaine ne dorme pas encore.

— Ma foi, monsieur, dis-je au laboureur, je trouve étrange que, possédant une maison aussi bien tenue qu’est celle-ci, vous n’ayez pas le moyen de louer un homme de peine, qui vous permettrait de reposer à votre aise, au lieu de vous lever, comme vous le faites, à quatre heures du matin, pour aller travailler aux champs…

J’allais continuer, lorsque je fus interrompu par la voix du capitaine qui, d’un ton d’effroi, demandait ce qu’on lui voulait.

— C’est un de vos soldats qui désire vous parler, répondit le laboureur.

Un moment après, le capitaine, un flambeau d’une main et son épée de l’autre, entr’ouvrait la porte de la chambre avec précaution, et me reconnaissant à mon uniforme :

— Que me veux-tu à pareille heure ? me demanda-t-il brusquement.

Je remarquai que notre commandant était d’une pâleur extrême, que son regard avait quelque chose d’inquiet et d’agité ; quant au laboureur, un sourire ironique et plein de mépris relevait la lèvre supérieure de sa bouche fine et bien dessinée, et donnait à sa physionomie qui, du reste, était fort belle, un air de hauteur singulier pour un homme de sa position.

— Voyons, quand tu resteras là, planté devant moi, silencieux et immobile, cela ne m’apprendra pas grand’chose, me dit le commandant après un moment de silence : avance et explique-toi ; que me veux-tu ?

— Je désirerais, capitaine, vous entretenir en particulier, répondis-je en désignant par un geste de tête le laboureur.

— Alors, citoyen, fais-moi le plaisir de t’éloigner, dit l’officier en s’adressant à ce dernier avec un ton de politesse qui ne lui était pas habituel.

Le montagnard se dirigeait déjà vers la porte, mais je le retins.

— Pardon, capitaine, m’écriai-je, je viens d’arrêter cet homme, et comme je ne le connais pas assez pour le laisser libre sur parole, qu’il est probable, en outre, que nous aurons besoin de lui pour quelques explications, je voudrais bien m’assurer de sa personne. Si cela ne vous contrarie pas, nous le reléguerons au bout de la chambre, pendant le temps que durera notre conversation, et nous parlerons à voix basse.

À cette proposition, l’habitant des montagnes resta impassible ; mais le capitaine, prenant aussitôt la parole d’un air indigné :

— Pourquoi as-tu arrêté ce brave citoyen ? me demanda-t-il ; qui t’en a donné l’ordre et le pouvoir ?

— J’ai cru devoir prendre, capitaine, conseil des circonstances.

— Eh bien ! tu as eu tort ; les habitants de Chevrières sont des citoyens dévoués à la république, d’honnêtes gens que je veux que l’on respecte, entends-tu ? Au reste, notre mission est terminée… Ce village-ci ne contient aucun insoumis, et nous nous remettrons demain en route. À présent, explique-toi vite. Quelle communication as-tu à me faire ? J’attends.

— Aucune à présent, capitaine ! J’avais cru que notre détachement était en danger, que l’on voulait nous tendre un piége ; mais du moment que vous me garantissez la parfaite honnêteté et les bonnes dispositions des habitants de Chevrières, il ne me reste plus qu’à me taire et à me retirer.

— Oui, je conçois… après tout, tu ne connaissais pas comme moi, caporal, le terrain, et ta démarche prouve que tu es un bon républicain… je t’ai mal reçu peut-être, mais tu sais, quand on réveille brusquement quelqu’un de son premier sommeil… car je dormais lorsque tu es venu frapper à la porte de ma chambre… enfin, bonsoir ; je n’oublierai pas le zèle que tu as montré cette nuit, et je ferai en sorte de le reconnaître…

L’embarras, l’hésitation pénible avec lesquels le capitaine prononça ces paroles m’étonnèrent beaucoup, mais bien moins encore que sa résolution.

Quitter Chevrières dans les vingt-quatre heures, quand il était convenu que nous y resterions en garnisaires, aussi longtemps que tous les insoumis ne seraient pas venus se livrer, cela me paraissait une chose d’autant moins concevable qu’elle m’avait été prédite, le lecteur doit s’en souvenir, par notre amphitryon, le prétendu paysan.

À présent, quels furent les moyens que l’on mit en œuvre auprès de notre officier, pour parvenir à lui faire oublier ainsi son devoir, c’est ce que j’ignore. Je raconte un fait ; voilà tout.