Éditions Tallandier (p. 199-216).

XII

la fête sanglante


Le monde était dans l’attente de la grande nouvelle.

L’armistice allait être signé le lendemain, 11 novembre.

Sturberg partit le soir pour Paris et annonça qu’il ne serait de retour que dans la matinée, le jour suivant.

Il donna ses ordres à Nicky Lariss :

— Tu ne t’absenteras pas…

Nicky Lariss ne répondit que par un mauvais sourire.

Le hasard venait de travailler pour lui.

Au courant de la nuit, il s’introduisit dans l’appartement de Sturberg. Il avait apporté avec lui tous les outils délicats dont il aurait besoin pour un travail long et minutieux… Du reste, il n’en était pas à son coup d’essai et la besogne qu’il allait entreprendre lui était familière… Il brancha ses appareils sur le courant électrique et découpa artistement la feuille de la porte de fer dans laquelle se trouvait encastrée la serrure du coffre-fort. Il travaillait en silence et rideaux clos. De temps en temps, pour régler ses efforts, il faisait jaillir un léger pinceau lumineux d’une lampe électrique de poche. Pourtant, au fur et à mesure qu’il avançait vers la fin, il se sentait pris d’un effroi singulier. Allait-il trouver là le précieux dépôt qu’il y cherchait ? Sturberg, au dernier moment, ne l’avait-il pas changé de place ? Et même ce voyage soudain à Paris n’était-il pour rien dans cette affaire ? Nicky se mit à rire en haussant les épaules. Il allait s’imaginer des choses ! Est-ce que Sturberg ne se rendait pas à Paris trois ou quatre fois par semaine ? Du reste, encore quelques minutes et il verrait bien…

La porte du coffre-fort était béante.

Et comme un objet précieux qu’on ne voulait souiller par aucun contact, seule sur une des tablettes était la pochette de cuir.

Il s’en empara avec un frémissement de joie, un soupir où toute sa haine satisfaite s’exhalait…

Mais au premier regard que Sturberg, à son retour, jetterait dans son bureau, il verrait l’attentat, et Nicky pensait :

— C’est moi qu’il soupçonnera avant tout autre… Et s’il soupçonne également que j’ai conservé sur moi le document, je suis perdu…

Il n’hésita pas.

Il se glissa jusqu’à la chambre d’Isabelle. Il frappa. Elle entendit, car elle ne dormait pas. Mais, surprise ainsi en pleine nuit, elle n’osait répondre. Il insista. Alors, elle se leva, s’approcha de la porte, demanda :

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

Quand elle reconnut Nicky, elle passa rapidement une robe et ouvrit.

L’homme n’entra pas, resta sur le seuil.

Dans l’entre-bâillement de la porte il tendait le bras et la main offrait un étrange cadeau, une vulgaire pochette de cuir noir, carrée, se fermant avec un bouton de pression en cuivre. Elle la prit, sans un mot, car elle devinait. L’homme, alors, retira le bras, disparut, repoussa lui-même la porte et elle entendit les pas qui, en s’éloignant, faisaient crier le parquet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sturberg revint de Paris vers neuf heures du matin.

Il rapportait la nouvelle que l’armistice était signé, sur le front, depuis six heures cinquante minutes.

Il manifestait une grande joie.

Sur son ordre, et avant même de rentrer à l’Helvetia, les travaux de fabrication furent interrompus à l’usine, les ouvriers eurent congé… la sirène d’appel, qui tant de fois avait donné l’alarme, roula ses vibrations qui, malgré l’allégresse, gardaient je ne sais quel sens macabre… comme une note funèbre parmi l’ivresse et l’exaltation qui éclataient dans tous les cœurs.

Enfin Sturberg donna ses instructions pour que, dans la soirée même, une fête fût improvisée au château en l’honneur de la victoire formidable et de la paix enfin conquise.

Car il devait jouer son rôle jusqu’au bout.

Puis, il pénétra au château et gagna son cabinet.

Devant le désordre qui régnait et la preuve manifeste du crime, il eut un cri de rage et de désespoir, car avant même de s’assurer du vol, il avait compris que ce n’était pas aux valeurs renfermées là que l’on avait voulu s’attaquer, mais au dépôt redoutable, infiniment précieux, plus précieux que toutes les fortunes et qu’il avait mis des années à conquérir…

Un simple coup d’œil lui suffit.

La pochette avait disparu… et parmi les valeurs et les billets, parmi les papiers amoncelés, rien n’avait été touché… toutes choses étaient restées en place.

Qui avait été assez hardi ?

Dans un grondement de folie furieuse, un nom, un seul, monta à ses lèvres :

— Nicky Lariss !…

L’homme lui semblait tout indiqué. Il ne chercha nulle part ailleurs. Il ne pensa ni à Rose-Lys dont il connaissait l’énergie, ni à Rolande, dont il connaissait la vaillance, ni même à Simon… C’était Nicky, pas un autre.

Il sonna et raffermissant sa voix qui resta étouffée et tremblante :

— Cherchez partout Nicky Lariss et envoyez-le-moi sur-le-champ…

Nicky attendait. Il était prêt. Il voulait jouir de son triomphe et de sa haine. Et il souriait, quand il entra… Quand il entra, il ne salua pas… Quand il entra, il ne regarda même pas vers le coffre-fort éventré… Et entre les deux complices, il n’y eut pas d’abord d’autres paroles que celles-ci :

— C’est toi, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tu te venges ?

— Oui.

— Je te rachète le document le prix que tu voudras…

— Tu ne pourrais plus le payer…

— Je mettrai à ce rachat toute la fortune que j’ai gagnée pendant la guerre…

— Il est trop tard…

— Je te donnerai Isabelle… Isabelle que tu aimes…

— Ta volonté ne suffit pas… il faudrait celle de ta fille… Tu ne pourrais la contraindre.

— Alors, je te tuerai…

— Je suis sur mes gardes… et toutes mes précautions sont prises.

Alors, Sturberg se tut. Il marchait à grands pas de long en large dans son cabinet et Nicky Lariss, une main dans sa poche et tenant prêt son revolver, ne le perdait pas de vue… Longtemps, le silence dura…

Tout à coup, Sturberg s’arrêta devant Nicky :

— Que m’importe que la lettre de François-Ferdinand soit entre tes mains ou entre les miennes… n’avions-nous pas reçu tous les deux mission de la reconquérir ?

— Cette lettre ne reprendra pas le chemin de l’Autriche…

— Que comptes-tu en faire ?

— Je ne l’ai plus… et je me désintéresse de ce qu’il peut en advenir…

Sturberg chancela sous ce coup inattendu.

Il eut à peine la force de demander encore :

— Tu as remis le document à Mlle de Chambry ?

Avec un sourire énigmatique Nicky Lariss répondait :

— Il est entre les mains de celle qu’il intéresse le plus…

Sturberg s’élança sur Nicky, prêt à le broyer dans ses mains puissantes.

Nicky esquiva le choc… Sturberg alla se buter contre le bureau et quand il se retourna pour renouveler son attaque, il vit contre sa poitrine le canon d’un revolver… Alors, il gronda :

— Va-t’en ! Mais je ne suis pas vaincu… et malheur à cette fille !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour improvisée qu’elle fût, la fête à l’Helvetia, quand vint le soir, n’en fut pas moins réussie. Elle était servie, du reste, par l’enthousiasme populaire et le délire d’ivresse joyeuse et glorieuse qui animait la foule.

Sturberg avait livré ses jardins à ses ouvriers et y avait fait préparer des installations de fortune. En hâte on avait recruté un orchestre et organisé un bal. Ce fut cordial et très gai. Le temps s’y prêta jusque vers neuf heures. Alors le ciel qui avait été brumeux pendant toute l’après-midi s’épaissit de nuages de pluie, qui finirent par crever. Les danseurs tinrent bon contre la mauvaise chance, mais il fallait bien céder et peu à peu les jardins devinrent déserts. Ce n’était qu’une partie de la fête, celle qui se donnait à l’extérieur. Elle se continuait dans le château. Tous les officiers valides ou à peu près, malades ou blessés, avaient été conviés par Sturberg. Pendant la journée, ceux à qui leur état de santé ne permettait pas de sortir, s’étaient postés à toutes les fenêtres de l’hôpital et de là prenaient leur part de la joie commune.

Rose-Lys, prévenue par Rolande du retour de Simon, n’avait point voulu paraître à la fête. Non qu’elle obéît à quelque sentiment de jalousie. Elle désirait être seule, simplement, sans participer à leur bonheur et sans y chercher une nouvelle occasion de souffrir. Toutefois, la nouvelle imprévue de la présence du jeune homme, tout en jetant de l’émoi dans son cœur, la retrouva au bout de quelques instants plus calme qu’on ne l’aurait cru. Depuis si longtemps elle s’était habituée au sacrifice que la résignation était venue et elle avait dépensé auprès de Rolande, dans les premiers temps de leur réunion, toutes les forces de son énergie et de son dévouement. La blessure lentement s’était cicatrisée en elle, car c’était une droite et honnête fille. Si sa vie avait continué de se dérouler à Clairefontaine comme avant la guerre, avec les événements prévus du train ordinaire de la paix, sa douleur intime se fût exaspérée sans doute en se nourrissant d’elle-même. Mais, après tant de catastrophes, tant d’autres souffrances, tant d’angoisses et d’incertitudes traversées, un grand apaisement se faisait en elle. Ces années de catastrophes jetaient sur ses anciens rêves un lourd voile où ils s’ensevelissaient et s’étouffaient. Parfois elle en venait à s’interroger :

— Tu ne l’aimes plus ?

Si, elle l’aimait encore. Pourtant elle souffrait moins. C’est donc qu’elle aimait autrement, et que son cœur simple s’était ouvert à une affection, moins exclusive, où entrait encore du regret avec de la mélancolie, sans doute, mais bien éloignée des accès de révolte intérieure et de désespoir où tant de fois, jadis, elle était tombée. La vie, et quelle vie, était passée là…

Sturberg se montra dans cette fête, apportant dans tous les groupes son sourire et sa bonne humeur, alors qu’il bouillait de rage de sa déconvenue et de sa défaite. Mais la colère ne l’aveuglait pas. Il réfléchissait. Pour lui, aucun doute. Nicky Lariss avait restitué la lettre d’Edmond Gerde, volée dans le cabinet de travail de François-Ferdinand. À qui, si ce n’était à Rolande, Nicky aurait-il pu donner cette lettre ? Et, selon la propre réponse de Nicky Lariss, quelle autre que Rolande ce document intéressait-il ? Et, calculant ses chances, Sturberg pensait que la pochette de cuir devait être encore, à cette heure, entre les mains de la jeune fille. Depuis son retour de Paris et l’aveu de son complice, il n’avait pas cessé de la surveiller. Elle avait travaillé une partie de la matinée avec Rose-Lys, puis toutes deux — il s’en était assuré — étaient rentrées chez elles. Elles n’en étaient pas ressorties de tout l’après-midi. D’autre part, Simon Levaillant, de son côté, était resté invisible, n’avait pas quitté sa chambre, à l’hôpital.

Ce fut seulement le soir, au bal improvisé dans le château, qu’ils apparurent, sans se rejoindre, obéissant à leur convention secrète de ne point se reconnaître et de se traiter en étrangers.

Cette prudence même était un danger, car Sturberg se dit :

— Ils s’entendent… Déjà ils se sont vus et concertés…

Et avec un frisson de colère et de peur :

— Déjà peut-être il est trop tard !

Deux autres yeux — deux yeux très beaux et très tristes — les surveillaient également, ne perdaient rien des regards que Simon et Rolande pouvaient échanger, ni des gestes par lesquels ils pouvaient se comprendre…

C’était Isabelle, fiévreuse et douloureuse.

Elle vit tout à coup que, après s’être longtemps tenus à l’écart, les deux fiancés essayaient, par d’insensibles et adroites manœuvres, de se rapprocher.

Elle avait quitté le salon où ils se trouvaient, et d’un autre salon voisin, par l’entre-bâillement d’une portière, elle les voyait, le cœur battant, se diriger de son côté…

Ils passèrent sans se regarder…

Mais les lèvres avaient remué, des paroles basses et rapides avaient été prononcées.

Pas si basses qu’Isabelle ne les entendît…

— Je vais aller t’attendre près du pavillon du bord de l’eau…

Et c’était Simon qui avait parlé.

Sturberg était trop loin pour entendre, mais il avait deviné un rendez-vous donné. Dès lors, sa surveillance redoubla. Il sentait qu’il arrivait au point critique du drame commencé en 1914, dans les bois de Godollo, et que ce drame allait avoir, dans quelques minutes, son dénouement définitif. Il voyait se préparer sous ses yeux un chassé-croisé dont il devait profiter, s’il ne voulait pas renoncer pour toujours à la chance de rentrer en possession du document. Et pour lui, ce qui se passait était très clair et très simple. Afin de se venger, par haine et par envie, Nicky Lariss l’avait trahi au profit de Rolande. Mais Rolande, faible, ne garderait pas pour elle la trahison et confierait à Simon, pour le mieux défendre, le précieux dépôt tant convoité.

Voilà ce qu’il adviendrait tout à l’heure.

Voilà l’occasion que lui offrait le hasard et qu’il ne laisserait pas échapper.

Et, dans l’état d’exaspération où l’avait jeté le vol de Nicky, il n’était plus maître de sa volonté, et sa volonté glissait vers le crime.

Le meurtre de Rolande ? Il l’avait envisagé bien des fois. C’était une décision depuis longtemps arrêtée dans son esprit.

Est-ce que, depuis des années, un arrêt de mort ne pesait pas sur elle ?

Est-ce que, tout récemment, cet arrêt n’avait pas été renouvelé ?

Et n’était-ce pas pour cela, et pour choisir son heure, qu’il l’avait fait venir à l’Helvetia, afin de la frapper plus sûrement ?

Certes, les événements l’avaient devancé. La débâcle de l’armée allemande bouleversait l’équilibre de ses plans. L’armistice signé, la liberté rendue aux réfugiés de retourner dans leurs foyers dévastés, le départ certain de Rolande, qui ne s’attarderait plus à Corbeil et regagnerait Clairefontaine, tout cela constituait des événements imprévus qui forçaient Sturberg à agir sans délai.

Il y était résolu.

En passant quelques minutes plus tard auprès d’Isabelle, il la vit illuminée d’une flamme intérieure, les yeux éclatants, belle comme jamais elle ne le fut.

Et il la regarda avec tendresse, un instant distrait de ses pensées sanglantes.

Elle lui sourit, en faisant un geste d’amitié.

Il ne put s’empêcher de dire :

— Comme tu es belle !…

Elle répliqua, toute à son émoi et à son projet mystérieux :

— C’est que je suis heureuse !…

Il la suivit longtemps d’un regard inquiet, sans comprendre.

Puis, de nouveau, il concentra toute son attention sur Rolande et sur Simon…

Ce fut Simon qui, le premier sortit.

Tout d’abord, il se mêla à la foule qui avait envahi les jardins et qui, faisant contre fortune bon cœur, résistait à la pluie survenue et dansait. Mais la pluie, peu à peu, était victorieuse et la foule se désagrégeait.

Simon traversa les couples et Sturberg le vit disparaître dans l’obscurité ; il descendait vers la Seine, par les pelouses et les avenues de grands arbres. En bas, se trouvait une petite porte, dans le mur de clôture, auprès d’un pavillon non habité et qui servait à remiser les outils du jardinier.

Ce que Sturberg venait de surprendre, Isabelle le voyait aussi.

Et, comme elle était avertie, elle murmura :

— Il court au rendez-vous pour l’y attendre.

Rolande n’avait pas quitté les salons.

Mais pour Sturberg — comme pour Isabelle — aucun doute…

Elle s’apprêtait à rejoindre Simon sur la rive de la Seine.

Chez Sturberg, son parti fut pris aussitôt.

Personne ne le vit s’esquiver, passer par les communs, faire un détour pour éviter les quelques rares danseurs obstinés sous l’averse et revenir vers les pelouses.

Une fois là, lentement, il descendit, s’arrêtant à chaque pas…

La nuit était profonde, d’un noir d’encre, et favorisait son projet sinistre.

En passant dans le vestibule, il avait remarqué, parmi les cannes laissées là, un fort bâton tordu avec une liane festonnant autour, soigneusement sculpté, œuvre patiente d’un poilu.

Il s’en était emparé, à tout hasard.

L’ombre de la nuit était si opaque que Sturberg n’avait pas besoin de se cacher. Il suffisait qu’il se tînt immobile pour faire corps avec la nuit. Pourtant, il se dissimula derrière le tronc d’un marronnier, à la descente des jardins vers la berge. Et là, il attendit Rolande…

Sûr que Rolande viendrait…

Sûr qu’elle possédait le document de mort…

Sûr qu’elle allait le confier à la protection de Levaillant…

La pluie redoubla… Les jardins se vidaient… On entendait, au loin, des cris de femmes qui couraient vers des abris… des appels… des rires… avec des voix d’hommes qui narguaient les trombes d’eau et chantaient Madelon.

Nuit propice à tous les guets-apens, propice au crime…

À peine est-il caché que, morceau de la nuit glissant dans la nuit, voici venir une ombre, enveloppée de la tête aux pieds d’un long manteau sombre, dont le capuchon rabattu protège le visage contre la pluie.

Une femme…

Elle se hâte, familière avec les sentiers. Parfois même, elle court…

Et à Sturberg aux aguets ne viendrait pas la pensée que cette femme peut ne pas être celle qu’il attend… Car c’est l’allure de Rolande, sa taille… la légèreté de sa démarche… C’est elle… En douterait-il que toute hésitation s’envolerait, lorsqu’il la voit passer près de lui, car il lui semble bien qu’il a aperçu, dans la main de l’ombre quelque chose de noir, une sorte de portefeuille carré… qu’elle serre convulsivement…

Mais cela, l’a-t-il vraiment vu ?… Et comme on cet instant toute sa pensée, sa force de volonté, sa rage, sa vie, se concentrent sur cet objet, n’a-t-il pas été le jouet dune illusion ?… Il ne se le demande même pas… Il va à coup sûr vers le crime… rien ne le dérange de sa route…

Alors, il s’élance…

Au-dessus de la tête de la femme, un lourd bâton voltige, tournoie, s’abat comme une massue.

La femme tombe en avant, les bras en croix…

Pas un cri, pas un soupir, pas un geste…

Tout cela s’est passé dans le silence des gouttes de pluie qui crépitent sur les branches sèches.

C’est bien la pochette qu’elle tenait à la main, cette femme.

Il la lui arrache avec violence, d’un coup brutal, à casser les doigts délicats.

Et il étouffe un rire de triomphe.

Cette proie tant convoitée, conquise, perdue, reconquise, il la gardera, cette fois, si bien que si jamais on la lui reprend, ce ne sera que sur son cadavre.

Il s’enfuit, pris de folie joyeuse.

Il court, sans même s’inquiéter du chemin qu’il a pris.

Du reste, il est si ému, si troublé, qu’il a besoin d’un peu de calme, avant de reparaître dans les salons du château.

La pluie cesse. Il ne tombe plus maintenant que les gouttes balayées en coups d’arrosoir par le vent, qui les ramasse en haut des branches.

Sans y prendre garde, il est arrivé au mur de clôture.

Près du pavillon du jardinier.

En déchirant le voile opaque des nuages, le vent laisse des éclaircies de bleu par où pénètre de temps en temps la lumière de la lune.

Il remarque que la porte donnant sur la berge de la Seine est ouverte.

Et une silhouette, celle d’un homme, passe et repasse, à intervalles réguliers, devant l’ouverture, celle d’un soldat, celle de Simon Levaillant.

Sturberg le reconnaît et se met à rire silencieusement.

— Il attend Rolande !… Il peut, maintenant, l’attendre !…

Et il serre contre son cœur la pochette de cuir.

Mais il y aurait danger pour lui s’il était aperçu… Il s’éloigne sans bruit, les pas amortis dans l’herbe mouillée.

À peine a-t-il fait quelques pas qu’il se jette vivement derrière un arbre.

Une ombre encore traverse, là-bas, des pans de lumière et se dirige de son côté… Une femme…

Rien de plus naturel, du reste… Une ouvrière, sans doute, qui, prenant au plus court, et profitant de l’éclaircie, se hâte de regagner son logement.

Elle se rapproche…

Et celle-là, aussi, va passer si près de lui qu’il pourrait toucher son manteau, la saisir à l’épaule, la renverser et la tuer, comme il a fait de l’autre, tout à l’heure.

En frôlant l’arbre derrière lequel il se tient, elle a rejeté en arrière, sur les épaules, le capuchon qui lui couvrait la tête…

Comment peut-il retenir le cri horrible qui lui monte aux lèvres ?

Il a reconnu Rolande…

— Elle n’est pas morte !  !

Elle ne semble même pas avoir été blessée… La démarche est aisée, rapide et élégante. Et si le visage, pourtant, est un peu pâle, c’est à cause de la clarté lunaire et puis sans doute de l’émotion qu’éprouve la jeune fille en se rendant à ce rendez-vous auprès de l’aimé si cher à son cœur…

Après un instant de stupeur, le misérable se demande :

— Qui donc, là-bas, ai-je assassiné ?

Celle-ci, est-ce bien vraiment Rolande de Chambry, l’exécrée, la redoutée ?

Il voudrait ne pas croire…

Mais la voici dans les bras de Simon… Ils s’étreignent d’un élan passionné… il entend sa voix, sa voix chaude et ardente… Et, sans desserrer leur étreinte, ils s’éloignent le long de la berge… Et Sturberg ne verra plus rien, n’entendra plus rien…

— Qui donc ? qui donc ? répète-t-il.

Il essuie son front, mouillé, non de pluie, mais d’une froide sueur d’angoisse.

— Rose-Lys ?

Non… Rose-Lys est plus petite que Rolande… Il ne s’y serait pas trompé…

Il remonte les pelouses, insensiblement se rapproche du quinconce de marronniers où, tout à l’heure, s’est commis l’attentat… Les jardins sont toujours déserts… Mais, au loin, près de l’Helvetia, reprennent les cris joyeux et on entend de la musique et des chants.

Dans un carré de lumière, une masse noire s’est abattue, les bras en croix…

Il se recule, effaré, trébuchant… Celle qu’il a tuée est là… Rolande est dans les bras de son fiancé… Il a frappé au hasard… Mais, pourtant, c’était bien celle-là qu’il voulait atteindre, puisqu’elle apportait le document tragique ?

— Qui donc, alors ?

Il pourrait s’avancer, soulever un coin de ce manteau, s’assurer…

Il n’ose… Il a peur… il court vers le château… Je ne sais quelle horreur l’emplit…

Devant l’Helvetia, des couples se sont reformés avec des tambours et des clairons. Des torches brillent dans la nuit et des lanternes au bout de bâtons et des lanternes vénitiennes qui s’agitent et des lanternes électriques de poche et même des lanternes de bicyclette éclairées à l’acétylène. On a usé de tout pour organiser une retraite aux flambeaux. Et le cortège se met en marche, faisant d’abord le tour du château et de l’hôpital, pendant que des blessés, penchés aux fenêtres, crient vivat et applaudissent.

Dans les salons du château, les danses continuent.

Il reste paralysé. Ses pieds de plomb sont cloués au tapis.

Il cherche au hasard sans vouloir se dire ce qu’il cherche.

Rolande ?

Il sait bien qu’elle n’est pas là puisqu’il vient de l’apercevoir sur la berge.

Rose-Lys ?

Il sait bien qu’elle n’est pas là puisqu’en rentrant au château il vient de l’apercevoir qui, de sa chambre, regardait la fête tumultueuse…

Comment devinerait-il, parmi les femmes et les jeunes filles rieuses, tout à la joie de la délivrance, hors du cauchemar de la guerre et qui s’amusent, comment devinerait-il le nom de celle qu’il a tuée et dont le corps rigide est étendu là-bas dans l’humidité ?

Il cherche, pourtant, il cherche toujours…

Quoi ? Une indication… Un hasard… L’éblouissement de la vérité…

Et, tout à coup, il se dit :

— Pourquoi Isabelle n’est-elle pas là ?… Isabelle, tout à l’heure si heureuse !

Il s’informe, machinalement d’abord, puis avec plus de fièvre, au fur et à mesure qu’on lui répond partout :

— Nous ne savons pas…

Les domestiques, interrogés, ne peuvent rien dire.

Sturberg, les tempes serrées, la folie au cerveau, court à l’appartement de sa fille.

L’appartement est vide. Il appelle la femme de chambre. Il questionne.

— Tout à l’heure. Mademoiselle est venue… oui… en grande hâte… Elle a passé un caoutchouc et, sans mettre de chapeau, rabattant le capuchon, elle est partie sous la pluie, sans dire où elle allait…

Sturberg reste un instant comme foudroyé… Il a mal entendu ? Il fait répéter. Il bégaye… Sur son dur visage les yeux affolés roulent, dans une peur atroce… la bouche se contracte en un sourd gémissement.

La femme de chambre s’inquiète :

— Monsieur ! Monsieur !…

Mais il s’enfuit en criant :

— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas vrai… Ce n’est pas vrai…

Il traverse les pelouses, descend vers la Seine…

Voici le quinconce des marronniers… sous lesquels gît la masse noire, bras en croix, étendue dans son carré de clarté lunaire…

Il se précipite sur ce corps, soulève la tête sanglante, la tourne vers la lumière… et de longs cheveux blonds, où le sang s’est coagulé, s’éparpillent sur ses bras… La lune éclaire un pâle visage, souillé, dont les yeux sont fixes.

Alors, de la berge où Simon et Rolande se disaient leurs tendresses…

Des avenues du château où se promenait la retraite aux flambeaux…

Dominant les murmures, et les cris, et les rires, et les vivats, et les chansons…

L’on entendit un hurlement étrange, un long hurlement de bête. Et tous les bruits cessèrent pour écouter.

Les premiers qui se rendirent à cet appel lugubre furent Simon et Rolande.

Ils trouvèrent Sturberg à genoux devant Isabelle, un bras passé autour de la tête blême, l’autre bras caressant les cheveux…

Et Sturberg hurlait… le front en arrière, les yeux vers le ciel, hurlait comme un chien perdu…

Il vit Rolande… il vit l’officier…

En un dernier éclair de sa raison défaillante, il les reconnut… Il arracha de sa poche quelque chose de noirâtre, et le tendit à Rolande… Il bégaya :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en !…

Quand les gens arrivèrent auprès de lui avec leurs lanternes et leurs torches, ils le trouvèrent étendu, inanimé au long de sa fille qu’il serrait dans ses bras… et l’étreinte était si étroite, convulsive, qu’on ne put détacher les deux corps, et qu’il fallut les transporter ainsi au château.

Le médecin, appelé en hâte, ne pouvait que constater la folie de Sturberg.

Quant à Isabelle, elle respirait encore, et des soins lui furent donnés. Ce fut au bout d’un mois seulement qu’elle fut hors de danger. Avait-elle deviné l’horreur de l’attentat dont elle avait été victime ? Peut-être, car lorsqu’elle put se mouvoir et parler, et qu’elle fut en état de répondre aux questions du juge chargé de l’enquête, elle ne répondit que ces seuls mots, toujours les mêmes :

— Il n’y a pas eu de crime… Je suis tombée contre une racine d’arbre, et c’est tout.

Du reste, le jour même de la fête de l’armistice à l’Helvetia, une dénonciation très claire, appuyée de preuves, arrivait à la Sûreté générale contre Sturberg. Elle était l’œuvre de Nicky Lariss qui avait pris la fuite.

Sturberg, arrêté, fut interné à Bicêtre, car sa folie était furieuse, en même temps qu’Isabelle était reconduite à Vienne par les soins de la police française.

Quant à Nicky Lariss, sa trahison et sa lâcheté ne le mirent point hors de cause : à la frontière suisse, ses papiers, examinés par un agent pointilleux et soupçonneux, à la gare de Bellegarde, ne parurent pas réguliers… Certaines dates éveillèrent l’attention du commissaire spécial… Il y avait des grattages très adroitement dissimulés… Bref, on le retint pour supplément d’informations.

Ces informations, Nicky Lariss ne les attendit pas.

On le trouva, le lendemain même de son arrestation, pendu dans sa cellule avec ses bretelles qu’on avait oublié de lui enlever.