Éditions Tallandier (p. 171-199).

XI

le commandant Simon Levaillant


Comment, par quelle suite de coïncidences tragiques, Rolande et Simon avaient-ils été séparés, depuis quatre années, aussi complètement que par la mort ?

La guerre a été fertile en douleurs pareilles et bien des existences ont été bouleversées sans pitié par des catastrophes toujours en marche.

Un jour, nous l’avons dit, alors que les jeunes filles étaient encore au village de Clairefontaine, Rolande avait réussi, grâce au dévouement d’un réfugié belge qui regagnait Bruxelles et qui gardait des relations secrètes avec des gens de la frontière hollandaise, à faire passer une lettre en France, à l’adresse de Simon Levaillant.

Où était-il ? Elle n’en savait rien. Elle s’était contentée de mettre, avec le grade et le nom de Levaillant, le numéro de son régiment. Et elle avait abandonné le souvenir tendre, venu de la région occupée, à la grâce de Dieu et aux aventures du hasard.

Et la lettre, pourtant, avait fini par arriver au but, sur les lignes de Tahure.

Ce fut un soir de l’hiver 1917 que Simon la trouva sur la planchette qui lui servait de table, en rentrant dans sa cagna, au front de Champagne.

Depuis huit jours il pleuvait sans arrêt. Les plaines, creusées de tranchées sur une profondeur de cinq kilomètres, n’étaient plus qu’un immense champ de boue blanchâtre, dans laquelle on enfonçait jusqu’aux genoux. Le mauvais temps était peu propice aux attaques, de part et d’autre, et sauf quelques coups de fusils, sauf un roulement de mitrailleuse, ou de loin en loin l’éclatement d’un obus, qui prouvait de chaque côté que l’on se surveillait, le secteur était tranquille.

La lettre était passée par tant de mains, dans les Ardennes, en Belgique, en Hollande, dans les postes françaises, que souillée, salie, elle ne laissait plus voir sur son enveloppe, du reste intacte, qu’un semblant d’adresse, où l’on reconnaissait avec peine le nom de Simon Levaillant.

Son ordonnance, Rameau, venait de lui dire :

— Il y a une lettre pour vous, mon commandant.

En ajoutant ce correctif singulier :

— À moins qu’elle ne soit pour un autre.

Simon regarda les lettres à demi effacées et la reposa sur la planche.

Et la pensée que Rolande pouvait lui écrire ne retint même pas son attention.

Rolande ! Hélas ! Il la croyait morte… Ne l’avait-il pas laissée dans cet état étrange, profond, de torpeur, dont ni larmes, ni supplications ne l’avaient tirée ?

Et les médecins, découragés, n’avaient-ils pas perdu tout espoir ?

L’ordonnance n’était à son service que depuis un mois. Et le soldat, retour la veille de permission, avait conté à deux copains, à la gare de l’Est, en prenant le train, l’aventure qui l’avait rapproché de son officier.

Un dragon venait de demander à Rameau, montrant sa croix de guerre :

— Et toi, vieux, comment que tu l’as obtenue, ta citation ?

— Laquelle ? J’en ai trois.

— La première. N’y a que celle-là qui compte. Les autres, après, ça vient tout seul.

— C’est bien simple. Je l’ai obtenue sans le faire exprès. C’était dans ce sacré chien de pays, de boue et d’eau, du Nord, tu sais ? à Saint-Georges ?

— Pire que celui d’ici… J’en ai encore les pieds gelés.

— On faisait une attaque et on venait de sortir des tranchées… Les mitrailleuses et les obus rappliquaient, comme de juste… Et voilà-t-il pas que j’aperçois, dans la boue, un bonhomme qui était noir de la tête aux pieds, et qui avait l’air de se défiler en laissant les camaros passer en avant… La frousse, vous savez ?

— Oui…

— J’aime pas ça !

— Dame !

— Qu’est-ce que je fais ? Ni une ni deux. J’arrive près de lui et je lui flanque un coup de pied dans le… comme si que vous diriez au derrière… Il se retourne… Il s’essuie la figure… Il avait l’air de se réveiller… Et qu’est-ce que je vois !… Ah ! pétard de sorti… Le commandant !  !… Il venait d’être plaqué dans la gadoue par une explosion de marmite… Pas blessé… Rien… La commotion, comme on dit… Il se relève en se frottant le bas du dos… Il roulait des yeux furieux… C’est que j’avais tapé dur… et je n’en menais pas large… Cas de conseil de guerre… Douze balles… Il me dit :

« — C’est toi, Rameau… je te retiens… ton compte est bon…

« Et il repart en hurlant :

« — En avant ! »

— Tout ça, fit le copain de Rameau, ça ne nous dit pas ta citation.

— Quèque temps après — j’étais pas crâne — je l’ai reçue… Elle disait :

« A fait preuve d’intrépidité en excitant ses camarades à marcher au combat sous la mitraille et les obus, dans un terrain défoncé et marécageux… A relevé son commandant qui s’enlizait, évanoui par une commotion… »

— Ah ben ! mon vieux…

— Ben quoi ? Je l’ai-t-y gagnée ou je l’ai-t-y pas gagnée ?

Le copain avait répondu, sentencieux :

— Pour sûr !  !

Un peu séché, Simon s’assit sur un escabeau et décacheta la lettre.

Aux premiers mots, à la vue de l’écriture, il eut une exclamation étouffée. Et ce soldat, qui, depuis des années, avait bravé la mort tant de fois, appuya sa tête contre ses mains, pris tout à coup de vertige, pendant que Rameau, alarmé, disait :

— On vous annonce un malheur mon commandant ?

— Non, non… Ne me parle plus !… laisse-moi !…

Il essaya de lire, mais ses yeux étaient brouillés par les larmes.

Et il répétait tout bas :

— Vivante ! Est-ce possible, mon Dieu !…

Lettre pleine de passion et de douleur, et aussi d’espérance…

« Je t’écris du fond de notre prison, car nous sommes emprisonnées dans ce coin de France, au milieu des soldats allemands, nos geôliers… Je t’écris au hasard, en profitant d’un dévouement qui s’offre à moi et qui, au péril de mort, se charge de cette lettre… Je t’écris sans savoir, hélas ! si ma lettre te parviendra jamais… Si elle te parvient, ami chéri, qu’elle t’apporte du moins le souvenir de ta tendre Rolande, car ta pensée est la seule chose qui me soutienne parmi nos souffrances, nos misères et les brutalités dont nous sommes chaque jour victimes… Où es-tu ?… As-tu été blessé ?… Je n’ose penser, je refuse de croire que tu es mort… Que cette feuille légère que j’écris la nuit, dans mon lit, sur lequel il pleut, pendant que Rose-Lys fait le guet pour que nous ne soyons pas surprises, que cette feuille que je couvre de baisers t’apporte mon cœur fidèle… J’ai recouvré ma raison… Je suis guérie… Les jours anéantis que j’ai passés depuis que je t’ai serré pour la dernière fois dans mes bras, le soir de Clairefontaine, ne sont plus qu’un mauvais souvenir qui s’efface… Je t’aime… »

Durant des pages et des pages, elle contait ensuite ce qui leur était arrivé à toutes deux, et le meurtre de Jean-Louis, et le meurtre de Barbarat…

Elle parlait du document, à mots couverts, car il ne fallait pas que les ennemis pussent comprendre, si la lettre tombait entre leurs mains.

Elle disait comment elles vivaient, leurs privations, et comment elles étaient, sans pitié pour leur faiblesse, condamnées à de durs travaux.

Et c’était ainsi que sa protestation ardente s’était envolée de ses mains et, à travers les dangers, dans bien des cahots et des tempêtes, était venue enfin, presque miraculeusement, se poser sous les yeux de Simon.

Combien de fois il la relut…

Puis, à côté de tant de joie, quelle douleur et quel deuil, et quelle rage de vengeance aussi en apprenant que son père avait été assassiné !

Les heures de la nuit s’écoulèrent… Il ne ressentait pas le besoin de dormir… Ce ne fut que vers le matin que le sommeil l’emporta et qu’il se jeta sur son sommier.

Au réveil, la pluie continuait sans arrêt. Le sol, saturé, laissait couler dans la cagna un liquide blanchâtre détrempé dans la chaux. La voûte de terre, mal étayée, se crevassait et menaçait ruines. Rameau s’évertuait à réparer le dommage, vidait l’eau avec une pelle, déblayait au dehors les rigoles d’écoulement.

Et, appuyé sur son coude, ayant encore quelques minutes de repos, Simon rêvait, en relisant, pour la dixième fois, la lettre de Rolande.

Après la joie de l’avoir ainsi retrouvée, et retrouvée vivante, une douleur profonde qui venait de son deuil…

Au souvenir de son père, du brave homme si tendre qu’était le paysan, son cœur se fendait, et il pleurait, car dans ce cœur rude, il savait ce qu’il y avait de dévouement et d’affection, et combien Jean-Louis était fier de son fils.

Et parmi les réticences de la lettre, parmi certaines phrases au sens ambigu et comme lointain, il devinait que Jean-Louis était mort parce qu’il avait tenu pour sacrée la mission confiée par Simon…

Quel était donc ce document terrible pour lequel coulait tant de sang ?

Puis il pensa, à lui-même, à l’accusation qui avait pesé sur lui aux jours de la mobilisation et à l’espérance radieuse que lui apportait cette lettre…

Plus qu’une espérance, la certitude de sa réhabilitation.

Parmi ceux qui l’avaient jugé, qui douterait de son innocence, désormais, devant la preuve d’amour toute-puissante que Rolande lui envoyait ?

Mais ses juges, où étaient-ils ?

Il repassait leurs noms, il en faisait le compte, dans sa mémoire.

Norbert de Chambry, disparu depuis longtemps, mort ou prisonnier.

Rosier, tué dans les Flandres, au début de la bataille de l’Yser.

Gerbeaux, nommé comme lui chef d’escadron, dans le même régiment, et commandant le secteur voisin, à gauche de Tahure.

Voilà pour ses trois accusateurs.

Et ceux qui l’avaient jugé ?

Le colonel Normand était général commandant une brigade à Saionique.

Simon lui écrirait…

Pendant ces premières années de guerre, où il avait combattu près de son chef, que de fois il avait vu se poser sur lui, dans une interrogation muette, les yeux douloureux du colonel ! Et n’avait-il pas compris ce que disait ce regard ?

« Malgré tout, je ne puis vous croire coupable… J’attends comme vous la vérité ! »

Il copierait pour son colonel la lettre de Rolande et il la lui enverrait : « Et maintenant, mon général, ajouterait-il, doutez-vous encore ? Et ne vais-je pas recevoir de vous, bien vite, la parole que j’attendais depuis si longtemps. »

Les autres ?

Le capitaine de Montbois, tué.

Le lieutenant de Fergerac, grièvement blessé, était toujours au service, mais à l’arrière.

Le chef d’escadron de Laplasse commandait le régiment, depuis le départ du colonel Normand pour l’armée d’Orient.

Et le sous-lieutenant Andréoud était capitaine, auprès de lui.

Ce fut le colonel de Laplasse qu’il vit le premier, dans son abri blindé,

Laplasse comprit tout de suite que Simon était en proie à une émotion intense.

— Du nouveau, fit-il, en s’avançant vivement vers le jeune homme.

— Oui. Oh ! oui, mon colonel, prononça Simon d’une voix profonde.

— Et quoi donc ? Le téléphone n’a pas cessé de marcher depuis ce matin, mais pour des broutilles administratives… Et tous les jours depuis un mois ce sont les gratte-papier qui sont les maîtres… Ce qu’on s’ennuie !

Il bâilla à se décrocher la mâchoire…

Mais voyant que Simon lui tendait une lettre, et que les mains qui tendaient cette lettre étaient toutes tremblantes…

— Évidemment, il s’agit d’un malheur… d’un grand malheur personnel…

— Oh ! non, mon colonel, lisez, lisez…

Et le pauvre garçon éclata en sanglots.

Laplasse parcourut cette lettre.

Elle s’échappa de ses mains.

Et il ouvrit les bras à Simon qui s’y laissa tomber en pleurs.

— Nous avons été contraints de vous considérer comme un coupable, car les circonstances tragiques du crime vous accusaient… Mais notre conscience, à tous ceux qui, vous ont jugé, se révoltait contre cette accusation.

Le colonel s’arrêta, puis, après avoir serré plus étroitement son camarade contre sa poitrine :

— Au nom de ceux qui vivent encore, mais qui sont loin de nous, comme le général Normand et notre ami Fergeac, au nom de ceux qui sont morts, comme Rosier, comme Chambry peut-être, comme Montbois, je vous demande pardon.

— Oh ! mon colonel, ma joie est si grande… j’ai tout oublié.

Avec Gerbeaux ce fut la même scène.

Gerbeaux simplement ajouta :

— Le jour douloureux où nous étions réunis pour t’interroger, n’oublie pas que, tout en reconnaissant la vérité des faits qui se levaient contre toi, j’ai protesté en déclarant que je ne pouvais te croire coupable… Le seul qui, du reste, nous paraissait convaincu, c’était Chambry… Et encore ! n’était-il pas conduit en tout cela par la haine irraisonnée et incompréhensible dont il te poursuivait ?

Même scène avec Andréoud…

Et Simon songeait à Norbert.

— Est-il mort ? Est-il vivant ? J’avais promis à Rolande de faire sa conquête. À présent, cette conquête serait facile… Lui non plus ne refuserait pas de me donner sa main…

Pendant longtemps, ensuite, Simon attendit d’autres lettres.

Il lui semblait que puisque Rolande avait trouvé le moyen de lui faire parvenir une fois de ses nouvelles, d’autres fois elle le pourrait encore.

Rien ne vint.

Ce fut la séparation, complète.

C’est que, dans l’intervalle, les jeunes filles avaient été évacuées en Allemagne, séparées, Rolande mise en surveillance spéciale et toute permission de correspondre avec la France interdite.

La guerre continuait…

Vint la grande offensive allemande de 1918.

Simon fut fait prisonnier au Kemmel, et envoyé au camp de Mannheim.

À peine y arrivait-il qu’il songeait à s’évader.

Il y réussit vers la fin d’avril, en passant par la Suisse.

C’était vers l’époque où Rose-Lys et Rolande faisaient partie d’un convoi d’évacués. On se rappelle qu’aussitôt en France, elles s’étaient renseignées sur Simon et Norbert… Norbert paraissait supprimé du monde… Du moins, elles avaient appris l’internement de Simon à Mannheim et lui avaient envoyé lettres et colis…

Ces colis et ces lettres arrivèrent au camp des prisonniers…

Les lettres furent détruites, les colis distribués entre les Boches de garde.

Rien ne parvint à Levaillant, et pour cause : il était parti.

De retour en France, il avait regagné son corps.

L’offensive allemande se poursuivait, acharnée, menaçait d’être victorieuse… La France et le monde traversaient de nouveau de mortelle angoisses.

À Lassigny, Simon fut relevé mourant, empoisonné par les gaz.

Soigné d’abord dans une ambulance de Compiègne, il fut envoyé ensuite à Paris, et de là évacué à Corbeil, à l’hôpital de l’Helvétia.

Ce ne fut point le hasard qui l’y conduisit.

Sturberg, de loin, veillait sur le jeune homme. Il aimait, on l’a vu, ramasser autour de lui, pour plus de sûreté, ceux de qui pouvait naître un danger, car le danger était moins redoutable lorsqu’il pouvait le voir naître, et s’épanouir.

Il n’avait pas été, ensuite, sans remarquer que l’officier avait produit sur Isabelle une impression profonde. Outre que, dans l’adoration qu’il avait pour sa fille, il était incapable de lui résister ni de lui donner des ordres, il ne voyait pas sans plaisir cette liaison s’ébaucher. Il l’avait dit à Nicky Lariss. C’était une sécurité de plus.

Impuissant, la rage au cœur, Nicky Lariss avait assisté, de loin, au développement de cet amour.

Isabelle, du reste, ne s’en cachait pas. Elle n’en avait pas la force. Prise dans tout son être, dès les premiers jours où elle s’était vue au chevet de l’officier, elle s’était abandonnée à l’attrait qu’il lui inspirait.

Elle ne se fiait à personne et prenait pour elle les soins à lui donner.

Ses visites régulières et qui même se renouvelaient sans raison et pour le moindre prétexte, ses attentions délicates, comme ses regards et ses attitudes attendries, quand elle se penchait sur le malade, tout en elle trahissait si bien le sentiment profond qui envahissait ce cœur de femme, que son amour bientôt ne fut plus un secret pour les blessés.

Entre eux, il en plaisantèrent d’abord.

Mais ils n’osèrent en parler à Simon.

Simon, en effet, ne s’apercevait de rien.

Dans les premiers temps, comme il souffrait beaucoup, comme sa vie était en danger, et comme le bruit courait que, même s’il était sauvé, il resterait très faible, avec des poumons délicats, une grande pitié avait entouré cet empoisonné.

Plus tard, lorsque presque miraculeusement — et on ne se gênait pas pour dire qu’Isabelle était l’auteur du miracle — il fut debout, faisant mentir tous les pronostics, son allure fut si réservée, ses yeux restèrent si tristes, il recherchait si visiblement la solitude qu’aucun de ceux qui étaient ses camarades d’hôpital ne fut tenté de pénétrer dans son intimité.

C’est qu’en effet le jeune homme était en proie à une insurmontable tristesse. Tous les deuils, toutes les souffrances, les fatigues, les joies de vaincre ou les désespoirs d’être vaincu, toutes ces angoisses de guerre n’avaient pas fait pâlir la douce lumière qui luisait dans son cœur et la figure de Rolande vivait en lui rayonnante.

Où était-elle ? Qu’était-elle devenue ? Avait-elle survécu ?


La première lettre — rayon fugitif dans l’atroce huit de leur séparation — n’avait été suivie — il le croyait — d’aucune autre.

Dès lors quelle révélation funèbre lui apporterait la fin de cette guerre, que maintenant l’on disait toute proche ? Autour de lui, les autres devinaient une peine mystérieuse et on respecta sa solitude et son silence.

Il avait pris pour un dévouement banal, qui s’adressait à tous en égale part, les soins empressés qu’il recevait de la jolie infirmière.

Il était si loin de toute pensée d’amour qu’il ne pouvait concevoir que pareille pensée pourrait venir à une autre.

Elle était si attentive et si douce, si prévenante et si intelligente à obéir à toutes les délicates prescriptions du médecin, que parfois, avec un sourire triste, il la remerciait simplement en lui disant :

— Comme vous êtes bonne !…

Toute blonde et toute vaporeuse dans ses blancs vêtements, avec ses yeux d’un bleu céleste, son élégance rare, elle était vraiment une apparition jolie et consolante, frôlant ces lits où tant de braves gens soufflaient le martyre. Elle s’exprimait très purement en français, ayant été élevée à Vienne dans une pension tenue par des dames françaises. Un très léger accent relevait sa parole d’une note originale. Pas un de ces soldats n’avait jamais pensé que cette jeune fille était d’une race ennemie, et que son père jouait en France, depuis 1914, un rôle monstrueux. Comment pareil doute leur fût-il venu ? Leur soupçon se fût écrasé devant le luxe de cet hôpital et de ce château, devant le travail intense des usines et des fabriques qui, toutes, à la défense du pays, apportaient leurs efforts gigantesques. Sturberg n’était pas l’homme qui se cachait, mais, au contraire, il affichait son amitié pour la France, et cette amitié ne rencontrait en haut lieu aucune suspicion. N’en donnait-il pas des preuves constantes ? Par où, par quelle fissure le doute fût-il entré ?

Mais si un miracle s’opérait dans la santé de Simon, un autre miracle transformait lentement Isabelle.

Elle avait fondé cet hôpital pour obéir à son père, et, du reste, heureuse de lui obéir et de soulager des souffrances, puisqu’elle portait en elle toutes les compassions de la femme.

Dans les premiers mois, néanmoins, elle était restée, au fond de son cœur, l’ennemie. Elle soigna des blessés avec un dévouement sans borne, mais à ce dévouement la tendresse manquait… Elle accomplissait une tâche officielle, de son mieux.

Bientôt, peu à peu, au contact de ces empoisonnés qui lui étaient envoyés de tous les champs de bataille, sa mentalité changea.

Et tout d’abord, quels lamentables débris lui arrivaient ! Cadavres vivants où il restait à peine un souffle de vie !

Parfois, malgré ses soins, elle en voyait partir beaucoup pour le cimetière.

Puis elle avait la joie d’en voir quelques-uns, lentement, un peu plus chaque jour — on eût vraiment dit à regret — se retenir à la vie.

Ceux-là, du moins, lui restaient de longues semaines, même de longs mois, avant d’être envoyés en convalescence dans quelque station du Midi.

Elle vivait avec eux. Elle les entendait parler. Elle écoutait les récits qu’ils échangeaient des durs combats qu’ils avaient livrés, de leurs souffrances, de toutes leurs misères.

Peu à peu elle les aimait.

Ils ne lui apparaissaient plus comme des hommes d’une autre race que sa propre race, à elle, combattait. Elle se dédoublait, pour ainsi dire, pour ne voir en eux que ce qu’ils étaient, des cœurs tendres, pleins de la justice de leur cause, où n’entrait même pas l’orgueil de leurs héroïsmes.

Dans les premiers temps, elle s’était imaginé qu’ils se répandraient en insultes contre ceux qui avaient voulu cette guerre.

La haine pour ceux-là ils la conservaient au fond d’eux-mêmes, mais dans leurs paroles elle n’éclatait jamais.

Et même ils se grandissaient en reconnaissant la valeur de leurs adversaires.

Que de fois le même mot parvint jusqu’à ses oreilles :

— Ce sont de rudes soldats ! Quel dommage que ce soient des brutes !

Et elle entendait alors des récits d’atrocités qui lui faisaient horreur, auxquelles elle n’eût point ajouté foi, si ceux-là qui les contaient, avec simplicité, avec sincérité, et avec tant de répulsion, n’en avaient été les témoins, ou, parfois, les victimes.

Ignorante des desseins de Sturberg, son pays ne lui paraissait plus maintenant que très lointain et elle épousait la mentalité française.

Et elle en était venue à ce point d’oubli qu’elle se prenait à dire, souvent, quand arrivaient les nouvelles :

— Le communiqué est très bon, ce matin. Nous avons encore avancé…

Il faut bien le reconnaître. Ce n’était pas seulement le dévouement à tous les blessés qui avait opéré ce miracle… mais surtout le dévouement à l’un d’entre eux, en particulier.

Et celui-là, on le sait, était Simon.

Lorsqu’il se leva pour la première fois et que le médecin lui permit de faire quelques pas dans le jardin et jusque sous les arbres qui descendaient vers la rive de la Seine, il eut besoin d’un bras pour le soutenir.

Et il trouva Isabelle, émue et souriante…

Dès lors, elle guetta ses promenades. Comme elle était un peu maîtresse, elle les restreignait ou les multipliait, au gré de sa propre volonté, en s’arrangeant de telle façon qu’elle était toujours libre et que Simon n’avait pas besoin d’une autre compagne.

L’amour éclatait dans ses yeux et dans le trouble de sa parole.

Il fallait, pour ne s’en point apercevoir, l’âme absente de l’officier, l’âme qui errait, loin de là, autour de Rolande.

L’amour d’Isabelle s’irrita peu à peu de cette réserve indifférente, et la jeune fille connut ses premières souffrances.

Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, que la santé de Simon se rétablissait, elle voyait arriver le jour où le soldat irait, sans hésiter, reprendre sa place au front de bataille.

Et elle savait qu’à partir de ce jour-là, même vivant, il serait perdu pour elle si, entre eux, elle ne provoquait pas une explication.

Qu’en espérait-elle ? Elle ne se le demandait pas… Elle avait peur, simplement… Et elle se disait : « Puisqu’il ne semble pas voir combien je l’aime, et que loin de lui ma vie serait sans but… eh bien ! il entendra, du moins, l’aveu que je lui ferai. »

Mais elle n’osait… Elle le tenta, se reprit… Et Simon s’éveilla au premier soupçon.

Il se demanda s’il n’avait rien fait pour provoquer cet amour.

Sa conscience était sans reproches.

De ce jour-là, il l’évita. Du reste, il devenait plus fort. Il n’avait plus besoin d’être accompagné. L’été était passé. L’automne était venu, et avec l’automne de cette année-là, les victoires décisives. Il se sentait assez robuste pour supporter les fatigues qui l’attendaient. Depuis un mois déjà il avait sollicité du médecin chef de l’Helvétia l’autorisation de quitter l’hôpital. Les camarades, là-bas, se battaient, poursuivaient les Boches. Son régiment, après avoir depuis si longtemps rempli dans les tranchées le rôle des fantassins, était reformé, il le savait, et les dragons, la lance au poing, la carabine ballottant dans le dos, traquaient l’ennemi qui fuyait, par les Ardennes vers ses frontières. Il voulait être de la fête… à l’honneur, et il en avait le droit ayant été depuis si longtemps à la peine.

— Vous le verrez, docteur, disait-il avec désespoir, j’arriverai quand il sera trop tard et qu’il n’y aura plus rien à faire…

— C’est que vous êtes si peu solide encore… J’ai ma responsabilité !

Enfin, il consentit. Mais alors il était question de l’armistice et l’univers entier était suspendu à la miraculeuse nouvelle que l’on attendait.

Ce fut un dimanche, le 10 novembre.

Il devait rejoindre son corps le 15 et 11 avait décidé qu’il passerait à Paris ses quatre jours de liberté, afin de s’enquérir de Rolande. Une partie des Ardennes était évacuée. Grandpré, Vouziers, Rethel n’étaient plus en esclavage. Peut-être pourrait-il apprendre quel avait été, depuis deux années, le sort de sa fiancée, et peut-être même lui serait-il possible de passer par Clairefontaine en rejoignant sou régiment qui opérait dans les environs de Sedan, sur la frontière de Belgique.

Il avait décidé qu’il quitterait Corbeil le lendemain.

Cette décision, Isabelle n’était pas sans la connaître et il y avait en elle un peu de détresse, à l’approche de cette séparation.

Elle ne fit — ce qui était bien naturel — aucune tentative pour se rapprocher de Simon en ces deux jours qui lui restaient à vivre auprès de lui. Elle était certaine, en effet, que l’officier ne partirait pas sans venir lui exprimer sa gratitude pour tous les soins qu’il avait reçus.

Elle s’arrangea seulement pour être seule avec lui lorsqu’il viendrait.

Et ce fut dans un petit salon élégant et simple, tendu d’étoffes blanches, où couraient de légers filets bleus, qu’elle le reçut.

Le salon, qui faisait partie de l’appartement particulier d’Isabelle, était contigu à celui de Sturberg dans lequel deux pièces avaient été réservées à ses secrétaires et, comme les portes étaient restées ouvertes, on entendait le cliquetis rapide des machines à écrire, sous les doigts agiles de quelques dactylographes,

L’après-midi de ce dimanche était pluvieux et maussade. Le travail ne cessait pas chez Sturberg, le dimanche. Toute la France faisait, en ces jours de fièvre, un effort immense dans ses ateliers, ses usines, ses fabriques et ses forges, afin de pourvoir aux dépenses gigantesques de canons et de munitions que le front victorieux réclamait sans cesse.

On sentait que la fin approchait, pleine de gloire, et que c’était la délivrance, et la nation était haletante, arc-boutée sur ses reins et les muscles gonflés pour un dernier assaut de la lutte monstrueuse.

Comme le jour était sombre, Isabelle avait relevé les rideaux sur les fenêtres afin de laisser pénétrer plus de lumière.

Et, ce jour-là, à cause de l’humidité froide, aucun malade n’avait eu la permission de sortir. On ne voyait, traversant la cour et les jardins, que des directeurs ou quelque employé faisant, pour une communication pressante, la navette entre le château et la fabrique.

Quand une femme vint annoncer à Isabelle que Simon Levaillant désirait lui parler, elle fut troublée infiniment, bien qu’elle s’y attendît.

Et en s’avançant vers lui, les mains offertes, son sourire tremblait.

Sans autre préambule, le cœur chaleureux, Simon lui disait :

— Je vous ai remerciée chaque jour, mademoiselle, de tout le dévouement dont vous nous donniez tant de preuves, mais je tiens à ce que vous sachiez que je me rends très bien compte que je vous dois, à vous en particulier, de vivre, et mon retour à la santé… Je ne vous oublierai jamais…

Elle secoua la tête.

— Si, vous m’oublierez…

— Non, mademoiselle, ni vos soins si attentifs ni le charme de votre beauté dont l’approche était pour tous les douloureux qui frissonnaient dans leur lit, un soulagement et une espérance de vie meilleure.

— J’ai soigné tous mes blessés et tous mes malades, sauf un seul, avec une égale tendresse comme s’ils avaient été des frères pour moi ou des membres de ma famille… sauf un seul pour lequel ma pitié était plus grande que pour les autres, auprès duquel j’étais plus heureuse que partout ailleurs. La gratitude de ceux qui étaient là me touchait profondément et ils avaient une si gentille façon de l’exprimer ! Mais n’eussent-ils rien dit que j’aurais été entièrement récompensée par le sourire d’un seul. J’ai honte de vous laisser voir ainsi le fond de ma pensée, mais voici l’heure inévitable de notre séparation… Nous ne nous reverrons jamais, sans doute… Et je n’ai pas le courage de vous laisser partir sans que vous ayez du moins deviné… quelle sorte… de sentiments vous laissez ici…

— Mademoiselle…

Il lui prit la main et la garda dans la sienne.

Elle baissait les yeux. On eût dit qu’elle était devant un juge.

— J’ai peur de vous causer de la tristesse et pourtant je ne puis pas vous laisser ignorer ce qui se passe en moi… Je vous jure, mademoiselle, que si mon cœur avait été libre, et s’il n’était pas tout plein d’un grand deuil, j’aurais été touché de votre attention. Si vous m’avez vu toujours silencieux, renfermé, fuyant même les entretiens dans lesquels vous tentiez de me distraire, ce n’est pas seulement parce que je ne pouvais chasser de moi un souvenir auquel se rattache toute mon enfance, toute ma jeunesse, c’est aussi parce que j’entrevoyais l’heure détestée où je devrais m’expliquer avec vous… Ma vie a été remplie par un grand amour… dont je porte le deuil… car je ne sais depuis des années, ce que ma fiancée est devenue… et j’ai peur… J’ai peur qu’à force de misères, de privations et de mauvais traitements elle ne soit morte en pays occupé… Vous le voyez, mademoiselle, je suis frappé trop cruellement pour qu’il me soit possible de m’abandonner à la joie de vous aimer…

Les yeux, d’abord baissés, s’étaient fermés complètement. Elle souffrait, son cœur battait à grands coups précipités… Et elle était pâle… pâle… Dans la main de l’officier ses doigts, qu’elle n’avait pas retirés, se glaçaient.

Elle murmura, très bas :

— Quel beau rêve !…

Et c’est alors seulement qu’elle retira sa main.

— Je vous demande pardon… monsieur… de vous avoir laissé deviner… de n’avoir pas su me taire… Une jeune fille française aurait eu plus de réserve, je le comprends… mais cette séparation brusque !… la fièvre des événements qui se passent… de ceux qui sont attendus… et surtout la certitude que demain vous serez loin de nous et que ce sera fini… tout cela fait que…

Elle se tut.

On devinait que si elle avait continué de parler les larmes auraient coupé sa voix… Simon, grave, la plaignait… si franche dans son aveu, et surtout si prête à la souffrance…

Ils s’étaient rapprochés de la fenêtre tout en causant.

Un bruit de pas, en bas du château, sur les allées, attira l’attention du jeune homme… une attention de curiosité machinale et de pensée absente.

Une jeune fille, d’un pas alerte, un portefeuille en cuir sous le bras, suivait les contours des massifs sur lesquels s’abattait de temps en temps, comme à regret, quelque feuille morte que l’automne détachait des arbres.

Elle était enveloppée, à cause de l’humidité du brouillard qui tombait en gouttes de pluie chaque fois qu’un peu de vent secouait les branches, d’un grand manteau de caoutchouc dont le capuchon était relevé sur sa tête nue.

Comme elle tournait le dos, Simon ne pouvait voir ses traits.

Et, du reste, il n’arrêta pas sur elle son regard et le détournait déjà lorsqu’un détail, un geste, une attitude rapidement surprise, éveilla soudain sa mémoire, et lui fit reporter les yeux sur la silhouette qui s’éloignait.

Cette silhouette, cette façon de tourner la tête, ce geste qu’elle venait de faire pour ramener contre elle les pans flottants du manteau, et la couleur des cheveux, un instant entrevue, dans l’éclair de ce geste, tout cela, brusquement, venait d’évoquer une image lointaine et chérie… celle de Rolande !…

Et sans réfléchir à ce que sa question avait d’étrange :

— Quelle est cette jeune fille ?

— Une des secrétaires de mon père… depuis très peu de temps chez nous…

Isabelle avait repris son calme… Elle murmura avec un sourire triste :

— Je vous ai demandé pardon…

— Et moi, mademoiselle, je voudrais vous supplier de ne pas me retenir… Votre amitié…

— Je n’ai pas de jalousie, je n’ai pas de rancune, mon cœur ne peut haïr… Vous vivrez toujours ici — fit-elle en appuyant la main sur sa poitrine — tel que vous y avez vécu depuis le jour où je vous ai vu pour la première fois…

C’est ainsi qu’ils se séparèrent.

Mais c’est à peine si l’officier entendit les dernières paroles de la jeune fille.

Et une sorte d’inquiétude vague montait en lui.

En bas, il hésita.

Irait-il vers cette silhouette entrevue et qui disparaissait dans le lointain des arbres ? Ou bien, en haussant les épaules, allait^il s’éloigner ?

Et pendant qu’il se faisait ces réflexions, il marchait vers le fantôme dont certains gestes avaient bouleversé son cœur…

Il ne put le rejoindre. Il le vit qui entrait à la fabrique.

— Mais elle reviendra et suivra le même chemin…

Alors, il prit place sur un banc de pierre et attendit patiemment.

Quelques minutes seulement s’écoulèrent et là-bas, sortant de la cour où passaient et repassaient des ouvriers reprenant le chemin qui menait au château, une jeune fille se montrait…

Indécise encore à cause de l’éloignement, mais plus visible, plus précise à chaque pas qu’elle faisait en se rapprochant du banc de pierre.

Elle se hâtait et comme le brouillard tombait toujours en fines gouttelettes, à tous les passages du vent, elle avait gardé son capuchon…

Elle s’en venait tête baissée, ne s’occupant de rien autour d’elle.

Elle n’avait pas aperçu Simon…

Au fur et à mesure qu’elle s’approchait, Simon s’était levé.

Son cœur ne battait plus… Quelle singulière vision ! Quelle étrange folie !

Elle passa près de lui sans le regarder…

Mais alors, elle entendit un appel, un murmure, un son de voix qui était un cri, un sanglot, qui était peut-être aussi comme le désespoir exhalé d’un homme qui n’avait plus confiance en lui-même et s’imaginait en proie à une vision déconcertante… Et son nom à elle, son nom de jeune fille, son nom de Rolande, venait d’être prononcé.

Elle leva la tête et regarda l’homme qui avait laissé échapper un pareil cri…

Et, l’ayant regardé, elle recula, les mains tendues… disant :

— Simon ! Simon !

Après quoi, raide, elle s’abattit sur les herbes humides du sentier.

Simon délirait, ne savait que dire, en la soulevant dans ses bras :

— C’est toi ! Ma Rolande !… Mon cher petit !…

Alors, tous les deux ne trouvant plus de mots pour exprimer leur bonheur infini, se mirent à pleurer… et de pleurer, cela les calma…

— Je te croyais mort…

— Et moi, je n’osais plus croire que tu étais vivante !…

— Mais comment ? Comment ?

Chacun des deux racontait. Et ils étaient si pressés de tout dire qu’ils parlaient ensemble… Et les questions se mêlaient aux réponses… Puis, souvent, ils se taisaient… Ils se taisaient pour se regarder en souriant, en se serrant les mains… Et on cet instant de plénitude, tous les mauvais souvenirs étaient effacés de la mémoire de Rolande… elle oubliait les misères de l’invasion… la longue maladie qui avait suspendu ses facultés… les cruautés des Allemands, à Clairefontaine, et plus tard au camp, où ils l’avaient obligée à un métier d’esclave… En cet instant, l’année tragique de son séjour à Medgyar et le guet-apens, et le crime, elle oublia tout… noyée dans la tendresse qui tombait du regard de son ami chéri…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la même minute, au château, Nicky Lariss venait d’entrer chez Isabelle. Il avait vu, quelques minutes auparavant, Simon Levaillant en sortir. Sa jalousie lui avait fait deviner l’objet de cette entrevue.

Et, en entrant, il avait surpris Isabelle sanglotant, la figure dans les mains.

Ces sanglots, c’était plus qu’un aveu d’amour, c’était aussi un aveu de défaite.

Quand elle le vit, et que d’un geste esquissé elle voulut le congédier, il dit :

— Je savais qu’il ne vous aimait pas et qu’il ne pourrait vous aimer…

Chez elle, les larmes redoublaient… Il ajoutait, montrant la fenêtre :

— Regardez là-bas… Voici la preuve que je ne vous trompe pas…

De la fenêtre on apercevait le banc de pierre, au bout de l’avenue menant à la fabrique, et sur le banc de pierre Simon et Rolande.

— Rolande de Chambry !

— Oui, ils s’aiment depuis l’enfance…

Nicky Lariss s’arrêta… La jalousie, la douleur, la haine et l’amour emplissaient l’âme du misérable… et aussi le besoin de se venger du mépris que lui manifestait Sturberg. C’était le reptile immonde, au venin mortel, et mordant au talon.

— Isabelle, il faut que vous sachiez tout… Même si le cœur de Simon Levaillant eût été libre, il ne vous eût point aimée ; il aurait bien fallu lui dire un jour que vous êtes Autrichienne, et alors il eût appris du même coup le rôle que joue en France votre père depuis cinq ans… Car lui et moi nous étions en France avant la guerre… Lui et moi nous avions quitté Vienne à la poursuite d’une femme qui n’est autre que Mlle de Chambry… Lui et moi nous avions reçu de la police impériale une mission si grave que de son échec ou de son succès pouvait dépendre le sort de l’empire… Cette jeune fille, une nuit, nous avons voulu l’assassiner… Votre père avait donné l’ordre… C’est moi qui l’ai exécuté !… Elle a survécu… Un autre jour, nous avons attaqué Levaillant dans les rues de Sedan, et nous avons été obligés de fuir… Il nous fallait, il fallait à l’empereur, un document qui avait été volé à Godollo par Mlle de Chambry, alors que, pendant une fête, elle était en tête à tête avec le prince François-Ferdinand… Pour le secret tragique que ce document renferme, le sang a été versé… Nous devions le reconquérir à tout prix, et ne pas hésiter sur les moyens… Aux environs de Reims, nous nous en étions emparés, pendant la retraite de Charleroi… Il nous a été repris… Nous avons fait fusiller deux hommes, pour rien… Ces deux hommes étaient : l’un, le père du commandant Levaillant ; l’autre, le père de Rose-Lys Barbarat. Et vous aimez le fils de l’homme que votre père a assassiné… Nous avons cherché partout, vainement, et c’est alors que Sturberg, pour être plus libre et ne point éveiller de soupçons, put se faire passer pour Suisse, obtint des commandes importantes de l’État… et qu’il eut tout loisir de poursuivre en paix la mission que le gouvernement autrichien lui confirmait souvent, en faisant briller à ses yeux des promesses magnifiques pour le cas où il réussirait… Le document, depuis quelques jours, est retombé entre nos mains… et… ce n’est pas tout… Maintenant que votre père a triomphé et qu’il n’a plus à craindre pour notre pays des révélations menaçantes… l’ordre qui lui a été envoyé par dépêche est formel… Rolande de Chambry est condamnée… et voilà pourquoi elle est ici, sous ses yeux… sous notre surveillance… dans l’impossibilité d’échapper au sort que Sturberg lui réserve…

C’était ce même récit, en d’autres termes, que Rolande faisait à Simon, reliant ainsi la vie présente à celle que tous deux avaient vécue dans les jours qui avaient précédé la guerre, jusqu’au moment de leur séparation. À plusieurs reprises, la jeune fille avait prononcé les noms de Sturberg et de Nicky Lariss, les deux bandits lancés contre elle et qui avaient été la cause de tant d’épouvantes et de tant de cauchemars. Puis elle conta leurs aventures, à Rose-Lys et à elle, en Allemagne, et leur retour en France et comment elles étaient entrées à la fabrique de Saint-Denis, puis enfin à Corbeil. C’est ainsi que Simon apprit comment la fatale pochette de cuir contenant le document avait été confiée à la pauvre et peureuse Pulchérie, puis à Noémie et comment elle était entre les mains de Sturberg. L’officier avait écouté passionnément ce récit, frémissant à tous les périls qui avaient menacé cette chère et précieuse existence. Et de temps en temps il portait à ses lèvres la main qu’il n’avait cessé de retenir dans la sienne.

— Tout ceci n’est rien, dit-elle après un silence… Ce que j’ai à t’apprendre maintenant est beaucoup plus immédiat et plus grave…

Elle jeta un regard autour d’elle, vers le château et sous les arbres.

— Ne manifeste aucune émotion de ce que je vais te dire. Il se peut que sans que nous y prenions garde, on nous observe… Et depuis trop longtemps déjà nous sommes réunis… Des soupçons peuvent naître… Ici, les dangers, et quels dangers ! sont partout…

Baissant la voix :

— Tu sais comment Rose-Lys et moi nous nous sommes habituées à dissimuler nos impressions… Nous avons compris que les deux misérables nous poursuivaient et que jamais, nulle part, leur surveillance ne nous avait négligées. À ce point… à ce point… ne va pas croire à quelque aventure imaginée par notre épouvante… à ce point qu’une certitude nous est venue… c’est que le maître de la fabrique de Saint-Denis… celui de l’usine de Corbeil, Schwartz, en un mot… n’est tout simplement que l’un des deux hommes qui veulent ma mort… Sturberg…

— Une certitude, dis-tu ?

— Oui… et son complice ne l’a pas quitté… Longtemps nous avons hésité à les reconnaître. Maintenant, l’hésitation n’est plus permise… Et alors…

— Alors, dit-il, pourquoi n’avoir pas livré ces bandits à la justice ?

— Parce qu’au premier doute qui leur viendrait, le document qui est en leur possession disparaîtrait…

— Ils ne l’ont plus… Ils ont dû le mettre en sûreté… loin de France…

— Oui, en sûreté, mais au château même, dans le coffre-fort du bureau particulier de Sturberg.

— Comment le sais-tu ?

— Je l’ai aperçu, un matin, en entrant. La porte du coffre-fort était ouverte et Sturberg rangeait des papiers. En m’apercevant, il fut si troublé qu’il referma violemment le meuble de fer, et il fit un pas vers moi, comme s’il allait m’assaillir… Mais il ne surprit rien sur mon visage qui trahît que j’avais vu… Ces deux monstres sont sur leur garde… Ce n’est point la force qu’il faut employer contre eux, mais la ruse. Tu comprends bien qu’ils ne redoutent pas d’être dénoncés… Une dénonciation leur ferait hausser les épaules… depuis tant d’années qu’ils travaillent pour la défense de notre pays… qu’ils passent des traités avec l’État et qu’ils en reçoivent des commandes… Une dénonciation ne trouverait que des incrédules… et n’aurait d’autre résultat que d’éveiller leur attention et de redoubler leur prudence…

— Selon toi, que faudrait-il faire ?

— Un coup d’audace… s’emparer d’eux brusquement, avant de leur laisser le temps de se reconnaître et de réfléchir… de rien tenter surtout…

— Peut-être. J’y penserai et demain je te dirai quel sera mon plan.

— Maintenant, séparons-nous… Nous sommes restés ensemble trop longtemps… Sois sûr que nous avons été vus et que tu vas être espionné par Nicky Lariss comme Rose-Lys et moi nous le sommes.

— Je comptais partir pour Paris parce que je voulais m’enquérir de ce que tu étais devenue et en rejoignant mon régiment vers Sedan, je serais passé à Clairefontaine… Mes projets sont changés… Je ne partirai qu’à la dernière minute… J’ai donc encore trois jours à rester à l’hôpital.

— Te savoir auprès de moi, même en faisant semblant de ne pas nous connaître, et en évitant de nous rencontrer, c’est une joie si grande, si grande, après tant de malheurs !… Je n’ose y croire…

Elle abandonna un moment sa tête contre l’épaule de son ami…

Et elle entendit la voix tendre qui murmurait à son oreille :

— Je t’aime, cher petit…

Oui, il l’aimait, et c’était cela surtout qu’elle craignait.

L’aimerait-il encore quand elle lui révélerait la vérité affreuse ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le petit salon où Nicky Lariss avait rejoint Isabelle, l’entretien se poursuivait.

Isabelle, debout, les yeux baissés, troublée par les révélations si graves qu’elle venait d’entendre, interrogeait maintenant le complice de Sturberg.

— Vous savez où mon père a caché ce document ?

— Je le sais… Il n’a pas de secrets pour moi.

Elle répliqua, avec un mépris qui accabla le misérable :

— Il ne soupçonne pas que vous le trahissez…

— Est-ce le trahir que révéler ce secret à sa fille ?

— Oui, car votre pensée je l’ai comprise. Vous vous êtes dit que, connaissant l’existence de ce document, j’exigerais de vous que vous me le livriez…

— C’est vrai, fit-il, farouche.

— Et que je le restituerais à celui et à celle qui doivent en avoir la garde.

— C’est vrai.

— Et du même coup, vous vous vengez de mon père que vous haïssez parce qu’il vous écrase de sa supériorité et de son intelligence.

— Oui, je le hais autant que je vous aime… En vous livrant ces papiers, je vous donne une preuve de ma haine pour lui et de mon amour pour vous…

— Et si j’avertissais mon père ?

— Non, vous ne vous y résignerez pas…

Elle resta longtemps hésitante, puis, soudain :

— Je veux ce document, demain, sans faute,

— Vous serez obéie…

Il s’inclina et sortit.

Isabelle pensait, le regard au loin sur Simon et Rolande, au bout de l’avenue :

— En ce moment, cette fille lui dit tout ce qu’elle sait, ce que nous sommes venus faire en France… ce qu’est mon père… ce que je suis… Elle le met en garde contre tous, contre moi… Je ne suis plus pour lui la jeune fille qui l’aimait d’un amour immense… Je ne suis plus que celle qui a voulu se servir de sa beauté pour le mieux tromper, pour l’aveugler… pour l’attirer dans un piège, car mon amour ne peut plus être pour lui qu’un piège… Et moi qui avais rêvé d’être aimée, je n’ai trouvé que son mépris… Ah ! du moins, qu’il sache que j’étais innocente… que j’ai agi loyalement… Et quelle plus grande preuve pourrais-je lui donner de ma franchise et de mon amour qu’en lui restituant ces papiers, qui semblent être, pour lui et pour elle, aussi précieux que la vie même !!