Éditions Tallandier (p. 163-171).

X

l’heure de la justice approche


Sans défiance encore sur la personnalité de Schwartz, les jeunes filles reçurent tout à coup, à la fabrique de Saint-Denis, des propositions qui les appelaient toutes deux à Corbeil, avec des conditions avantageuses : appointements augmentés, diminution de travail, et surtout travail plus doux, plus conforme à leurs habitudes, à leurs forces, à leur éducation.

Ce fut Mme Camille qui, dans leur petite chambre, un soir de dimanche, très empressée et bienveillante, vint leur transmettre ces propositions.

— Bien entendu, je compte que vous acceptez ?

« C’est une vraie chance…

— Aucune raison pour refuser de pareilles offres, dit Rolande.

— Vous habiterez au château de l’Helvetia, car M. Schwartz tient à avoir auprès de lui ses secrétaires. Peut-être aurez-vous un peu moins de liberté… Mais, par compensation, la vie sera plus confortable… Vous pourrez donc déménager… et même vendre vos meubles… à l’Helvetia vous trouverez ce qu’il vous faut.

Elle se leva, pour partir, toute rieuse, et leur tendit les mains :

— Alors je puis téléphoner à M. Schwartz que c’est entendu ?

— Oui, fit Rolande laconique, c’est entendu.

— Pour moi aussi, dit Rose-Lys, je suis heureuse de ne pas quitter Rolande.

Sur le seuil, au moment de sortir, Mme Camille se retourna :

— C’est curieux, j’aurais cru que cela vous aurait fait plus de plaisir…

— Nous avons tant souffert que nous ne sommes plus très expansives.

Et quand la porte fut refermée, les jeunes filles se regardèrent.

Leur pensée intime, ce fut Rose-Lys qui la formula :

— Cette femme est la complice de ceux qui te veulent du mal… La proposition qu’elle vient de nous faire cache un piège…

Comme Rolande ne répondait pas, paraissait lointaine et préoccupée :

— À quoi rêves-tu ?

La jeune fille murmura deux fois, sur un ton singulier :

— Schwartz ?… Schwartz ?…

Rose-Lys attendit… Mais Rolande n’ajouta rien de plus.

Le soir, elles confièrent à Noèmie la garde de leur chambre et de leur petit mobilier, et le lendemain, par le premier train du matin elles s’embarquaient pour Corbeil, emportant le linge et les vêtements qui leur étaient nécessaires.

Tout le temps du voyage, Rolande resta silencieuse.

En vain Rose-Lys demandait :

— Tu n’as rien ? Tu ne souffres pas ? Que crains-tu ?

À Corbeil, une auto les prit à la gare et les emporta vers l’Helvetia, bâti sur les coteaux de la Seine. Le paysage se déroulait sur les deux rives du fleuve, à travers les bois, les prairies, les jardins et les parcs. Le château était fastueux et cossu. De larges pelouses d’un vert foncé, rafraîchies, durant la sécheresse estivale par des tuyaux d’arrosage, dégringolaient vers la Seine, parmi des massifs de fleurs éclatantes. L’été vivait encore là, bien qu’on fût en plein automne, et rien n’y trahissait la négligence, le laisser-aller ou l’oubli, maigre les tristes et graves préoccupations de la guerre. Ce jour-là, dans un ciel très légèrement voilé, le doux soleil d’octobre luisait. Et, tous les matins, les communiqués de la grande bataille qui se livrait depuis le 18 juillet apportaient des nouvelles de victoires.

Elles furent introduites par un valet de chambre très correct et qui était un mutilé de la guerre, dans le bureau de Schwartz.

Schwartz, absent, les fit attendre un quart d’heure.

Autour d’elles, rien ne justifiait leurs soupçons intimes. Ameublement d’un bureau style Empire, sobre, avec quelques objets de luxe, deux bronzes de chez Siot, deux tableaux de paysages suisses, neige et solitude, des souvenirs de guerre, et c’était tout.

Sur le bureau, des lettres ouvertes, des papiers épars, laissés à l’abandon, sous l’œil indiscret de quiconque voulait les regarder, semblaient dire ;

— Nous n’avons rien à nous reprocher et rien à craindre…

Le maître entra. Il était grand, lourd et fort, avec des épaules massives.

Il dit d’une voix pleine, avec un accent prononcé :

— Ne vous dérangez pas… Restez assises… Mme Camille m’a parlé de vous… Elle paraît s’intéresser beaucoup à votre sort… Vous connaissez des langues étrangères ?

— L’anglais, dit Rose-Lys… Je le parle couramment.

— Et vous, l’allemand ? m’a-t-on dit, fit Schwartz en se tournant vers Rolande.

— Oui, monsieur… articula faiblement la jeune fille.

Elle était en proie à une émotion qu’elle dissimulait avec peine.

Cet homme, elle l’examinait, pour ainsi dire, de tout son corps et de toute son âme.

Une révolte intime lui criait l’imposture criminelle…

Rien, si ce n’est la carrure et la taille, ne lui rappelait le bandit de Medgyar. Rien non plus ne rappelait un des deux hommes entrevus à la gare de l’Est, un des deux hommes surpris avenue de Saint-Ouen. Si elle ne se trompait pas, celui-là devait être maquillé avec un talent supérieur pour la faire douter ainsi ! C’était surtout les yeux qu’elle interrogeait. Et, les yeux, elle ne les reconnaissait pas. Ceux qu’elle voyait était bridés, restaient mi-clos, avec cent petites rides rouges qui les amincissaient. Et à toute minute, Schwartz se collait sur le nez un binocle légèrement teinté comme s’il eût voulu mettre fin à un examen qui le gênait.

Elle essaya d’apercevoir la cicatrice, à la tempe droite.

Mais les cheveux drus, épais, y étaient soigneusement amenés. Rien n’y était visible.

Il lui sembla toutefois — était-ce pas une surexcitation de son trouble extrême ? — que Schwartz n’avait pas toujours le même son de voix. Il affectait de parler d’une voix forte, qui était plutôt grave, et souvent des membres de phrases lui échappaient, sur un ton plus aigu…

Et cette voix, la seconde, soulevait en elle tout un monde de terreurs.

Elle l’avait entendue à Medgyar…

Elle l’avait entendue, après l’accident d’auto, quand l’un disait à l’autre :

— Si nous l’achevions ?

Elle l’avait entendue dans la carriole du voiturier Bertrand, sur la route de Rethel à Clairefontaine.

Et, sans cesse, dans tous ses cauchemars, elle l’avait entendue.

Rose-Lys contemplait Schwartz d’un regard non moins ardent.

Elle aussi l’avait entendue, cette voix… en quelles heures tragiques !… Et la silhouette d’un des deux Flamands, poussant ses vaches, lui revenait à la mémoire.

Indifférent et monotone, Schwartz achevait ses recommandations.

Après quoi il se leva pour leur donner congé.

Il leur laissait la liberté de la matinée pour s’installer.

Il prit la peine de les reconduire jusqu’à la porte, avec un sourire poli :

— Du reste, dit-il sur le seuil, je vous présenterai à ma fille Isabelle, qui sera pour vous une compagne et vous rendra mille petits services.

Il salua, referma, et elles se trouvèrent seules dans un large hall somptueux, ouvert, d’un côté, sur les pelouses et les jardins, de l’autre sur la vallée de la Seine.

Or, au moment où elles le traversaient, le hall était désert.

Seulement, sur le perron, la grande porte venait de s’ouvrir et un homme entrait.

D’un pas rapide et sautillant, il passa auprès d’elles.

Ayant frôlé Rolande, il murmura, pour s’excuser :

— Pardong !…

Et il s’engouffra dans le cabinet de travail du maître de la maison.

Rose-Lys et Rolande, là encore, n’échangèrent pas une parole.

Elles se serrèrent la main, furtivement, avec une violence nerveuse.

Puis, tout à coup, Rolande, échappant à son amie, revint sur ses pas, et la marche amortie dans l’épaisseur des tapis, s’approcha de la porte par laquelle le nouveau venu avait disparu. Ce fut irraisonné, un de ces gestes décisifs auxquels pousse l’instinct.

Et Rose-Lys la vit, la tête penchée, qui écoutait. Elle la vit qui, soudain, chancelait, s’appuyant contre le mur.

Puis, se redressant, Rolande, effarée mais les yeux brillants, se rapprocha de sa compagne.

— Ils se sont mis à parler vivement, à voix basse… et pourtant j’ai surpris un nom que par deux fois ils ont prononcé… Godollo !… Godollo !…

Elle entraîna Rose-Lys.

— Viens… ne restons pas là !…

Du reste, un valet de chambre venait les rejoindre.

Il les conduisit au second étage, dans deux chambres contiguës, vastes, très claires, élégantes dans leur simplicité.

Et avec un bon sourire, le mutilé leur dit :

— Vous serez bien là, n’est-ce pas ? l’une auprès de l’autre ?… Les sonnettes marchent. On les a réparées ces jours-ci et lorsque vous aurez besoin de quelque chose ?

Les jeunes filles écoutèrent le pas lourd de sa jambe articulée qui s’éloignait.

Celui-là, du moins, n’était pas un traître et, sur le revers gauche de sa livrée, deux courts rubans, l’un vert, avec des palmes, et l’autre jaune, disaient sa loyauté.

Rolande murmurait de nouveau :

— Godollo ! Godollo !… Ce sont eux… Maintenant je ne doute plus… Si bien déguisés qu’ils soient…

Rose-Lys répéta :

— Oui, ce sont eux… Je les avais reconnus… et pourtant je n’osais…

— Pourquoi nous ont-ils fait venir ?

La réponse était facile…

Elle leur jaillit à l’esprit en même temps, avec la même épouvante.

— Ils veulent se débarrasser de nous…

Rolande étreignit son amie dans ses bras.

— De moi… seulement… de moi… Et non de toi… Oui, je le sens, je suis en plein danger, comme je l’étais dans le camp, puis dans la prison d’Allemagne ; comme je l’étais à Clairefontaine où ils ont voulu m’assassiner ; comme je l’avais été pendant deux jours à Medgyar…

Elle se tordit les mains.

— Et Simon qui est mort ! Car il est mort… puisque depuis tant de jours nous n’avons reçu de lui aucune nouvelle !… Et mon frère !… Disparu, lui aussi… Mort de misère, de froid et de faim dans la sombre et sinistre Allemagne… Mon Dieu ! Mon Dieu ! qui viendra à notre secours…

— Fuyons, veux-tu ? Ne restons pas ici une minute de plus… Nous nous cacherons n’importe où, dans ce Paris où il est si facile de disparaître… Et partout nous trouverons aisément à nous employer…

Rolande resta longtemps sans répondre, assise, les coudes sur les genoux et la tête dans ses mains.

— Jamais je n’ai été aussi près de la mort, dit-elle. Et pourtant, je reste… Oh ! je lis dans leur pensée… Maintenant qu’ils sont redevenus maîtres du redoutable document qui prouve l’infamie et la préméditation de leurs souverains, n’est-il pas naturel qu’ils songent à faire disparaître celle qui possédait leur secret… Et pourtant, je reste…

— Ce Sturberg, ce Nicky Lariss, si nous les dénoncions ?

— Leurs précautions sont trop bien prises… Qui nous croirait ?… Qui songerait à accuser Schwartz qui, pour arriver au triomphe, où il exulte en ce moment, a travaillé depuis quatre années à la défense nationale française ? Schwartz, un ennemi ?… Quelles preuves donnerions-nous ? Sans preuves, à qui m’adresser ? A qui raconter la tragique histoire à laquelle ils faisaient allusion sans doute tout à l’heure en prononçant ce nom odieux de Godollo ? Ne pouvons-nous pas être certaines que, depuis quatre années que ce Schwartz travaille chez nous et s’enrichit, il a dû étayer sa personnalité nouvelle de tant de matériaux prudemment entassés que ce serait faire rire de nous, et nous faire soupçonner peut-être, que de porter contre lui une pareille accusation ?…

Elle reprit, après un silence :

— Les papiers qu’il m’a volés sont ici… Il n’a pas dû s’en séparer encore… Ici, Rose-Lys, ici… comprends-tu ?… près de nous !… à portée de ma main, sous nos yeux presque… dis, tu comprends ?… Oui, je joue ma vie, mais je reste… Ils ont prononcé jadis contre moi un arrêt de mort… Voici près de cinq ans que la lutte est sans merci entre eux et moi… Et à la dernière minute, quand peut-être l’heure de la justice va sonner pour eux, je fuirais ?… Non, je reste… Mais toi, Rose-Lys, toi… tu n’es pas forcée de partager mon sort… et je t’approuverais de partir…

— Je partagerai ton sort… je ne puis plus me séparer de toi…

On entendit un pas lourd qui martelait le parquet en se rapprochant.

On frappa.

La bonne tête du poilu mutilé apparut dans l’encadrement de la porte.

— Mesdemoiselles, le patron a dit comme ça qu’on vous servirait vos repas chez vous… qui ce serait plus commode… et que vous seriez plus libres…

Et il referma.

Une demi-heure après, en effet, une fille de service monta leur déjeuner, délicat et copieux.

— Hein ? fit-elle en riant, ça ne sent pas les restrictions ici ?

Elles restèrent longtemps sans oser toucher à rien… Rose-Lys formula sa terreur :

— Du poison ?

Mais Rolande secoua la tête :

— Non… Le poison, c’est trop dangereux… cela laisse des traces… Mangeons !