Les Écumeurs de guerre/Épilogue

Éditions Tallandier (p. 217-222).


épilogue


Trois mois se sont écoulés.

La France est en paix et prépare l’avenir.

Le régiment de Simon Levaillant tient garnison à Mayence.

Rolande a retrouvé Clairefontaine, vide des meubles qu’elle y connaissait, et qui, tous, depuis longtemps, avaient pris le chemin de l’Allemagne.

Mais, comme le château avait été de tout temps occupé par des officiers, il avait bien fallu le remeubler vaille que vaille, avec les laissés pour compte des pillages d’alentour. C’est ainsi qu’il y avait un piano dans toutes les chambres. Mais, partout, de bas en haut, la saleté la plus repoussante, parmi des immondices et des déjections.

L’ordre remis, la propreté reparue, Rolande y habita avec Rose-Lys. La ferme de Marengo n’existait plus. Rose-Lys avait voulu vivre au village. Rolande s’y était opposée, de toute sa tendre affection.

En décembre, une grande joie était venue les surprendre.

Un matin, un homme s’était arrêté devant le château. Il venait de Rethel à pied. Pas de véhicule pour le conduire. Le vieux Bertrand était mort de misère pendant l’occupation. Le voyageur semblait malade et défaillant, maigre et hâve, la peau jaunie par les fatigues, les yeux creusés par la souffrance. Dans l’avenue qui s’étendait devant la façade, il s’arrêtait à chaque pas, comme s’il ne s’était pas senti la force d’aller jusqu’au bout. Il était vêtu d’un uniforme fripé et sali, sur les manches duquel s’étalaient deux galons d’officier.

Pourtant, Rolande, qui traversait la cour, eut un coup au cœur et cria, en le reconnaissant de loin :

— Mon frère !…

Et elle courut à, lui, les bras tendus.

Norbert s’était arrêté. Elle tomba contre sa poitrine en sanglotant bruyamment. Lui, pleurait, silencieux… Ce n’était plus le soldat d’autrefois, orgueilleux et dur… Il était loin, le « fils de Louis XIV » !… Affaissé et tremblant, son regard était devenu suppliant et craintif… Des années de tortures étaient passées là…

— Je ne savais pas que je te retrouverais… Je t’avais laissée mourante…

— Et moi j’avais cru que tu étais mort !

— Je l’ai été… dit-il, pensif et hochant la tête… car c’était bien la mort que je subissais là-bas, chaque jour, au fond de mon cachot immonde…

Il appesantit son bras sur celui de Rolande et elle le guida vers la maison.

Ce fut ainsi qu’il rentra chez lui, délabré, ayant devant lui six mois de liberté pour se remettre, mais si faible qu’il n’espérait plus recouvrer jamais assez de vigueur pour reprendre sa place au régiment.

Dans les jours qui suivirent, ils s’ouvrirent leur cœur, échangèrent leurs confidences, renouèrent les chaînes de leur vie interrompue depuis août 1914.

Lui, de temps en temps, murmurait :

— J’ai un grand devoir à remplir…

Et comme elle ne lui posait pas de question, il ajouta une fois :

— J’ai accusé Simon d’un crime horrible…

Elle lui mit doucement la main sur la bouche, pour l’interrompre.

— Simon n’a jamais cessé de t’aimer…

— C’est une âme d’élite, si supérieure à moi…

Norbert était dans un tel état de faiblesse qu’il resta au lit pendant une quinzaine de jours. Rolande et Rose-Lys le soignaient, lui tenaient compagnie. Et, surpris, le jeune homme suivait d’un long regard la silhouette mignonne et jolie de la fille de Barbarat. Parfois il se prenait à penser :

— Je la connaissais et il me semble que je ne l’avais jamais vue…

Rolande, en surprenant l’un de ces regards, comprit tout à coup et sourit… En contant toute sa vie à Norbert, elle avait laissé dans l’ombre le lâche attentat de Godollo, mais elle avait fait l’histoire du document. L’officier demanda :

— Qu’attends-tu pour le livrer au gouvernement français ?

Elle se troubla, devint pâle, et répondit seulement :

— La prochaine arrivée de Simon.

— Pourquoi ?

— Tu le sauras… Car il y a quelque chose que je t’ai caché… un autre drame… qu’il ignore comme toi… et je veux que ce soit devant vous deux…

Elle n’acheva pas. Les larmes l’oppressaient. Il n’osa plus l’interroger.

Il se rétablit lentement, se leva, se hasarda à sortir. Déjà les premières tiédeurs du printemps faisaient surgir les primevères et les violettes. Rolande écrivait à Simon tous les jours et tous les jours recevait une lettre de lui.

Une fois, elle dit à Norbert :

— Il a sa permission. Il est parti. Il sera demain auprès de nous…

Et, chose étrange, au lieu de la joie qu’elle eût dû manifester, ce furent des larmes qui jaillirent de ses yeux. Elle les essuya vivement.

— Mon Dieu, qu’as-tu ?

— Bientôt, bientôt… dit-elle… tu sauras.

Le lendemain, dans la soirée, Simon arrivait. Les Moulins-Neufs n’existaient plus. Ce fut à Clairefontaine qu’il reçut l’hospitalité. Et Simon, lorsqu’il franchit le seuil du château, vit s’avancer vers lui Norbert de Chambry, profondément ému.

Chambry allait parler… Mais, brusquement, Simon disait :

— Tais-toi… Tais-toi… Laisse-moi t’embrasser… C’est plus simple…

Et les deux soldats s’étreignirent.

Alors Rolande leur fit un signe, murmura :

— Avant tout… venez.

Elle les entraîna dans un petit salon aux tentures déchirées, aux vitres brisées.

Et, présentant à Norbert une pochette au cuir noir usé par les frottements :

— Dans cette pochette, tu trouveras des papiers sous double enveloppe.

Norbert l’ouvrit.

— Déchire la première… Il y a une lettre écrite de ma main… écrite, ici, à Clairefontaine, le jour même, 28 juin 1914, où l’archiduc François-Ferdinand était assassiné à Sarajevo…

Norbert obéit et retira la lettre.

Elle dit, défaillante, son visage dans ses mains jointes :

— Ouvre, et lis…

Il ouvrit et lut… tremblant…

C’était la révélation du crime commis contre elle…

Elle disait tout bas, comme en prière :

— Il faut bien que tu saches…

Elle montra Simon, qui écoutait, interdit :

— Et lui aussi, lui surtout !…

Norbert achevait sa lecture… Il prit Rolande dans ses bras, la pressa contre lui éperdument, couvrant ses cheveux de baisers…

— Chérie ! chérie ! Pauvre chère âme !…

Et Rolande, à Simon :

— À ton tour, maintenant… Et tu vas décider de ma vie…

Simon prit la lettre, regarda un instant Norbert qui avait les yeux baissés et Rolande éperdue d’angoisse…

Peut-être devina-t-il… Peut-être même avait-il deviné depuis longtemps…

Un peu de feu flambait dans la cheminée.

Il y jeta le papier qui se tordit et se réduisit en cendres…

— Je n’ai pas besoin de lire, fit-il… Quant à ta vie, j’en ai décidé depuis longtemps…

L’émotion était trop forte pour Rolande… Elle s’était évanouie dans les bras de Norbert. Et Norbert murmurait à Simon :

— Tu veux donc que je t’aime mieux qu’un frère ?

— Oui, je le veux… Ne m’avait-elle pas ordonné de faire ta conquête ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sa permission terminée, Simon était sur le point de repartir.

— Auparavant, dit Rolande, nous avons une mission à accomplir…

Un regard l’interrogea.

— Viens… il s’agit de Rose-Lys…

La jeune fille traversait le jardin. Rolande l’appela. Elle accourut.

— Rose, dit Rolande, j’ai voulu que Simon fût auprès de moi au moment où je vais t’adresser… certaine demande… qui te surprendra peut-être… mais à laquelle, moi, je m’attendais depuis quelque temps…

Rose-Lys sourit :

— Que de mystère !

— Rose… Rose, veux-tu être ma sœur… veux-tu être la sœur de mon mari ?

La jolie paysanne se troubla… resta silencieuse longtemps…

Ses yeux profonds se relevèrent sur Simon, d’abord, sur Rolande ensuite…

— Norbert t’aime… et c’est lui qui m’a suppliée…

— Il m’aime ?…

— Oui…

Rose-Lys rabaissa les paupières pour voiler, sur ses yeux, une ombre rapide apparue.

Rolande l’embrassait.

— Il est inquiet… Il m’attend… Rassure-moi… Rassure-le !…

Rose enveloppa Simon d’un regard de longue et dernière tendresse.

— Je veux que ce soit vous, Simon, qui alliez lui annoncer la nouvelle… Je serai sa femme… dites-le-lui !… Sa femme aimante et fidèle…

Simon était parti, courant vers Clairefontaine, infiniment ému car il se rappelait les confidences que, jadis, lui avait faites Jean-Louis.

Les deux jeunes filles étaient seules.

Alors, Rolande se pencha vers Rose-Lys.

Et elle ne lui dit que ces deux mots :

— Je savais !!

Deux jours après, le document était versé par Simon, à son passage à Paris, au ministère des Affaires étrangères, où il fait partie des pièces secrètes établissant la responsabilité de la guerre et la préméditation de l’Autriche.