Éditions Tallandier (p. 72-82).


IV

la vie, le souvenir, l’angoisse


Dans le tombereau disloqué, attelé du vieux cheval poussif, — les Allemands avaient méprisé l’un et l’autre, — Rolande et Rose-Lys avaient fait le trajet du retour parmi les villages où brûlaient encore les maisons.

Car l’ennemi restait fidèle à l’ordre fameux que prononçait jadis Bismarck :

« Vous ne devez laisser aux populations que vous traversez que leurs yeux pour pleurer ! »

Elles avaient rencontré, en chemin, le roulier Bertrand qui s’en revenait, lui aussi, mais sans sa voiture, le fouet seulement passé autour du cou.

Et il disait avec un rire rageur :

— Mon fouet, c’est tout ce qu’ils m’ont laissé, les cochons !

Elles rencontrèrent des gens de Rethel aussi, et même deux ou trois villageois de Clairefontaine refoulés vers leur pays par les Boches qui criaient :

— Retournez chez vous… nous ne vous ferons pas de mal !…

Ils étaient ainsi, les pauvres fugitifs, coupés de la France. Ceux de Reims, plus heureux, allaient recouvrer leur liberté, souffriraient le martyre pendant quatre ans et demi, mais, du moins, souffriraient en France.

En approchant de Clairefontaine, sur la côte, Rose-Lys arrêta le cheval.

De là, on apercevait très bien le village. D’un peu partout, de la fumée montait en colonnes toutes droites dans le ciel calme et pur.

Elle chercha, là-bas, à gauche du bouquet d’arbres, la ferme de Marengo.

Là aussi, une colonne de fumée, et des flammes encore parmi les débris…

Elle chercha les Moulins-Neufs, l’orgueil de Jean-Louis Levaillant.

Ils n’existaient plus, et même là, il n’y avait déjà plus ni fumée ni flammes.

Alors elle pleura silencieusement, les yeux cachés dans ses deux mains.

Tout à coup, elle sentit qu’on lui prenait les doigts, d’un geste timide et très doux, et qu’on essayait de les détacher de son visage.

Elle releva la tête avec surprise… Rolande la regardait… Rolande vivante… Rolande intelligente…

Ce lent travail de rénovation de retour à la vie, Rose-Lys y avait assisté minute par minute, depuis leur départ du chemin de Bétheny.

Mais nulle parole n’avait été prononcée encore.

Cette fois, elle entendit :

— Rose, tu pleures… Pourquoi ?

Et Rose-Lys pleura plus fort en disant :

— Enfin, enfin, te voilà revenue parmi nous !…

— Il me semble que je sors d’une longue, longue nuit… et mes yeux sont éblouis… Voici deux jours que je revis, sans te le dire, et que je pense et que j’essaye de comprendre des choses étranges, si étranges que j’ai cru que je poursuivais un mauvais rêve… et alors je tentais de me rendormir… Car c’est un rêve, n’est-ce pas ? atroce, inimaginable ?

— Rolande, te souviens-tu ?… Et de quoi te souviens-tu ?

— Les gens étaient très heureux, dans nos campagnes, et s’assoupissaient dans leur bonheur. Chacun faisait ses affaires, tâchait d’agrandir son bien. Personne ne songeait au mal, et on ne croyait pas non plus que d’autres y pensaient. C’est la guerre, n’est-ce pas ? Ce sont des soldats allemands que nous rencontrons ? Ce sont eux qui pillent, qui incendient, qui assassinent les créatures inoffensives dont nous avons rencontré les cadavres qui pourrissent le long de la route ?

— Oui.

Elle baissa la tête et murmura :

— Ah ! les monstres ! ils ont réussi !  !

— Que dis-tu ? Que signifie ?

— Ils la préparaient, cette guerre, ils la voulaient. Ils ont tout fait pour qu’elle éclatât à l’heure qu’ils avaient choisie !  ! Moi, je le sais…

Elle parut réfléchir et ajouta, après un silence :

— Je le sais, et j’en ai la preuve !

Elle se tut.

Le cheval repartait.

Rose-Lys n’osa la questionner, mais elle se rappelait les paroles de Jean-Louis. La gravité de ce dépôt confié par Rolande à Simon, par Simon à son père, par le meunier à elle-même, et qui, maintenant entre les mains débiles et tremblantes de la peureuse Pulchérie, s’en allait à toutes les chances, à tous les hasards, à toutes les aventures…

C’était à cela, sans doute, que Rolande faisait allusion.

Au détour de la route, on aperçut le château de Clairefontaine.

— Ils ne font pas brûlé, dit Rose-Lys… mais ils l’occupent.

On voyait, en effet, aller et venir des autos dans l’avenue au fond de laquelle, dans le soleil couchant, apparaissait la façade massive.

— Je n’irai pas là, fit Rolande en mettant la main sur celle de son amie… Prends le chemin du village… Nous y trouverons l’hospitalité…

— Comment vivrons-nous, mon Dieu !  !

Rolande caressa la gentille fillette.

— N’aie pas peur… Nous nous défendrons… Je me sens revivre… Dans quelques jours, j’aurai assez de force pour être comme tout le monde… C’est toi qui as pris soin de moi, Rose ?… Oui, je me rappelle, dans des éclairs de vie… C’était ton doux visage anxieux qui se penchait sur moi… Ma sœur, ma sœur, dit-elle très tendre. Mon père mort, mon frère parti avec son régiment, tout le monde m’avait abandonnée. Je ne me rappelle pas comment j’ai souffert, ni combien j’ai souffert… L’étrange chose… Parfois il me semblait que je m’éveillais à la vie, puis, de nouveau, l’anéantissement. Et cela, n’est-ce pas ? depuis le soir, depuis le soir terrible…

Elle frissonna…

— Je me souviens maintenant de tout ce qui s’est passé… Oh ! je pourrais reconstituer la scène affreuse. Depuis que j’étais revenue de Hongrie, je savais que ma vie était en péril, parce que j’étais en possession d’un secret redoutable qui intéresse là-bas ceux qui ont déchaîné cette guerre et qui essayeront sans doute d’en reporter la responsabilité sur notre pays,.. J’ai été suivie depuis lors par des gens acharnés à ma perte… Partout où je me tournais, c’était des dangers de mort !… Je ne dormais plus… Mes nuits étaient remplies par les visions de deux misérables dont les mains se tendaient vers ma gorge… les mêmes qui, de Medgyar, m’avaient accompagnée jusqu’à la frontière suisse… et qui, durant le trajet, avaient voulu se défaire de moi… Déjà, malgré les précautions que je prenais, malgré la surveillance que j’avais établie, ils avaient réussi à s’introduire au château… Puis, un soir… un soir, que j’étais seule, quelques minutes après le départ de Simon que j’avais appelé, dont j’avais réclamé la protection, dans ma détresse… je fus assaillie, dans l’obscurité, frappée… Et je distinguai seulement la silhouette de deux hommes que je reconnus malgré les ténèbres parce que, hélas ! elle m’était devenue familière… Je sais bien ce qu’ils voulaient… Mais ils s’y prenaient trop tard… J’avais prévenu leur dessein… Ce qu’ils voulaient, je ne le possédais plus et ils n’ont pu le trouver ni sur moi ni chez moi… Je venais de le confier à Simon…

— Et moi, à mon tour, dit Rose-Lys, j’ai appris certaines choses que vous ignorez et j’ai été mêlée, avec d’autres, à des événements plus tristes encore. Il s’agit d’une pochette de cuir dans laquelle sont enfermés certains papiers auxquels vous paraissez tenir plus qu’à n’importe lequel de vos biens les plus précieux…

— Oui, pour ma vengeance ; oui, pour la punition de grands coupables ; pour faire connaître le secret d’une monstrueuse intrigue qui va faire couler des fleuves de sang et coûter au monde des millions de morts… Mais tu parles d’une pochette de cuir ? Comment sais-tu ?

— Simon l’avait emportée sur lui… mais elle n’y était pas en sûreté au milieu des dangers de tous les instants qui sont la vie d’un soldat en guerre. Il l’a remise à Jean-Louis… Elle lui a été volée…

— Mon Dieu !

Rolande se dressa, dans la voiture, puis, trop faible pour se tenir debout, retomba.

— Jean-Louis l’a reconquise… l’a cachée… puis les Allemands ont assassiné mon père parce qu’il n’a pas voulu livrer son vieil ami… Après quoi, ayant découvert Jean-Louis, ils l’ont assassiné à son tour… Avant de mourir il m’avait indiqué la cachette… J’y retrouvai le précieux sachet…

— Ah !… Et tu l’as gardé, n’est-ce pas ? Tu vas me le rendre ?

— Je ne l’ai plus…

— Qu’en as-tu fait ?

— Il fallut le sauver encore, sous les yeux des Allemands, sous les yeux d’un des bandits qui me guettaient… Si j’avais conservé sur moi ces papiers, ils eussent été perdu…

— Alors ?… disait Rolande qui dans ses mains fiévreuses serrait les mains de la fillette.

— Je les ai donnés à Pulchérie…

— Qu’est devenue Pulchérie ?

Rose-Lys eut un geste vague dans la direction de Reims, vers tous les horizons.

— Je ne sais pas… Il a fallu nous séparer…

Rolande eut un sanglot désespéré.

— Je ne te fais aucun reproche, dit-elle… tu n’en mérites pas…

— C’est à cause de ces papiers que deux hommes sont morts, dit Rose-Lys… Jean-Louis et mon père… Et je connais bien ma pauvre Pulchérie… elle aussi mourra, s’il le faut, pour vous les conserver…

— Ah ! s’il ne s’agissait que de moi ! murmurait Rolande… que suis-je ? Mais il s’agit de la France, il s’agit de révéler à l’humanité entière la pourriture de ces cœurs qui ont voulu la catastrophe… Deux morts, au milieu de tant d’autres ! Deux pauvres morts qui, comme tant d’autres, n’ont pas su pourquoi ils sont morts…

Puis, tout à coup, sa voix se fit très douce et frémissante :

— Simon ?

Rose-Lys baissa la tête. Elle avait légèrement pâli.

— Nous sommes séparées du reste du pays… Là-bas, de l’autre côté des lignes allemandes, on va continuer de se battre… Qu’arrivera-t-il ? Sera-t-il tué ? Ou blessé ? Survivra-t-il à tant d’horreurs ? Nous ne le saurons jamais…

— Norbert ?

— Il vivait encore, lui aussi, quand le régiment est repassé à Rethel…

— Simon, Norbert… disait Rolande.

Elle ferma les yeux… Elle repensait tout à coup à ce qu’elle avait dit à Simon :

— Tu feras la conquête de mon frère !…

Toute une partie douloureuse du drame, venu d’elle, lui échappait.

Le silence se fit. Le cheval tirait lentement le tombereau. Parfois même il s’arrêtait pour tondre un peu d’herbe le long de la route. Elles n’y prenaient pas garde. Pourtant, on était près du village. La fumée « le quelques incendies, rabattue et chassée par le vent, venait jusqu’à elles et les enveloppait de nuages sinistres.

Puis Rolande, couchée sur son matelas, rouvrit les yeux…

Elle vit que des larmes, silencieusement, coulaient sur le visage de Rose-Lys.

Elle ne pouvait deviner que ces larmes s’adressaient au souvenir de son père et qu’il s’y mêlait le souvenir de Simon, puisque tous les deux elle les avait perdus.

Le village était occupé par les Allemands. Toutes les maisons qui n’étaient pas en flammes avaient été pillées par eux, sauf celles, très rares, que leurs habitants n’avaient pas quittées. Elles se réfugièrent dans une maison à demi ruinée, dont les portes et les fenêtres avaient été défoncées mais dont les murs restaient debout.

Tout de suite elles durent donner leurs noms, dans le recensement.

Et quand la compagne de Rose-Lys, interrogée, répondit :

— Rolande de Chambry.

L’officier la couvrit d’un long regard curieux et attentif.

Il dit tout à coup :

— Vous avez vécu en Hongrie ?

— Oui.

— À Madgyar, près de Godollo ?

— Oui.

— C’est bien cela… J’ai des notes sur vous…

Et avec une sorte de froideur indifférente :

— Je vous préviens que vous êtes désignée tout particulièrement à notre surveillance.

Il ajouta, sans la regarder :

— Chez nous, on n’oublie jamais ! Soyez sur vos gardes !

Alors commença la vie d’esclavage.

Au bout d’un mois, Rolande était complètement remise. Rose-Lys avait de l’argent. Elle put se procurer, au début, les choses indispensables, car, au château, il ne restait rien. Des camions avaient tout emporté dès les premiers jours, même le linge, même les objets de literie, même les vêtements de femme.

Bientôt on les employa à de durs travaux auxquels elles n’étaient guère accoutumées, Rolande surtout.

Dans les premiers temps, elles allaient tous les matins à Rethel, parfois en automobile, avec d’autres femmes et des enfants — jusqu’à des garçonnets et des fillettes de huit à dix ans — mais le plus souvent elles faisaient le trajet à pied, à l’aller comme au retour.

À la gare de Rethel, on les employait à charger ou à décharger des wagons.

Cela dura tout l’hiver.

Au printemps, les Boches commencèrent entre Rethel et Vouziers de grands travaux de terrassement et réquisitionnèrent tout le monde.

Rolande et Rose-Lys piochèrent la terre.

Le soir, quand elles revenaient à leur refuge, souvent grelottantes de fièvre à force d’avoir reçu de la pluie et n’ayant même pas le courage de toucher à leur maigre pitance, elles se couchaient l’une contre l’autre essayant ainsi de se réchauffer.

Dans ces crises terribles de faiblesse, centuplées par le désespoir de leur abandon, c’était Rolande, maintenant, qui montrait le plus d’énergie.

Rose-Lys eut des accès de délire.

Et dans ses crises, des phrases lui échappaient, incohérentes, qui réunissaient des idées étranges et sans suite, et qui ressemblaient à de la folie.

Mais d’autres étaient plus claires, prouvaient chez elle une pensée fixe qui la hantait, dans ce délire, comme elle devait la poursuivre à son réveil.

Et parmi celles-ci, un nom… un nom si doux au cœur de Rolande et qui était bien doux en passant sur les lèvres de Rose-Lys… un nom qu’elle redisait avec des inflexions de voix tremblantes qui étaient voisines du sanglot.

— Simon… mon cher Simon !

Cette nuit-là, quand Rolande comprit, elle fut prise d’un grand trouble.

— Elle aussi l’aimait !… Elle aussi, elle l’aime !…

Pourtant l’intimité de vie de Rolande et de Simon avait été si complète, depuis la jeunesse et depuis l’enfance, que Rose-Lys ne devait pas ignorer leur amour et le projet de mariage, malgré tout, avait été connu dans le paya, avant la guerre. Ce projet correspondait si bien à cette amitié des deux jeunes gens que, depuis longtemps, les gens les avaient mariés, alors que Jean-Louis ne s’était pas encore décidé à sa démarche auprès du comte de Chambry.

— Et malgré cela, murmurait Rolande profondément émue, malgré cela, elle s’est dévouée à moi comme si j’étais une sœur…

Elle se pencha sur le pauvre visage enflammé de fièvre.

— Tu l’aimes ? murmura-t-elle.

La fillette dormait d’un sommeil agité.

Elle n’entendit pas.

Rolande l’embrassa au front.

— Et il ne sait pas que tu l’aimes !… Peut-être, s’il le savait, est-ce toi qu’il aimerait… Peut-être aura-t-il à choisir un jour… Peut-être que c’est vers toi qu’il se retournera, lorsqu’il faudra que je lui révèle l’affreux secret qui nous sépare…

Rose-Lys fit un mouvement, car pour la seconde fois sur son front les lèvres de Rolande venaient de s’appuyer plus fort.

Elle s’éveilla, elle vit ce doux et fier visage penché sur elle.

— Tu ne dors pas ?

— Non, je te regardais dormir… Tu rêvais…

— J’ai parlé ?

— Comme on parle en rêve…

— Qu’ai-je dit ?

— L’image de ton père assassiné te poursuivait… Tu parlais de ton père…

Rose-Lys soupira.

Leurs mains s’entrelacèrent.

La pluie, une averse violente et glacée chassée par un vent du nord, fouettait contre les morceaux de planches avec lesquels elles avaient remplacé les vitres. Le vent hurlait par toutes les fentes de la maison. La pluie tombait sur leur lit.

— Tâche de dormir.

— Tu m’aimes donc un peu, Rolande ?

— Comment ne t’aimerais-je pas ? Je t’aime beaucoup…

Rose-Lys murmura, la voix faiblissante :

— Tu as raison, va, bien raison…

Elle se tut. Sa respiration devint régulière. Et, cette fois, elle fut calme.

Seule, au cours de cette nuit, Rolande ne dormit pas.

Et ce fut ainsi que les jours s’écoulèrent.

Et les semaines, et les mois…

Ce fut ainsi que s’écoulèrent les années…