Éditions Tallandier (p. 82-107).

V

1918


Quand le train stoppa en gare de Bâle, le quai était encombré d’une foule d’hommes et de femmes dans l’attente émue d’un grand événement. Et ceux qui étaient là portaient dans leurs bras des paniers pleins de friandises et de choses substantielles, de vin, de lait et de café fumant, de pain, de jambon et de viandes froides, tout cela mêlé à des fleurs et à des fruits…

Quand le train stoppa en gare de Bâle, ceux qui attendaient ainsi se précipitèrent sur les marchepieds, leurs bras levés chargés d’offrandes et les yeux pleins de pitié et de sourires, avant même que les voyageurs fussent descendus.

Dans l’encadrement des vasistas baissés, des visages apparaissaient, fatigués et malades, hâves et amaigris, dont les regards avaient je ne sais quelle joie attristée, des visages qui voulaient s’émerveiller au soleil de la liberté et ne pouvaient y croire. Les bustes qui s’étaient pliés depuis tant d’années sous la brutalité des envahisseurs, et les épaules qui s’étaient courbées sous les menaces et les coups se redressaient timidement, oh ! oui, timidement, parce qu’on ne pouvait pas croire que ce fût fini de cet esclavage abominable et qu’après tant de désespoirs sous le ciel allemand, c’était enfin là, tout proche, de l’autre côté des montagnes, l’horizon bleu de la France vaillante.

Car ceux qui remplissaient ce train venaient des prisons de l’Allemagne.

Il y avait là des vieillards, des enfants, des jeunes filles et des femmes, aux vêtements usés, rapiécés, souillés de toutes les ordures, chacun portant quelques bardes, dans un panier, dans un mouchoir ou dans un sac, les valises de cuir ayant été confisquées par les Boches.

Les pauvres gens quittèrent les wagons et se mêlèrent à cette fête des cœurs…

Et soudain, quand l’émotion fut un peu calmée, un grand cri partit du fond de ces poitrines et s’éleva comme un délivrance :

— Vive la France !

D’un des premiers wagons de ce long train de martyrs, une jeune fille, pâle, les yeux bistrés dans un visage de beauté et de délicatesse, descendit lentement et fit quelques pas sur le quai.

Des enfants se jetèrent contre elle, l’entourèrent d’un cercle réuni de petits bras qui se pressaient autour de sa robe en guenilles, et se haussèrent pour l’embrasser.

Tous lui tendaient et des gâteaux et du chocolat et des bouquets. Elle ne savait à qui répondre et qui contenter, pour ne point faire de jaloux.

Elle disait en pleurant :

— Merci ! Merci !

En un instant elle fut si encombrée que sa gentille figure, maintenant, qui retrouvait un peu de rose sur sa blancheur de lys, apparut au milieu des fleurs comme une autre fleur languissante, privée d’eau depuis longtemps, mais toute prête à redresser sa tige.

Ce fut ainsi qu’elle s’avança sur le quai, parmi la foule.

Elle était toute souriante et en larmes.

Or, d’un des derniers wagons de ce long train de martyrs descendit une autre jeune fille, plus défaite et plus pâle que la première, en haillons comme la première. Sa démarche chancelante et peureuse, son amaigrissement, ses traits meurtris, ses admirables yeux battus sous le poids de soucis, d’épouvantes et de fatigues trop lourdes, accusaient chez elle plus de souffrances que chez les autres, comme si elle avait été, cette jeune fille, une créature de choix contre laquelle s’était exercée la barbarie calculée des Boches.

De même que l’autre, en un instant, elle fut entourée, encombrée, et l’on eût dit que les caresses se faisaient pour elle plus pitoyables et plus tendres, parce qu’on devinait en elle une victime plus malheureuse, un désespoir plus profond, l’affaissement d’une détresse immense.

Sans sourire ni pleurer, rendue sans doute insensible par trop de souvenirs d’horreurs, elle aussi, comme l’autre, fit quelques pas sur le quai.

Toutes deux, sans savoir, sans se voir, s’avançaient ainsi l’une vers l’autre.

Et la foule s’étant écartée tout à coup, elles s’aperçurent…

Sans doute qu’elles étaient bien changées, car elles se contemplèrent un instant dans une douloureuse et presque tragique hésitation.

Puis, des gerbes de fleurs déroulèrent de leurs bras, tombèrent à leurs pieds.

Leurs bras se tendirent.

Elles eurent un grand cri, cri de joie et cri de folie.

— Rose-Lys !

— Rolande !

Et pour Rolande trop faible la joie fut trop forte…

Elle s’affaissa évanouie sur le quai, écrasant les fleurs dans sa chute.

On la transporta au poste de secours.

Un médecin la fit revenir à elle.

Rose-Lys, penchée, guettait anxieusement son premier regard.

— C’est toi, mon Dieu, c’est toi… Je ne puis le croire…

Alors elles s’étreignirent et pleurèrent, silencieusement, secouées de sanglots.

Un jour, il y avait de cela deux ans, à Clairefonlaine, un ordre était venu.

On avait parqué, comme des bestiaux, les enfants et les femmes.

Une heure après un train les emportait à travers les Ardennes et la Belgique jusqu’à Dusseldorff… Elles y restèrent trois jours dans un camp d’exilés qui venaient un peu de partout, de tous les points occupés en France, mais puisqu’on ne les séparait pas, elles trouvaient leur sort supportable, au milieu de leur misère.

Le quatrième jour, au matin, Rose-Lys ne vit plus Rolande auprès d’elle.

On était venu la chercher. Elle était partie, seule, entre des soldats, dans la nuit.

Et depuis lors, depuis deux ans, elles ne s’étaient plus revues… sans nouvelles, mortes l’une pour l’autre.

Enfin, l’Allemagne s’était décidée à rapatrier ses prisonnières, cédant à l’indignation et à la révolte du monde civilisé…

Rolande était alors dans un bagne de la Prusse orientale.

Rose-Lys, de camp en camp, était venue s’échouer dans la forêt Noire…

À Fribourg-en-Brisgau, elle monta, avec des compagnes, dans un wagon qui fut accroché à un train de rapatriées.

Ce train emportait Rolande.

C’est ainsi que sans savoir qu’elles étaient l’une près de l’autre, les jeunes filles firent le trajet de Fribourg jusqu’à Bâle.

Une heure après, dans le train qui les emportait cette fois vers la France, réunies dans le même compartiment, leurs mains jointes, elles furent longtemps sans parler !

Elles avaient trop de confidences à se faire.

Seulement, dans ce silence, leurs regards s’interrogeaient parfois avec anxiété.

— Est-ce fini, de tant de malheurs !…

Ce fut seulement quand le train franchit la frontière française que la terreur, sur le visage de Rolande — cette terreur qui semblait en être devenue l’expression immuable — s’éteignit peu à peu et que les yeux troubles redevinrent plus clairs.

Elle demanda à son amie :

— Tu as souffert beaucoup ?

— Comme les autres, beaucoup, mais pas plus que les autres… et toi ?

— Oh ! moi, plus que les autres, dit-elle avec un geste effaré de la main sur son front, pour en écarter le cauchemar. Quand je fus séparée de toi, dans la nuit, on me jeta dans un wagon à bestiaux… Nous étions là une trentaine, des hommes et des femmes, et l’on nous conduisait nous ne savions pas où… Des jours et des jours se passèrent, des nuits et des nuits… dans un froid terrible… Nous étions garées par des soldats et l’on ne nous permettait pas de descendre… Ainsi nous avons traversé toute l’Allemagne… La neige tombait… Des glaçons se formaient aux portières et il fallait les casser à coups de crosses pour dégager l’entrée et permettre d’ouvrir. Deux jeunes filles moururent de froid. Le voyage dura quatre-vingt-seize heures… Nous ne pouvions plus nous tenir debout… tant nos pieds étaient gonflés et douloureux… Un mâtin, on nous apprit que nous traversions la Pologne. Le voyage n’était pas fini… Ce fut un immense et morne désert de neige où les villages étaient clairsemés, où les habitations, très rares, étaient à peine visibles sous l’amoncellement des avalanches qui s’y abattaient sans cesse. Nous étions résignés à mourir. Moi, je ne savais plus si j’étais vivante. C’était une torpeur dont on me tirait pour me forcer à avaler un peu de nourriture immonde… Dans le trajet, plusieurs des prisonniers et des prisonnières avaient été descendus. La plupart étaient emportés sur des brancards. Il arriva que je fus toute seule, vers la fin de ce voyage, qui était un martyre… Toute seule… Et quand on m’enleva du wagon, à la gare de Zosle, j’étais mourante… Pourtant, je me remis, pour souffrir… J’étais enfermée dans une étroite cabane de planches, qui dépendait du camp de Milejghany. Seule, toujours, et sans communication avec les prisonniers du camp, que je pouvais apercevoir par une lucarne large comme les deux mains réunies… J’étais au secret… à deux mille kilomètres de mon pays… dans le désert glacé… et je compris bien vite que j’étais l’objet d’une surveillance particulière… je le compris aux tortures dont on me poursuivait… Du reste, si je ne l’avais pas deviné dès les premiers jours, le major commandant le camp se fût chargé de me l’expliquer… Au bout d’une semaine, je comparus devant lui… Oh ! il ne recourut point aux mensonges. Il me dit : « Vous avez à vous plaindre, sans doute, de la façon dont vous êtes traitée ? » Et comme je ne répondais rien, il ajouta en riant : « Libre à vous d’obtenir un traitement meilleur… »

On me reconduisit, sans qu’il y eût un mot de plus, ce jour-là.

Mais, de ce jour, on ne m’apporta plus qu’une seule fois par vingt-quatre heures une soupe faite d’avoine ou d’orge… sans pain.

Et tous les matins je constatais que la ration diminuait.

La torture inventée contre moi était celle de la soif et de la faim.

Le major me fit comparaître de nouveau.

— Vos camarades touchent en se levant une ration de café avec du pain et de la marmelade… À midi, une soupe épaisse de céréales ou de légumes secs… Le soir, du thé, et par semaine quatre cents grammes de pain et cent grammes de viande… Quand il vous plaira d’en recevoir autant — et même davantage, car j’ai l’ordre de vous faire bénéficier d’un régime de faveur, selon les circonstances — vous n’aurez qu’à en manifester le désir…

J’étais si malheureuse, ma détresse était si grande, que je demandai :

— Que dois-je faire pour cela ?

— Vous ne le savez pas ?

— Comment le saurais-je ?

— Vous faites semblant de l’ignorer…

— Soyez plus clair, et donnez-moi des précisions.

— Vous vous appelez Rolande de Chambry ?

— Oui.

— Vous avez habité avec votre père, pendant une année, le domaine de Medgyar ?

— Ce n’est un secret pour personne.

— Medgyar près de Godollo… et vous étiez l’amie et la confidente du prince impérial François-Ferdinand…

À cette allusion, je crus m’évanouir d’horreur…

L’officier souriait… son œil devenait égrillard…

— Hi ! hi ! François-Ferdinand n’avait pas mauvais goût… Vous avez abusé de son amour et de sa confiance en lui dérobant des documents que vous détenez depuis lors et que notre gouvernement a intérêt à recouvrer…

Oui, c’était bien ce que j’avais compris. Je savais où il voulait en venir…

— Où sont ces documents ?

— Ils ne sont plus en ma possession depuis longtemps…

— Vous avouez donc les lui avoir dérobés…

— Je l’avoue…

— Et où sont-ils ?

— Voilà ce qu’il m’est impossible de vous dire… Et, pour éviter de nouvelles questions, je me hâtai d’ajouter :

— Si je savais où sont les papiers dont votre gouvernement s’inquiète, je ne vous le dirais pas… Envoyez-moi donc au chenil où vous m’enfermez et aux souffrances qui m’y attendent…

— Je briserai votre volonté…

— Ma volonté, c’est du néant. Vous ne pouvez briser ce qui n’existe pas…

Et le supplice continua, discipliné, organisé, méthodique. Ma ration diminuait de quelques grammes tous les jours. Je pouvais facilement calculer les heures qui me restaient à vivre… jusqu’à celle où toute nourriture me serait refusée… Voilà où j’en étais… mais ma faiblesse était si grande que je ne me rendais plus compte de rien… Je n’avais plus la force de me lever, de nettoyer ma cellule… Je demeurais dans la saleté, dans la pourriture, dans la vermine… C’était affreux… Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Rolande pleura à l’évocation de ces souvenirs…

Rose-Lys ne cessait de lui caresser les mains qu’elle pressait contre son cœur.

Et comme la pauvre victime, peu à peu, avait élevé la voix, les autres rapatriées, dans le compartiment, s’étaient mises à écouter le récit d’un calvaire auprès duquel n’était rien ce qu’elles-mêmes avaient enduré pendant leur exil. Pourtant, celles-là aussi portaient sur leurs traits amaigris et jaunis, faces de malades, hélas ! et de tuberculeuses, l’accusation qui ne s’effacerait jamais contre la cruauté de geôliers pareils à des bêtes !

Rolande reprit :

— Pendant quatre jours, enfin, ce fut la suppression complète de toute nourriture… Supplice de la faim, supplice de la soif, c’est horrible… On ne peut pas s’imaginer… J’eus de la fièvre. Je délirai… Dans mes intervalles de retour à la raison, je fis une découverte… Quelqu’un, auprès de mon grabat, veillait nuit et jour… le major. Il était là pour épier ce que je pouvais dire dans mon délire… quelque révélation qui l’eût intéressé… implacable, sans pitié pour ma souffrance… Enfin, on me rendit un peu de nourriture… Je survécus… On m’envoya du camp de Milejghany à celui de Kovno, puis dans les environs de Vilna… Il m’était facile de voir que j’étais toujours surveillée… Cependant, à partir de cette époque, quoique séparée des autres prisonnières, je fus soumise au même régime, et aucune tentative ne fut faite pour m’arracher mon secret… Du reste, l’été approchait… Les Allemands venaient, depuis mars, de donner leur grand effort. C’était leur dernière convulsion. Ils pressentaient la défaite et commençaient à redouter le châtiment… Je fis partie d’un convoi dirigé vers la France, et me voici…

Elles furent silencieuses, et se regardèrent en souriant.

Mais une ombre voilà tout à coup leur sourire.

Et la même pensée leur étant venue, elles la formulèrent par un seul mot, ensemble :

— Et Simon ? Et Norbert ?

À cette question il ne fut pas fait de réponse.

Un jour, des Ardennes, par une voie détournée, Rolande avait pu faire passer deux lettres en France…

C’était tout,

La lettre était-elle arrivée à Simon ? L’autre, à Norbert ?

Elle ne le savait.

Simon vivait-il encore ? Et Norbert ?

Effrayant mystère…

La mort n’aurait pas pu les séparer plus complètement.

Quelques minutes après, harassées par leur bonheur comme elles l’eussent été par une fatigue énorme, les jeunes filles s’endormirent, enlacées…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand le train s’arrêta à la gare de l’Est, et qu’elles mirent le pied sur le quai, elles se demandèrent, peureuses parmi cette foule où elles étaient inconnues :

— Qu’allons-nous devenir ?

Qui contera le douloureux calvaire des femmes isolées dans Paris, pendant les années de la grande guerre ?

Ces deux-là étaient courageuses, prêtes à accepter les plus durs travaux…

Elles ne peineraient jamais plus que lorsque leurs petites mains délicates maniaient la pelle et la pioche, en chargeant ou déchargeant les wagons de charbon, ou en creusant des abris et des tranchées… Leurs doigts s’étaient endurcis… Puis, il fallait vivre… Il répugnait à Rolande de s’adresser à quelques lointains parents et à se réclamer de leur charité. Quant à Rose-Lys, à Paris elle ne connaissait personne… Si, une femme, une pauvre vieille, dévouée et peureuse, Pulchérie… Mais Pulchérie avait-elle pu, comme elle le désirait, gagner Paris ?… N’était-elle pas en Allemagne, comme tant d’autres, emportant avec elle, dans son exil, le mystérieux et redoutable sachet de cuir ?

Des organisations de bienfaisance fonctionnaient dans Paris.

À la gare, alors qu’elles se dirigeaient un peu à l’aventure vers la sortie, elles furent accostées par une dame d’une cinquantaine d’années, au visage doux, qui leur dit :

— Vous êtes des rapatriées, sans doute, mes pauvres enfants ?

— Oui, madame.

— Vous n’avez pas de famille à Paris ?

— Non.

— Sans ressources, alors ?

— Il nous reste un peu d’argent.

— Bien. Voulez-vous avoir confiance en moi et me suivre ? J’essayerai de vous venir en aide. Et d’abord, vous devez avoir faim…

— Mais non, pas trop, dit Rolande en souriant. Tout le long du chemin, on nous a bourrées de friandises, de chocolat et de sandwiches…

Elle les conduisit quand même au buffet, où l’on s’empressa autour d’elles.

La dame de bienfaisance voulut les servir elle-même.

Les jeunes filles se trouvèrent seules à une table d’encoignure, où elles prirent place, pendant que l’autre s’asseyait en face d’elles, avec un engageant sourire. Et comme les pauvrettes se penchaient sur le bouillon bien chaud qui leur était servi, elles ne virent pas que la femme échangeait avec deux hommes, debout près de la porte qui communiquait avec le quai de la gare, un geste qui semblait une interrogation d’une part, et une réponse de l’autre.

L’interrogation venait de la femme et disait :

— Est-ce que ce sont elles ?

Le signe de tête qui avait répondu disait nettement :

— Oui…

Alors la femme se fit plus douce encore et plus prévenante vis-à-vis des jeunes filles.

Elle expliquait :

— Je fais partie d’une œuvre dont le but charitable est de s’intéresser aux rapatriées qui sont, comme vous, isolées et sans ressources. En quelle région occupée étiez-vous ? De quel pays d’Allemagne venez-vous ?

Elles donnèrent quelques détails. Elles n’avaient nul soupçon. Et devant ce visage qui leur souriait avec bonté, nulle défiance ne pouvait naître.

La femme se retourna vers les deux hommes sur le seuil et fit un clin d’œil.

Le clin d’œil signifiait :

— Vous ne vous êtes pas trompés… Ce sont elles…

Après quoi, pleine d’une compassion attendrie :

— Je m’appelle madame Camille, dit-elle… J’aurai soin de vous… Vos malheurs sont finis et désormais vous ne manquerez plus de rien… à une condition toutefois…

Les jeunes filles relevèrent la tête.

Mme Camille ajoutait :

— C’est que vous travaillerez… Je suppose, n’est-ce pas, que c’est bien votre intention ?

— Comment pourrions-nous vivre, madame, si nous ne gagnions pas notre vie ?

— Je me charge de vous procurer du travail… Ce n’est pas ce qui manque et les femmes sont bien payées, quand elles n’ont pas peur de durcir leurs petits doigts…

Elles montrèrent, d’un même geste, un peu craintif, leurs mains :

— Les Allemands nous ont appris à nous en servir.

— Oui, vous êtes courageuses, cela se voit, mais vous êtes fatiguées autant par votre long voyage que par tant d’émotions depuis que vous êtes sur le sol de France… Vous vous reposerez pendant quelques jours.

Je vous ferai admettre dans une maison du Foyer parisien où sont reçues seulement des jeunes filles… Nous trouverons bien de la place quelque part… Vous y resterez jusqu’à la fin de la semaine… Je viendrai vous voir et causer avec vous tous les jours… Lundi, je vous aurai trouvé du travail…

— Comme vous êtes bonne, madame ! Comment vous témoigner notre reconnaissance ?

— Vous ne m’en devez aucune, mes chères petites. Ce que je fais pour vous, je le fais pour toutes les jeunes filles qui sont comme vous, victimes de la barbarie de l’ennemi…

Elles se levèrent de table.

En sortant, derrière Mme Camille, elles passèrent tout près des deux hommes, attentifs sur le seuil…

Ils ne s’occupaient plus d’elles et semblaient prêter attention ailleurs.

Mais Rose-Lys, par hasard, après quelques pas, s’étant retournée, rencontra le regard de l’un d’eux.

Ce regard aussitôt se baissa.

Et la jeune fille eut une secousse… Ces yeux noirs éveillèrent en elle quelque lointain souvenir… Un instant, elle resta immobile… cherchant, essayant de se rappeler…

Mme Camille la saisit par le bras, gentiment, et lui dit :

— Qu’avez-vous donc, ma chère petite ?

Rien ne précisait le souvenir, dans l’esprit de Rose-Lys. Elle n’y pensa plus.

Sur le boulevard de Strasbourg, Mme Camille arrêta un taxi.

Toutes trois y montèrent.

Dans un Foyer de la rue de Lille, deux chambres restaient libres, hasard inespéré.

Mme Camille embrassa Rolande et Rose-Lys, et les quitta en leur disant :

— À demain… Je suis sûre que vous allez dormir comme des anges…

Dès le lendemain et les jours suivants, elles se renseignèrent.

Leur première préoccupation, en effet, était de retrouver Pulchérie.

Ici, c’était l’incertain, puisque c’était le néant.

À qui s’adresser ? Où frapper ? Qui pouvait avoir rencontré cette pauvre épave de la campagne, échouée dans la grande ville ?

Timide et peureuse comme était Pulchérie, n’avait-elle pas pris soin de cacher sa retraite, en raison même des dangers qu’elle eût courus si sa retraite avait été découverte ?

Même vivait-elle encore ?

N’avait-elle pas été, humble feuille, emportée dans le tourbillon du cataclysme ?

Quant à Simon et à Norbert, par les bureaux de renseignements du ministère, elles apprendraient aisément quel avait été leur sort.

Et s’ils étaient prisonniers, on leur avait dit qu’en Suisse des sociétés s’étaient fondées qui servaient d’intermédiaires entre les familles françaises et les internés d’Allemagne.

Bien vite elles furent au courant des démarches qu’il leur fallait faire.

Prudentes, malgré tout, elles gardèrent le secret, et Mme Camille, qui pourtant les interrogea, ne sut rien aux premiers temps.

Mais comme si la dame de charité avait prévu leurs inquiétudes et leurs tentatives, elle avait dit une fois :

— Puisque vous venez des Ardennes, vous trouverez des bureaux organisés à Paris qui viennent au secours des réfugiés de votre pays… Non seulement l’on vous y viendra en aide, mais peut-être vous y donnera-t-on les adresses de certaines personnes que vous connaissez, avec lesquelles vous pourrez vous mettre en rapport, et qui pourront au besoin vous être utiles… Les principaux de ces bureaux ont leur siège, rue de Bondy, tout près des Folies-Dramatiques, et Galerie d’Orléans, au Palais-Royal… Je puis vous y accompagner, si vous le désirez…

Elles remercièrent. Elles ne voulaient pas abuser de cette obligeance.

Elles se mirent tout de suite en quête.

Malgré les détails les plus précis qu’on leur demanda et qu’elles fournirent sur Pulchérie Boitel, ni rue de Bondy, ni Galerie d’Orléans, on ne la connaissait.

Assurément, elle ne s’y était pas fait inscrire et n’avait reçu aucun secours.

— Du moins sous ce nom, dit le secrétaire de l’œuvre.

Le signalement cependant si particulier de la vieille fille, qui ne quittait son chapelet que pour accomplir quelque besogne, et le reprenait tout de suite après la besogne accomplie, n’éveilla aucun souvenir.

Elles pensèrent :

— Peut-être a-t-elle changé de nom ?

C’était invraisemblable. Changer de nom, cela lui eût semblé chose impie, presque sacrilège.

Elles revinrent à plusieurs reprises aux bureaux. Elles y reçurent toutes les fois la même réponse.

— Tout à fait inconnue… Mais pourquoi n’essayez-vous pas de la retrouver en vous adressant aux journaux ?… Souvent, cela réussit…

— Comment faire ?

— Certains journaux, et parmi les plus répandus, insèrent volontiers de courtes notes d’appels de réfugiés séparés de leurs familles, et qui essayent d’en retrouver les membres épars… Les réfugiés ont pris l’habitude de lire ces journaux et ces notes… Des enfants ont ainsi bien des fois retrouvé leurs parents désespérés, des frères ont retrouvé leurs sœurs, des femmes leurs maris…

— Nous essayerons, dirent-elles.

Au ministère, après deux jours de démarches parmi la foule inquiète d’autres suppliants, elles furent fixées sur le sort de Simon et de Norbert.

— Le commandant Simon Levaillant, croix de guerre, trois palmes, avait été fait prisonnier dans l’attaque allemande déclenchée le 21 mars contre la Ve armée anglaise… L’armée refoulée avait reçu des secours français… Le régiment de dragons jeté sur le front nord avait été décimé… après s’être admirablement conduit… On ne signalait pas Levaillant comme blessé… Mais on ignorait dans quel camp de prisonniers il avait été interné… Quant au lieutenant de Chambry, disparu depuis quatre ans.

Ce fut encore par la Suisse qu’elles apprirent plus tard d’autres détails.

Simon était à Mannheim.

Norbert, après une tentative d’évasion, où il avait tué un factionnaire boche, avait été condamné à mort, gracié, et envoyé dans une forteresse du Nord, où il était au secret…

Rolande écrivit pour annoncer son retour en France. Elle leur envoya régulièrement des colis, des vêtements, de la nourriture.

La réponse ne vint jamais. Norbert était pour ainsi dire retranché du monde. Quant à Simon, nous dirons plus loin pourquoi les lettres de Rolande ne purent lui être remises.

Cependant, la bonne madame Camille se montrait dévouée.

Elle ne perdait pas son temps. Active, bienfaisante, on la voyait partout… Deux fois Rose-Lys et Rolande la reconnurent qui traversait de son pas alerte la galerie d’Orléans, au moment où elles-mêmes y pénétraient. Qu’y venait-elle faire ? Quelque nouvelle charité, sans doute ?

Une autre fois, ce fut rue de Bondy, au moment où elles sortaient du café au premier étage duquel se trouvait le bureau des Ardennais.

Les deux fois, Mme Camille ne les vit pas, ou peut-être, par discrétion, fit semblant.

— Elle est partout, cette bonne dame, murmura Rolande.

— Oui, partout où il y a de la misère, fit Rose-Lys sans défiance.

À la fin de cette première semaine de leur séjour à Paris, Mme Camille vint les trouver au Foyer de la rue de Lille.

— Voulez-vous entrer à la fabrique de grenades Schwarlz et Cie, de Saint-Denis ?

— De grand cœur.

— Vous y gagnerez bien votre vie. Les débuts seront durs, mais au bout de peu de jours vous serez habituées… Je connais M. Schwartz. C’est un Suisse de Genève, qui est très aimé pour ses sentiments francophiles. Il a installé sa fabrique, sous le contrôle du gouvernement, dès la première année de la guerre, et il ne s’est pas contenté des grenades… à Corbeil, il a terminé, l’an dernier, l’installation d’une usine où il fabrique des moteurs d’aéroplanes…

« Entre nous, il était déjà très riche avant la guerre, paraît-il, mais il l’est devenu superbement, depuis deux ans. On dit que c’est phénoménal, l’argent qu’il gagne… Ce qui n’empêche pas qu’il soit resté un homme tout rond, tout simple… pareil à tous ses ouvriers, et le cœur sur la main… À Corbeil, près de son usine, il a acheté un château, en haut du coteau au pied duquel coule la Seine. J’y suis allée une fois. Il m’a invitée. C’est grandiose… Alors, c’est dit, mes enfants, vous acceptez ?

— Nous sommes prêtes à commencer dès demain.

— Donc, à demain. Je vous conduirai moi-même à Saint-Denis, et je vous présenterai à l’un des contre-maîtres, qui vous embauchera. Comme vous ne pourrez plus demeurer rue de Lille, je vous conseille de faire un ballot de vos petites affaires, que vous emporterez. Cela vous évitera la peine de revenir.

Le lendemain, toujours guidées par l’infatigable Mme Camille, elles étaient reçues à la fabrique.

Travail, de huit heures à midi. De deux heures à sept heures.

Quinze francs par jour.

Trente francs pour elles deux, puisqu’elles vivaient ensemble.

C’était la fortune…

Elles se mirent en quête d’un logement, et trouvèrent une chambre et une cuisine, au quatrième étage d’une maison de l’impasse Marteau, dans la Plaine-Saint-Denis. C’était tout ce qu’il leur fallait, et la maison n’était pas loin de la fabrique.

M. Schwartz passait tous les trois jours, de deux à quatre.

Elles furent longtemps sans le rencontrer.

Puis, un jour, il traversa les ateliers et s’arrêta un instant aux machines.

Rose-Lys et Rolande étaient tout près.

À plusieurs reprises, elles s’aperçurent que l’homme les regardait, mais quand elles levèrent les yeux sur lui, il détourna rapidement la tête.

Pour la seconde fois — la première, c’avait été au buffet de la gare de l’Est — Rose-Lys éprouva à la vue de cet homme, un sentiment de gêne et de surprise.

Celui-là aussi, comme l’autre, elle s’imagina l’avoir déjà rencontré.

Ces traits anguleux, fortement accentués, pourtant ne lui rappelaient rien.

Mais le regard ! un regard noir et dur, rapide et toujours en éveil…

La silhouette de deux hommes, de deux monstres, surgit à son esprit…

Celle des bandits qui les avaient traqués depuis Rethel jusqu’à Reims, des bandits qui avaient assassiné Jean-Louis et Barbarat…

Elle haussa les épaules et, un instant distraite, se remit à son travail.

— Quelle apparence de vérité, dans un pareil soupçon ?

S’il y avait ressemblance des regards, ce n’était pas les mêmes hommes… les traits, les cheveux, la barbe, l’allure étaient différents… Il ne restait que la taille… l’un des deux très maigre… l’autre large, râblé, solide.

C’était tout…

Était-il vraisemblable de retrouver en France, à la tête d’intérêts considérables de la défense nationale, deux misérables policiers de la cour de Vienne ?

Schwartz les regarda encore.

Rose-Lys s’en aperçut.

Elle ne put s’empêcher de murmurer à l’oreille de Rolande, sa voisine d’atelier :

— En voyant le patron, devine un peu à qui je viens de penser…

— À qui ?…

Et après un rapide examen, Rolande ajouta :

— Dis… car moi… je ne devinerai…

Elle n’acheva pas…

Rose-Lys sentit qu’elle frissonnait, en retenant un cri de surprise.

— Toi aussi, tu vois ?

— Oui… le regard… mais c’est tout…

— Et tu as pensé à l’un des deux, n’est-ce pas ?

— Sturberg, celui qui était le chef…

— Moi, à la gare de l’Est, à notre arrivée, j’avais cru voir l’autre… aussi !

Un peu troublées, elles restèrent silencieuses.

Après quoi, Rolande, avec le même geste qu’avait eu Rose-Lys tout à l’heure.

— Quelle folie !… Est-ce que nous allons nous imaginer les rencontrer partout ?

Elles s’efforcèrent de n’y plus penser. Elles n’en parlèrent plus.

Mais l’image, en dépit d’elles-mêmes, persista dans leur esprit.

Maintenant qu’un peu de calme était revenu dans leur vie, elles recommencèrent leurs tentatives, recherches, démarches, en vue de retrouver Pulchérie.

On leur avait donné un conseil.

Elles le suivirent.

Dans plusieurs journaux de Paris, parut, à intervalles réguliers, la note suivante : « Rolande de Chambry et Rose-Lys Barbarat seraient heureuses de recevoir des nouvelles de Pulchérie Boitel et de connaître son adresse. »

Les journaux s’étaient chargés de leur transmettre la réponse, éventuellement.

Elles attendaient, dans l’anxiété…

Et Rolande disait à son amie :

— Vois-tu, je donnerais ma vie pour la retrouver… tu sais pourquoi…

— Mais ces papiers si précieux pour toi, si elle ne les avait plus ?…

Rolande devenait toute pâle et balbutiait alors :

— C’est impossible ! C’est impossible !… Un si grand malheur… un malheur public…

Or, le lendemain même du jour où cette note avait paru pour la première fois, voici la scène qui se passait entre deux hommes, dans un magnifique cabinet de travail dont la large baie vitrée développait tout le paysage de la rive de la Seine, du haut d’un coteau dominant Corbeil.

Ces deux hommes étaient assis l’un en face de l’autre.

Un bureau Louis XIV en marqueterie palissandre, recouvert d’une glace épaisse pour en protéger le cuir, sur toute sa longueur, les séparait.

L’un était petit, maigre et nerveux, aux yeux faux… aux lèvres minces… tête de bête nocturne de rapine, astucieuse et féroce.

L’autre, solide, puissant, râblé, visage sanguin et l’œil implacable…

Si bien grimés tous les deux, l’un ayant coupé sa barbe rousse et teint ses cheveux, l’autre ayant, au contraire, laissé pousser sa barbe, qu’il était impossible de reconnaître sûrement les deux hommes qui, venus de Medgyar, s’attachaient à la vie de Rolande de Chambry comme une menace perpétuelle de mort.

Ah ! s’ils avaient pu rendre méconnaissable leur regard comme ils avaient rendu méconnaissable le reste !

Nicky Lariss et Sturberg…

L’un, Sturberg, toujours le maître, l’autre, rancunier et haineux, le serviteur.

Comment, par quelle suite d’imprudences confiantes, par quelle suite de ruses et d’audaces, de recommandations et de faux papiers, de références devant lesquelles il n’y avait qu’à s’incliner, comment l’un de ces deux hommes, Sturberg, policier à la solde des intrigues criminelles de la cour de Vienne, avait-il pu réussir, en pleine guerre, à se créer la situation industrielle qui attirait sur lui l’attention publique ?

Or, cet ennemi, qui poursuivait un but caché, — la conquête du formidable instrument de scandale diplomatique dont la révélation devait avoir un retentissement mondial, — cette bête féroce lâchée en liberté contre une frêle enfant sans défense, ce Sturberg travaillait pour la France, pour son armée, pour son aviation, et travaillait sans que le contrôle militaire trouvât jamais l’occasion de refuser son travail, ni même de lui adresser des observations…

Il avait, en outre, afin que nul soupçon ne pût l’atteindre, — au contraire, afin d’obliger le monde à chanter sa bienfaisance, — il avait fondé un hôpital temporaire dans une aile du château où il avait aménagé une cinquantaine de lits.

Et, deux ans environ après la bataille de la Marne, il avait amené en France une jeune fille, Isabelle, qui était sa fille, délicieuse blonde aux yeux bleus, élégante, timide et simple, qui avait pris la direction de l’hôpital et l’administrait avec la plus vive intelligence.

Qui donc eût été mis en défiance envers cet homme dont le travail et le zèle s’encadraient si bien dans l’effort de tous les Français ? Un Boche ! ce Schwartz gai et bon garçon, le cœur sur la main, qui participait à toutes les œuvres charitables fondées en vue de soulager les mutilés, les veuves, les filles, les orphelins, toutes les victimes de la guerre longue, interminable, atroce. Un Boche ! ce Suisse qui avait donné à son hôpital le nom même de sa patrie : l’Helvetia !… et qui, déjà très riche avant la guerre, grand manieur d’argent, abandonnait à l’État, par rétrocession, les trois quarts de ses bénéfices !

Une fille de Boche ! cette adorable Isabelle aux regards candides, dont le dévouement aux blessés et aux malades de l’Helvetia ne se démentait jamais ? Car elle ne se contentait pas de l’administration des services, elle prodiguait ses soins avec une délicatesse, une science médicale auxquelles les infirmières françaises étaient les premières à rendre hommage, sans cesse au chevet des soldats, de lit en lit, de chambre en chambre, attentive et prévenante, les bras chargés de cent petits cadeaux précieux.

Et elle était si jolie, avec sa longue taille fine, cambrée, qui semblait frêle et qu’on devinait robuste ; le bleu clair de ses yeux larges, ses lèvres sanglantes ouvertes toujours sur un sourire au ras duquel étincelait l’humidité de dents blanches, et cette forêt de cheveux blond fauve, si drus, si épais, presque rebelles, et dont on se racontait, de lit en lit, qu’ils lui tombaient en fauve toison plus bas que la ceinture, car un jour, un soldat, en crise d’épilepsie, l’avait décoiffée, dans un geste nerveux, et toute cette forêt fine et parfumée s’était éparpillée sur les épaules de la jeune fille.

Qui donc aurait soupçonné ce Schwartz, si vivant et si charitable ?

Et cette fille si jolie, qui faisait rêver, dans leur lit, les pauvres blessés de la guerre ?

Au moment où nous entrons dans le cabinet de travail de Sturberg, Isabelle s’y trouvait, et se préparait à sortir.

Elle embrassa son père sur le front.

Elle ne prit point garde à Nicky Lariss.

Et quand elle ne fut plus là, elle sembla y être encore, car ils se tinrent silencieux, Sturberg, le regard fixé sur la porte par où elle venait de disparaître, comme pour la suivre plus longtemps, et Nicky Lariss, au contraire, fermant les yeux comme pour conserver par devers lui, plus animée, l’image qui s’éloignait.

Tous deux l’aimaient…

Le père, d’une adoration muette qui faisait de lui l’esclave de cette enfant…

Nicky, d’une sombre et violente passion qui, depuis longtemps, s’amassait dans son cœur, et qu’il n’avait pas osé avouer à son complice… non, pas encore…

Mais qu’Isabelle connaissait, car un soir, dans un salon désert du château, emporté dans un coup de folie, il l’avait saisie dans ses bras, comme elle passait, légère et rieuse… il l’avait retenue contre sa poitrine… il l’avait couverte de baisers, avant qu’elle pût songer à se défendre… ni faire un geste, ni jeter un cri d’appel… et sa voix, étouffée et balbutiante, avait redit vingt fois :

— Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !  !

Avant ce soir-là, Isabelle parfois souriait à Nicky, lui parlait, et même lui tendait la main, quand elle le rencontrait, comme à un ami de son père.

Depuis ce soir-là, Nicky Lariss fut pour la jeune fille comme s’il était mort…

En vain, misérable, en larmes, murmurait-il à son passage :

— Je vous demande pardon !… Vous m’avez rendu fou !

Elle ne répondait rien, elle n’entendait pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Entre eux, ce fut Sturberg qui rompit le silence.

— Qu’as-tu à m’apprendre ?

Nicky Lariss tira des journaux de sa poche, les déplia, les étala. Des coups de crayon rouge signalaient certaines annonces.

Et toutes ces annonces étaient les appels de Rolande et de Rose-Lys à Pulchérie.

Sturberg réfléchissait :

— Oui, dit-il à la fin, elles sont à la recherche de cette vieille toquée… Je ne pense pas qu’elles obéissent en cela seulement à un pur sentiment d’intérêt et d’amitié… L’intérêt est autre part… Rappelle-toi mes déductions d’autrefois, à Reims… après la mort de Levaillant et de Barbarat… Ni l’un ni l’autre ne possédaient les papiers… Or, Levaillant me les avait repris en me laissant pour mort… Il les avait donc cachés dans la maison du Chemin de Bétheny, lorsqu’il s’aperçut que nous avions retrouvé ses traces. Et il est facile de deviner que, sentant sa vie en danger, il avait mis Rose-Lys dans la confidence… Rose-Lys savait où étaient cachés les papiers… Et toi, ce jour-là, tu as failli la surprendre… Quand tu arrivas, il était trop tard… Rose-Lys, il est vrai, n’avait pas eu le temps de fuir, mais tu eus beau chercher Pulchérie… la vieille n’était plus là… donc, les papiers avaient déguerpi avec elle… Depuis, pendant longtemps, nos poursuites furent vaines, jusqu’au jour…

Il alluma une cigarette, tira une longue bouffée :

— Jusqu’au où tu m’appris que cette bonne fille habitait avenue de Saint-Ouen… Il y avait un logement vacant sur le même palier. J’y envoyai Mme Camille qui l’occupe depuis cette époque… et vingt fois, Camille a bouleversé la chambre et les bardes de Pulchérie, soulevé les briques, les feuilles du plancher, compulsé page par page les livres de piété, retourné le lit, oreillers, matelas, traversins, sommiers, sans y rencontrer le moindre sachet de cuir… Une nuit même, Camille a réussi à endormir Pulchérie avec un narcotique, soupçonnant que la vieille pouvait ne point se dessaisir des papiers et les portait sur elle… Les vêtements ne renfermaient rien… C’est à désespérer, à croire que je me suis trompé dans mes déductions et que peut-être les papiers sont perdus… Pourtant, nous avons une chance. Cette chance, c’est l’arrivée de Rolande de Chambry à Paris… Après les visites minutieuses dont toutes deux ont été l’objet en Allemagne, nous avons une certitude absolue… c’est que les papiers ne sont pas en leur possession. Et la chance que nous courons, c’est qu’elles les retrouvent en la possession de Pulchérie.

Il s’arrêta un instant, jeta dans une soucoupe le bout fumant de sa cigarette.

— D’où je tire la conclusion suivante : nous avons intérêt à ce que Rolande et Rose-Lys restent auprès de nous, soit à ma fabrique de Saint-Denis, soit ici même, à Corbeil… et nous avons intérêt, d’autre part, à leur faire connaître où s’est réfugiée Pulchérie Boitel… Elles ne manqueront pas de se réunir, cela est certain, et Mme Camille, et toi, vous continuerez votre surveillance…

Sturberg se leva, fit quelques pas, et se tourna vers son complice :

— Est-ce ton avis ?

— Oui.

Il remarqua, à ce moment, l’air sombre de Nicky, cette face de douleur et de haine.

Et, après l’avoir examiné, il dit brusquement :

— Quelle mouche te pique ?

L’autre enfonça ses ongles dans ses cheveux, dans un geste de rage.

— Tu veux tout savoir ?

— Je te l’ordonne… Je suis le chef et tu obéis…

— Je sais… Tu me le rappelles souvent… Eh bien, écoute… écoute donc !