Éditions Tallandier (p. 24-60).

II

pendant la retraite


Le régiment se battit tous les jours, couvrant la retraite du corps d’armée.

À la fin d’août, traversant les Ardennes en tumulte, et dont les routes, là comme partout, étaient encombrées de fuyards, il se retrouva sur la route de Rethel.

Une bataille était engagée depuis la veille au soir vers Domery, Lanois, Novion-Percien, et menaçait de s’étendre jusqu’à la petite ville qui couvre la limite des immenses plaines champenoises, à la limite du pays montueux, extrêmement boisé, qui s’étend jusqu’à la Belgique ; c’était par là que s’avançait la cinquième armée allemande. Son avance étant trop rapide, les forces françaises venaient de faire face et lui livraient combat, pour arrêter sa progression.

Les dragons, décimés par trois jours de lutte, étaient renvoyés à l’arrière : point de direction, Rethel, Bazancourt et Reims.

L’armée française continuait son mouvement de retraite vers Paris.

Une même pensée était venue à Simon et à Norbert :

— Revoir Rolande !…

Une même et terrible épouvante :

— Si Rolande était morte !  !

Car depuis qu’ils étaient partis, la nuit s’était faite autour d’elle… Il y eut, en effet, au début de la guerre, des semaines lourdes, des semaines angoissantes, où l’armée des enfants de France parut coupée du reste du pays. Ni d’un côté ni de l’autre, aucune lettre n’arrivait.

À Rethel, le régiment faisait halte jusqu’au soir.

Les ordres empêchaient de s’éloigner du cantonnement. Le colonel fut inflexible. Il n’écouta ni les prières de Simon, ni les supplications de Norbert… Trois lieues séparaient Rethel de Clairefontaine, et Clairefontaine apparut comme au fond d’un désert immense, infranchissable…

Après deux heures données aux soins que réclamaient ses hommes, après avoir fait soigner et panser ses chevaux, qui étaient pour la plupart écorchés et qui n’avaient plus que la peau collée sur les os, l’œil éteint, la tête au ras du sol, renâclant et demi-fourbus, Simon eut quelques minutes de liberté.

Clairefontaine était trop près de Rethel, et la famille de Chambry y était trop connue, pour qu’il ne fût pas possible d’obtenir des renseignements sur Rolande.

Et il allait en quête de ces renseignements, lorsque, traversant le petit pont, il entendit une exclamation de joie derrière lui. En même temps, il sentit deux bras qui lui entouraient le cou, le serraient à l’étouffer, une rude figure au poil dur se collait contre la sienne, et on l’embrassait éperdument.

— Mon fils ! mon garçon !… te voilà… Je te croyais perdu… On m’avait dit que tu étais mort… et je croyais que je ne te reverrais plus jamais…

C’était Jean-Louis qui, sous le coup de l’émotion, se mit à fondre en larmes.

Après les premières effusions :

— Un mot, père… Dis-moi… Mon Dieu, voilà que je n’ose te questionner…

Le visage de Jean-Louis prit une expression douloureuse.

— Rolande, n’est-ce pas ? dit-il.

— Oui… Ah ! tu n’oses répondre… tes yeux se détournent.

Il eut un cri déchirant :

— Elle est morte !  !

— Non… Hélas ! on ne peut dire non plus qu’elle est vivante… Elle est comme un cadavre qui respire… Ainsi que tu l’as laissée, ainsi tu la retrouverais…

— La même torpeur, le même silence, la même insensibilité ?

— Son pauvre regard est vide… elle ne reconnaît personne… elle ne parle pas… elle ne se plaint pas… du reste, elle n’a pas l’air de souffrir…

— Le médecin a-t-il quelque espoir ? demanda Simon, très pâle.

— Il n’y a plus de médecins à dix lieues à la ronde…

— Ainsi, elle est abandonnée… C’est affreux… Personne ne prend soin d’elle ?

— Les domestiques du château ont pris la fuite, voilà trois jours, quand on a connu que les Allemands entraient en France… une femme de chambre, seule, n’a pas voulu partir… Mais elle a, en outre, auprès d’elle, une jolie créature, dévouée comme une sainte, attentive, qui, la sachant en péril, a eu pitié d’elle, et de tout le jour et de toute la nuit, ne la quitte pas…

— Qui donc ?

— La fille du voisin, le fermier Barbarat.

— Rose-Lys ?

— Oui, on dirait qu’elle s’est donné une tâche de garde-malade compatissante et tendre… Je la savais très bonne et très douce, aussi bonne et aussi douce qu’elle est rieuse… mais je ne l’aurais pas soupçonnée d’être capable de montrer une pareille abnégation… surtout envers Rolande…

— Pourquoi, père, « surtout envers Rolande » ?

— Je m’entends, je m’entends… fit le meunier pensif.

— Mais moi, père, je ne comprends pas.

— C’est une idée qui m’est venue… comme ça… déjà depuis longtemps… l’idée que Rose-Lys a de l’amour pour toi…

— Cette enfant ?

— Cette enfant, comme tu dis, a presque l’âge de Rolande… Et elle t’aime, j’en mettrais ma main au feu… Or, elle n’a pas les yeux dans sa poche, la petite. Comme à Clairefontaine et aux Moulins tu passais tout ton temps avec Rolande, elle a dû en concevoir de la jalousie… Entre Clairefontaine et la ferme de Marengo il n’y avait pas grandes relations… Rolande et Rose-Lys se parlaient à peine, et ce n’était pas fierté du côté de Rolande — tu la connais — c’était rancune du côté de Rose-Lys… Rolande faisait des avances, Rose-Lys les dédaignait… Je m’en suis aperçu… Et puis le père Barbarat est un ami et j’ai reçu ses confidences…

— D’où viendrait, dès lors, son dévouement pour Rolande ?

— De son amour pour toi… Ne sursaute pas… Je ne suis pas un imbécile et la preuve, c’est que tu es mon fils et que je t’ai fait ce que tu es… Entre mes sacs de farine et au bruit des roues de mon moulin, j’ai réfléchi beaucoup dans ma vie, depuis le départ de ta défunte mère… Écoute bien ça, mon garçon… avec les femmes, il faut s’attendre à tout… aux pires des choses comme aux plus merveilleuses… et je te le répète… Par amour pour toi, et bien qu’elle sache que tu ne l’aimeras pas, cette enfant se consacre à la femme qui t’aime et que tu aimes. En se dévouant comme elle fait à Rolande, c’est à toi qu’elle se dévoue, mon fils.

— Pauvre chère petite ! murmura Simon attendri.

— Si tu la rencontres jamais dans la vie… et si la bonté de Dieu vous préserve du malheur tous les deux, tu te souviendras de ce que t’a dit ton bonhomme de père… tu la salueras bien bas… et comme un dévouement en vaut un autre, si elle a jamais besoin d’un ami vaillant et sûr… d’un bras fort… tu lui viendras en aide… Ainsi, tu payeras ta dette…

Ils avaient marché en causant, bousculés par la cohue qui emplissait les rues de la petite ville, soldats, paysans, fuyards, charrettes, brouettes, troupeaux, des vaches, des moutons, des chevaux de labour qui n’avaient pas été réquisitionnés, indescriptible mêlée d’où pas un cri ne partait comme si la stupeur de la catastrophe avait atrophié tous les cerveaux et les avait rendus incapables d’une plainte, d’une révolte, d’un déchirement.

Deux paysans les suivaient depuis quelques instants, sur la place de la Halle, près de l’Église.

Ils tenaient deux vaches par une corde enroulée autour des cornes.

Sur le dos ils portaient un ballot énorme de linge et de hardes.

Jean-Louis, apitoyé, leur demanda :

— Vous venez de loin ?

— Des Flandres… dit l’un… et c’est tout ce que nous avons sauvé…

— Oh ! vous pouvez vous reposer maintenant… Les Allemands ne dépasseront pas Rethel…

Une flamme courut dans les yeux des deux hommes, mais les yeux se baissèrent.

Et celui qui avait parlé avec un rude accent qui raclait des mots hésitants :

— Oh ! monsieur, ils sont terribles, ils massacrent et brûlent tout…

Simon les examinait, non pas soupçonneux, mais plutôt avec compassion :

— Je crois vous avoir rencontrés, tous ces jours-ci, dit-il.

— Oui, mon lieutenant… nous avons suivi votre régiment tant que nous avons pu… Ça nous rassurait… et ça nous était facile… Vos pauvres chevaux exténués ne marchaient guère plus vite que nos vaches… Ah ! quel temps de malheur ! Quand ça finira-t-il ?

Les deux Flamands passèrent sur leurs yeux la manche de leurs blouses.

On entendit dans le lointain des rafales de coups de canon.

— Allons, au revoir, mon lieutenant… on se rencontrera peut-être encore.

Ils tapèrent sur les vaches qui reprirent leur marche lente et lourde,

— Entrons là une minute, fit Jean-Louis en désignant une auberge qui portait pour enseigne : « Estaminet de la Gare »… Puisque tu as un peu de liberté, nous tâcherons de boire un verre de bière, s’il en reste… Je meurs de soif…

Il ne restait plus de bière. On leur servit de l’eau avec du sirop de groseille…

Depuis quelques instants Simon était préoccupé… Il pensait au dépôt précieux qu’il emportait… qui était sur lui en si grand péril… L’auberge était pleine de paysans, criant, gesticulant, échangeant des nouvelles, demandant à manger et à boire. Il n’y avait plus de pain, ni de fromage, ni de poulet, ni de saucisson… Quelques pommes du fruitier seulement… Tous ces gens restaient debout, dans la fièvre de repartir… racontant ce qu’ils avaient vu, déjà… Tant d’horribles choses ! et les dangers auxquels ils avaient échappé… Des soldats se faufilaient dans les groupes, essayant de faire remplir leurs bidons avec du vin ou du cidre ou du café, et maugréant, navrés, parce qu’ils ne trouvaient plus rien. Les deux Flamands étaient entrés derrière Jean-Louis et Simon et venaient de s’asseoir près d’une fenêtre, surveillant leurs vaches qu’ils avaient attachées à un anneau du mur, au dehors. Simon et Jean-Louis étaient attablés derrière, les uns et les autres se tournant le dos. Les Flamands se taisaient, buvant, buvant à pleines gorgées des chopes d’eau fraîche qu’une servante suant, ébouriffée, affolée, leur servit. L’un des deux se pencha à l’oreille de l’autre et murmura quelques mots :

— Vois, Nicky, et tiens-toi près de la fenêtre, au dehors… Je m’attends à quelque chose…

Nicky Lariss sortit et alla s’installer près des vaches. Sturberg resta à l’intérieur et se mit à faire le rangement d’un tas d’objets qui emplissaient une musette de soldat qu’il portait à l’épaule. Mais il avait tiré une glace de poche et l’avait posée debout contre sa chope. Avec des airs d’indifférence et comme occupé par ailleurs, il examinait ainsi ce qui se passait derrière.

Simon et Jean-Louis causaient tout bas, avec animation… ou plutôt Simon seul parlait. Son père écoutait, la tête penchée, avec la plus extrême attention, pour ne rien perdre de ce qu’on lui disait…

Puis, il y eut des gestes singuliers… À plusieurs reprises, l’officier tourna la tête à gauche, à droite, derrière, comme s’il avait été frappé par le choc électrique des deux paires d’yeux braqués sur lui… Il déboutonna sa vareuse, fouilla sous sa chemise et fit passer par-dessus son calot un lacet de cuir auquel pendait une pochette plate, assez large… Il en retira des photographies et tendit la pochette à Jean-Louis qui, à son tour, la coula sous sa blouse, contre sa poitrine… Personne ne prenait garde à eux…

En même temps, Nicky Lariss rentrait.

Quelques mots rapides, très bas :

— Tu as vu ?

— Oui.

— Nous ne nous étions pas trompés…

— Maintenant, un peu de prudence, et les papiers sont à nous…

Ils vidèrent leurs chopes d’eau, sortirent, délièrent leurs vaches et s’en allèrent…

Simon disait à Jean-Louis, qui était ému et tremblant :

— Ma vie et mon honneur sont attachés à ce pli mystérieux que je viens de te remettre… Tu les défendras comme je les aurais défendus moi-même… J’en suis sûr !

— Ta vie, c’est ma vie, et ton honneur, c’est le mien…

— Il s’agit aussi de Rolande.

— Est-ce que je n’aime pas Rolande comme ma fille ?

— Maintenant, père, je n’ai plus qu’un conseil à te donner… Les Allemands sont sur nos talons… Nous avons perdu la première partie, sur la frontière. Où nous arrêterons-nous ? C’est le secret de nos chefs… Sois certain que demain, après-demain, au plus tard, malgré la bataille qui se livre — et qui n’est qu’une bataille d’arrêt — Rethel sera occupé et brûlé… Il est donc impossible que tu restes aux Moulins, pas plus que Barbarat à Marengo, que Rolande et Rose-Lys à Clairefontaine… Il faut fuir, fuir au plus vite, il n’est que temps…

— Fuir… non… Je ne m’y résigne pas.

— Alors, c’est la captivité, peut-être la mort, car les Allemands sont ivres d’orgueil et de cruauté… Ils ne font pas la guerre en soldats, mais en assassins…

— Ils n’arriveront jamais jusqu’ici.

— Ils y seront dans quelques heures… Écoute… c’est leur canon que tu entends… Ce soir, ce sera leurs mitrailleuses… Demain… peut-être cette nuit… tu entendras leurs hurlements de triomphe, car c’est en hurlant qu’ils entrent, comme des fauves, dans les villes conquises… Et à ce moment-là, il sera trop tard…

— Abandonner mon moulin, ma vieille demeure, les souvenirs de ta mère, de ton enfance, mon travail, mes biens, mes habitudes, mon pays natal, est-ce possible ? Est-ce possible ?

— Nous reviendrons, père… Bientôt, ce sera la marche en avant, la victoire, la délivrance.

— Raison de plus pour ne pas fuir…

— Père, je te connais… Autant tu es doux avec ceux que tu aimes, autant tu es violent avec ceux que tu hais… Quand tu seras devant ces soldats, te contiendras-tu ?

— Je tâcherai…

— Et moi, j’ai peur… Il faut que tu me promettes…

— Je ne peux pas…

— Il faut partir…

— Je ne peux pas…

— Ce n’est pas ta vie seulement qu’il faut sauver, mais celle de Rolande… de Rolande livrée sans défense, sans force, paralysée, cadavre vivant, aux mains de ces sauvages, aux entreprises de ces brutes… Ce n’est pas seulement ta maison, tes souvenirs, tes biens à quoi il faut que tu songes… Ne dois-tu pas mettre à l’abri le précieux et terrible dépôt dont je t’ai confié la garde ?… Ne t’ai-je pas fait jurer qu’à tout prix, tu entends, père ? à tout prix, ce dépôt ne tomberait jamais au pouvoir des Allemands. Tu ne t’appartiens plus… Les heures sont graves, décisives, pleines d’une grande angoisse… Je t’en supplie, père, j’ai peur pour toi…

Jean-Louis, la tête basse, resta longtemps sans répondre.

Puis, tout à coup, la voix s’étouffa :

— Vois-tu, garçon, j’ai un pressentiment… et les pressentiments, ça ne m’a jamais trompé… Si je quitte les Moulins-Neufs, on ne m’y reverra jamais plus… D’abord, j’y aurai laissé mon cœur… tout… et mon corps ne sera plus qu’une guenille sans énergie que j’abandonnerai n’importe où…

— Et moi, je ne compte donc plus ? Je ne suis plus rien pour toi ?

— C’est vrai, pourtant, ce n’est pas juste, ce que je dis là… Toi que j’aime tant, dont je suis si fier…

— Ne faut-il pas que tu vives… pour voir Rolande guérie… et moi heureux avec elle…

Il secoua la tête :

— Rolande est perdue, mon pauvre garçon !…

— Qui sait ?… La jeunesse se débat contre la mort… La jeunesse, c’est la force, l’espoir, la vie…

— Je t’obéirai, garçon.

— Tu partiras ?

— Oui.

— Tout de suite ?

— Oui.

— Tu emmèneras Rolande ?

— Certes… Oh ! nous nous en irons tous ensemble. On se protège mieux. On se console. On sera moins malheureux… Le fermier Barbarat possède encore un cheval qu’on lui a laissé et un vieux barou disloqué… On mettra des matelas dans le barou, on étendra une bâche dessus, contre le soleil et la pluie… et à la grâce de Dieu !

Simon serra Jean-Louis contre sa poitrine :

— Séparons-nous…

— Adieu, fils ! fais ton devoir…

— Et toi, veille bien, n’est-ce pas ? Sur toi, sur Rolande, sur…

— Sur ce que je porte là, contre ma poitrine… Ne crains rien… Pour me le prendre, il faudra m’écorcher… Et puis, quel homme au monde pourrait soupçonner…

Simon jeta un regard inquiet sur la cohue qui emplissait l’auberge, en quête de victuailles, d’un peu de pain, d’un peu de vin…

Il se rassura.

— Personne, en effet… murmura-t-il.

Et, après une dernière étreinte, chacun alla de son côté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La bataille se rapprocha dans la nuit.

Des ordres coururent.

Les habitants étaient avertis que Rethel allait être envahi…

On leur conseillait de fuir.

La foule immense, enchevêtrée, des fuyards grandissait d’heure en heure. Ceux qui venaient de loin, qui déjà marchaient depuis des nuits et des jours, ne se plaignaient plus, restaient silencieux… Ils n’avaient plus le courage de dire un seul mot, tant ils étaient endormis de fatigue, recrus de malheurs… Les nouveaux gémissaient, criaient, et leurs lamentations faisaient un seul et immense cri de malédiction montant vers le ciel… comme un reproche pour la grande injustice dont ils étaient victimes.

Jean-Louis noya dans l’Aisne ses blés et ses farines.

Il creusa un trou dans les champs, au pied d’un noyer isolé, dans les racines duquel il se hâta d’enfouir ce qu’il avait de plus précieux, gardant sur lui son argent et des valeurs.

Le fermier Barbarat en avait fait autant dans la cave de Marengo.

Dans le barou on transporta Rolande étendue sur deux matelas. La jeune fille ne se rendit pas compte de la catastrophe.

Rose-Lys restait près d’elle, ange blanc et rose, du dévouement le plus pur.

Et, poussant devant eux les bestiaux de la ferme et du moulin, — qu’ils voulaient enlever à l’ennemi, — les deux paysans suivirent la voiture à la clarté de la lune…

Barbarat emmenait une vieille domestique nommée Pulchérie, la seule, de tous les gens de la ferme qui fût restée. C’était une bonne femme ratatinée et grêle, peureuse et pleurnicheuse, qui, dévotement, à genoux dans le char rustique d’où l’on n’avait pas pris le temps d’enlever quelques débris de fumier, récitait d’interminables chapelets pour se protéger contre les Boches. Elle poursuivait une idée fixe sur laquelle, en rougissant, elle revenait sans cesse :

— Ils violent toutes les femmes… Misère de moi ! S’ils allaient commettre sur mon corps le crime du péché mortel !…

Il lui semblait que sa laideur, ses soixante-dix ans, l’absence radicale de toute séduction ne la mettaient pas à l’abri de la catastrophe. Les deux paysans qui, en d’autres circonstances, s’en fussent amusés, en Ardennais gaulois qu’ils étaient, ce jour-là avaient trop grande tristesse et ne pensaient point à en faire des gorges chaudes.

Le cortège misérable suivait la route de Reims.

Souvent, la cohue s’arrêtait à cause de l’encombrement. Alors, il fallait laisser passer les régiments, les équipages, l’artillerie, les camions bondés de blessés. Après quoi, la route devenue libre, on se remettait à avancer péniblement.

L’antique cheval, la tête entre les jambes, tirait le barou à hue et à dia… Il avait l’air si triste, lui aussi, qu’on eût dit qu’il prenait sa part du malheur des hommes. On n’avait pas besoin de le guider et Rose-Lys le laissait brinquebaler comme il voulait, comme le portaient ses jambes raidies, de telle sorte que par instants il s’arrêtait pour réfléchir, après quoi il repartait d’une brusque secousse, qui réveillait Rolande et lui faisait ouvrir ses yeux sans lumière.

Rose, attentive, se penchait fréquemment sur la malade.

Ou bien elle lui prenait les mains et les retenait dans une longue pression.

Ou bien, hélas ! sans espoir, elle lui adressait de douces paroles, pendant que, à genoux sur les talons de ses sabots, Pulchérie essuyait des larmes incessantes qui coulaient dans les rigoles des rides de son visage tanné, et marmonnait en faisant glisser les grains noirs entre ses doigts déformés par les rudes besognes de la terre :

« Je vous salue Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous… »

Jusque vers Witry-lez-Reims, les pauvres émigrants se perdirent deux fois, séparés par l’innombrable foule, fleuve sans fin de fuyards qui coulait vers la grande ville comme vers le port du salut. Barbarat et Jean-Louis avaient été emportés en avant par une trombe. Et deux fois ils se retrouvèrent.

Depuis Rethel, Jean-Louis avait été encadré presque tout le temps par les deux Flamands conduisant leurs vaches.

Ils essayèrent même d’engager la conversation.

Mais le meunier, sombre, ne répondit que par des monosyllabes.

Ils s’efforcèrent de rendre de menus services.

Poussé par je ne sais quel instinct de défiance et d’antipathie, Jean-Louis les refusa.

Pourtant c’était de pauvres gens, comme lui, malheureux exilés, comme lui.

Il remarqua qu’ils évitaient de s’approcher du chariot où Rolande gisait, dans la stupeur de son insensibilité…

Une fois, seulement, ramené contre le barou par le remous des fugitifs, l’un des deux y avait jeté un regard rapide… Or, il arriva qu’à ce moment la jeune fille avait les yeux grands ouverts et que ces yeux se fixèrent sur l’homme, lentement, obstinément.

Ils se reculèrent.

Nicky Lariss fut secoué d’un tremblement et il devint pâle.

Il n’y eut pas d’autre hasard, ni d’autre tentative.

Par-ci, par-là, ils se contentaient de demander au meunier :

— Comment va-t-elle, la pauvre chère petite âme ?

Et Jean-Louis grognait une réponse.

Ces gens lui déplaisaient, décidément. Son cerveau était traversé de soupçons imprécis, de vagues souvenirs… Il s’imaginait qu’il les avait déjà rencontrés autrefois, qu’il avait déjà vu ces lourdes paupières sur ces yeux obséquieux et faux, ces allures louches, et il s’étonnait qu’ils surgissent partout sur son chemin… Souvenirs et soupçons restaient flottants dans la brume… et il y pensait sans cesse…

Les fugitifs avaient mis deux jours pour arriver dans la campagne de Reims. Ils couchèrent une nuit en pleins champs, sur la lisière d’un bois de sapins, de l’autre côté de Bazancourt… Les villages étaient vides, on ne trouvait rien à manger… On déterrait des pommes de terre et on les faisait cuire sous la cendre… Les gens qui avaient emporté quelques conserves les partageaient avec ceux qui n’avaient rien…

Heureusement, les vaches de Barbarat donnaient du lait. On put nourrir Rolande, dont l’état nécessitait les soins qu’on donne aux jeunes enfants… Il tombait une pluie fine, mais la bâche était neuve et ne laissa point passer l’eau… Barbarat et Jean-Louis couchèrent sur le sol, entre les roues du barou, enveloppés dans des limousines. Le meunier, fiévreux, énervé, ne dormit pas… Une effrayante canonnade, qu’on entendait maintenant vers Rethel, le tint éveillé toute la nuit. À l’horizon du nord-est, de grandes lueurs rougissaient le ciel. La ville et des villages brûlaient.

Toute la nuit, il vit rôder autour des roues de la voiture les pieds prudents et précautionneux des deux Flamands.

Le matin, un peu avant l’aube, il s’endormit pourtant… sommeil de léthargie, sommeil d’extrême fatigue, profond comme la mort.

La pluie continuait de tomber. Auprès de lui, Barbarat ronflait.

Dans le barou, aucun bruit : les deux jeunes filles reposaient sans doute…

Alors les pieds des Flamands cessèrent de virer autour des roues… se tinrent immobiles… Puis, deux corps se courbèrent, ruisselants, grelottants… s’allongèrent, l’un à droite de Jean-Louis, l’autre à gauche… Barbarat, un instant, cessa de ronfler… et Sturberg murmura :

— Une petite place sous votre abri, camarade… nous sommes gelés…

Barbarat, à moitié endormi, se recula contre une roue… et aussitôt, de nouveau, ronfla.

Alors, ce fut, chez les quatre, l’immobilité absolue. Les Flamands étaient tombés sur le sol, engourdis par une fatigue énorme, et durant les premières minutes rien ne bougea. Puis, peu à peu, ce furent des mouvements imperceptibles. Sturberg se souleva sur un coude…

Nicky Lariss en fit autant… L’un était à la gauche de Jean-Louis, l’autre à la droite… Ils l’encadraient… Longtemps ils regardèrent le meunier dormir… surveillant un réveil possible. Les deux bandits ne firent aucun signe et n’échangèrent aucune parole… Ils avaient dû se concerter avant et n’avaient plus qu’à obéir au plan conçu…

Lentement, Sturberg tira de sa poche une petite fiole.

Il la vida tout entière sur son mouchoir…

Et il appuya le mouchoir sur le nez et la bouche du meunier.

Nieky s’était glissé sur son corps et lui tenait les bras

Jean-Louis s’éveilla à peine, eut des soubresauts, se débattit dans l’étouffement et, sans se rendre compte de ce qui se passait, sans crier, céda et, sous l’action violente du chloroforme, resta comme un cadavre.

Déjà Sturberg fouillait, écartait la blouse, déchirait le gilet, ouvrait la chemise et, comme le cordon de cuir qui suspendait la pochette contre la peau était solide, il le coupa d’un coup de couteau.

À ce moment, Barbarat grogna, se dressa, tourna la tête…

Ils avaient eu le temps de reprendre leur position de dormeurs.

Il faisait nuit, toujours.

Barbarat poussa un profond soupir, ramena sur lui sa limousine jusqu’à la tête et repartit dans le pays des tristes songes.

Sturberg le guettait, son couteau à la main…

Un soupçon chez le fermier et il l’eût égorgé.

Sturberg cacha vivement la pochette… Après quoi, rampant hors des roues du barou, tous les deux s’éloignèrent à pas lents, dans la direction de Reims… Et cette fois, sans doute, parce qu’ils n’avaient plus besoin de feindre, de se cacher, ils abandonnèrent leurs vaches qui, du reste, eussent retardé leur fuite… Un instant après, perdus dans la cohue, qui pendant toute la nuit n’avait pas cessé de couler vers la ville, ils avaient disparu…

La pluie cessa quand le soleil se montra. Les nuages se dissipèrent.

Barbarat, debout, réunissait le troupeau. Jean-Louis continuait de dormir…

Dans la voiture, Rose-Lys et Rolande, harassées, ne s’éveillèrent pas. La vieille Pulchérie elle-même avait fini par se laisser aller au sommeil, accroupie sur les genoux, le corps ployé, la tôle branlante, son chapelet entourant ses poignets comme des menottes.

Sur la route, les fuyards se bousculèrent tout à coup.

On entendit des cris d’épouvante :

— Ils arrivent… Ils sont derrière nous… Les voilà !

Et les malheureux se mirent à fuir, beaucoup jetant leurs paquets pour courir plus vite.

L’alerte était fausse… Que de fois, depuis deux jours, on les avait annoncés, les Boches… Pourtant, ils n’étaient plus bien loin… On avait espéré que la bataille de Rethel-Novion-Launois-Domery-la-Fosse-à-l’Eau les arrêterait… Le combat fut victorieux, mais des ordres supérieurs obligèrent le général de Langle de Cary à poursuivre sa retraite…

Des soldats rassuraient les fugitifs :

— N’ayez pas peur… On les a battus… Ils n’arriveront pas jusqu’à Reims…

Et beaucoup de pauvres gens se donnèrent la ville comme terme de leur exode.

Barbarat secoua Jean-Louis :

— Hé, vieux !… Tu te crois dans ton moulin ?…

Jean-Louis ouvrit les yeux, puis les referma. Il se sentait mal à l’aise, le cœur chaviré, avec des nausées… Cependant il reprit connaissance tout de suite.

Il murmura d’une voix pâteuse :

— Qu’est-ce que tu m’as fait boire ? Je suis comme quand on a été gris…

Il se traîna hors de la voiture, se mit debout péniblement, les jambes vacillantes, eut un haut-le-cœur… et parce que le soleil était très chaud, il rejeta sa houppelande.

C’est alors seulement qu’il s’aperçut du désordre de sa toilette.

Il porta vivement les mains à sa poitrine.

Et il eut un cri de désespoir…

La pochette de cuir n’y était plus…

— Volé ! volé !…

Et ses nerfs étaient à ce point surexcités, qu’il se mit à pleurer des larmes d’enfant.

Sans comprendre, n’ayant reçu aucune confidence, Barbarat le consolait :

— Eh bien ! quoi, vieux ? On t’a volé ?… Moi, j’ai de l’argent… on partagera… Le principal, c’est de sauver sa peau… Le reste n’est rien…

L’autre ne l’écoutait pas… Il était terrifié, anéanti, répétait, machinal :

— On m’a volé ! On m’a volé !…

Et soudain ses souvenirs se précisent… Les brumes se dissipent dans son cerveau pour laisser luire une clarté brusque…

L’image des deux Flamands apparaît !…

Ces deux hommes ?

Étaient-ce bien des fugitifs chassés de leurs foyers par l’invasion barbare ?

Ils ressemblaient aux deux étrangers qu’on avait vus rôdant autour de Clairefontaine, dans les derniers jours de juillet…

Ils avaient disparu au lendemain du meurtre de Rolande…

Et, reliant cette idée à ce que Simon lui avait conté du guet-apens nocturne, dans une rue de Sedan, de l’appartement fouillé, la reliant à ce fait que Simon lui-même et ses dragons avaient été suivis depuis la Belgique par ces deux mystérieux inconnus, et que lui, Jean-Louis, avait été surveillé par eux, il s’écria :

— Ce sont eux ! Ils étaient à l’estaminet de la Gare ! Ils ont vu !… Ils savaient !…

Barbarat crut qu’il devenait fou et lui tapa sur l’épaule.

Jean-Louis était loin et suivait sa pensée :

— Ils en voulaient aux papiers…

Et, frissonnant de rage :

— Ce sont les meurtriers de Rolande !

Il n’avait pas une nature à hésiter longtemps…

Il se jeta dans la foule, heurtant, bousculant sur son passage :

— Ah ! je les retrouverai… ou j’y laisserai ma peau !…

Mais il eut beau courir, questionner… Il était trop tard…

Les Flamands avaient poursuivi leur route. Personne ne put le renseigner… Chacun ne pensait qu’à soi… Dans cette cohue, qu’importaient deux malheureux de plus ou de moins…

Il revint au campement… farouche…

À chaque pas, il se demandait :

— Comment cela s’est-il fait ?

Sa bouche était encore emplie d’une acre saveur, étrange et son cœur brouillé.

— Ils m’ont fait respirer un narcotique !

De temps en temps, un sanglot l’étranglait.

— Que dira Simon !… Mon bon Dieu ! moi qui avais tant promis de lui garder ce secret !…

Quand il retrouva le barou, Barbarat n’osa l’interroger, tant il avait vieilli en quelques minutes, les yeux d’un fou, et des sanglots plein les lèvres.

Du champ où ils avaient mené la voiture on apercevait dans le lointain la cathédrale imposante, splendide de force et d’éternité, étendant sur Reims, en tumulte de guerre, l’ombre protectrice de ses hautes tours, ouvragées et dentelées avec l’art prodigieux des divins artistes qui, pendant des siècles, y avaient apporté le patient labeur de leur génie et de leur foi naïve…

Des gens dormaient encore… étendus pêle-mêle… et qui, toute la nuit, avaient ainsi dormi sous l’averse impitoyable et froide…

Ils se plaignaient dans leur sommeil…

Là-haut, la voix monotone de Pulchérie se fit entendre :

« Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous… »

On avait allumé des feux la veille, et les hommes les avaient entretenus avec des branches de sapin… Ils achevaient de se consumer… Des enfants et des femmes transis, tout grelottants, se pressaient autour, les mains tendues aux flammes pauvres qui s’étouffaient dans la fumée et les cendres.

Si quelques-uns, venant de plus loin que les autres, s’étaient arrêtés là, de toute la nuit, le fleuve des fuyards ne ralentit pas son courant, et sur la route crayeuse, délavée, défoncée, dans la boue collante comme de la poix blanche, les bandes de soldats et de paysans, entremêlés, défilèrent, interminables, dans un lent, compact et incessant mouvement de houle…

Le barou reprit son chemin vers Reims.

Rolande avait les yeux fixés vers le ciel.

Son visage immobile n’exprimait ni crainte, ni joie, ni souffrance.

Elle ne tressaillit pas quand deux lèvres douces s’appuyèrent sur son front.

Les lèvres de Rose-Lys…

Rose-Lys murmurait :

— Je te sauverai… toi qu’il a toujours aimée. Je le rendrai à lui que tu aimes et que j’aime. Et je serai ainsi aussi heureuse et plus fière que toi… Lui me devra une gratitude éternelle… Mon souvenir sera associé à son bonheur et au tien, puisque votre bonheur à tous deux aura été mon œuvre…

Mais ses yeux se mouillèrent, et elle les essuya furtivement.

Derrière, Jean-Louis s’en venait, la tête basse, feuillant parfois contre sa poitrine par un geste de vaine espérance, pour y chercher ce qui n’y était plus.

Et il disait :

— Ils doivent être à Reims… je les retrouverai… il me les faut… Je les étranglerai et je leur reprendrai mon bien… puisque, sans cela, mon enfant serait perdu d’honneur…

Et ses deux poings en avant, serrés à broyer du fer, il marchait haletant, sous l’œil surpris de Barbarat qui le croyait fou…

Ce fut le 3 septembre qu’ils entrèrent dans Reims. Des régiments français, au long des routes, au fond des fossés, ou contre les remblais des chemins de fer, gardaient les approches de la ville, pour retarder, mais non pour empêcher l’approche de l’ennemi. Reims et les forts étaient d’avance sacrifiés. Le tombereau cascadait dans les ornières, entre des haies de fusils braqués, sur des positions arrêtées pendant la nuit, dans les plaines de Witry et les champs plats de Bétheny. Déjà la moitié de la population avait pris la fuite, pour échapper aux horreurs que répandaient les Allemands sur leur passage. Le vieux cheval, à bout de forces, renâclait. Il fallait que Barbarat le tînt par la bride, sans cela il se serait abattu, Jean-Louis, la pensée lointaine, s’occupait de conduire les bestiaux, mais avec un soin machinal. Une seule idée, une idée fixe, farouche, obsédante… remettre la main, à tout prix, sur le précieux dépôt qu’on lui avait volé… C’était pour lui, maintenant, — comme pour Simon, une question de vie ou de mort… Et sous l’apathie apparente de sa démarche, son regard vif était en éveil, et son cerveau bouillonnait… Ils arrivèrent à Witry dans l’après-midi, quand le jour déclinait déjà, laissèrent reposer le cheval près du cimetière, qui n’est pas loin de la voie ferrée, et qu’un détachement de la ligne occupait avec deux canons de 75, puis repartirent. Quand ils pénétrèrent dans Reims, en pleine cohue effarée, par le faubourg Cérès, la nuit était tout à fait venue. Par les rues encombrées, la marche était difficile. On faisait des pauses fréquentes et longues, et toujours, dans les ténèbres, dans la direction de Rethel, le canon grondait. Les rues étaient éclairées faiblement… Un bec de gaz allumé sur trois… Une morne tristesse, une angoisse insupportable pesaient sur la cité défaillante, qui ne savait pas encore que, pour des raisons de stratégie impérieuse, elle était condamnée et qu’elle allait être livrée aux Boches.

Jean-Louis connaissait Reims.

Il s’orienta, parut se réveiller.

— Cyrille Leduc, le grainetier du chemin de Bétheny, est un copain… Sa maison est à deux pas… Il ne refusera pas de nous donner l’hospitalité…

La maison du grainetier était vide, portes et fenêtres grandes ouvertes à tout venant. Des troupes avaient logé, depuis le départ des maîtres, dans l’habitation emplie de paille pourrie, dans les remises, les hangars et les écuries, chaudes encore du séjour des chevaux.

— Nous y serons d’autant mieux les maîtres que Cyrille est parti ! dit le meunier.

Rose-Lys s’approcha de lui :

— Rolande me semble très mal… De la fièvre s’est déclarée… Elle délire… C’est la première fois que j’entends sa voix… Nous ne pourrons pas aller plus loin, j’en ai peur…

— Nous serons tranquilles cette nuit… Demain nous aviserons…

Puis sans rien ajouter, sans aider à descendre la jeune malade de la voiture, sans se préoccuper des bestiaux, sans dire son projet, il disparut, s’enfonça dans les rues sombres du faubourg, les mains dans les poches, la tête basse, la casquette rabattue sur les yeux. À peine avait-il fait quelques pas qu’un homme surgissait derrière lui, le suivait jusqu’à l’angle de la rue de Savoye, et n’allait pas plus loin. L’homme, un instant arrêté et irrésolu, revint alors sur ses pas et se dissimula dans un hangar de la maison de Cyrille Leduc. De là, il observa pendant quelques instants les allées et venues des habitants, et ayant appris sans doute ce qu’il voulait savoir, il s’esquiva. Dans la rue Coquebert, une auto l’attendait. Il sauta sur le siège, près du chauffeur, et un bec de gaz voisin éclaira tout à coup les deux sinistres figures de Sturberg et de Nicky Lariss…

Au hasard, cherchant l’impossible, Jean-Louis poursuivait sa route. Il ne voyait rien des drames de désordre et de terreur qui se déroulaient autour de lui. Parfois, pour ne pas être écrasé par les véhicules de tous genres : charrettes à fumier, carrioles, voitures à bras, victorias, autos, camions, il était obligé de s’adosser dans une encoignure de porte. Là, il laissait passer le flot, d’un regard aigu, essayant de démêler les traits sur tous les visages… souvent prêt à bondir quand quelque ressemblance tout à coup le frappait… Il ne se disait pas que depuis longtemps, après leur coup fait, les deux bandits avaient dû s’enfuir, mettre en sûreté leur vol… et, par tous les moyens, essayer de regagner la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche… Son instinct le guidait toujours… Pour lui, ces hommes étaient là… Misérables à la solde de l’ennemi, ils attendaient… Quoi ? L’ennemi. Nulle part ils ne trouveraient plus de sécurité que dans les rangs des Boches par lesquels, sans doute, ils avaient le pouvoir de se faire reconnaître… Et les Boches approchaient… Ils étaient même si près qu’en cette nuit, déjà, des obus tombaient sur la ville, autour de la cathédrale et sur la basilique elle-même qui était plus particulièrement visée… Jean-Louis marchait sans prendre garde aux bousculades et rien n’arrivait jusqu’à sa compréhension de tous les cris, de tous les appels, et des nouvelles colportées, et des bruits les plus alarmants… Il allait, par cette tempête, comme s’il traversait une mer d’huile sans vagues et sans remous…

Au hasard, par la rue Coquebert et le boulevard.

Puis par la rue de Sedan jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville.

Les heures passèrent et, au fur et à mesure qu’elles entraient dans le passé, les rues se vidaient… les fuyards avaient quitté la ville… Ceux des habitants qui avaient décidé de partir étaient partis… et, comme par enchantement, à l’exception de quelques traînards, on ne voyait plus de soldats français… Reims s’apprêtait à son supplice par le silence, par une sorte de recueillement farouche dans les ténèbres que trouaient des phares éclatants d’automobiles vite éteints, et Jean-Louis se retrouva, sans l’avoir fait exprès, au chemin de Bétheny. Il s’approcha de la maison ouverte… Aucune lumière… Il y entra… à tâtons… Au rez-de-chaussée, le fermier Barbarat ronflait sur un matelas jeté par terre… Dans une chambre du premier étage, sur d’autres matelas, Rose-Lys et Pulchérie sommeillaient et elles ne se réveillèrent même pas à son approche… Dans un lit, les yeux ouverts et fixes, Rolande était plus calme.

Rassuré et voyant qu’au moins pour le moment personne n’avait besoin de lui, Jean-Louis repartit en quête… au hasard toujours…

Au hasard, par la route de Givet et le boulevard Saint-Marceau… par la sous-préfecture et la place Royale, par la rue de Vesles et la place des Marchés…

Là, il s’assit sur le perron d’un petit café qui formait angle avec la rue.

Le désespoir entrait dans son âme et il retint des sanglots dans ses poings qu’il mordit.

C’était folie de vouloir chercher, de vouloir trouver, parmi l’affreux désordre d’une ville qui était à demi abandonnée et où tout à l’heure le lourd pas et le dur parler des Boches vainqueurs étonneraient les murs paisibles des vieilles maisons. Par-ci, par-là, un éclatement d’obus… et un peu partout des incendies — les premiers de la dévastation, qui fut complète — rougeoyaient dans le ciel.

Il se leva, tourna l’angle et soudain s’arrêta, foudroyé par un coup au cœur.

Des cavaliers défilaient, revolver ou carabine au poing…

Et, du fond de sa détresse, Jean-Louis, tout à l’heure, bien qu’ils fussent tout près, ne les avait même pas entendus…

Ils étaient vêtus de gris, avec le casque à cimier plat qu’il connaissait bien, pour avoir vu des gravures de 1870, le casque des uhlans… Ils étaient harassés, presque tous les chevaux boiteux ou fourbus, mais des yeux durs, implacables, brillaient sous les visières… Avant-garde d’éclaireurs hardis qui pénétraient dans Reims en enfants perdus. Jean-Louis fut-il vu ? ou bien méprisa-t-on sa présence ? Il resta inanimé, à regarder, les tempes battantes, la respiration suspendue et le dos contre une porte…

Il n’avait plus qu’une seule pensée, et il se répétait deux mots tout bas :

— Les voila !…

Derrière les uhlans apparurent des autos montées par des fonctionnaires qui venaient prendre possession de la nouvelle conquête, ou par des officiers supérieurs. Le gros de l’armée était encore loin. Quand Jean-Louis revint à lui, les uhlans s’étaient enfoncés dans d’autres rues… Et quand ses yeux, aveuglés par des larmes de rage et de douleur, purent distinguer quelque chose, ils virent…

Ils virent, à la brève lueur d’un bec de gaz passer une auto… la dernière…

Et dans cette auto, sur le siège, deux hommes…

Oh ! ce fut si rapide qu’il se demanda s’il avait bien vu ! Mais ses deux mains à sa gorge retinrent un hurlement de joie sauvage :

— Eux !

Slurberg et Nick Lariss !… Car cette fois il était sûr de ne pas s’être trompé…

Derrière l’auto, plus rien que le vide de la rue et les ténèbres rendues plus épaisses tout à coup après la brutale illumination dès phares…

Mais l’auto des policiers ne va pas assez vite pour qu’il ne puisse la suivre.

Il la voit, quittant la file et s’engageant seule dans la rue du Garrouge et les petites rues qui avoisinent l’hôtel de ville, rebrousser chemin tout à coup et à fond de train gagner la place Drouet-d’Erlon. Le meunier l’a perdue, de nouveau, et de nouveau la rage d’être ainsi vaincu s’empare de lui. Mais le hasard le protège. Partout, ce sont des rues barrées par des encombrements. A la nouvelle que les Allemands entraient dans la ville, ceux qui fuyaient ont tout abandonné et les véhicules forment des barricades. Il faut les avancer, les reculer, les déplacer pour faire de la place à l’auto. Sturberg et Nicky Lariss s’y emploient. Cela donne à Jean-Louis le temps de les rejoindre. Jean-Louis distingue très bien que l’un des deux misérables, près du chauffeur, consulte une carte à la lumière d’une lampe de poche, et, tout à coup, l’auto s’arrête et les deux hommes sautent du siège. Il y a là, sous les arcades, un magasin d’orfèvrerie dont la devanture de fer est baissée. Ils ont vite fait sauter les lourdes plaques avec un pétard. La place est vide. Personne ne s’inquiète d’une détonation de plus. Ils s’engouffrent par le trou béant dans le magasin. La devanture et les vitrines intérieures ont été dégarnies, les diamants et les pierres précieuses enlevés ; mais on n’a pas eu le loisir de tout faire disparaître… il reste des montres, des chaînes de cou, des bijoux en or. Les bandits raflent ce qu’ils trouvent. Ils agissent avec tant de sûreté de main qu’il est évident qu’ils étaient renseignés.

Derrière un des piliers des arcades, Jean-Louis réfléchît et combine.

L’heure est venue. Il ne doit plus attendre. L’occasion offerte, il ne la retrouvera jamais.

Il aperçoit très bien, par la plaque abattue de la devanture de fer, aller et venir les deux bandits, et l’un d’eux, qui semble obéir à l’autre, promener dans tous les coins le pinceau lumineux et fugitif de sa lampe.

Lequel des deux possède le précieux document ?

Le plus grand, large d’épaules, qui donne des ordres ? ou l’autre, gringalet, au visage de belette, aux allures ondulantes et rampantes de reptile ?

Auquel des deux va-t-il s’attaquer ?

Au chef, parbleu ! Si le papier redoutable est encore en leur possession, c’est celui-là, sans nul doute, qui le détient.

Pour armes, le meunier n’a que ses deux poings, deux poings énormes et durs comme de l’acier, qui terminent des bras d’Hercule emmanchés à des épaules habituées à porter les lourds sacs de farine. Et puis Jean-Louis a confiance dans sa bonne cause.

Il s’élance vers le magasin, s’y engouffre tête baissée, comme un bolide.

Nicky assommé, tombe sans avoir rien compris, comme si le plafond venait de dégringoler sur sa tête, et Sturberg et Jean-Louis sont aux prises. Les deux hommes se valent. La lutte est longue, furieuse, forcenée. Le policier a reconnu Jean-Louis.

Un revolver, qu’il tire de sa ceinture, lui est arraché dans une étreinte puissante et le meunier, un instant, veut en finir… L’autre sent le canon froid lui frôler le front…

— Rends-moi ce que tu m’as volé ou tu es mort !

Le jour se lève. Un peu de clarté grise entre dans la boutique saccagée. Aux yeux farouches du meunier qui le tient désarmé sous son genou, Sturberg ne s’y trompe pas. Mort ou vivant, il perdra le papier. Mieux vaut le restituer de son vivant et courir la chance de le reconquérir plus tard. De son bras laissé libre, il tire un portefeuille et le tend.

— Voilà !

C’est le sachet confié par Simon… Et à travers la minceur du cuir léger, Jean-Louis palpe l’enveloppe et les cachets de cire.

Il dit : « Merci ! » en ricanant, victorieux.

D’un coup de crosse du revolver, il l’étourdit, se relève, et comme Nicky Lariss revient à la vie et fait quelques mouvements, il l’envoie d’un coup de pied contre la muraille, le long des vitrines dont les glaces se brisent avec un bruit retentissant. Il fuit, d’abord au hasard. Déjà la ville s’emplit de rumeurs, de vociférations lointaines… Il écoute, les pulsations du cœur suspendues… Ce sont des pas rudes et rythmiques qui ébranlent le silence de la cité conquise et des vociférations, des chants de guerre victorieux. Il murmure, voix tremblante et yeux pleins de larmes.

— Ils entrent… c’est leur armée…

Maintenant, il n’a plus qu’un but, rejoindre le chemin de Bétheny, la maison de Cyrille Leduc et s’enfuir, s’il est encore possible et si les routes ne sont pas coupées.

Il fait un long détour, s’arrête pour s’assurer qu’on ne le poursuit pas.

Le soleil brille. Dans les rues mortes, il entrevoit deux hommes qui courent.

Ce sont eux, et le meunier se dit :

— J’aurais dû les tuer. C’eût été plus simple !

Un frisson lui court dans le dos, jusqu’à la nuque.

— S’ils te prennent, c’est douze balles, tu n’y couperas pas !

Coup sur coup deux sifflements chantent à ses oreilles.

Il tourne, retourne, revient sur ses pas, se retrouve sur la place Drouet-d’Erlen, se faufile, d’arcade en arcade… Plus personne !… Les a-t-il dépistés ? Il le croit.

Une charrette de réquisition, chargée de sacs de farine, passe près de lui. Il reconnaît le charretier Miraud, qui est de Rethel.

— Sauve-moi, vieux… et ne t’aperçois de rien… Je suis ton domestique.

Il jette sa blouse et son gilet, se barbouille la figure en se frottant contre les sacs, en fait autant pour son pantalon, se met à la tête des chevaux…

Un régiment, puis un autre, puis d’autres, défilent sur la place, musique en avant.

Deux gendarmes à cheval, revolver au poing, arrêtent le charretier… Mais ses papiers sont en règle… Réquisition allemande… La voiture repart… Jean-Louis est sauvé…

Un quart d’heure après, il arrive au chemin de Bétheny.

Au moment où il va entrer dans la maison de Cyrille Leduc, un homme se lève de dessus un tas de bottes de foin compressé et part en fuyant.

Et Jean-Louis a un grand coup au cœur.

C’est Sturberg… II l’a reconnu… Alors sa retraite est découverte…

Depuis longtemps la maison est en éveil… La sinistre nouvelle y est parvenue…

— Comment faire, maintenant, pour partir ? disait Pulchérie d’une voix chevrotante.

Le meunier haussa les épaules.

— Vous autres, vous partirez peut-être, dit-il, mais, moi, mon compte est bon.

Il ne s’expliqua pas davantage et par la fenêtre il montra des soldats conduits par deux civils et qui accouraient.

— Ils viennent pour moi.

Il prit Rose-Lys à part.

— Ma chère petite, je ne sais pas ce qui va se passer, mais cela va être dur. Écoute bien…

Il tira le sachet de cuir de sa poche.

— Ceci contient un grand secret qui ne m’appartient pas, qui est à Rolande, que Rolande avait confié à Simon, et que j’ai reçu de Simon comme un dépôt sacré… C’est à cause de ce secret que Rolande a été assassinée, qu’on a voulu assassiner Simon et que moi, tout à l’heure, je mourrai. Il ne faut pas qu’on le trouve sur moi, ni sur aucun de vous, car on vous fouillera. Je vais l’attacher derrière ce tableau qui représente un chasseur tirant des canards au bord d’un marais. C’est là que tu le trouveras, après qu’on vous aura fouillés. Et tu le garderas à ton tour, même au péril de ta vie…

Les soldats s’étaient arrêtés à une centaine de mètres.

Sturberg et Nicky Lariss donnaient des ordres, avec de grands gestes. Les soldats se dispersèrent. Ils encerclaient la maison.

— À présent, dit le meunier, très calme, essayons quand même de leur échapper…

Rolande, dans son lit, se taisait ; mais ses yeux allaient de l’un à l’autre des amis qui s’agitaient autour d’elle. Elle essayait de se rendre compte. C’était un grand progrès. C’était aussi un espoir. L’intelligence semblait être là, toute proche, prête à éclater, à réveiller les souvenirs.

Pulchérie avait voulu se sauver à la cave. Barbarat lui avait dit :

— Pourquoi faire ? Ils te trouveront à la cave aussi facilement qu’ici…

Alors, elle s’était réfugiée dans un coin et, à genoux contre le mur, elle paraissait prier le chasseur qui, dans la lithographie au-dessus d’elle, tirait des canards au marais.

Barbarat entraîna Jean-Louis.

— Viens ! Ils ne t’auront pas !…

Le fermier lui montra une soupente, au plafond de la cuisine. Jean-Louis grimpa sur une chaise, souleva la trappe avec sa tête et ses mains et disparut. Pour dissimuler la fente, Barbarat suspendit au hasard des rainures des échalotes, des oignons et des branches chargées de tomates qu’il trouva, traînant dans la cuisine.

Il avait à peine fini que les soldats envahissaient la maison.

C’était bien Sturberg et Lariss qui les conduisaient.

D’un coup d’œil, Sturberg comprit qu’on avait fait évader Jean-Louis.

— Vous n’êtes pas au complet, où est le meunier ?

— Qu’est ce que vous lui voulez ? fit Barbarat.

— Cela ne vous regarde pas. Répondez… sinon…

Et il fit un geste vers les soldats qui épaulèrent les fusils.

— Jean-Louis n’a pas passé la nuit avec nous… S’il court encore, il doit être loin.

— Vous mentez ! Il est rentré tout à l’heure, nous l’avons vu…

— Eh bien ! puisque vous en êtes sûr, pourquoi me le demandez-vous ?

Les soldats se répandirent dans la maison, fouillèrent partout. Ce fut inutile. Ils revinrent. Sturberg désigna Barbarat d’un geste brusque.

— Ligotez-le à sa chaise…

Et quand le paysan fut dans l’impossibilité de remuer.

— Maintenant, toi, tu vas parier, ou je te fais fusiller… Je te donne cinq minutes pour me livrer ton compagnon… pas une de plus…

Barbarat haussa les épaules et cracha de côté :

— Vous ne me connaissez pas !

Il appela Rose-Lys.

— Viens m’embrasser, fillette… Tout à l’heure, je ne serai plus qu’une chose morte…

Rose-Lys l’étreignit. Elle avait des sanglots et des plaintes qui ressemblaient à des hurlements très bas et prolongés. Et si terrifiée qu’elle ne pleurait pas.

Dans son coin, à genoux devant le chasseur de canards, Pulchérie ne savait plus ce qu’elle priait, et elle entremêlait toutes ses prières, le Credo, le Notre-Père et Je vous salue Marie… Et les grains du chapelet cliquetaient comme des billes entre ses doigts.

Rolande regardait toujours, et elle écoutait, ses yeux grandissant de l’effroyable surprise des choses qu’elle voyait, mais qu’elle ne comprenait pas.

On l’entendit qui murmurait dans un immense effort de vie :

— Mais quoi donc ? Mais quoi donc ?

Quand les cinq minutes furent écoulées, Sturberg demanda encore :

— Ainsi, tu refuses de parler ?

— Je n’ai rien à dire…

Les soldats l’enlevèrent avec sa chaise et le portèrent tout assis dans la rue… Ils repoussèrent Rose-Lys, qui tomba… Par bonheur, sa tête se heurta avec violence contre le carrelage de briques, et elle perdit connaissance… Elle ne vit pas… Elle n’entendit pas…

Dans la rue, Sturberg disait :

— Une fois, deux fois, trois fois, c’est non !

— Non, salaud ! fît le fermier, redressant son buste sous les cordes.

Alors, il y eut cinq ou six coups de fusils, à bout portant.

La tête du paysan vacilla, retomba sur la poitrine… du sang jaillit sur les liens…

Et il resta ainsi, mort, sur sa chaise.

— Aux autres, fit Sturberg…

En désignant Rose-Lys :

— Fouillez celle-là, pendant qu’elle est évanouie…

De rudes mains la déshabillèrent, la mirent demi-nue… Elle ne sentit pas la honte de ces attouchements ignobles, et des rires de brutes qui les accompagnaient.

Sturberg lui-même, avec Lariss enleva Rolande hors de son lit. Et le lit, également, et les matelas, et le sommier, et le traversin, et les deux oreillers furent éventrés, saccagés avec une rage bestiale que décuplait l’insuccès de toutes ces tentatives.

Rien, toujours rien…

Il était évident que le meunier avait emporté sur lui le précieux document.

Mais où se cachait-il ? Était-il possible qu’il eût pu s’enfuir ?

Sturberg avisa Pulchérie, la prit d’une main par le cou et la dressa debout.

— C’est toi qui parleras, la vieille… Où est le meunier ?

Les dents de la pauvre fille claquaient. Elle roulait des yeux exorbités. C’était le masque hideux de la plus effroyable des épouvantes.

Elle brandit son chapelet comme pour s’en faire une arme.

— Alors, tu veux y laisser ta peau, comme l’autre ?

Pulchérie proféra des mots, mais ses lèvres sèches restèrent paralysées, la langue fut lourde… les mots étaient incompréhensibles…

Chaque fois qu’un soldat s’avançait vers elle, la pauvre femme était à l’agonie.

— Parleras-tu ?… Si tu parles, on ne te fera pas de mal.

Elle finit par bégayer :

— Bien vrai ? Bien vrai ?…

— C’est promis… Allons, dégoise… Je me doutais bien que tu savais quelque chose.

Pulchérie éleva son chapelet à son front, à sa poitrine, à son épaule gauche, à son épaule droite, baisa le crucifix de cuivre et, réunissant ses forces, elle dit :

— Vous avez raison de ne pas me faire de mal, puisque je ne sais rien !

De sa cachette, couché au ras du plancher, au-dessus de la cuisine. Jean-Louis ne se rendait pas compte de ce qui se passait.

Le bruit des voix, les menaces, n’arrivaient pas jusqu’à lui.

Tout à l’heure, il avait bien entendu des détonations, mais elles lui avaient paru lointaines et aucun soupçon d’un drame ne lui était venu.

Cependant, il se disait que tout danger n’avait pas disparu.

Les Allemands étaient toujours dans la maison. Certes, personne ne trahirait sa retraite, mais, d’un instant à l’autre, ils pouvaient la découvrir.

Un peu de répit lui était laissé.

Il résolut d’en profiter pour son salut.

La soupente prenait jour sur le jardin par une étroite lucarne contre laquelle était rabattu un contrevent retenu au mur par un crochet.

Il l’ouvrit lentement, l’entre-bâilla seulement, jeta au dehors un coup d’œil.

Il faisait une journée splendide, et le soleil éclairait le jardin et la campagne de rayons ardents. Aucun obus ne tombait plus sur Reims où passait, en une ruée qui paraissait ne devoir jamais s’arrêter, la fourmilière des uniformes gris.

Le jardin était clos par un mur trop haut pour être escaladé, garni sur le haut de morceaux Se verre et de tessons de bouteilles, innocente protection contre les maraudeurs. Dans un angle, s’élevaient les quatre murs en construction d’un pavillon dans lequel les maçons, pris de court, avaient abandonné leurs outils.

Un des murs arrivait à la hauteur de la lucarne et n’en était guère séparé, dans le vide, que par un ou deux mètres qu’il eût fallu franchir d’un bond. Entre le pavillon et le mur de clôture, un beau cerisier étendait ses branches chargées de feuilles que rougissait l’approche de l’automne et le meunier remarqua qu’une des branches frôlait les tessons de bouteilles.

Il était facile de s’enfuir par là.

Dans la campagne toute proche, d’autres jardins, d’autres murs, protégeraient sa fuite. Il y avait là une chance, la seule, de salut. Jean-Louis n’hésita pas.

Un élan vigoureux le porta sur le mur en construction et il se laissa tomber sur les gravats, le sable, le trou rond où l’on gâchait le mortier, parmi les brouettes et les truelles.

Il se glissa vers le cerisier, empoigna le tronc à pleins bras et grimpa.

Or, à ce moment, Sturberg disait à Pulchérie :

— Je te donné cinq minutes, vieille, comme à l’autre… Et si tu ne parles pas !…

Il la tenait toujours par le cou. Il la lâcha. Elle retomba brusquement les jambes fauchées. Ses pauvres yeux de bête chaviraient. Elle égrena son chapelet, mais ce fut un geste machinal. Elle ne priait plus. Elle voyait devant elle des trous ronds, étroits, au bout de longs tubes d’acier, qui étaient des canons de fusils… Elle regardait cela, déjà morte…

— Allons, vieille, tu n’as plus que deux minutes à vivre…

Les lèvres desséchées remuèrent, Sturberg se pencha pour entendre… rien ne fut prononcé…

— Tu n’as plus qu’une minute…

Tout à coup, ce fut comme un accès de folie furieuse. Pulchérie se releva d’un bond, passa dans ses cheveux gris ses longues mains maigres, et la tignasse se déroula sur ses épaules, puis elle tendit les poings vers les soldats en hurlant :

— Vous êtes des bandits et je ne vous dirai rien…

Sturberg remit sa montre dans sa poche et se tourna vers les soldats.

Dans ce geste, il aperçu Nicky Lariss contre une fenêtre ouverte sur le jardin. Nicky se penchait, revolver à la main… Une grande ombre venait soudain de passer dans le plein soleil et de s’engouffrer dans le pavillon… L’ombre s’y agita contre les murs et Nicky ne pouvait distinguer le corps dont la silhouette se projetait ainsi… Mais les branches du cerisier remuèrent, vacillèrent comme si elles eussent été secouées par un fort coup de vent. Or, pas la moindre brise n’agitait les feuilles, aux autres arbres… Phénomène singulier…

L’ordre suprême — celui du meurtre de Pulchérie, — resta suspendu aux lèvres de Sturberg.

Le cerisier remuait toujours, remuait de plus en plus…

Deux larges mains s’agrippèrent à une branche… la branche se balança désespérément…

Puis, au ras du mur, une tête parut…

Alors, Nicky Lariss leva son revolver et visa posément, lentement, à la cible.

Le coup partit…

Les mains ne lâchèrent pas tout de suite… puis, les doigts se desserrèrent… et l’on entendit la chute lourde d’un corps.

— Vieille, dit Sturberg, tu as de la chance, et je n’ai plus besoin de toi.

Les soldats s’étaient précipités dans le jardin.

Jean-Louis n’était pas mort.

L’un d’eux l’acheva, en lui broyant le crâne à coups de crosse.

Mais, sur son cadavre, Sturberg ne trouva rien.

La pochette de cuir avait disparu.

Bouleversée pour la seconde fois de fond en comble, la maison de Cyrille Leduc garda son secret, pendant que Pulchérie, un peu remise, recommençait de prier, à genoux, sans savoir, devant le chasseur au marais.