Éditions Tallandier (p. 5-24).

I

dans la pochette de cuir


Le régiment partit avec une telle précipitation que Simon n’eut pas le temps de se séparer du dépôt confié par Rolande.

Il le portait enfermé dans un étui de cuir suspendu par un cordon contre sa poitrine et, dans cette même pochette, il avait placé les photographies de tout ce qu’il avait de plus cher au monde : Rolande et Jean-Louis. Ainsi, parmi les travaux et les fatigues, les joies ou les tristesses, il continuerait de vivre auprès d’eux…

Mais un regret lui venait :

— Ce document dont il avait la garde, quand il l’avait accepté il savait pouvoir le défendre, et déjà il l’avait défendu contre deux bandits, dans une rue déserte de Sedan, mais qu’adviendrait-il désormais, au milieu des dangers de demain ?

Il avait pensé à l’envoyer à son père.

Il ne l’osa.

En ce bouleversement des premiers jours de la mobilisation, sa lettre fût-elle arrivée ? Et comment dire à Jean-Louis dans cette lettre tout ce qu’il eût fallu pour lui faire comprendre la gravité du lourd devoir qu’on lui imposait.

Donc, mieux valait, pour le moment, ne point s’en séparer.

Il profiterait de la première occasion, avant d’entrer en Allemagne, pour remettre le papier en mains sûres.

Les premiers jours après le départ, du reste, il n’eut guère le temps d’y réfléchir. Le branlebas de combat le prenait tout entier et ne lui laissait pas d’autres préoccupations que celles de recevoir des ordres et de les faire exécuter.

Le régiment s’embarquait pour la Lorraine, direction de Nancy.

À la gare de Sedan, les trains attendaient, un par escadron, quatre ou cinq fourgons pour chaque peloton. Il n’y avait pas deux heures que l’ordre de mobilisation était arrivé, lorsque les trains s’ébranlèrent… Tant de fois les dragons avaient exécuté cet exercice, au complet de guerre, qu’il n’y eut pas un accroc. L’embarquement se fit, sans cris, sans heurts, avec la précision d’une machine supérieurement réglée…

Puis, ce fut la descente en Lorraine, les premières chevauchées à la recherche de l’ennemi, les premières rencontres, les premiers contacts avec les partis allemands, les premières fièvres du baptême du feu, les premiers coups de lances, les nuits de bivouac sous la pluie, dans la boue, ou sur la paille de quelque grange, côte à côte avec les hommes, les premiers blessés et les premiers morts, la guerre enfin, avec ses impitoyables horreurs et la simplicité de ses sacrifices…

Puis, soudain, un ordre… Le 12 août, à deux heures du matin, le régiment est enlevé du front de Lorraine…

Où l’envoie-t-on ?

Personne ne le sait, d’abord… Les officiers s’égarent en toute sorte de plans de campagne et de commentaires, restent dans le vague, consultent les cartes, essayent de deviner. Les nouvelles du front sont bonnes. Partout où l’on a rencontré le Boche, on l’a battu. Après l’avoir sabré à l’Est, les dragons vont le sabrer dans le Nord. Voilà tout. Qu’importe ! L’enthousiasme n’a pas baissé. Déjà ils sont habitués à la guerre. Douze jours ont suffi pour faire de ces braves garçons de vieux soldats.

On embarque à Baccarat, sous la pluie — la pluie fine et froide de Lorraine et qu’on dirait toujours devoir être éternelle, tant elle met de calme, de régularité, de méthode à dégringoler d’un ciel couleur gris de poussière. On embarque trempés. On se couche sur la paille pourrie qu’on n’a pas renouvelée dans les wagons depuis quinze jours. Et l’on dort. Des arrêts trop brusques bousculent les chevaux ventre contre ventre, mais les bêtes, fatiguées, ne s’énervent pas. Les hommes ronflent. Parfois les officiers mettent le nez à la portière dont les vitres sont cassées. Ils essaient de se rendre compte. Quelle direction ? Verdun, Reims, Belgique ?

— Parbleu ! dit Gerbeaux, je parie que nous allons nous battre du côté de Waterloo…

Simon se souleva, la tête lourde, engourdi, regarda, bâilla… tâta machinalement contre sa poitrine pour s’assurer que la pochette de cuir s’y trouvait toujours et se rendormit.

Au petit jour, les officiers avaient leur opinion faite :

— Nous allons vers les Ardennes…

Reims était grouillante de troupes de toutes armes. Le train n’allait pas plus loin. De là, les dragons s’avanceraient par étapes. Quelques heures de repos.

Puis, à cheval, en route pour la frontière, sur les longues routes poudreuses et blanches que le soleil éclaire crûment et d’où se lèvent, interminables, les nuages de poussière blanche du terrain calcaire de Champagne, sous le roulement des camions, des autos, des voitures, des trains d’artillerie, des canons, des tracteurs, des chevaux et des hommes. Ce sera partout à l’horizon la plaine unie, coupée de maigres bois de sapins, d’immenses champs plats avec leurs luzernes et leurs betteraves, leurs rares avoines immobiles dans le plein midi qui semble y emmagasiner sa chaleur torride.

Le régiment s’est engagé tout d’abord sur la route des Ardennes.

Simon espère :

— Rethel est à quelques lieues, Clairefontaine tout près… Je vais revoir mon père… et aussi Rolande… peut-être…

Que faudrait-il pour cela ? Une halte, pas trop loin, et un temps de galop.

Puis, quelle angoisse !

— Rolande n’est-elle pas morte ? Et, même vivante, n’est-ce pas comme si elle était morte ?

Mais il préférait la vérité à l’incertitude trop cruelle.

Alors, au fur et à mesure que les kilomètres s’abattent et que la distance diminue vers Clairefontaine, son intime supplice renaît. Il y a quinze jours, quand on est parti de Sedan, il avait cru retrouver tout à coup, dans les officiers, ses camarades d’autrefois, et il pouvait s’imaginer qu’ils essayaient d’oublier qu’à côté d’eux marchait un homme qu’ils avaient condamné à mort. En apparence, rien ne marquait le rappel du passé… si ce n’est à peine, de temps en temps, quelques hésitations dans un regard…

Et voici que depuis quelques minutes, en revivant dans l’atmosphère du meurtre, les visages redeviennent froids, impénétrables, les yeux durs ou lointains,

Entre lui et eux, il le devine, c’est toujours te même abîme du doute et du soupçon.

Norbert, lui, se laisse aller, haineux et sombre, à l’allure de son cheval, tête penchée et comme endolori.

Norbert, aussi, pense à Rolande… Rolande si près de là…

Norbert, non plus, n’a reçu aucune nouvelle…

Norbert, aussi se pose la douloureuse et lancinante question :

— Est-elle vivante ? Est-elle morte ?

À Bazancourt, le régiment bifurque sur sa droite.

Ce n’est plus vers Rethel qu’il marche.

Le voici sur les routes qui conduisent vers l’Argonne et Verdun, pour de là sans doute être jeté dans la bataille qui se livrera sur la frontière, le long de la Meuse, des Ardennes et du Nord, en Belgique et en France… Les nouvelles sont toujours bonnes… Liège tient bon…

En s’éloignant de Rethel, les officiers reprennent un visage moins soucieux.

Norbert et Simon, seuls, restent tristes…

Chaque pas de leurs chevaux, maintenant, augmente la distance qui les sépare de la pauvre fille immobile dans son lit d’agonisante, et en qui repose le secret formidable d’où dépendent la vie et l’honneur d’un homme.

Le soir, au cantonnement, la trompette appela : « Les officiers au colonel. » Le chef transmit ses ordres. Direction, le Luxembourg, Le régiment devait se porter le lendemain sur Étain et Virlon. Déjà, du fond de l’horizon, arrivaient les roulements de la canonnade. La nuit, le hasard réunit Simon et Norbert dans la même chambre, chez une vieille paysanne qui n’avait qu’un lit et qui le leur donna. Du lit, elle en avait fait deux.

— Ça sera un peu plus dur, et pourtant vous serez mieux… Et les draps sont bien propres… J’ai fait la lessive, il n’y a pas huit jours…

La guerre, sans cesse, allait renouveler, entre les deux ennemis, ces hasards tragiques.

En ces occasions, ils échangeaient de rares paroles. Du reste, la plupart du temps, la fatigue les abattait en un sommeil lourd duquel on ne les réveillait, au milieu de la nuit, que pour le départ.

Ils venaient de se déshabiller.

Et en sentant contre sa chemise le sachet de cuir où était renfermé le secret de Rolande, Simon, une fois de plus, fut repris de ses craintes… S’il était tué, qu’est-ce que cela deviendrait ? Jusqu’à présent, il avait couru peu de dangers, mais demain, dans la grande bataille attendue ?

Appuyé sur son coude, il resta longtemps sans dormir.

Et il s’aperçut tout à coup que Norbert, non plus, ne dormait pas.

— Norbert !

Le jeune homme tressaillit et tourna la tête du côté de Simon.

— Voyez ceci…

Il lui montrait le sachet de cuir.

— Là se trouvent quelques papiers auxquels je tiens plus que je ne tiens à la vie. Si je pouvais les lire et vous les faire lire, ils vous expliqueraient bien des choses… tout d’abord le mystère de l’attentat qui fut commis contre votre sœur… et ensuite l’obstination du silence que j’ai juré de garder… Je n’ai pas eu le temps, au départ de Sedan, de les remettre en d’autres mains, car sur moi maintenant ils ne sont plus en sûreté… Veuillez me faire une promesse, Norbert, une promesse sacrée… Si je suis tué… ou si je suis mortellement blessé, tâchez qu’on ne laisse pas mon corps à l’ennemi… Et alors, emparez-vous de ce sachet, et qu’il soit en dépôt sur vous comme il l’était sur moi, jusqu’au jour où Rolande, si elle revient à la raison et à la vie, vous donnera elle-même ses ordres…

Norbert fut longtemps sans répondre.

Il paraissait indécis et surpris.

— Quels sont ces papiers et en quoi intéressent-ils Rolande ?

— II m’est impossible de vous le dire.

— Mais je cours les mêmes dangers que vous…

— À la grâce de Dieu… Je serai du moins tranquille si j’ai votre promesse…

— Je vous la donne…

— Merci.

Il n’y eut rien de plus entre eux. Ils furent longtemps avant de céder au sommeil. Chacun se rendait compte que l’autre ne dormait pas. Enfin, la fatigue l’emporta.

Le jour n’était pas encore venu, lorsque le régiment repartit.

Avant d’arriver sur la Meuse, il reçut de nouveaux ordres, changea de direction, fut même renvoyé à l’arrière, puis relancé en avant. Des jours s’écoulèrent. Des bruits mauvais circulaient. Pourtant, vers la Belgique, les canons faisaient entendre leurs voix. On se battait par là avec fureur. Puis, un matin, de nouveau, ce fut l’ordre de marcher. Et en avant de Dun-sur-Meuse, le régiment défila sous la pluie. Au croisement de la route de Virton, un arrêt brusque. On ne peut plus avancer. Les dragons viennent de se heurter tout à coup à un effarant, à un interminable convoi : voitures de réquisition, chariots de culture, autos, carrioles, et des camions dévalent sous la pluie. Et partout des blessés. Et des soldats en désordre, qui ont perdu leurs unités… Les officiers s’approchent, interrogent, pris d’un pressentiment de malheur… Et le sinistre mot circule enfin :

— On bat en retraite !

Des cyclistes apportent des instructions. Le régiment protégera la retraite. Il faut, coûte que coûte, couper le défilé interminable. On y parvient. La pluie tombe toujours et un brouillard s’est étendu sur la campagne. Tous les pièges y peuvent être tendus… Le brouillard est si épais que la nuit serait moins traîtresse… on rencontre des soldats débandés, n’en pouvant plus, qui dorment au long des fossés, si blêmes, si jaunes qu’on les dirait morts. Puis, le vent qui se lève déchire par morceaux la brume qui se disloque, sans qu’il cesse de pleuvoir et par-ci, par-là, dans la plaine, des cadavres… Ce sont des Français… Pas des Boches… Les canons lointains ont fait ici leur besogne… De temps en temps, un obus, mais c’est un tir de hasard… Dans le ciel, du reste, aucun avion… On est vraiment dans la zone de guerre. L’escadron fait halte dans un ravin encaissé où coule un filet d’eau qui, à deux kilomètres de là, va se perdre dans la Meuse. L’eau qui coule est rose… Au-dessus, des chevaux sont éventrés… Il y a aussi des cadavres d’hommes… Ce sont des hussards… Encore les obus… Les dragons veulent faire boire leurs montures… Elles refusent… La pluie redouble de violence… Et voici, de nouveau, la retraite des troupes, infanterie, chasseurs, artilleurs, tous mélangés, et parmi eux les paysans qui ont abandonné les villages… C’est la cohue lente, silencieuse, lamentable, tant de fois décrite et que nous ne décrirons pas…

Là-haut, un long coteau couvert de bois ferme l’horizon d’un rideau impénétrable.

Que se passe-t-il derrière ce rideau ? Là est l’ennemi sans doute, qui va essayer de déboucher sur notre droite pour prendre en flanc les fuyards.

Une reconnaissance est nécessaire.

Le détachement se forme, sous la commandement de Norbert.

Simon est sous ses ordres.

Ils partent, la pluie tombe un peu moins fort… le vent augmente… On a bon espoir que tout à l’heure les nuages se dissiperont et qu’on verra le bleu du ciel.

La grosse artillerie allemande hâte notre retraite, envoyant ses projectiles de plus de dix kilomètres. Nous n’avons rien pour lui répondre. Les dragons suivent un chemin encaissé où ils réussissent à se défiler entre deux haies. Encore des cadavres. Du reste, de temps en temps, un obus vient fouiller le sol, près d’eux et, sur leur gauche Robemont flambe, l’incendie activé par les rafales. La pluie cesse. À Meix, un bataillon de chasseurs est retranché. Le chef de bataillon dit à Norbert :

— Les Boches doivent être dans le bois… Inutile d’y aller…

— Nous avons des ordres… Nous devons rapporter le renseignement… Êtes-vous sûr ?

— Non… Jusqu’à présent le bois a été tranquille…

— En ce cas, nous allons voir…

— Alors, bonne chance, camarade.

— Merci, mon commandant.

Norbert a divisé son détachement. Une section, sous les ordres de Simon, pénétrera dans la forêt par les chemins de Bleid, Horchenet et Habergy… pendant que Norbert, avec l’autre, passera par la route de Gérouville… Ils parcourront ainsi l’est et l’ouest du bois et se donnent rendez-vous à la ferme de Saint-Léger, leur mission terminée. Les deux officiers se disent adieu, d’un léger signe de tête, sans un mot… Les détachements partent au trot. Dans la traversée de Bleid, c’est l’encombrement des fuyards, paysans et soldats. Puis, tout à coup, un obus, dans la grande et unique rue du village, tombe en pleine cohue, fait son carnage parmi les hurlements et les imprécations, et des débris humains plaqués contre les murs, et des corps étendus en travers de la route, les uns pour toujours immobiles, les autres tordus dans la rage et la souffrance, marquent, autour d’un trou noirci, la place où l’obus a éclaté. Les dragons passent. Simon regarde ses hommes. Ils sont calmes, avec une flamme de colère dans les yeux. Dans un ravin, à deux cents mètres du bois, ils descendent de cheval… laissent deux hommes à la garde, et à pied, en rampant dans les blés qui n’ont pas été coupés, et que la pluie violente a couchés, ils essayent de gagner sous le couvert… Là-bas, à dix kilomètres, on dirait qu’on a deviné leur audace… Il faut bien cela, car aucun avion ne les survole et ils n’ont pu être repérés… Or, les canons allemands fouillent la forêt du nord au sud, de l’est à l’ouest… Les arbres frémissent et le sol tremble… Mais le commandant de chasseurs s’est trompé… Jusqu’à présent les Boches ne sont pas venus… Ils s’assurent, eux-mêmes, en la couvrant de projectiles, que les Français n’y sont pas retranchés…

Simon donne l’ordre à ses hommes de retourner au ravin… Il veut savoir où est l’ennemi… Il achèvera seul la reconnaissance…

— Mon lieutenant, dit le brigadier, voulez-vous de moi ?… Pourquoi vous hasarder seul ?

— Vous voyez bien, Lafosse, qu’il n’y a pas de danger… en dehors des obus… et moins nous serons nombreux, moins il y aura de casse…

Lafosse n’a pas l’air convaincu… Mais Simon coupe court en disant :

— Je te recommande mon cheval… Va m’attendre à la ferme de Saint-Léger… avec tes hommes… Et de la prudence… Aujourd’hui, il est inutile de se faire tuer.

Déjà Simon a disparu au détour d’un sentier… Au-dessus de lui, les branches sont déchiquetées par les projectiles, les feuilles s’abattent en nuages voltigeants, des arbres coupés net dégringolent avec des plaintes humaines… des branchettes, pas assez lourdes pour rejoindre le sol, demeurent parfois accrochées dans les bras des géants restés debout et forment ainsi des arceaux de verdure sous lesquels rampe la fumée des détonations…

Devant le versant nord et à la pointe ouest de la forêt, c’est la plaine onduleuse, dont le terrain présente comme des remous de vagues figées… Longuement, Simon observe… Les batteries ennemies se rapprochent pour occuper d’autres positions… Encore loin, çà et là, des masses grises mouvantes d’infanterie s’avancent par bonds et disparaissent… Les plis du terrain cachent les mouvements… le nombre. Simon avise, isolé dans la plaine, un arbre énorme, le Chêne-Parlant, en avant de la ferme de Saint-Léger… La ferme est dans un fond verdoyant, et tous ses bâtiments brûlent dans l’or pâle des moissons mûres… partout inclinées par les rafales. Le chêne serait un excellent observatoire… Simon parvient à se glisser jusqu’au pied. Le vieux tronc, fendu à plusieurs reprises par la foudre, offre des excavations où Simon appuie le bout de son brodequin et il s’enlève ainsi jusqu’à la première branche maîtresse. De là il gagne le faite… enveloppé de feuillage, et regarde avec sa jumelle… Alors, il domine, jusqu’à perte de vue, les vagues du sol tourmenté, et il voit… Jusqu’à perte de vue, il voit la terre grouillante de vermine grise… se coulant vers le sud dans une lente progression continue… En avant, les obus continuent de pleuvoir dans le bas et par-ci par-là, dans la plaine. À deux ou trois cents mètres derrière lui, les toits de Saint-Léger s’écroulent avec fracas… Et ravivées soudain, les flammes s’élancent avec une vigueur renouvelée…

Tout à coup, un sifflement rauque, et comme une déchirure du ciel…

En même temps que le sol est ébranlé et que le Chêne-Parlant est secoué par une force formidable, Simon est entouré par la langue de feu d’un volcan. Un obus de gros calibre a coupé la branche sur laquelle il est juché, a explosé, et quand la fumée se dissipe, Simon, inanimé, lancé comme un fétu, est accroché à une fourche du chêne, les jambes prises comme dans un étau, pendant d’un côté, la tête de l’autre… Quelques flammèches de l’écorce qui a pris feu se détachent et tombent autour de lui, étincelles rougeoyantes qui s’éteignent en touchant la terre.

Le drame a duré deux secondes.

Pourtant il a été vu…

Il a été vu par des tirailleurs allemands, à huit cents mètres… et parce qu’ils ont peur, sans doute, que l’arbre ne cache d’autres Français, pendant cinq minutes des salves viennent torturer les feuilles, casser les menues branches, en traverser d’autres, et, peu à peu, s’écroule sur le corps plié de l’officier toute une verdure de feuillage, pareil aux fleurs que des mains pieuses jettent sur les tombes.

Il a été vu également par les dragons de Lafosse.

Et ils ont poussé un cri de douleur et de colère…

Enfin, il a été aperçu par Norbert qui, au même moment, à la lisière du bois et jumelle aux yeux, s’orientait vers la ferme de Saint-Léger, point du rendez-vous, et venait, dans le Chêne-Parlant, de découvrir la silhouette de Simon.

Norbert avait vu l’explosion, le brusque enveloppement des flammes autour de l’arbre, et, tout à coup, l’officier projeté en l’air de son poste d’observation, retomber dans l’immobilité de la mort.

Son cœur se serre, dans une vive émotion…

— Ah ! mon Dieu !

Il ne plaint pas cette fin tragique… elle est celle d’un soldat.

Mais une hésitation lui vient, quelque chose comme un remords.

Et s’il avait accusé un innocent ?… Si vraiment cet acte atroce, ce meurtre de Rolande, ne s’était point passé, malgré l’évidence, comme lui, Norbert, l’avait cru et affirmé ?…

Et en son âme orgueilleuse, une grande pitié, en même temps que le remords.

Puis une autre pensée…

Simon lui avait dit :

« — Si je suis tué, tâchez qu’on ne laisse pas mon corps à l’ennemi… »

Et il lui avait recommandé de prendre les terribles papiers enfermés dans la pochette de cuir, secret de douleur et, sans doute, révélation du mystère.

Alors, répondant tout haut à la question qui montait de son cœur :

— Certes, fût-il coupable et n’eût-il reçu de moi aucune promesse, je ne laisserais pas son corps à l’ennemi…

Mais les dragons de Lafosse ont deviné son intention.

À cheval, ils partent à fond de train sur un plateau découvert, dans la direction du chêne.

Ils n’ont pas franchi cent mètres qu’une rafale de mitrailleuse, les fait tourbillonner sur place comme un coup de vent ramasse en trombe des feuilles mortes. La moitié des chevaux et des hommes gisent sur la terre… Des plaintes s’élèvent…

Ceux qui restent vont repartir…

Un ordre impérieux les arrête, lancé par un cavalier au galop :

— Descendez !… Faites coucher vos chevaux… Couchez-vous !…

C’est Norbert, indifférent aux balles qui sifflent et grondent autour de lui.

Il a laissé ses hommes à la lisière du bois et, seul, il est accouru en voyant le désastre… Les dragons obéissent… il y a là des fossés, des accidents de terrain, une haute luzerne… En une minute, tout a disparu, chevaux et cavaliers… La mitrailleuse fouille, s’acharne, cherchant les corps au ras du sol… coupant les herbes à quelques pouces des têtes… effleurant les casques qui rendent un son mat.

Et là-bas, dans le chêne, les projectiles continuent de faire tomber sur l’officier, immobile parmi les branches, des débris de bois, d’écorce et des feuilles vertes…

— J’irai seul, dit Norbert, et je le ramènerai…

— Mon lieutenant, tout seul, vous ne pourrez pas… fit le maréchal des logis.

— Et pourquoi donc ?

— C’est vrai, vous êtes fort, mais, pourtant, c’est notre affaire, à nous autres…

— Non.

— Alors, c’est bien, on veillera… Mais les Boches doivent se douter du coup, là-bas… Ils nous ont vus… Il croient peut-être que le bois est occupé par nous et qu’on leur prépare un traquenard… C’est précautionneux, cette vermine-là… Et il se pourrait bien aussi qu’ils aient reconnu un officier dans le chêne… et qu’ils essayent de l’avoir, vivant ou mort, à cause de ses papiers, notes et plans où ils trouveraient des renseignements utiles pour eux…

— Raison de plus pour ne pas tarder… Tenez-vous prêts derrière la ferme, quand je reviendrai — si je reviens — pour filer à grande allure… Combien de morts, tout à l’heure ?

— Trois tués et quatre blessés, mon lieutenant.

— Les blessés peuvent-ils monter à cheval ?

— Bien amochés… on essayera… Comptez sur nous, mon lieutenant… Mais si vous vouliez que je vous accompagne, je serais tout de même plus content…

— Merci… Je sais que vous êtes un brave garçon et l’occasion se retrouvera…

Norbert s’aplatit dans la luzerne et commença son périlleux voyage.

La luzerne longeait un étroit ruisseau, toujours à sec pendant l’été, bordé par-ci par-là de maigres touffes de broussailles hautes comme un balai de bouleau ou de genêts. Il s’y aplatit et rampa sur les mains et les genoux. Le tir de la mitrailleuse continua pendant quelques minutes encore, puis cessa… Norbert leva la tête… À deux cents mètres, le Chêne-Parlant gardait toujours le corps de Simon, plus visible maintenant dans son feuillage déchiqueté… Et Norbert remarqua que le ruisseau, par de nombreux méandres, passait à quelques pas de l’arbre… À part quelques obus qui tombaient loin derrière sur le plateau, silence complet. Ce silence des mitrailleuses était significatif.

— Ils ont envoyé des hommes pour s’emparer du cadavre et le fouiller…

Alors il regretta d’avoir refusé d’être accompagné.

Et il se hâta… Les berges du fossé le protégeaient complètement.

Il n’était plus qu’à quatre ou cinq mètres du chêne, et il arrivait à un coude brusque du ruisseau, près d’un aulne rabougri, déterré et déchiqueté par l’obus dont les éclats avaient enveloppé Simon, lorsqu’il cessa de ramper tout à coup.

Il avait cru entendre un bruit de branches cassées et de pierres déplacées, en avant, pas très loin de lui, de l’autre côté de l’aulne.

Tout bruit avait cessé… Néanmoins, il tira son revolver de l’étui, prêt à tout événement.

Et il reprit sa marche, se haussa sur la berge et examina les alentours…

À ce moment, il étouffa un cri et il sentit un frisson lui passer sur le cœur…

Dans les longues feuilles de l’aulne, une tête large se dressait, coiffée d’un casque à pointe camouflé de toile grise… au ras du sol… les petits yeux brillant dans une figure bouffie… et les lèvres ouvertes sur une forte bouche où il manquait plusieurs dents…

Le frisson n’était pas celui de la peur, mais de la surprise…

En outre, et depuis la guerre, jamais il ne s’était trouvé si près d’un Boche…

Si près que leurs mains tendues pouvaient s’accrocher et leurs corps s’étreindre…

La même surprise, chez le Boche ; pendant deux ou trois secondes, ils se regardèrent ainsi… sans faire usage de leurs armes…

Norbert, le premier, leva son revolver et fit feu, à bout portant…

Le coup rata… et avant d’appuyer de nouveau sur la détente, sa main était prise dans l’étau puissant de cinq doigts de fer… pendant que l’autre main l’étranglait…

— Sale Français… au moins, comme ça, je te sentirai mourir !  !

Et un corps gigantesque pesa sur le jeune homme, les genoux sur la poitrine…

Norbert était très robuste… Il se débattit… mais il avait lâché son revolver… Le Boche, du reste, ne paraissait pas vouloir se servir du sien… Ce qu’il voulait, ce n’était pas la mort prompte du Français, mais la palpitation lente de la vie qui s’éteindrait, sursaut par sursaut, convulsion par convulsion, sous sa griffe de fauve… Une balle tue trop vite… En l’étranglant, la brute avait le temps de jouir de cette mort… Et Norbert avait compris…

Alors, au fond de ce fossé, ce fut une lutte silencieuse, affreuse.

— Je t’aurai, mon petit… soufflait l’homme.

Et Norbert, uniforme déchiré, yeux sanglants, râlait :

— Tu ne m’auras pas, vermine…

C’était un capitaine allemand, à moustache si blonde qu’elle paraissait blanche… aux épaules énormes, haut et large, un géant… Il n’employait pas toute sa force et riait, sûr de vaincre, faisant durer le plaisir… pendant que Norbert, lui, usait toute la sienne.

La lutte était inégale… Norbert le sentit, entrevit la mort, une mort ignoble…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Là-haut, dans les branches du chêne, pourtant, un peu de vie se manifesta fout à coup, parmi les feuilles. Le corps plié de Simon remua… les bras s’agitèrent dans le vide ; les jambes, dans le vide, se balancèrent.

Projeté sur la fourche par la force de l’explosion, Simon n’était qu’évanoui…

La commotion l’avait privé de tout mouvement, lui avait donné l’insensibilité d’un cadavre… la sensibilité lui revenait… il reprenait vie…

Où, comment se réveillait-il ?…

Ce fut, pendant de longs moments, un état bizarre où il ne démêlait rien, où il eut la sensation de quelque chose de surnaturel… il se sentait captif et brisé… enchaîné et libre avec le vide autour de lui. Ses tempes battaient avec violence… le sang affluait à son cerveau et rien de précis ne s’en dégageait… il ne se rendait même pas compte qu’il vivait… puis, à la fin, les lourds brouillards se dissipèrent… un souvenir surgit péniblement, qui en éveilla d’autres… Cet arbre où il avait grimpé… les observations qu’il avait faites… les masses ennemies en mouvement… les flammes brusques qui l’enveloppèrent dans un fracas de catastrophe… et plus rien… Alors il comprit ce qui était arrivé, remua. Il étouffait… Il réussit à se remettre en équilibre… fut pris d’un étourdissement… serra une branche de la fourche entre ses bras, désespérément, pour ne pas tomber… rouvrit les yeux… respira une large gorgée d’air… reconnut avec stupéfaction qu’il n’était pas blessé, mais meurtri seulement et courbaturé… et son regard, enfin, s’abaissa sur la terre…

Là, sous ses pieds, une lutte horrible, entre deux hommes qui se roulaient dans un fossé parmi les hautes herbes et les branches d’aulne écrasées…

Des halètements et des râles, et des cris de joie féroce…

Un corps gigantesque d’officier boche qui pesait sur un corps plus frêle d’officier français… deux mains énormes accrochées à une gorge par-dessous le collet blanc d’un uniforme de dragon… les suprêmes et inutiles efforts d’une force qui défaillait…

Et comme la face du vaincu était tournée vers le soleil, Simon reconnut avec épouvante. Norbert de Chambry…

Norbert qui, déjà, ne se défendait plus…

L’horreur de ce spectacle rendit à Simon la pleine possession de lui-même.

Il se laissa pendre à la fourche et tomba sur le sol.

Le Boche disait, en riant, l’écume à la bouche.

— Crève ! Crève !… Et que je te voie mourir…

Lorsqu’une main puissante s’abattit sur l’extrémité des doigts du forcené, les dégagea ; on entendit craquer les os… l’homme tourna la tête et rugit…

Mais il n’eut même pas le temps de se dresser.

Un canon de revolver s’appuyait sur sa tempe, et par deux fois le revolver tira… et la lourde cervelle avec le casque camouflé s’éparpilla dans le fossé en jets de sang et de matière blanche… Foudroyé, le corps du sauvage s’affaissa sur Norbert. Simon le prit par les épaules et le rejeta dans le ruisseau… Norbert, haletant, les yeux fous d’horreur, se souleva sur les genoux… reconnut Simon…

— C’est toi… C’est toi !… murmura-t-il.

Tout à coup ses yeux s’emplirent de larmes…

— Une mort pareille… c’était infâme… Et c’est toi qui m’as sauvé ?…

— Tu n’es pas blessé ?

— Non… et toi ?

— Brisé, seulement… Mais je peux marcher… Filons… il va faire chaud tout à l’heure…

Et lentement, par le fossé, ils regagnèrent les ruines flambantes de la ferme de Saint-Léger.

Deux avions ennemis apparurent dans le ciel redevenu bleu… au-dessus de l’incendie… Le détachement était repéré… Mais quand les obus vinrent fouiller le ravin, il était trop tard… Les dragons galopaient déjà loin, emportant leurs blessés…

Une heure après, ils avaient rejoint la colonne…

Côte à côte dans le trajet, Simon et Norbert gardèrent d’abord le silence… Simon, les membres rompus, se couchait sur la selle et paraissait souffrir…

Ce fut lui qui parla le premier :

— Tu n’avais pas voulu me laisser à l’ennemi ?

— Ne m’y étais-je pas engagé ?

— N’y avait-il en toi que l’obligation de tenir ta promesse ?

— J’aurais agi pour tout autre officier comme pour toi…

— Moi, je ne retiens que ceci… Que tu ne savais pas si j’étais mort, et qu’au péril de ta vie, tu as tenté de me sauver…

— Et toi, tu as fait mieux que vouloir, car si je vis, c’est à toi que je le dois…

— Eh bien ! dit gaiement Simon, nous sommes manche à manche…

Et il ajoutait avec un sourire :

— J’ai reçu de Rolande l’ordre, pour moi sacré, de faire ta conquête… Aujourd’hui, il me semble que je me suis un peu rapproché de toi car, sans t’en apercevoir, tu viens de me tutoyer, comme lorsque nous étions enfants…

Norbert se tut.

Il se défendait contre une violente émotion.