Les Éblouissements/La torture

Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 359-361).
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LA TORTURE


Vaporeuse douceur de l’air tremblant et pur,
Paysage d’été luisant sous ma fenêtre,
Miel du soleil épars sur les coteaux d’azur,
Allégresse du jour léger qui vient de naître,

Ramiers que l’odorant matin stupéfia,
Expansion sans fin du parfum de la rose,
Fontaine verte et d’or du jaune acacia,
Pourquoi nous dites-vous toujours la même chose ?

Vous dites : « Les splendeurs du matin clair sont là
Pour que le jeune Adam et l’Ève langoureuse
Reviennent habiter sous les larges lilas,
Près de la source sourde, au fond de l’herbe creuse,

« Les paysages sont de limpides maisons,
Des tentures où l’arbre a des gestes de danse,
Des tapis étendus où les douces saisons
Tournent sur une soie épaisse verte et dense.


« Dans les secrets taillis, dans les herbages longs,
Dans les vivants palais de feuilles, de lumières,
Vous sentiriez frémir, des cheveux aux talons,
L’animale ferveur des passions premières.

« Les graines, les pistils, les pollens exaltants,
Les orages soufrés, les jets de chaude pluie,
L’or mouillé des colzas, les poudres du printemps,
L’oiseau qui sur l’oiseau se caresse et s’appuie,

« La senteur du troène et du marronnier blanc,
L’œillet qui se déroule et donne son essence,
Ne sont que l’âpre appel et le brûlant élan
Du rêve, du plaisir et de la jouissance…

« Ah ! si vous n’aviez pas, mortels las et pensifs,
Déserte la sereine et féconde Nature,
Vous ne souffririez pas des soirs mois et lascifs,
Vous n’endureriez pas cette immense torture,

« Vous ne rêveriez pas, cœurs toujours désolés,
Aux îles de l’Asie, aux rivages mystiques,
Jardins lourds du parfum des ananas mêlés
Aux ébènes en feu des cosses exotiques

« Vous ne rêveriez pas aux soirs blancs de Gâlil,
Aux soirs verts de l’Annam, aux soirs mous des rizières,
Où deux amants blessés par l’épuisant exil
Suffoquent en joignant leurs bouches meurtrières.


« Vous ne chercheriez pas, ô mortels impuissants,
À dévorer le vague empire de vos âmes,
À mêler vos regards, giclant comme du sang,
Et d’un goût si cruel que tous les nerfs se pâment.

« Mais les baisers joyeux qu’Aphrodite enseigna
Ne sont plus rien pour vous, voluptueux du crime,
Il vous faut les sanglots du lent assassinat,
Le plaisir qui châtie et froisse sa victime,

« Il vous faut le danger, la détrese, l’effroi,
La lutte, la stupeur que l’ivresse accompagne,
Et que le cœur vaincu ait dans son gouffre étroit
Plus de couteaux plantés que les taureaux d’Espagne ! »