Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 206-237).


CHANT VII.

LES TRIBUNAUX ET LA POLICE.


Profession de foi littéraire du poëte. — Talent de son héros pour la rédaction des papiers d’affaires ; ses réflexions sur ses acquêts et sur ses vendeurs. — Il se rend aux tribunaux ; il rencontre, chemin faisant, le bon Manîlof qui s’y rendait de son côté. — Aspect des greffes. — Manèges des greffiers. — Introduction dans la salle d’audience, — Sabakévitch. — Le président. — Baisers échangés, conversations et félicitations. — On envoie quérir des témoins — Transes passagères de Tchitchikof. — L’affaire marche comme sur des roulettes. — On va arroser le marché, d’après le conseil du président, chez le maître de police. — Un whist. — Les apéritifs de la prégustation. — Grand déjeuner dînatoire où tous les caractères se dessinent à l’insu des personnes. — Étourdissantes ovations faites à Tchitchikof. — Il rentre enfin très-gai à son auberge. — Touchante affection mutuelle de Séliphane et de Pétrouchka ; comment ils se réjouissent du contentement évident de leur maître.


Heureux le voyageur qui, après de longues et ennuyeuses traites, les froids, les vents, les cahots, les éclaboussures de la route, les maîtres de poste mal réveillés, le tintement monotone des cloches[1], les réparations d’équipage, les querelles, les rouliers, les maréchaux-ferrants, les charrons et tous les mauvais drôles qui se rencontrent inévitablement à tous les relais, revoit enfin le toit de son séjour habituel ou temporaire, et la lumière qu’on apporte à sa descente de voiture, les chambres qu’il habite, l’air joyeux, les honnêtes salutations des serviteurs, les affectueuses paroles entrecoupées de chaudes embrassades de parents ou d’amis, qui semblent s’être donné le mot pour chasser en un instant de votre esprit tout souvenir attristant des circonstances de votre voyage. Heureux l’homme qui a une famille où il est impatiemment attendu ! mais malheur aux célibataires !

Heureux l’écrivain qui, laissant de côté les caractères incolores, impatientants, fâcheux, répugnants, aborde ceux qui sont marqués au coin d’une haute distinction ; l’écrivain qui, dans le vaste cloaque des tristes agglomérations humaines, a fait son choix et s’est attaché à quelques exceptions honorables pour notre nature ; qui pas une seule fois n’a humilié les nobles tons de sa lyre ; jamais n’a prostitué ses mélodies aux gens de néant, quels qu’ils fussent ; et qui enfin, ne s’abaissant jamais jusqu’aux réalités trop terrestres de cette vie, s’élance libre et radieux vers les régions éthérées de son idéal poétique ! Là, son sort est doublement enviable ; au milieu des mille riantes images de sa fantaisie, il est tout en famille, et cependant retentit haut et loin dans le monde sa brillante renommée. Il a ménagé et caressé la vanité des hommes en voilant tous les points humiliants et sombres de l’humanité ; et, mettant en lumière ce qu’elle offre de beau et de vraiment noble, il les a fascinés du regard, enivrés des pénétrants parfums de la louange. Aussi tous battent des mains et suivent enthousiasmés son char de triomphe : plusieurs le proclament grand poëte, esprit universel et génie transcendant, dont le vol sublime s’élève au-dessus de tous les autres, comme l’aigle plane au-dessus des oiseaux les mieux doués. À son nom seul, les jeunes cœurs palpitent, et les douces larmes de l’admiration brillent dans tous les regards. « Quelle délicatesse et quelle énergie ! » s’écrie-t-on à l’envi.

Tel n’est point, à beaucoup près, le partage du malencontreux écrivain qui ose, dans ses peintures, présenter le fidèle miroir de tout ce qui choque partout les regards dans la réalité sociale. Hélas ! pourquoi ses yeux ne peuvent-ils voir indifféremment toute cette vase mouvante des petites misères et des hontes où plonge forcément notre vie, tout cet abîme de caractères vulgaires, froids, effacés, brisés, qui grouillent ici sous chacun de nos pas ? pourquoi, sculpteur forcené, s’avise-t-il, contre toute prudence, de représenter en reliefs impudemment vrais et saisissants les objets qui obsèdent la vue ? Celui-là ne doit point compter sur les applaudissements de son pays ; il ne verra ni les larmes de gratitude, ni le transport unanime des âmes qu’irrite son œuvre ingrate ; il ne verra point accourir à sa rencontre la vierge de seize ans au sein agité, au regard brillant d’enthousiasme ; ce n’est pas lui qui, s’oubliera éperdu dans l’enchantement des accents mêmes de sa lyre. Il ne saurait échapper au jugement contemporain, à cette cour de justice sans mission justifiable, sans âme, sans conscience, qui qualifie de basses et de misérables les œuvres qu’elle goûte et savoure le plus en secret, mais qu’elle range avec un dégoût qu’elle affecte, au nombre des écrits outrageants pour l’humanité ; qui surtout prête sans vergogne à l’auteur les qualités particulières au genre de héros qu’il décrit, en lui niant, à lui, et le cœur et l’âme, et le feu divin du talent qui est sa vie.

En effet, l’équité contemporaine ne reconnaît pas que, verres pour verres, ceux qui trahissent les mœurs et les mouvements de l’insecte insensible et ceux qui font découvrir les parties reculées du firmament méritent une égale estime ; l’équité contemporaine semble ignorer qu’il faut avoir de l’âme, et beaucoup, pour porter la lumière sur des tableaux qui sont le reflet exact d’une vie stigmatisée par l’opinion, et leur donner tout l’attrait des perles fines ; l’équité contemporaine ne reconnaît pas qu’un franc et noble éclat de rire peut n’avoir pas moins de prix et de dignité qu’un beau mouvement lyrique, et qu’il y a des abîmes entre ce grand et beau rire, et les contorsions du paillasse de la foire. Non, l’équité contemporaine ne connaît rien de tout cela ; elle n’a que des paroles de reproche et d’outrage pour l’écrivain sincère, qu’elle feint de méconnaître ; l’infortuné reste isolé au milieu de la route, privé de toute sympathie, comme le pèlerin parti seul sans autre ressource que son indomptable courage. Que de longues heures d’angoisses dans sa marche ! et qu’il est amer, parfois, le sentiment de son isolement volontaire !

Quant à moi, je le sais, l’arrêt est porté d’avance, et d’avance je suis condamné à cheminer bras dessus bras dessous avec mes étranges héros, à regarder face à face une vie de charge et de fardeau, à l’envisager avec un rire patent, communicatif ; avec des pleurs latents, ignorés ou incompris ! Et qu’il est encore loin le temps où, semblable à une source jaillissante, l’inspiration s’élèvera en orageux tourbillonnement d’une tête que ceindra une terreur pieuse sous les sillonnements d’éclairs rapides ; enfin, où l’on pressentira avec des frissonnements d’inquiétude le majestueux tonnerre que devra faire éclater un tout autre langage…

Mais via ! via !… en route ! Loin de moi ce pli qui est venu creuser mon front, cette ombre austère qui a passé sur mes yeux ! Élançons-nous sans plus délibérer, tête première, dans cette vie de craquements sourds et de grelots tintants. Voyons ce que fait Tchitchikof.

Notre héros s’éveilla, s’étira ; les bras d’abord, puis les jambes s’étirèrent, et il sentit qu’il avait fait un somme excellent. Il resta pourtant encore deux bonnes minutes étendu sur le dos, après quoi il fit claquer les doigts de sa dextre ; et radieux, il se rappela de plus en plus distinctement le fait qu’il allait se trouver maître et seigneur de bien près de 400 âmes. Aussitôt il sauta à bas de son lit, sans songer cette fois à regarder son visage, dont je dois confesser qu’il était fort épris, et où il ne voyait rien de plus jolie que la partie inférieure ; la preuve, c’est qu’il s’en louait volontiers devant ses amis, surtout lorsqu’il avait le rasoir à la main et que tantôt debout, tantôt assis, il passait d’un miroir à un autre. « Vois comme j’ai le menton rond ! » disait-il ; et après l’opération il se le caressait avec une visible complaisance. Mais le jour dont nous parlons ici, il ne regarda ni son menton ni sa figure ; il chaussa en grande hâte ses bottes de maroquin, à pièces de rapport en arabesques aux vives couleurs (ces bottes dont la bonne ville de Torjok fait bravement un commerce considérable, grâce aux moelleuses habitudes de la nature moscovienne), et, en simple chemise courte à l’écossaise, oubliant sa gravité et les convenances de son âge, fit dans la chambre avec beaucoup d’aplomb deux jetés-battus et un entrechat. Puis il se mit à la besogne ; il disposa sa cassette en pupitre, et après s’être bien frotté les mains, comme un juge intègre qui, à la suite d’une enquête, aborderait un bon déjeuner, il tira aussitôt ses précieuses notes du fond de la caisse.

Il avait fermement résolu de rédiger et de copier lui-même l’instrument des actes, pour n’avoir rien à payer aux commis. La forme des pièces lui était parfaitement connue. Il écrivit gaillardement en grosse ou écriture d’expédition : « L’an mil huit cent et tant…, » puis en minute : « Nous soussignés un tel, propriétaire de ***, » et enfin tout ce qu’il faut en pareils papiers. En deux heures de temps tout fut bâclé. Lorsqu’ensuite il regarda ces feuilles, il se relut à plaisir les noms des paysans, de ces gens qui en effet avaient été paysans, qui avaient travaillé, labouré, charrié, bu à outrance, et trompé leurs seigneurs en cent façons, ou bien avaient vécu en bons et honnêtes paysans ; et un sentiment jubilatoire, qu’il n’aurait su définir, s’empara de son esprit. Chacune des listes qu’il s’était fait donner par les vendeurs avait un caractère particulier ; et par suite de cela chaque paysan aussi semblait renaître avec son caractère propre et privé. Ceux qui avaient appartenu à Mme Korobotchka avaient presque tous des surnoms et des sobriquets. La liste de Pluchkine se distinguait par l’extrême sobriété de l’écriture ; souvent il n’y avait d’inscrit que les deux ou trois premières lettres suivies de points des noms de baptême de l’individu et de celui de son père. La liste de Sabakévitch frappait par la surabondance des détails en tout genre ; pas une des qualités du paysan n’était omise ; de l’un il était dit : « Bon menuisier ; » aux noms d’un autre il était ajouté : « Très-intelligent, ne boit pas. » Il était dit aussi quels avaient été le père et la mère du sujet, et quelle fut leur conduite. Seulement, à propos d’un certain Fédotof, il était écrit : « De père inconnu ; est né de la servante Capitolina ; il est d’un bon naturel et point voleur. » Tous ces détails donnaient à la chose un air d’actualité incontestable ; on eût dit qu’il était réellement question de serfs vivants et non d’âmes de papier.

En faisant la revue de ces noms, Tchitchikof se sentit des entrailles de bon seigneur et, se parlant à lui-même comme s’il leur parlait, il dit en soupirant : « Ho ! ho ! comme vous êtes alignés en bon ordre ! Çà, voyons, qu’avez-vous fait dans la vie ? Comment vous y preniez-vous pour avoir du croûton à grignoter ? » Et ses regards s’arrêtèrent involontairement sur un nom, celui du fameux Pëtre Savelief Neouvajaï Koryto[2], qui avait appartenu à Mme Korobotchka. Il ne put s’empêcher de dire encore une fois : « Bah ! quel nom interminable ! il me prend toute une ligne ! Étais-tu, mon garçon, un artisan, ou tout bonnement un moujick, et comment as-tu passé de vie à trépas ? C’était au cabaret, hein ? ou bien un convoi de chariots t’aura passé sur le corps au beau milieu de la route ?

« Korobka Stépan, charpentier, homme d’une sobriété exemplaire… ha ! ha ! voilà Stépan Probka[3], le voilà ! un colosse de taille à servir aux gardes ! C’est ce gaillard-là qui, la hache à califourchon sur sa ceinture contre la hanche, et les bottes en sautoir sur l’épaule, a parcouru tous nos gouvernements, dînant d’un sou de pain et de poisson fumé, et, le temps venu, il rapportait sans faute à la maison ses cent bons tselkoves[4]. Il est à croire qu’en outre il tenait cousu dans quelque pli de ses hauts-de-chausses de toile à voiles, ou sous une pièce intérieure de la tige de ses bottes, quelque assignat gardé là en fine réserve.

« Dis-moi, luron, comment en as-tu fini toi ? tu auras pris sur toi de réparer quelque haut clocher afin de gagner double salaire ; le pied et la tête t’auront fourché… et patatras ! ! ! et un autre qui t’avait suivi, un oncle Mikhéi quelconque, voyant ta cabriole, se sera gratté la nuque et aura dit : « Ouais, Vânia[5] », tu es flambé, frère. » Et lui-même aussitôt, s’étant bien assujetti une corde autour des reins, aura craché et grimpé à ta place.

« Maxime Téliatnikoff, bottier ! bottier ! soûl comme un bottier, c’est le dicton. Je te connais, va, mon tourtereau : je vais te raconter toute ton histoire en peu de mots. Écoute : tu as été en apprentissage chez un Allemand, qui vous faisait à tous la ratatouille, et vous rossait à grands coups de tire-pied, pour vos négligences et votre passion de battre le pavé ; toi tu étais son favori, et, dans les causeries qu’il avait avec sa femme ou avec un camradt, l’Allemand ne pouvait assez se louer de toi. Ton apprentissage fini, tu t’es dit : « Bon, à présent, moi je vais ouvrir boutique, et en bien des choses je n’imiterai pas ce cuistre d’Allemand, et je ferai vite ma fortune. »

« Et voilà que, moyennant une bonne redevance au seigneur, tu as ouvert boutique après avoir recueilli un grand nombre de commandes ; en avant l’alène et le tranchet ! Tu t’es procuré Dieu sait où de détestable cuir, et tu as réellement gagné le double de l’Allemand sur chaque paire de bottes ; mais toutes, au bout de quinze jours, étaient crevées en dix endroits, et tes pratiques t’ont agonisé de malédictions. Plus de commandes ; on a déserté ta boutique ; tu es allé boire ton chagrin et festonner dans toutes les rues en marmottant d’une voix d’ivrogne que c’est une horreur, que le Russe ne trouve plus à vivre dans son pays, que les Allemands ont tout accaparé.

« Eh bien ! qu’est-ce que c’est à présent que ce paysan-ci ? Comment ! Lisaveta Vorobéï ? une femme ? d’où est-elle venue tomber là ? C’est ce coquin de Sabakévitch qui m’a joué ce tour de passe-passe ! » Tchitchikof avait raison ; c’était en effet une femme qui avait été glissée dans la liste avec une astuce incroyable ; au lieu d’Elisavéta, il était écrit avec terminaison masculine quelque chose comme Elisabet Vorobéï, de sorte que, à n’y pas regarder de près, on pouvait supposer là un nom d’homme. Tchitchikof, sans se laisser arrêter par une pareille bagatelle, raya net le nom frauduleux et passa outre.

« Grégoire, va toujours et tu n’arriveras pas… Quel homme pouvais-tu être, toi ? n’étais-tu pas un de ces voituriers qui font l’acquisition de trois fortes bêtes et d’une charrette-patache à capote en natte de til, qui renoncent à peu près à leur chaumière natale et courent les provinces de ville en ville avec les marchands forains ? Est-ce dans les chemins que tu as rendu à Dieu ton âme ? ou bien tes chers amis ne t’ont ils pas mis sur le cou quelque grosse fille ou veuve de soldat à face rubiconde ? ou bien tes mitaines de maroquin bariolées et ton troïge ventru, mais solide, n’ont-ils pas donné dans l’œil de quelques coureurs de bois ? ou peut-être toi-même, étant couché dans un coin de hangar, tu as pensé, pensé, pensé, puis, sans faire ni une ni deux, tu t’es élancé de nouveau droit au cabaret, puis de là au taillis, et… serviteur… c’est affaire aux corneilles. Drôles de gens, vrai, que le bon peuple russe, des gens qui ne peuvent se résoudre à mourir de leur belle mort !

« Et vous, quoi, mes pigeons ? reprit-il en portant les yeux sur la feuille où étaient dénommées les âmes fugitives de Pluchkine ; vous qui êtes encore du nombre des vivants, que me direz-vous de bon ? Vous ne valez pas mieux que les morts ; mais où vous conduisent vos pas rapides ? Est-ce que vous étiez bien mal chez Pluchkine, ou bien est-ce par goût et inclination que vous errez dans les bois et dévalisez les voyageurs ? Êtes-vous à croupir dans les prisons, ou vous êtes-vous donné d’autres seigneurs dont vous labourez les terres ? Eremeï Kariakine, Nikita Volokita, son fils Antoni Volokita… d’après leurs noms seuls, on devine de francs vagabonds. Popof, domestique… sait lire et écrire. Allons, celui-ci ne joue pas du couteau, et, s’il vole les gens, c’est noblement, c’est un homme lettré. Mais faute de passe-port, tu as été arrêté par le capitane-ispravnik. Tu passes devant lui et ne faiblis pas pendant l’interrogatoire. « À qui es-tu ? » demande l’édile en assaisonnant sa question d’une épithète ronflante. Tu réponds court et net : « À tel seigneur. — Pourquoi es-tu ici ? — En congé à redevance, réponds-tu sans cligner de l’œil. — Où est ton passeport ? — Dans les mains de celui qui m’emploie, le bourgeois Pimenof. — Qu’on fasse entrer Pimenof !… Tu es Pimenof ? — Je suis Pimenof. — T’a-t-il donné son permis ? — Il ne m’a donné aucun papier. — Comment as-tu osé mentir ? dit l’ispravnik avec grand renfort d’épithètes nationales. — Ah ! c’est vrai, réponds-tu crûment, je ne le lui ai pas présenté à lui, parce que je suis rentré tard ; je l’ai donné à garde au sonneur de cloches Antippe Prokhôrof, — Hé ! ici le sonneur !… T’a-t-il confié son passe-port ? — Non, je n’ai vu de lui aucune sorte de passe-port. — Encore une bourde, dit le magistrat avec un assaisonnement des termes les plus drus. Mais où est donc ton passe-port ? — Il est de fait que j’en avais un ; après cela, voyez-vous, je peux bien l’avoir égaré en route ; c’est même probable. — Mais la capote de soldat, dit le capitane avec une apostrophe de très-haut goût, pourquoi l’as-tu dérobée, ainsi que la grosse tirelire du prêtre ? — Pas du tout, réponds-tu sans faire un mouvement ; moi, je n’ai de ma vie été mêlé dans des histoires de voleurs et de voleries. — Et comment donc cette capote est-elle venue dans ton coin ? — Je l’ignore ; quelqu’un l’aura apportée là, quoi donc ! — Ah ! bestia bestia ! dit le capitane en branlant la tête et en se retournant les poignets sur les hanches… Les fers aux pieds à ce luron-là, et… en prison ! — À vos ordres ! charmé qu’il vous plaise ainsi, » réponds-tu sans vestige d’abattement ; et tu fais plus, tu retires d’une poche profonde ta tabatière, et tu offres tout galamment une prise à deux grands diables d’invalides occupés à te river le brodequin ; tu demandes à ces braves gens depuis quand ils ont été réformés, et à quelles affaires ils ont été. Tu vis ensuite assez paisiblement dans la prison, pendant que le greffe achève de régler ton affaire. Le tribunal ordonne ton transfert de la prison de Kokchaïsk à celle de Bounaïsk ; le tribunal de Bounaïsk se décide, au bout de onze mois, à te transférer à Véciègonsk, d’où dans une quatrième et enfin dans une cinquième prison ; là tu dis en regardant ton nouveau manoir : « À le bien prendre, ce n’est ni mieux ni pis ; à Véciègonsk c’était plus propre et plus large ; à Bounaïsk et à Kokchaïsk, il y avait plus de société ; ici c’est malpropre, mais c’est plus sec et surtout plus sauvage, cela se compense. »

« Un autre ?… Abakoum Thyrof !… Thyrof… Voyons, qu’es-tu, toi ? En quels lieux pérégrines-tu ? est-ce le Volga qui t’a attiré, et as-tu pris goût à la vie indépendante en travaillant avec les rudes ouvriers des ports ?… »

Ici Tchitchikof s’arrêta et devint assez rêveur. Et à quoi rêvait-il ? était-ce à la destinée d’Abakoum Thyrof, ou tout bonnement rêvait-il sans objet et sans horizon, comme rêve en général tout Russe quelconque, n’importe son rang, son grade, sa condition sociale, lorsqu’il lui vient des dégoûts de la vie à l’étroit et des aspirations au vague sans limites ?

Au fait, où est ce Thyrof ? Il se promène bruyamment et gaiement sur le spacieux port aux graines, après avoir fait son prix avec des marchands. Le chapeau tout bariolé de fleurs et de rubans, toute la phalange des bourlaques[6] rit et folâtre tout en faisant ses adieux à leurs maîtresses, et à leurs femmes grandes, bien faites, fières de leurs rubans et de leurs monistes[7]. Sur toute la place, ce ne sont que chants et rondes folles, et les portefaix cependant, avec force cris, injures et poussades, au moyen de leur crochet se hissent sur le dos de dix à douze quintaux pesant, confient ici des pois, de la fève et du froment, aux flancs de larges et profondes barques ; ailleurs déposent des coules[8] gonflés d’avoine et de divers gruaux ; et, plus loin, on voit tout le fond de la place garni de pyramides, non de boulets, mais de sacs bien rebondis et bien lourds, arsenal qui semble regarder et attendre le moment où il devra passer tout entier dans les profonds soureaks[9], qui, presque bout à bout, et tout à la fois immense serpent et flotte innombrable, vogueront en compagnie des glaçons voyageurs du printemps. Tel est le théâtre de vos exploits de bourlaques, et galamment, de même que vous avez ri, folâtré et ragé, vous allez travailler et suer à la peine en traînant votre ancierre à l’aide d’une chanson plus longue que votre train, longue et sans terme comme la Russie.

« Hé, hé, midi ! s’écria enfin Tchitchikof en regardant à sa montre. Qu’est-ce que j’ai donc bousillé là ? et encore si j’eusse achevé quelque chose ! mais tout cela, ce n’est ni fait ni à faire, J’ai projeté mon travail et j’ai ruminé ; c’est étrange, cela : suis-je fou ce matin ? »

Après avoir fait ces réflexions, il changea son costume par trop écossais en un autre plus continental, serra fortement sa ceinture, sans diminuer beaucoup sa rotondité, s’injecta de l’eau de Cologne sur les épaules, prit à la main sa casquette ouatée, mit ses papiers sous son bras et se rendit à la chambre civile pour y instrumenter ses actes d’accusation. Il se hâta, non qu’il craignît de manquer l’heure : il ne pouvait pas manquer l’heure, car le président était de sa connaissance, et il dépendait du président de prolonger ou d’abréger l’audience, comme le vieux Jupiter d’Homère, qui allongeait les jours et envoyait des nuits courtes là où il fallait couper court aux querelles des héros ses favoris, ou leur donner le moyen d’achever un combat. Mais Tchitchikof éprouvait le désir de mener au plus vite à bout ses affaires. Jusque-là tout lui semblait vague et chancelant, toujours il lui venait à l’idée que ses âmes n’étaient pas encore parfaitement réelles, et qu’en de pareilles conjonctures le mieux est certainement de courir vite et ferme à la conclusion.

Tchitchikof était à peine sorti, tout pensif et ajustant sur ses épaules une fourrure d’ours, poil en dedans bien entendu, avec doublure de drap cannelle en dehors, qu’au premier coin de rue, il buta du coude et du front contre un monsieur aussi en ours doublé de drap cannelle et en casquette de loutre à oreillères. Le monsieur s’exclama ; c’était Manîlof. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et restèrent cinq bonnes minutes dans cette posture attendrie. Les baisers furent de part et d’autre si énergiques que ces messieurs en eurent de la douleur aux gencives tout le reste du jour. La jubilation dans Manîlof fut telle qu’il ne lui resta plus que le nez, et les lèvres dans le visage : les yeux avaient tout à fait disparu. Un quart d’heure durant il retint des deux mains la main gauche de Tchitchikof, et il la lui échauffait terriblement : il employa les tours de phrase les plus fins et les plus veloutés pour lui raconter comme quoi il était accouru embrasser Pâvel Ivanovitch (notre héros), et la harangue se terminait par un de ces compliments comme il en pleut et tombe quelquefois aux demoiselles avec qui l’on va danser, mais qui d’homme à homme sont assez peu de mise. La chose, au reste, n’en ayant par là que plus de prix, Tchitchikof ouvrit la bouche comme pour remercier en demoiselle bien apprise, quand tout à coup Manîlof tira de dessous sa pelisse un rouleau de papier attaché aux deux bouts par de la faveur rose.

« Qu’est-ce c’est que çà ?

— Les paysans. »

Tchitchikof fit une légère exclamation, déroula le papier, le parcourut du regard, admira la netteté et la beauté de la main, et dit :

« Voici une liste qu’on n’a pas besoin de transcrire ; c’est parfaitement écrit, et une bordure en dessin encore. C’est moulé… c’est d’un artiste cela ! Qui donc chez vous fait de ces charmantes choses ?

— Ah ! ne me questionnez pas.

— C’est vous, allons.

— Non. Ma femme.

— Oh ! mon Dieu, je suis vraiment tout honteux qu’on prenne pour moi tant de peine.

— Dès qu’il s’agit de Pâvel Ivanovitch, le mot peine n’a plus de sens. »

Tchitchikof murmura en s’inclinant quelques paroles de reconnaissance. Manîlof, voyant qu’il se rendait à la chambre civile justement pour y faire instrumenter ses acquisitions, se déclara prêt à l’y accompagner. Les deux amis se dirigèrent vers la cour bras dessus bras dessous. À chaque aspérité, à chaque enfoncement, à chaque marche à monter, Manîlof soutenait et semblait vouloir porter Tchitchikof, en disant avec un ineffable sourire qu’il ne souffrirait pas que Pâvel Ivanovitch heurtât ses jolis petits pieds. Tchitchikof voulait lui rendre grâce, mais son esprit était un peu confus, car il sentait que sa démarche n’était plus en effet sans quelque pesanteur.

Tout en faisant assaut de gracieusetés, ils arrivèrent enfin à la place dite des Tribunaux. Les tribunaux occupaient une grande maison en pierre à trois étages, entièrement blanche de craie, sans la moindre souillure, emblème, je suppose, de la parfaite candeur ou pureté morale des desservants de la justice locale. Les quelques constructions qui bornaient la place sur les autres points étaient de bois, et il y avait entre elles et le grand bâtiment de pierre aussi peu d’harmonie par leurs proportions que par la matière même. C’étaient, en effet, une guérite de garde, un soldat l’arme au bras devant deux ou trois auges de cochers de place attendant la pratique, et enfin, de longues palissades où ne manquaient ni les inscriptions ni les pantins tracés au charbon et à la craie si connus de tout le monde : c’est tout ce qu’on trouvait sur cette prétendue jolie place, d’où il n’y avait jamais lieu d’écarter la foule. Aux fenêtres des deux étages qui s’élevaient sur les voûtes du rez-de-chaussée, se dessinaient les faces placides des incorruptibles prêtres de Thémis ; en une minute on les vit toutes disparaître, ce qui tenait probablement à ce que le chef de la judicature passait à travers les bureaux.

Nos deux amis ne montèrent pas, ils escaladèrent l’escalier, parce que Tchitchikof, pour éviter d’être soutenu, hâtait le pas de toute sa force, et que, de son côté, Manîlof, plus agile, volait en avant, ne voulant point permettre à Tchitchikof de se fatiguer ; et tous deux arrivèrent très-essoufflés dans le corridor sombre qui précède les premières pièces. Dans les chambres, pas plus que dans ce corridor et les autres passages, ils n’eurent l’occasion d’admirer une grande recherche de propreté. On ne se préoccupait pas encore des apparences, de sorte que en ce qui était sale restait sale, sans affecter nullement le contraire. Thémis recevait ses visites sans cérémonie, dans l’état de toilette où on la surprenait, nue ou en camisole, en robe du matin ou en pelisse râpée, n’importe.

Un autre ici décrirait l’enfilade de chambres encombrées de greffiers que traversèrent nos bons amis ; mais l’auteur de ce poëme éprouve une sainte terreur qui le prive de tous ses moyens à l’endroit de toutes les cours de justice. Il lui est arrivé de passer par quelques-unes dont les planchers et les bureaux étaient vernissés de frais et déjà secs, ce qui ne l’a pas empêché de les traverser au pas accéléré, les yeux humblement baissés contre terre ; de sorte qu’il doit en conscience s’abstenir de dire ce qu’il n’a pas vu, et combien en ces hautes cours tout fleurit, prospère et captive. Tchitchikof et Manîlof virent beaucoup de papier écrit et non écrit, des têtes penchées en avant et de côté, de larges nuques, des habits à basques effilées, d’autres à robe de surtout, mais tous de coupe provinciale. Ils virent même on ne sait quelle veste ronde, gris de souris, très-voyante ; celui qui la portait, la tête légèrement rejetée sur l’épaule gauche, et le visage souvent abaissé jusque sur le papier, copiait vite et ferme un protocole ou procès-verbal au sujet d’une usurpation de terre, avec description détaillée du terrain, qu’avait accaparé un bon propriétaire gentillâtre, de tout temps et de tous côtés attaqué en justice, sans que ces agressions tenaces nuisissent le moins du monde à la prospérité d’une légion d’enfants et de neveux élevés sous son toit. Puis on entendait de temps en temps une voix rogue jeter sèchement des paroles brèves, telles que celles-ci : « Fédor Fédociévitch, faites-moi passer le dossier no 368… Çà ! laisserez-vous toujours débouchée l’encre de la couronne ? » Quelquefois une voix plus cassante encore, sans aucun doute celle d’un supérieur, disait de très-haut : « Tiens, copie, et vivement ; sinon on ôtera tes bottes, et tu en auras pour six jours pleins à piocher ici sans boire ni manger. »

Le grincement agaçant des plumes était incessant et ressemblait à celui que feraient, après une semaine de sécheresse, cent fagots voiturés à travers une épaisse forêt tapissée de feuilles mortes d’un pied d’épaisseur.

Tchitchikof et Manîlof allèrent tout droit à la première table, où étaient assis deux jeunes employés, et leur dirent :

« Veuillez nous indiquer, messieurs, à qui il faut s’adresser pour les affaires de vente et d’achat.

— Mais, qu’est-ce qu’il vous faut ? répondirent-ils tous les deux en se détournant.

— J’ai une supplique à présenter.

— Quelle sorte d’acquêt avez-vous fait ?

— Je désire avant tout savoir où est le bureau des contrats. Est-ce dans cette pièce-ci, est-ce ailleurs ?

— Eh bien ! dites d’abord ce que vous achetez, et à quel prix, et alors nous vous dirons à qui vous adresser ; sans cela, impossible de vous renseigner. »

Tchitchikof reconnut à l’instant que ces employés étaient des commis indiscrets, et que, comme tous les jeunes commis, ils essayaient de donner de l’importance à leurs personnes et à leurs humbles fonctions.

« Écoutez, mes chers messieurs, leur dit-il, je sais parfaitement que toutes les affaires de contrats d’acquisition, quel que soit le prix de l’acquêt, se trouvent dans un même bureau ; ce que je vous demande, c’est de m’indiquer le bureau, et, si vous n’en savez rien, nous allons nous adresser à d’autres. »

Les jeunes commis ne répliquèrent point ; l’un d’eux se borna à indiquer du doigt un coin de la pièce ; là se trouvait un vieillard qui changeait de place des papiers. Tchitchikof et Manîlof louvoyèrent entre plusieurs tables et allèrent trouver le vieillard. Celui-ci porta une attention extrême sur le dossier qui était devant lui.

« Ayez la bonté de nous dire si c’est ici qu’il faut s’adresser pour les contrats, » dit Tchitchikof en le saluant.

Le vieillard leva les yeux sans lever la tête, et dit en égrenant ses mots : « Ici, il n’y a aucune affaire de contrats.

— Et où donc ?

— À l’expédition des contrats ?

— Et où est l’expédition des contrats ?

— Adressez-vous à Ivan Antonovitch.

— Et où est Ivan Antonovitch ? »

Le vieillard désigna du doigt un autre angle de la pièce. Tchitchikof et Manîlof allèrent à Ivan Antonovitch. Celui-ci, les voyant arriver jeta un regard derrière lui, un autre sur eux, ce qui le fit horriblement loucher ; puis à l’instant même il se laissa absorber dans ses écritures.

« Monsieur, permettez-moi de vous demander si c’est ici le bureau des contrats. »

Ivan Antonovitch n’entendit pas, tant il était affairé, et n’ayant point entendu la demande, il ne fit aucune réponse. On voyait tout de suite que c’était un homme mûr, et non pas un jeune étourneau babillard comme une pie. Ivan Antonovitch paraissait avoir de beaucoup dépassé la quarantaine ; il avait une épaisse chevelure noire, mais il n’était pas beau ; toute la partie moyenne de son visage était en saillie et se précipitait vers le nez ; bref, c’était un de ces visages que dans les entretiens familiers on appelle une hure de cruche.

« Permettez-moi de vous demander si c’est ici l’expédition des contrats, dit Tchitchikof.

— C’est ici, répondit Ivan Antonovitch ; sur quoi il baissa un peu son singulier museau, et se mit à écrire avec ardeur.

— Voici en quoi consiste mon affaire : j’ai acheté à divers propriétaires de ce district des paysans que je vais coloniser. J’ai mes actes de cession ; il reste à instrumenter l’authentique.

— Et les vendeurs sont-ils ici présents ?

— Quelques-uns sont ici, et j’ai les pleins pouvoirs des autres.

— Et vous avez apporté votre supplique ?

— J’ai ici ma supplique. Je voudrais, et il m’est indispensable que l’affaire marche vite… Ne pourrait-on pas, par exemple, tout finir aujourd’hui ?

— Ah ! Aujourd’hui, non pas, cela ne va pas tout à fait si vite ; et les informations à prendre, et en cas de séquestre ou simplement d’hypothèque, y avez-vous pensé ?

— Quant à ce qui est de hâter l’affaire, vous saurez que je suis très-lié avec Ivan Grégoriévitch, le président.

— Ivan Grégoriévitch n’est pas seul ici ; il y a d’autres personnes, » dit hargneusement Ivan Antonovitch.

Tchitchikof comprit qu’il fallait sans retard tourner trèfle, et il répondit :

« Les autres non plus ne seront pas oubliés ; j’ai moi-même été en place, je sais comment se font les choses.

— Allez trouver Ivan Grégoriévitch, dit plus humainement la hure, qu’il vous donne son prikaz (ordre) à l’adresse de qui il appartient d’en connaître, et il ne dépendra pas de nous que les choses ne marchent comme vous le désirez.

Tchitchikof tira alors de sa poche un petit carré de papier (un assignat), le passa délicatement devant Ivan Antonovitch ; celui-ci remarqua si peu ce petit papier, qu’il renversa dessus la couverture d’un registre. Tchitchikof voulut faire apercevoir à l’employé ce qu’il venait de couvrir pas mégarde ; mais Ivan Antonovitch, par un mouvement de tête, fit clairement comprendre qu’il ne fallait rien montrer.

« Celui-ci va vous mener à la salle d’audience, » dit Ivan Antonovitch en désignant du nez un employé.

Le commis qui nous était indiqué avait évidemment mené tant de victimes à l’autel de Thémis que ses deux manches avaient crevé aux coudes, et il y avait longtemps que la doublure s’y faisait voir ; c’est dans ce service qu’il avait conquis son premier grade, le plus infime de la hiérarchie civile. Il avait, avant de nous piloter, rendu à mille plaideurs novices le même office que Virgile à Dante ; il menait les récipiendaires au tribunal, c’est-à-dire à une chambre dont le centre est occupé par une grande table couverte d’un tapis vert ; sur cette table se dresse le zertsalo[10], au pied duquel gisent deux in-folio ; puis alentour sont six ou huit fauteuils, dont l’un, isolé des autres, est occupé par le président, soleil de justice, rayonnant de lumière, ou du moins de satisfaction de lui-même. Dans ce lieu le nouveau Virgile ne manquait pas de se sentir pénétré d’une telle vénération, que pour rien au monde il n’aurait fait deux pas au delà du seuil, ligne où tout à coup il se retournait, laissant voir un dos usé comme un vieux paillasson où les poules à l’état de mue auraient laissé un peu de leur duvet.

Introduits de la sorte, Manîlof et Tchitchikof, en entrant dans la salle, virent que le président n’était pas seul. En effet, près de lui, mais à demi masqué par le zertsalo, était Sabakévitch bien carrément assis sur une chaise. La venue des deux visiteurs produisit une exclamation, et les fauteuils officiels reculèrent avec bruit. Sabakévitch aussi se leva de sa chaise et devint visible sous toutes ses faces, avec ses manches démesurément longues. Le président prit Tchitchikof entre ses bras, et la salle d’audience retentit d’un bruit de tendres baisers ; ils se questionnèrent l’un l’autre sur l’état de leur santé, et tous deux se trouvèrent avoir des douleurs au bas de l’épine dorsale, ce qui fut attribué, d’un commun accord, à une vie trop sédentaire.

Il paraît que le président était prévenu des achats de Tchitchikof, car il se mit aussitôt à le féliciter ; ces félicitations ne laissèrent pas de contrarier notre héros : car il voyait en présence deux de ses vendeurs, qui pouvaient se mettre en communication ; mais comme, au reste, la chose était inévitable, il en prit son parti, remercia le président et s’adressant vite à Sabakévitch, il lui dit :

« Et vous, comment cela va-t-il ?

— Dieu merci, je n’ai pas à me plaindre, » répondit Sabakévitch.

Et, en effet, nous croyons que le fer prendrait plutôt le rhume et la toux que ce gentilhomme admirablement constitué pour notre climat.

« Vous avez une réputation de santé vraiment unique, dit le président, et feu votre père était, dit-on, aussi un homme extrêmement solide.

— Eh mais, il marchait seul contre un ours.

— Il me semble, dit le président, que, vous aussi, vous pourriez avoir raison d’un ours.

— Non. Le défunt était plus fort que moi ; oui, oui, bien plus fort. Il n’y a plus d’hommes comme ceux de son temps : ma vie, à moi, qu’est-ce que c’est que ma vie ? Est-ce une vie, une vie enfin, cela ?

— Comment ? votre vie n’est pas bonne ? et en quoi donc, je vous prie ?

— Bonne ! sûrement non, dit Sabakévitch en branlant la tête. Songez donc, Ivan Grégoriévitch, que je tire à la cinquantaine, et pas une fois je n’ai été malade ; pas le moindre mal de gorge, pas un clou, pas un abcès, rien… c’est mauvais. Viendra, bien sûr, le moment de payer tout cela, ajouta-t-il très-mélancoliquement.

— C’est étonnant, pensèrent en même temps Tchitchikof et le président, l’imagination ! il se trouve à plaindre !

— J’ai sur moi une lettre pour vous, » dit Tchitchikof en tirant de sa poche la lettre de Pluchkine.

— De qui cela ? » Et après avoir décacheté, il s’écria : « Ha ! de Pluchkine. Il grelotte encore sur la terre. Eh bien ! c’était un homme très-riche, très-spirituel, et aujourd’hui…

— Aujourd’hui c’est un chien, dit Sabakévitch, un mauvais gredin ; il a fait mourir de faim presque tous ses paysans.

— Volontiers, volontiers ! dit le président après avoir lu la lettre ; je me charge de le représenter. Quand voulez-vous passer l’acte, à présent ou plus tard ?

— Dès à présent, dit Tchitchikof ; je vous prie même, s’il se peut, de tout achever aujourd’hui, car j’ai demain une excursion à faire. J’ai ici les actes de la supplique.

— Tout cela est à merveille ; mais aujourd’hui vous nous appartenez, et nous ne vous lâcherons pas si vite. Les actes seront instrumentés et légalisés aujourd’hui, soit, seulement nous aurons la régalade. Je vais donner ici les ordres nécessaires, c’est une partie qui ira toute seule. » Là-dessus il ouvrit la porte qui donnait sur la chancellerie, pièce toute remplie de greffiers ou employés qui, dans leur ensemble, ressemblaient à des abeilles travailleuses, sauf que peut-être il n’est pas tout à fait juste de comparer les affaires de greffes à des rayons de miel.

« Ivan Antonovitch est-il ici ?

— Ici ! répondit une voix de basse-taille.

— Envoyez-le-moi. »

Ivan Antonovitch, qui nous est connu par le groin que représente si originalement son visage, entra dans la salle d’audience et fit un salut respectueux.

« Prenez tous ces actes d’acquisition, qui sont à monsieur…

— Çà, Ivan Grégoriévitch, dit Sabakévitch, n’allez pas oublier qu’il faut ici des témoins, au moins deux pour chaque partie. Envoyez tout de suite chez le procureur ; il n’a rien à faire, et sûrement il est tout tranquillement à la maison ; c’est une espèce d’agent de procès qui fait tout pour lui, un nommé Zolotouscha, le plus grand coquin du monde. L’inspecteur de la régie médicale est aussi un homme de grand loisir ; il se tient chez lui, à moins qu’il ne soit allé faire sa partie de cartes chez un autre oisif ; et, sans aller si loin, on peut appeler Trouhatchevsky et Béelouchkine, tous gens qui sont sur la terre on ne saurait dire pourquoi.

— C’est vrai, c’est vrai ! dit le président, et aussitôt il envoya un employé chercher tout ce monde.

— Je vous prierai aussi, dit Tchitchikof, d’envoyer chercher le fondé de procuration d’une vieille dame avec qui j’ai aussi eu affaire ; c’est le fils du père Kyrile le Protopope ; c’est un de vos employés.

— Bien, on le fera venir, dit le président, tout sera fait ; mais vous, ne donnez pas un sou à qui que ce soit ici, je vous en prie ; les gens qui sont de mes amis ne payent pas. »

Puis il donna à demi-voix, à Antonovitch, un ordre qui parut n’être pas du tout du goût de la hure. Les actes réunis semblèrent faire une très-bonne impression sur le président, surtout quand il vit que tous ces acquêts faisaient supposer une dépense totale de bien près de cent mille roubles.

Pendant plusieurs minutes il regarda Tchitchikof avec l’expression d’un grand contentement, et à la fin il dit ces mots sans suite : « Voilà donc, voilà donc… ah, bravo ! Pâvel Ivanovitch, vous avez acheté là… bravo, bravo !

— Oui, j’ai fait des acquisitions, répondit Tchitchikof.

— Et c’est bien, c’est très-bien, très-bien !

— Oui, je vois moi-même que je ne pouvais mieux faire, ni… faire mieux : car, après tout, le but de l’homme ici-bas reste vague et indéfini, s’il ne pose un pied ferme sur une base solide et s’il s’en tient aux vaines chimères de la jeunesse. » Il partit de là pour fulminer contre les libéralistes et contre tous les jeunes gens en masse. Mais il était facile de voir que, dans sa harangue, il y avait un grand fonds de sentiments incertains, et qu’il se disait in petto : « Allons, allons, je déblatère et avec quelle gaucherie encore ! »

Et il s’abstenait avec grand soin de regarder Sabakévitch et Manîlof, tant il craignait de lire quelque chose dans leurs yeux. Cette crainte, à vrai dire, était bien peu fondée : le visage de Sabakévitch était d’une immobilité parfaite, et quant à Manîlof, enchanté du tour de phrase de notre héros, il balançait approbativement la tête et se délectait comme un mélomane qui affronte les tours de force du violon et vient de saisir au vol une note si aiguë que la gorge d’aucun oiseau connu n’y saurait atteindre.

« Bon ! mais que ne dites-vous donc à Ivan Grégoriévitch ce que vous venez d’acheter dans nos cantons ? dit Sabakévitch ; et vous, Ivan Grégoriévitch, comment se fait-il que vous ne le lui demandiez pas ? Quels paysans ! sachez que c’est de l’or en barre ; moi, par exemple, je lui ai vendu mon carrossier Mikhéïef.

— Quoi ! vous dites que vous lui avez vendu Mikhéïef ? dit le président.

— Eh ! mon Dieu, oui.

— Je connais votre carrossier Mikhéïef, je le connais ; excellent ouvrier ; il m’a réparé une drojka. Mais Mikhéïef, attendez donc, eh oui, vous m’avez dit qu’il était mort…

— Qui ! Mikhéïef ? Mikhéïef mort ! dit Sabakévitch sans se troubler le moins du monde, c’est son frère qui est mort ; lui il est vivant, puisque je l’ai vendu, il se porte même mieux que jamais.

— Vous m’avez dit…

— Tout récemment, il m’a fait une britchka qu’on admirait à Moscou. Cet homme-là, s’il était connu, ne travaillerait que pour l’empereur.

— Oui, Mikhéïef travaille admirablement, et je suis dans le dernier étonnement de voir que vous avez pu ainsi vous en défaire.

— Je lui en ai bien vendu d’autres que Mikhéïef ! Et Probka Stepan, mon charpentier, et mon briquetier Milouchkine, et mon bottier Teliatt Maxime ; ils y ont tous passé ; tous sont vendus, bel et bien vendus. »

Le président lui ayant demandé pourquoi il avait ainsi vendu des hommes tous utiles, tous nécessaires à son service, Sabakévitch répondit en faisant de la main un signe de renoncement : « Eh bien, c’est fait, une bêtise, quoi ! Je me dis : « Je vais les vendre, » et par bêtise je les ai vendus ! Et il étendit le nez en avant comme s’il déplorait sa folie, et il ajouta : « Demandez-moi pourquoi les cheveux gris me sont venus, et pas la raison ; sais-je, moi ?

— Mais permettez, Pâvel Ivanovitch, dit le président ; comment achetez-vous donc les paysans sans la terre ? est-ce pour les coloniser ?

— Pour les coloniser.

— Ah ! pour coloniser, c’est différent. Et dans quels lieux ?

— Dans des terres que… qui… c’est dans le gouvernement de Cherson.

— Il y a là des terres admirables ! » dit le président ; et il s’extasia sur la force de végétation des pâturages de ces localités. « Et vous avez là de grands terrains ? ajouta-t-il.

— Autant qu’il en faut pour exécuter mes desseins sur les paysans que je viens d’acheter.

— Une rivière ou des étangs ?

— Une rivière. Au reste, il y a aussi un étang. »

En disant cela, Tchitchikof jeta un rapide et défiant coup d’œil sur Sabakévitch, qui était immobile comme auparavant, mais qui pourtant lui sembla porter écrit dans un léger pli de la bouche : « Oh ! quels contes tu nous fais là ! Je ne crois pas plus à ta rivière et à ton étang qu’à tes terrains et à ta colonisation. »

Pendant le cours de cette conversation, les témoins commencèrent à paraître ; ce fut d’abord le procureur clignotant, qui nous est connu, puis l’inspecteur de la régie médicale, puis Troukhatchevsky, puis Béeloughine, puis d’autres, tous gens que Sabakévitch avait désignés comme un vain lest du vaisseau de la terre. Plusieurs étaient totalement inconnus à Tchitchikof ; le nombre en fut complété, et bien au delà, par des employés très-empressés à serrer leurs papiers avec grand bruit de tiroirs. On introduisit aussi, non seulement le fils du protopope, père Kyrile, mais le père Kyrile lui-même. Chaque témoin signa en mentionnant son rang, sa qualité et ses distinctions, l’un en lettres renversées, un autre en lettres couchées, d’autres en fouillis, en crêpé, en fers de lances, mais toujours en traits rappelant le moins possible ceux des modèles de la calligraphie russe.

Ivan Antonovitch fit son office avec une grande activité ; les ventes furent copiées dans les matrices, annotées sur les marges, relatées dans le journal des affaires courantes avec timbres et sceaux ; le demi pour 100 reçu, encaissé et mentionné où il convient, et Tchitchikof n’eut pas en réalité à débourser grand argent. Il faut dire aussi que le président avait ordonné de ne prendre de lui que la moitié de ce que la loi et la coutume exigeaient, et le reste, ne pouvant être perdu pour la couronne, fut mis, par un procédé inconnu aux profanes, à la charge d’un autre requérant.

Quand tout eut été parachevé, le président dit au principal groupe de cette cohue :

« Messieurs, il ne nous reste plus maintenant qu’à aller arroser l’achat.

— Je suis prêt, dit Tchitchikof. Je me mets à votre disposition pour l’heure ; je suis tout le premier à reconnaître que ce serait péché si, pour une si charmante assemblée, je balançais à faire sauter deux ou trois bouchons de haut mousseux.

— Bah, bah ! vous n’y êtes pas, le mousseux, dit le président, nous le trouverons nous-mêmes, c’est notre devoir à nous, de faire sauter le bouchon ; vous êtes chez nous, c’est à nous de vous traiter. Messieurs, savez-vous ce qu’il nous faut faire ? Voyons, rendons-nous tous, tant que nous sommes ici, chez le maître de police ; voilà notre lieu de rendez-vous tout trouvé ; c’est un homme unique que notre maître de police : il n’a besoin que d’un signe à faire en passant dans le marché, le long de la ligne du poisson et devant le marchand de vin, et nous aurons collation au complet, je vous en donne ma parole. Et puis nous ferons un whist soigné, si le cœur vous en dit. »

C’était là une proposition dont pas un n’était d’humeur à faire fi dans l’honorable assistance. Les témoins, au seul mot de la ligne du poisson, se sentirent tous en appétit ; chacun courut sauter sur sa casquette ou son bonnet, et la séance fut close.

Quand la procession passa sans grand ordre à travers la Chancellerie, Ivan Antonovitch guetta Tchitchikof au passage et, en le saluant avec politesse, avança sa hure et lui dit à l’oreille : « Vous venez d’acheter des paysans pour deux cent mille roubles, et vous ne m’avez donné pour mes peines qu’un assignat blanc.

— Allons donc, quels paysans ! lui dit aussi tout bas Tchitchikof ; des hommes exténués et des vauriens qui ne valent pas la moitié de ce que j’ai donné. La belle acquisition ! »

Ivan Antonovitch comprit qu’il avait affaire à un dur à cuire, et qu’il n’en tirerait pas un sou de plus.

« À combien l’âme avez-vous payé à Pluchkine ? lui chuchota Sabakévitch dans le creux de l’autre oreille.

— Pourquoi avez-vous mis une Vorobia dans votre liste ? répondit, par une autre question, Tchitchikof.

— Qu’est-ce que c’est que Vorobia ? dit Sabakévitch.

— Une femme, pas une âme, une femme, Élisabeth Vorobia ; et à son nom, souvenez-vous, vous avez retranché une lettre, ce qui en fait presque un nom d’homme.

— Non, je n’ai inscrit aucun Vorobia, » dit sèchement Sabakévitch, et il se mêla dans la foule des gros bonnets.

Toute cette multitude arriva en masse compacte au domicile du maître de police. Celui-ci était en effet un homme parfait. Il n’eut pas plutôt su de quoi il s’agissait qu’il appela l’officier du quartier, gaillard botté de bottes fortes en cuir verni, et lui dit en tout trois mots à l’oreille, avec addition du national et inévitable : « Tu comprends ? », et un quart d’heure après, tandis que dans une seconde chambre déjà on s’assassinait à des tables de whist, parurent successivement au salon des blancs, des esturgeons, des saumons, du caviar solide, du caviar à la cuiller, des harengs, des sévrioughi[11], dix sortes de fromages, des dos d’esturgeon séchés, des langues fumées, le tout venant de la ligne du poisson. Puis parurent des produits de la cuisine même du maître de maison : un pâté de hure avec les joues, et les cartilages d’un esturgeon de 10 quintaux pesant, un autre pâté formé de champignons des cinq espèces les plus recherchées, et flanquées de petites pièces de pâtisserie fort délicates.

Le maître de police était en quelque sorte le père et le bienfaiteur de la ville, il était au milieu de ses concitoyens comme au sein de sa famille ; dans les boutiques, au marché, dans le bazar, il disposait de tout comme de sa propre chevance. En général, il était parfaitement posé dans son emploi, et comprenait à merveille tous ses devoirs. Il eût été difficile de décider s’il était fait pour la place ou la place pour lui. La machine était montée de telle sorte qu’il se faisait le double au moins du revenu de ses prédécesseurs, et en même temps il se conciliait à bon droit l’amour de toute la ville. Les marchands l’aimaient de ce qu’il n’était pas orgueilleux ; il tenait leurs enfants sur les fonts et vivait avec eux comme compère et commère ; il les faisait largement contribuer à l’aisance de sa maison, mais il y mettait presque toujours des formes ; il les recevait avec un air de bonhomie à ses minutes d’audience, leur tapotait sur les épaules, leur faisait offrir une tasse de thé, et avait toujours le petit mot pour rire ; s’il entrait chez eux, il faisait parfois leur partie de dames, les questionnait sur leurs affaires, et, s’il savait qu’un fils fût malade, il conseillait volontiers un remède pour lui, et passait s’informer de son état.

Bref c’était le brave homme par excellence. Passait-il en drojka, il avait l’œil au bon ordre, et en même temps, il jetait à l’un et à l’autre un mot qu’on aimait à attraper au vol : « Mickhéitch, il faudra bien que nous fassions une partie de gorka[12]. — Oui, oui. Alexéï Ivanovitch, répondait Mickhéitch tout joyeux en tirant son bonnet, il faudra, il faudra. — Frère Ilia Paramonytch ? viens voir un peu mon ryssak[13] ; mais amène le tien attelé à la bancelle, le mien sera attelé en cinq minutes, et nous verrons un peu. » Le marchand, qui était fou de son ryssak, souriait avec bonheur, et en se caressant la barbe disait triomphant par avance : « Enchanté ! Alexis Ivanovitch ; nous verrons bien ! » Et tous les commis qui, en de pareils moments, se groupaient le bonnet à la main, se regardaient les uns les autres avec des visages épanouis qui semblaient dire : « L’excellent homme vraiment qu’Alexéï Ivanovitch ! » Il n’y avait pas d’homme, en effet, plus populaire, et l’opinion qu’avaient de lui les marchands était que, s’il les tondait de près un peu plus souvent que de besoin, celui-là du moins saurait dans l’occasion les protéger et les défendre.

Le maître de la maison, ayant remarqué que tout était prêt pour la collation, proposa à l’assemblée de laisser reposer les cartes, et tous passèrent dans la pièce spacieuse d’où s’exhalaient par bouffées des senteurs qui déjà avaient agréablement flatté l’odorat des convives, et où Sabakévitch, qui, depuis un gros quart d’heure, regardait par l’entre-bâillement de la porte, avait avisé un esturgeon posé sur un grand plat. Les conviés, après avoir tous ingurgité un verre d’une eau-de-vie couleur olive foncée, que rappelle seule certaine nuance mitoyenne de la malaquite de Sibérie, s’armèrent précipitamment d’une fourchette, s’élancèrent à l’assaut de la table, et mirent à jour chacun leur caractère particulier, fondant l’un sur le caviar, un autre sur le saumon, un troisième sur le fromage.

Sabakévitch, dédaignant profondément tous ces amusements, marcha à l’endroit réservé où s’étalait l’esturgeon, et, pendant que le vulgaire de la mangerie buvotait et babillait, faisant plus de besogne encore avec les yeux qu’avec les dents, lui, en vingt minutes de temps, absorba à lui tout seul son esturgeon, de sorte que quand le maître de police, après réflexion, dit : « Çà, messieurs, que me direz-vous à présent de cette production de la nature ? » et qu’il approcha de l’angle où était l’esturgeon, il ne vit plus que la queue et la charpente du monstre. Mais Sabakévitch était à l’autre bout de salle, devant une assiette vide, et y attirait de sa fourchette un tout petit poisson fumé ; de là il alla se camper dans un bon fauteuil où immobile, et comme étranger à la goinfrerie de tous ces profanes, il clignotait de temps en temps des yeux que le sommeil sollicitait habituellement à cette heure-là.

Le maître de police n’avait jamais, ce me semble, de grandes raisons d’épargner le vin ; il y eut des toasts sans nombre. Le premier toast fut porté, comme nous supposons que nos lecteurs le devinent eux-mêmes, à la santé du nouveau seigneur terrier du gouvernement de Cherson ; puis ce fut à la prospérité de ses paysans, de leur colonisation en ce beau pays, puis à la santé de la future dame de ces lieux, ce qui fit paraître un sourire attendri sur les lèvres de notre héros. On se pressa autour de lui de tous les côtés, le suppliant de vouloir bien rester encore, ne fût-ce que deux semaines, dans la ville : « Non, Pâvel Ivanovitch, on n’entre pas ainsi dans une chaumière uniquement pour la refroidir ; qu’est-ce que c’est que d’ouvrir la porte, saluer, rester sur le seuil un moment, et puis s’échapper ? cela ne ressemble à rien. Donnez-nous le temps de vous regarder un peu. Nous vous marierons ; n’est-il pas vrai, Ivan Grégoriévitch, que nous le marierons ?

— C’est dit, nous le marions ! dit le président ; vous aurez beau jouer des pieds et des mains, des ongles et des dents, vous serez, par Dieu, marié bellement. C’est vous qui êtes venu à nous ; ne vous plaignez donc pas. Nous ne sommes pas gens à nous payer de bonne mine.

— Eh bien ! quoi donc ? dit en riant Tchitchikof, je ne jouerai ni des pieds ni du bec. Le mariage ne m’effraye pas, et si j’avais une promise…

— Vous aurez une promise, c’est convenu ; vous aurez tout ce que vous voudrez !

— Oh ! alors…

— Bravo ! Il nous reste ! ! ! cria toute l’assistance ; vivat, vivat, vivat ! vive Pâvel Ivanovitch ! ! ! ! »

Et tous là-dessus allèrent à lui le verre en main pour trinquer. Tchitchikof trinqua avec tout le monde. « Non, non, encore ! » dirent les plus impétueux, et nouvelle trinquade ; puis ce fut à recommencer à l’occasion de la réapparition momentanée de Sabakévitch, qui n’avait pas pris part aux deux premières, et il fut fait une troisième grande trinquade générale. Sauf Sabakévitch, qui reprit dans un coin sa précédente immobilité, il n’y eut personne qui échappât à des recrudescences extraordinaires de gaieté. Le président, qui était tout à fait charmant dans ces conditions, embrassa plusieurs fois coup sur coup Tchitchikof, et la dernière fois il lui donnait les noms de mon âme, maman, ma petite maman mignonne ; et en faisant claquer ses doigts, il se mit à danser fougueusement autour de lui en entonnant le fameux refrain : « Voilà donc comme tu es, oui, te voilà bien, moujik de Kamara ! »

Après le vin de Champagne, on déboucha du vin de Hongrie, qui eut encore plus d’effet sur l’humeur déjà si folâtre de la société. Le whist fut complètement oublié ; on disputa, on cria, on parla de tout, de politique, de guerre ; on émit des opinions si hasardées, des idées tellement libres, qu’en d’autres instants eux-mêmes auraient pour moins que cela fouetté leurs enfants dans la remise. Mais lancés comme ils l’étaient, ils tranchèrent, sans sourciller, les questions les plus épineuses. Tchitchikof ne s’était jamais senti en si belle humeur ; il se tenait déjà pour grand propriétaire de Cherson ; il parlait de diverses inventions et améliorations à introduire ; sur les jachères, sur les greniers d’abondance, sur le bonheur et les joies ineffables de deux cœurs, et rencontrant les jambes de Sabakévitch, il s’arrêta et lui débita de mémoire, sans trop d’altération, l’épître en vers de Werther à Charlotte, qui n’eut pour effet que de faire clignoter plus activement son auditeur, à qui sa victoire sur le saumon avait donné une forte disposition au sommeil de méridienne.

Tchitchikof se sentait trop gai pour rester prudent ; il obtint de pouvoir user de la drochka du procureur. Dans le trajet, on vit bien que le cocher était un gaillard plein d’expérience ; il guidait du bras droit, et du bras gauche, il prévenait avec dextérité et convenance les inconvénients du cahotage sur le bârine qu’il menait. C’est ainsi qu’il arriva sans encombre, sur la drochka du procureur, à son hôtellerie, où longtemps encore il sentit tourbillonner dans sa tête une foule de ravissantes images : celle d’une jeune et belle épousée ayant une fossette sous la joue droite, puis celle de jolis villages et de grands capitaux. L’ordre fut même donné à Séliphane, en mots un peu confus, de rassembler dans la vaste cour tous les paysans de la colonie, et d’en faire l’appel nominal. Séliphane écouta longtemps sans rien dire ; puis, étant sorti de la chambre, il dit à Pétrouchka : « Va déshabiller monsieur. » Pétrouchka entra et se mit à tirer les bottes à monsieur, mais en tirant les bottes, il pensa bien mettre monsieur par terre avant ou avec les bottes.

À la fin, bottes et chaussettes furent ôtées, monsieur se déshabilla et se coucha et, après s’être tourné et retourné quelque temps sur son lit, étonné et gémissant de tant d’agitation, Tchitchikof s’endormit grand propriétaire du pays de Cherson.

Pétrouchka cependant, ayant porté dans la galerie du haut de l’escalier le pantalon et l’habit de drap roux à pluie d’or de son maître, les étendit sur les bras d’une potence à pied, ou portemanteau mobile, et se mit à les vergeter et brosser si cordialement que tout le corridor fut rempli d’un épais nuage de poussière. Comme il venait ensuite de rentrer les habits époussetés, il regarda machinalement du haut de la galerie dans la cour de l’auberge, et vit Séliphane qui sortait de l’écurie. Leurs regards se rencontrèrent et, s’étant compris par le flair, ils échangèrent électriquement cette pensée commune à tous les deux : « Monsieur est au lit, et cela pour quelques bonnes heures ; on peut se donner un peu d’air. » Et à l’instant même Pétrouchka laissa retomber doucement la porte du corridor et descendit l’escalier.

Ils franchirent côte à côte le seuil de la porte cochère, devisant sur ceci et sur cela, sans se rien dire l’un à l’autre du but de leur excursion. La promenade ne fut pas longue, elle se borna à traverser la rue ; ils gagnèrent une maison située en face même de l’hôtellerie, une maison qu’ils connaissaient ; là ils firent retomber sur eux une méchante et sale petite porte vitrée, et se trouvèrent dans une pièce basse où tenaient séance à diverses tables de bois blanc différentes gens, les uns à menton rasé, d’autres plus ou moins barbus ; en touloupes la laine en dedans, en simple roubakha ou chemise russe, et aussi en grossier manteau de drap de Frise.

Ce que firent là tous deux Pétrouchka et Séliphane, Dieu le sait ; mais ils en sortirent au bout d’une heure en se tenant par la main, observant le plus strict silence, se témoignant l’un à l’autre les plus grands égards, et se préservant l’un l’autre de tout point anguleux. Bras dessus bras dessous, inséparablement, ils rentrèrent dans la cour de l’auberge ; un bon quart d’heure durant, ils montèrent sans bruit les marches de l’escalier, et atteignirent triomphalement la plus haute ; ils ouvrirent la porte qui menait à la chambrette de Pétrouchka et à celle de son maître. Pétrouchka s’arrêta devant sa couche qui était fort basse, vu l’humidité du plafond ; il se demandait comment être plus convenablement couché, puis il se coucha en travers du lit, de sorte que ses pieds reposaient sur le plancher. Séliphane, qui avait suivi sans y penser son compagnon, sans y penser aussi se coucha sur ce même lit, mais la tête appuyée sur le flanc du camarade, oubliant tout à fait qu’il ne devait pas du tout dormir là, mais dans la chambre commune des gens de l’auberge, ou même peut-être à l’écurie près de ses chevaux. Ils s’endormirent tout d’une haleine, mais en remplissant l’air d’un ronflement d’une épaisseur inouïe, et auquel leur maître, derrière six pouces de cloison, répondait par un fin sifflement nasal.

Bientôt tout mouvement fut suspendu autour d’eux, et l’auberge entière fut plongée dans un profond sommeil ; seulement, à une toute petite fenêtre, on apercevait encore la clarté d’une lumière ; là s’était arrêté l’avant-veille un voyageur du grade de lieutenant, grand amateur de bottes, paraît-il, car il en avait commandé en toute hâte quatre paires, et depuis midi il ne cessait d’essayer une cinquième paire. Plusieurs fois il s’était assis sur son lit pour ôter ces dernières bottes et se coucher, mais il n’en pouvait venir à bout d’aucune façon. Il est vrai que les bottes étaient admirables de forme et de couture. Il passa là des heures à lever le pied en l’air, puis à l’abaisser sur le plancher, puis à se le mettre sur le genou, le tiraillant des deux mains avec fureur ; il eut tout loisir d’admirer le talon, qui avait en effet très-bonne façon. Une fâcheuse curiosité avait porté le voyageur à essayer les bottes de Tchitchikof, abandonnées pour une petite heure par Pétrouchka dans le haut de l’escalier.

  1. Les attelages de poste se distinguent par une cloche bruyante suspendue dans l’arc qui, fixé aux bouts du brancard du timonier, s’élève élégamment de deux pieds au-dessus de la crinière flottante de l’animal. On fond les cloches à Voldaï, localité célèbre pour cette fabrication.
  2. Koryto, l’auge, l’évier, le cuvier, la noue. Ne fais pas attention à l’évier, ou : ne méprise pas l’auge, ne dédaigne pas la gamelle.
  3. Probka, bondon, bouchon.
  4. Tselkove, écu dont la valeur est d'environ quatre francs ; c'est aujourd'hui le rouble d'argent, l'unité monétaire.
  5. Vânia, Jean Jeannot ; nous avons nous-même éprouvé que tout paysan russe répond volontiers à ce nom de Vânia, sous la forme d'un nom propre : c'est bien le nom commun par excellence.
  6. Ouvriers de port des rives du Volga central.
  7. Monistes (monisto), ornement du cou et de la poitrine, sorte de collier des femmes du pays.
  8. Coule, énorme sac de til tressé, presque aussi large que long ; il contient deux tchetvertes, ou huit grands boisseaux.
  9. Les soureaks (souda soureaki), énormes barques à fond plat, ainsi que le sens même ici l’indique, sont construits de manière à pouvoir résister à la pression et au choc des glaçons flottants, dans les étranglements et dans les rapides du fleuve.
  10. Le zertsalo est un petit meuble doré tournant sur piédestal, triangulaire, et offrant sur ses trois faces, sous autant de glaces, les trois oukaz fondamentaux de la parfaite justice des tribunaux en Russie au nom de Pierre le Grand ; il y a un zertsalo dans la salle d’audience de chaque tribunal. Derrière le président, à la paroi, est appendu en outre le portrait en pied du souverain régnant, et dans un angle est placée, assez obscurément, sauf les samedis et la veille des grandes fêtes, une image sainte. L’usage de ces mêmes objets s’est répandu dans toutes les salles de réunion des conseils et des comités, de sorte qu’on ne peut manquer en tous ces lieux de rencontrer la plus admirable équité dans les décisions, la plus haute sagesse dans les jugements ; la loi, le prince et la religion président aux sentences.
  11. La sévrïougha est le barbeau ou le surmulet de Russie.
  12. Gorka, espèce de jeu qui tient de la bouillotte et du lansquenet ; comme on s’y échauffe facilement, les pertes peuvent se monter très-haut, et de là lui vient son nom, dérivé de gora, montagne.
  13. Ryssak, détaleur, trotteur, cheval de trait choisi pour l’élégance et la vitesse de son trot.