Les Âmes mortes/I/6
CHANT VI.
PLUCHKINE.
Jadis, il y a bien longtemps de cela, c’était dans les années de ma jeunesse, dans ces belles années si vite écoulées de mon enfance, j’étais joyeux, charmé quand j’arrivais pour la première fois dans un lieu qui m’était inconnu ; peu importait que ce fût un hameau, une pauvre petite ville de district, un grand village, un petit bourg : mon œil curieux d’enfant y découvrait toujours beaucoup de choses intéressantes. Chaque bâtiment et tout ce qui portait le moindre vestige de particularité m’arrêtait, enchantait mon regard et me laissait une vive impression. Était-ce une maison en pierre, une de ces maisons de la couronne d’une architecture stéréotypée, la bonne moitié de la façade en fausses fenêtres, et cette façade se dressant seule dans sa fierté entre de modestes habitations bourgeoises construites en rondins et toutes consistant en un simple rez-de-chaussée ; était-ce une belle coupole bien ronde, revêtue de fer-blanc étamé, s’élevant au-dessus des grands murs blancs comme la neige d’une église neuve ou fraîchement restaurée ; était-ce un marché, plus ou moins primitif dans ses étalages et dans son aspect général ; était-ce un petit-maître de district venu pour se montrer dans le chef-lieu de la province, tout s’emparait de mon attention, rien n’échappait à mon observation à la fois fine et naïve, et, sortant le nez hors de ma télègue de voyage, je regardais et la coupe inconnue d’un pardessus, et les caisses de clous, de fleur de soufre, d’alun, de raisins secs, de craie, de camphre et de savon, qui formaient, avec des bocaux de conserves sèches de Moscou, la devanture, l’étalage des boutiquiers, des premiers épiciers de la localité. Je regardais un officier d’infanterie qui marchait le long des maisons, venant, de Dieu sait quel gouvernement, tâter un peu de l’ennui des villes de district ; et le marchand qui, vêtu d’une méchante sibirka[1], filait sur sa légère bancelle à quatre roues, comme l’hirondelle avant l’orage ; et je me transportais, par la pensée, à leur suite, bien loin, dans leur pauvre vie, que je ne manquais pas de supposer très-douce et très-riante.
Un employé de district venait-il à longer la rue, je pensais : « Où va-t-il ? passer la soirée sans doute chez quelqu’un de ses confrères, ou bien tout bonnement chez lui, dans sa maisonnette, où, après s’être tenu une demi-heure assis paisible sur l’avancée de sa porte pour attendre le crépuscule, il ira prendre place au souper de famille, entre sa mère, sa femme, sa belle-sœur et toute la nitée. » Je me demandais de quoi ils pourraient parler entre eux pendant que la fille de basse-cour en collier de verroterie, ou le garçon en grossière jaquette usée, apporterait, après la soupe, une chandelle de suif dans un vieux chandelier de travail domestique.
En arrivant dans le principal village de quelque seigneur, je regardais avec curiosité le haut et grêle clocher en bois, et la vieille église bâtie en rondins, sombre et d’une largeur disproportionnée. Je regardais avec admiration défiler à distance, à travers le feuillage touffu des arbres, le toit rouge et les cheminées blanches de la maison domaniale, et j’attendais impatiemment que s’ouvrissent à mes yeux en deux parts les jardins qui faisaient cadre et avenue, et que cette maison m’apparût enfin dans tout son ensemble, qui, alors du moins, avait toujours pour moi une belle apparence. Et je m’efforçais de deviner quel homme ce pouvait être que le seigneur du lieu, s’il était gros, s’il avait des fils ou une bonne demi-douzaine de filles riant avec le son de voix argentin du rire des femmes ; les unes aux yeux noirs, d’autres aux yeux bleus, mais la plus jeune, pour sûr, une beauté ; et si lui-même était un homme jovial, ou si, par hasard, il était sombre comme la fin de septembre ; s’il regardait sans cesse dans le calendrier, et parlait des foins, des orges et des seigles, dans le cercle de cette vive jeunesse qui pense naturellement à des sujets moins encombrants.
Aujourd’hui je traverse avec une profonde indifférence tous les villages inconnus, et j’envisage froidement leur triste et misérable apparence ; mon regard ne s’arrête plus sur de pareils objets, rien de grotesque ne me fait plus sourire ; ce qui autrefois provoquait chez moi instantanément un grand éclat de franc rire, et une heureuse animation dans mes traits et mes mouvements, passe maintenant devant mes regards comme inaperçu, et ma bouche, devenue immobile de froideur, ne trouve plus rien à dire de ce spectacle, qui avait alors le secret de me ravir en extase. Ô ma jeunesse ! ô ma belle ingénuité !…
Pendant que Tchitchikof, déshabitué de rire, lui aussi, parce qu’il approchait de mon âge, riait pourtant d’un rire rentré, contenu, d’un petit rire saccadé, mais tenace, à l’occasion du pittoresque et vigoureux sobriquet appliqué à M. Pluchkine par les paysans des environs de ses terres, il ne s’aperçut pas qu’il entrait dans un gros village formé par un nombre considérable de chaumières, séparées les unes des autres de cinquante pas, et de distance en distance par des rues et des ruelles. Cependant, bientôt le bruit et les terribles secousses provenant du trot de ses chevaux sur un vieux ais de rondins, devant lequel le pavé en cailloux des villes était doux comme la table d’un billard, le forcèrent bien de sortir de sa douce rêverie. Ces poutres, placées comme les touches d’un clavecin, se levaient, retombaient, ressautaient à droite et à gauche, et le passant qui ne se tenait pas en garde recevait ou un bleu à la nuque ou une bosse au front, et il lui arrivait de se mordre cruellement de ses propres dents le fin bout de la langue.
Il remarqua que les chaumières de ce village avaient, sans exception, un même air d’extrême vétusté. Les rondins dont les murs étaient formés exclusivement, étaient sombres et vermoulus ; beaucoup de toits ressemblaient à un gril, et il ne restait sur quelques-uns que la traverse du haut et quelques solives soutenues par de grêles chevrons : c’était comme la poitrine d’un squelette humain. On eût dit que les maîtres eux-mêmes avaient enlevé les planches du toit, pensant avec raison qu’en temps de pluie, ce n’est pas un bon abri qu’une chaumière délabrée et percée à jour, et que quand il fait beau, il n’y a pas à craindre la pluie. Les fenêtres de chaumières étaient sans vitres ; les unes étaient tamponnées de guenilles ou d’un lambeau de til en natte. Les balcons, couverts par le rebord des toits qui surplombaient en pignon saillant (des balcons faits à des chaumières russes !), s’étaient tordus d’eux-mêmes, et ils avaient noirci à tel point qu’ils n’avaient rien de pittoresque, même comme ruines. Derrière les chaumières, s’étendaient en beaucoup d’endroits des rangées d’énormes meules de blé, visiblement déjà anciennes et dont la couleur ressemblait à de la vieille brique mal cuite ; sur la cime était allée se fixer une croûte sans nom, et ces meules semblaient avoir conscience de leur valeur, car elles s’entouraient elles-mêmes, comme pour défendre leurs approches, d’une haie de chardons et de hautes herbes. Le blé, selon toute apparence, était la propriété du seigneur.
Derrière les meules et les chaumières, visibles par intervalles, s’élevaient, se dessinaient, fuyaient et disparaissaient dans l’atmosphère, tantôt à droite, tantôt à gauche, à mesure que la britchka avançait dans les sinuosités du chemin, deux églises de village, très-proches l’une de l’autre, l’une de bois et en ruines, l’autre en pierre, badigeonnée de jaune autrefois, souillée de moisissure et dangereusement lézardée. Puis Tchitchikof commença à entrevoir en partie la maison de maître, qui, à la fin, surgit de toute sa face, vue de l’endroit où cessait la double rangée de chaumières et où, à leur place, était un ancien jardin à choux abandonné, qui ne gardait de son ancienne clôture que quelques débris, ravagés et clair-semés de palissades aux trois quarts ensevelis dans les orties.
Cette étrange habitation, de longueur disproportionnée, avait quelque chose d’un vieux invalide cruellement mutilé et qu’on frémit de voir debout. Elle était ici en simple rez-de-chaussée, là chargée d’un modeste étage ; sur le toit sombre qui défendait mal les plafonds, ou ce qui en restait, de l’invasion des eaux de pluie, se pavanaient, l’un devant l’autre, deux belvédères, tous les deux d’un aspect peu rassurant, tous les deux, sauf quelques écaillures, dépouillés de la couleur à l’huile qui, à une époque quelconque, avait été leur vêtement, leur robe nubile. Les murs de la maison laissaient voir dans quelques endroits les losanges du lattis qu’avait recouvert l’enduit, pour avoir enduré mille et mille fois les diverses intempéries : pluies, givres, ouragans, tourbillons, escorte obligée des changements de saisons.
De toutes les fenêtres, il n’y en avait que deux qui fussent ouvertes ; les autres étaient fermées aux volets en permanence, ou même claquemurées de vieilles planches vermoulues. Quant aux deux fenêtres que j’ai dites ouvertes, elles ne laissaient pas d’être tant soit peu borgnes et louches ; l’une d’elles, par exemple, avait un emplâtre triangulaire de papier à sucre de couleur pensée, collé contre la vitre. Un vieux et immense jardin qui s’étendait derrière la maison et sortait du hameau, allant se perdre dans la plaine, tout envahi qu’il était par les hautes herbes, par les plantes buissonnières et toutes les végétations parasites, rafraîchissait l’aspect de ce vaste et sinistre manoir, et seul était majestueusement pittoresque dans son lugubre et magnifique abandon.
À l’horizon se prolongeaient, en nuages verdâtres et irréguliers, en coupoles de feuillage ondoyant, les cimes, rapprochées entre elles, des arbres qui croissaient en pleine licence. Un tronc colossal de bouleau blanc, dépourvu de son panache de verdure, brisé par la foudre et tordu par l’ouragan, s’élevant de ce fourré vert, continuait de s’arrondir en l’air comme une belle colonne torse en marbre poli ; un fragment penché, aiguilleté, hérissé de dards inégaux, par lequel se terminait le haut, au lieu de chapiteau, se détachait en noir, au-dessus de la blancheur mate du fût, comme un vieux porc-épic ou quelque oiseau noir effrayé. Le houblon qui étouffait en bas des buissons de sureau, de sorbier et de noisetier sauvage, grimpait ensuite au sommet de cette palissade, et venait jeter plus haut ses spirales hardies jusqu’au milieu du bouleau décapité. Là, il retombait en arcs-boutants, et recommençait à enlacer de ses filandres et de ses repères glutineux les cimes touffues d’autres arbres, ou pendait en l’air comme une longue et flexible chevelure, doucement balancée par la brise, après avoir ancré de loin en loin quelques crochets de sûreté. En de certains endroits se trouvaient des masses gigantesques de feuillage, inondées de soleil, mais qui, entre elles, par contraste, laissaient voir un enfoncement sombre, béant comme une profonde caverne ; cet enfoncement était, au contraire, tout imprégné de ténèbres, et c’est à grand’peine qu’on pouvait distinguer dans ce fond noir la trace incertaine d’un étroit sentier, des garde-fous en débris, une tonnelle vermoulue et prête à tomber en poudre, un vieux fût de saule creux, un acacia steppien grisâtre, se dégageant, sous la forme d’une épaisse soie de porc, de derrière des saules desséchés par l’enchevêtrement des racines et des tiges, et, plus haut, des feuillages et des branches mortes, enfin une jeune et vigoureuse branche d’érable étendant obliquement ses vertes feuilles polypiennes, sous l’une desquelles un rayon de soleil arrivait là, Dieu sait comment, et la changeait en un objet transparent, igné, merveilleusement radieux dans cette profonde obscurité. À l’écart, et tout à l’extrémité du jardin, quelques trembles géants laissaient voir d’énormes nids de corbeaux dans le fouillis de leurs rameaux les plus élevés ; quelques-uns de ces arbres avaient des branches rompues, sans être entièrement détachées de leurs troncs, d’où elles pendaient en bas avec leurs feuilles flétries et mi-desséchées. En un mot, tout était beau dans cet état de ruine vivace de la végétation locale, et tellement beau, que ni la nature, ni l’art, opérant isolément, ne sauraient produire rien d’approchant pour le regard de l’homme ; on ne peut avoir ce spectacle que là où tous deux se sont donné la main, où la nature, pour renchérir encore sur le travail humain souvent dépensé avec une prodigalité insensée, est venue achever le tableau en y jetant à loisir tout le grandiose, toutes les hardiesses de sa ciselure, en allégeant les masses lourdes, en détruisant une maladroite régularité, en rompant toutes ces misérables lignes droites qui découvraient la savante pauvreté du plan, enfin en communiquant une merveilleuse chaleur à tout ce qui a été conçu dans la froideur du calcul, des études et de l’apprêt des œuvres de l’homme.
Après un ou deux nouveaux détours, notre héros se trouva à la fin devant la maison, qui ne lui en parut que plus triste pour être vue de plus près. Une végétation moussue couvrait le bois vermoulu de toute la palissade et de la porte cochère. Une foule de bâtiments, les logements des gens, les magasins, les caves, en état visible de complète vétusté, remplissaient la cour. Près de ces bâtiments, à droite et à gauche, on voyait des portes cochères s’ouvrant sur d’autres cours. Tout disait qu’on avait jadis mené grande et large vie en ce même lieu où tout, désormais, était triste et morne à serrer le cœur.
Rien ne venait animer ce tableau de désolation ; ni portes s’ouvrant, ni hommes sortant d’aucune part, ni mouvement ni soins, ni allées et venues, ni vie dans la maison. La seule porte cochère principale était ouverte, et cela parce qu’un paysan venait d’introduire une télègue dont la charge était couverte de nattes, et cet homme semblait n’être apparu là que pour galvaniser un instant ce vaste tombeau ; ordinairement cette porte était fermée comme celle d’une forteresse en temps de guerre, ce que prouvait un énorme crampon de fer au bout duquel pendait un monstrueux cadenas.
Au pied de l’un des bâtiments de la cour apparut une étrange figure querellant le paysan qui venait d’entrer en guidant la télègue. Longtemps Tchitchikof ne put deviner à quel sexe appartenait cette figure, à une vieille matrone villageoise ou à un rustre abâtardi dans la domesticité. La robe qu’elle portait était d’une coupe tout à fait indécise et n’avait guère d’analogie qu’avec une capote de femme ; sur sa tête était un bonnet tel qu’en portent les bonnes vieilles villageoises attachées depuis longtemps au service du maître et n’y prospérant pas. La voix seule lui semblait tant soit peu grosse d’intonation pour un gosier féminin. « Oh, quelle femme ! » pensa-t-il en lui-même, et il ajouta : « Une femme, non ! voyons… Mais oui, eh, oui, c’est une femme !… » dit-il enfin, après avoir bien exploré du regard l’étrange individu. Cette figure hétéroclite, de son côté, le regardait aussi fort attentivement, et il semblait que la présence d’une personne étrangère fût pour elle comme un phénomène extraordinaire, car elle avait des regards curieux à voir, non-seulement pour Tchitchikof, mais pour Séliphane, et même pour les chevaux, qu’elle inspecta en connaisseuse depuis la queue jusqu’aux naseaux, y compris les dents. Tchitchikof, en voyant des clefs suspendues à sa ceinture et en l’entendant accabler le paysan des plus gros mots, jugea enfin que c’était une femme en furie, et probablement la femme de charge de M. Pluchkine.
« Hé, la mère ! dit-il, en sortant la tête et les épaules de la britchka, ton maître est-il…
— Il n’est pas à la maison, » dit la ménagère en coupant la parole à l’étranger ; et une minute après, elle ajouta : « Que vous faut-il ?
— J’ai affaire ici.
— Affaire ! eh bien, entrez, » lui dit la mégère en se retournant et lui montrant un dos souillé de farine, et une grande déchirure plus bas.
Notre héros ne balança pas à sauter à bas de sa britchka et à pousser la porte. Il pénétra dans une pièce d’entrée spacieuse et sombre, dont l’atmosphère glaciale sentait le moisi comme dans une vieille cave voûtée. De cette sorte de vestibule presque méconnaissable, il entra dans une chambre également sombre, à peine éclairée par un petit jet de lumière maladif et clignotant, qui partait d’une large fente au bas d’une porte. Ayant ouvert cette porte, il se trouva enfin au jour, et il fut fort surpris du désordre qui régnait dans cette troisième pièce.
Lorsque, dans une maison habitée, on fait la grande lessive des planchers, les laveuses essuient, rassemblent et amoncellent pyramidalement pour l’occasion tous les meubles, les petits sur les grands, et comblent les interstices au moyen des objets les moins encombrants du mobilier ; tel est l’aspect général que, sauf l’essuyage, offrait cette chambre où Tchitchikof s’arrêta stupéfié. Sur une table à jeu ouverte on voyait une chaise cassée, et tout contre ce débris une pendule dont le balancier était si bien arrêté qu’une araignée y avait déjà fixé une partie de sa trame savante. Tout près se tenait, adossée contre le mur, une armoire contenant de la vieille argenterie, cinq ou six carafons et de la porcelaine de Chine plus ou moins avariée. Sur un bureau orné d’une marqueterie en nacre, où la nacre, faisant défaut dans plusieurs endroits, était remplacée par un résidu jaunâtre de colle-forte, il se trouvait un vrai tohubohu poudreux d’objets divers : une couche de paperasses très-finement minutées, réunies sous un presse-papier en marbre verdâtre surmonté d’un œuf jadis blanc ; un vieux bouquin, reliure en veau, tranches rouges ; un citron sec réduit aux proportions d’une noix de muscade ; un bras de quelque ancien fauteuil curieusement sculpté ; un verre à pattes qui contenait, piqué de trois mouches, le résidu de quelque ratafia ; une enveloppe de lettres qui avait servi mais qui, retournée comme elle l’avait été, pouvait servir encore, et couvrait cette singulière conserve ; un petit bout de cire à cacheter ; un chiffon éraillé servant de couche à deux plumes chargées d’un bourrelet d’encre et dévorées par l’étisie ; un cure-dents devenu complètement jaune et dont le maître faisait usage à l’époque où il avait des dents, peut-être avant l’invasion des Français.
Aux parois étaient appendus, en rangs serrés et sans aucun scrupule de symétrie, une quantité de tableaux : une longue gravure inégalement souillée de nuages jaunâtres, produit du temps et de l’humidité ; elle était sans vitre, dans un cadre de bois rouge, orné d’étroites et minces lames de cuivre et d’une rosace à chacun des quatre coins ; elle représentait des fleurs, des fruits, une tranche de melon d’eau, une hure de sanglier et un canard, la tête en victime. Au milieu du plafond pendait un lustre enveloppé d’une housse de toile hérissée d’une folle poussière qui le faisait ressembler à une coque de ver à soie contenant sa chrysalide. Dans un coin de la chambre, on voyait un ramas d’objets bien plus grossiers et indignes de figurer sur les tables. Quant à ce qui composait ce tas informe, il était difficile de le deviner : car la poussière, qui en recouvrait les moindres parties, était si épaisse que les mains qui se seraient hasardées à s’y porter, y auraient, à l’instant, gagné une paire de mitaines grises. Ce qu’il y avait là de plus saisissable à la vue, c’était un fragment de pelle ou de bêche, et une ex-semelle de botte. Il eut été bien impossible de dire que dans cette chambre habitât un être humain, si le fait n’eût été rendu quelque peu probable par la présence d’un vieux bonnet graisseux et non poudreux, posé sur la table.
Pendant que notre héros examinait d’un œil curieux tout ce singulier ameublement, une porte latérale s’ouvrit et Tchitchikof vit apparaître cette même ménagère qu’il avait rencontrée dans la cour ; seulement ici il reconnut, voyant la figure de plus près, que ce devait être un régisseur ou un intendant, et non pas une ménagère : car enfin une ménagère ne se rase pas, et cet être douteux se rasait, rarement, il est vrai, mais enfin il avait barbe au menton, barbe drue, barbe comparable aux étrilles en fil de fer dont on fait usage dans les écuries. Tchitchikof, donnant à sa figure une expression interrogative, attendait impatiemment que cet homme s’expliquât ; cet homme, de son côté, attendait que Tchitchikof lui adressât la parole. Ce fut, en effet, ce dernier qui, pour en finir de cette situation peu récréative, prit le parti de dire à cet inculte subalterne, à ce grivois mal-appris : « Eh bien ! le maître est-il à la maison ? dis-moi.
— Le maître est ici, répondit le prétendu subalterne.
— Et où est-il donc ?
— Ah çà, êtes-vous aveugle ? qui interrogez-vous ? qui demandez-vous ?… le maître ?… eh bien ! c’est moi qui suis le maître ! »
Ici notre héros recula involontairement de deux pas et regarda avec une grande attention le personnage. Il lui était arrivé dans la vie de voir bien des sortes de gens, même des gens tels que, peut-être, il n’arrivera ni à mon lecteur ni à moi d’en jamais voir, mais il n’en avait pas vu un seul de cette apparence. Son visage ne présentait toutefois rien de particulier : il avait de l’analogie avec le commun des vieillards maigres ; seulement son menton avait une saillie si prodigieuse que, pour ne pas cracher dessus, il devait à tous coups le couvrir de son mouchoir ; ses petits yeux n’étaient pas encore éteints, et, au contraire, ils se montraient très-éveillés sous l’ombrage d’épais sourcils, comme les souris quand, avançant hors de leurs sombres retraites leurs fins museaux, l’oreille au guet, la moustache agitée, elles regardent s’il n’y a pas là en embuscade, soit un chat, soit un vaurien d’enfant, et que, soupçonneuses, elles flairent attentivement l’atmosphère du lieu.
Ce qui était beaucoup plus remarquable que la figure de ce gentilhomme, c’était son costume. Il n’y avait aucun moyen de deviner de quelle étoffe pouvait avoir été faite originairement la souquenille qui couvrait ses membres décharnés ; les manches et le dos étaient tellement graisseux et lustrés que ces parties ressemblaient à ce iouft ou cuir de Russie dont on fait nos bottes ; derrière lui, au lieu de deux basques, il lui en pendait quatre, qui montraient en plusieurs endroits la ouate dont ce vêtement sans nom était doublé. Son cou, de même, était entouré d’un objet qui pouvait avoir été un bas, une bretelle, une jarretière, une ceinture, je ne sais, mais certainement pas une cravate.
Si Tchitchikof eût rencontré cet homme ainsi accoutré dans quelque recoin d’un porche d’église ou vers l’entrée de quelque jardin public, il est fort probable qu’il lui aurait glissé un sou dans la main. Je saisis cette occasion de dire à la gloire de notre héros, qu’il aimait beaucoup à donner au pauvre un sou de cuivre. Mais l’homme que, pour le quart d’heure, il avait là devant lui, n’était pas un mendiant, mais bien un gentilhomme, seigneur terrier, possesseur de plus d’un millier d’âmes, et il n’eût été donné à personne de trouver chez un autre autant de blé, de grains de toute nature, de farine, son et recoupe entreposés, et des hangars, des magasins, d’immenses séchoirs à ventilateurs, encombrés d’une si grande quantité de toile et de drap en pièces, de touloupes tannés ou corroyés, de laines cardées et non cardées, en balles, en écheveaux, de poissons saurs et fumés, de tous les légumes imaginables.
À voir tout à coup, par hasard, sa cour réservée, sa grande officine où il avait rassemblé en provisions considérables toute espèce d’ustensiles et de vaisseaux en bois parfaitement neufs, il n’est pas un Russe qui ne se fût cru à Moscou, au marché dit Chtchepnoï (aux Copeaux), où se rendent journellement les belles-mères des jeunes ménages, suivies de leurs cuisinières, pour faire leurs emplettes, et où l’on voit blanchir en monceaux bois ouvré, bois ouvragé, bois cousu, bois tourné, bois raccordé, cerclé, tissé, tressé : les baquets, éviers, cuves, cuviers, auges, tonnes, barils, brocs, puisoirs, seaux, sébiles et escarcelles, tabourets de toute hauteur et largeur, puis corbeilles, corbillons, paniers, en hêtre, en bouleau, en osier tressé, et enfin toute cette catégorie des objets dont fait usage aussi bien la Russie pauvre que la Russie opulente. Pluchkine en possédait une énorme quantité, et pourquoi ? Il n’eût pu en employer le tiers dans tout le cours de sa vie, eût-elle été fort longue, et ses domaines eussent-ils eu le triple d’étendue ; — eh bien, cela lui semblait peu, bien peu, et ce qui prouve qu’il le pensait ainsi, c’est qu’il allait chaque jour explorer les rues et les ruelles, les dessous des ponts, les monceaux d’ordures et tout ce que pouvaient détourner le bout crochu de son bâton et ses doigts plus crochus encore : une vieille semelle de chaussure, une guenille, un clou, un tesson de pot, il emportait tout et allait l’ajouter au tas que Tchitchikof avait regardé avec étonnement dans l’un des angles poudreux de la chambre. « Allons, voici le maître parti pour sa chasse », se disaient entre eux les paysans, quand ils le voyaient en quête de cet étrange gibier. Là où il avait passé, il ne restait dans la rue rien, rien à relever ni à balayer.
Un officier, étant venu à passer à cheval, perdit dans le chemin un de ses éperons ; il s’en aperçut presque aussitôt et rebroussa pour jeter un rapide coup d’œil sur le chemin, mais point d’éperon : il était déjà ajouté à la masse dont nous avons parlé. Si une villageoise, dans un moment de distraction, oubliait un moment son seau près du puits, vite, vite, il emportait le seau. Mais si un paysan le prenait sur le fait, il ne contestait point et il livrait l’objet sans même donner signe de surprise ; seulement il ne fallait pas attendre de lui cette abnégation muette si une fois l’objet était entré dans son tohu-bohu : car, en ce cas, il jurait l’avoir bel et bien acheté de ses deniers telle année, tel jour, en tel endroit, ou le tenir de son grand-père par héritage. Dans sa chambre il relevait patiemment tout ce qui pouvait être tombé par hasard sur le plancher : un tout petit bout de cire à cacheter, une toute petite rognure de papier, une barbe de plume, un brin de crin ou de duvet, n’importe, il déposait tout cela sur son bureau ou sur l’appui de l’une de ses fenêtres.
Il fut un temps où cet homme-là n’était qu’un propriétaire économe ; il avait eu femme et enfants ; quelques voisins venaient de loin en loin s’asseoir à sa table, prendre son avis sur bien des choses, et surtout apprendre à être sans honte bons ménagers de leurs revenus. Tout, dans ses domaines, était actif et vivant ; tout, sans trace de contrainte, était assujetti à la règle, à la volonté méthodique du maître : moulins à blé, moulins à foulon, usines, fabriques de drap, teintureries, ateliers de menuiserie, tisseranderies, tout se mouvait régulièrement. Partout et dans tout veillait l’œil pénétrant du maître. On ne voyait pas briller la moindre sensibilité dans ses traits, mais son regard annonçait une intelligence très-vive ; son langage se ressentait de son expérience et de sa connaissance du monde, et on avait généralement plaisir et profit à l’entendre.
Son épouse, qui était aussi polie que communicative, aimait à faire les honneurs de la maison ; on trouvait encore chez eux un surcroît d’agrément à voir les deux filles qu’ils avaient, jolies toutes les deux et fraîches comme la rose du matin ; puis accourait du jardin ou du village leur jeune frère, enfant fait de vrai salpêtre, plein de pétulance et de gentillesse, qui se jetait au cou de tout le monde sans se soucier de savoir si l’on trouvait du plaisir ou non à ses caresses. Dans la maison, en été, on tenait toutes les fenêtres larges ouvertes ; le haut était occupé par un instituteur français en tout temps admirablement rasé, même quand il était à la chasse, son passe-temps favori. Il rapportait presque toujours des coqs de bruyère et des canards sauvages, mais quelquefois aussi rien que des œufs de moineau dont il se faisait faire une omelette qu’il mangeait tout seul, car personne que lui ne faisait cas de ce mets-là. Au même étage habitait aussi une de ses compatriotes qui était la gouvernante française des deux demoiselles.
Le maître de la maison paraissait toujours à sa table en surtout vieux et usé, propre cependant et encore mettable.
Mais il perdit sa femme ; ce fut dans la famille une perte immense ; une partie des clefs et des menus soins de ménage incomba à Pluchkine. Il devint soucieux, et, comme tous les veufs prédisposés à la lésine, plus soupçonneux et plus chiche. Il ne pouvait compter sur sa fille aînée Alexandra ; il se défiait d’elle, et elle ne tarda pas à lui donner raison en s’enfuyant avec un officier d’un régiment de cavalerie, qui l’épousa en toute hâte dans quelque église de village ; le père ne pouvait souffrir les officiers, persuadé que ce sont tous des joueurs et des dissipateurs. Il envoya à sa fille sa malédiction et ne songea pas un instant à la faire poursuivre. La maison se trouva bien vide, et le maître tourna plus évidemment à l’avarice.
Les cheveux gris à reflet argentin, qui sont inséparables de cette passion, venant à briller chaque jour avec plus d’éclat sur sa tête crépue, lui conseillèrent énergiquement de retrancher de son entourage tout ce qui était dépense, puis de s’attacher à tout ce qui était argent ou pouvait à volonté se convertir en argent. Le précepteur français fut congédié, parce qu’il était temps que le jeune homme entrât au service ; la gouvernante fut mise à la porte, véhémentement soupçonnée d’avoir prêté les mains à la fuite d’Alexandra ; le fils, expédié au chef-lieu du gouvernement, afin d’étudier, par la pratique, dans les tribunaux de la localité, les avantages attachés à l’exercice des magistratures, selon le désir formel de son père, entra, au lieu de cela, dans un régiment, et se hâta d’écrire à son père, en le suppliant de lui envoyer sans retard de quoi faire face aux frais de son équipement. On comprend que, de l’humeur dont était le père à cette nouvelle, le jeune guerrier reçut une effroyable rebuffade, et pas un denier au bout.
Enfin sa seconde fille, qui, depuis le décès de sa mère et la fugue de sa sœur ne faisait plus que dépérir devant le spectacle des froids transports du père, prit le parti de s’éteindre tout à fait, de sorte que le vieillard se trouva seul… mais aussi seul conservateur, seul gardien irresponsable, seul dominateur absolu de ses richesses. La vie isolée fournit une abondante pâture à l’avarice, qui, comme on sait, a une faim de loup, et plus insatiable à mesure qu’elle dévore davantage ; les sentiments humains, qui déjà étaient en lui à l’état de bien rare phénomène dans sa vie de famille, s’évanouirent à jamais de son âme, c’est-à-dire de cette ruine sombre, d’où chaque jour tombait sans retour un fragment chanci de ce que la nature y avait mis dans l’origine.
Il arriva, comme pour confirmer l’opinion de Pluchkine sur messieurs les militaires, que son fils fit une perte aux cartes ; aussitôt il lui écrivit qu’aucune lettre de lui ne serait plus reçue ; que sa personne, s’il se présentait, serait reçue encore moins, et l’épître paternelle se terminait par la plus solennelle malédiction. Depuis ce jour, il s’arrangea de manière à ignorer complètement si son fils unique vivait encore ou s’il ne vivait plus.
Tous les ans on bouchait des fenêtres à sa maison ; à la fin, il n’en restait plus que deux, dont l’une, comme nous l’avons vu, avait des emplâtres de papier à sucre sur les vitres.
D’année en année les principales parties de l’économie tombèrent, faute de surveillance et d’entretien : c’est que l’œil pénétrant de Pluchkine se portait sur les rognures de papier, sur les bouts de ficelle et sur les brins de duvet, et qu’étant seul au monde de son sang, il ne pouvait plus guère s’éloigner de son musée de clous rouillés et de guenilles.
Il était devenu de plus en plus intraitable pour les acheteurs qui se présentaient avec l’intention de lui proposer un prix convenable de ses produits. Tous successivement s’éloignèrent, unanimes à dire que c’était un diable incarné, un gnome, et non pas un homme. Le foin et les blés pourrirent, les meules se métamorphosèrent en un fumier où l’on aurait pu cultiver le chou pour en tirer quelque parti ; la farine, amoncelée sous des voûtes humides, se convertit en pierre, et il eût fallu l’épieu et la hache pour la déloger de là ; dans les séchoirs, vastes halles, on eût craint de toucher du bout d’une perche aux toiles, aux feutres et aux draps, tout cela pouvant contagieusement devenir une avalanche de poussière.
Il finit par oublier lui-même le chiffre des quotités de chaque chose, mais il lui revenait sans cesse en mémoire d’avoir mis sur une petite armoire un carafon solide, contenant un reste de ratafia, et où il avait fait sa marque pour que personne ne pût en prendre une gorgée à son insu ; il se rappelait les endroits où il avait déposé une clef sans emploi, un vieux clou tordu et un informe bâton de cire à cacheter, industrieusement formé par lui du cachet des enveloppes de lettres qu’il avait reçues en divers temps.
Et cependant le revenu du domaine n’avait subi aucune baisse : le paysan était soumis à la même redevance ; chaque femme devait apporter la même quantité de baies, de champignons et de noisettes, chaque tisserande fournir le même nombre de pièces de toile, et le tout passait dans les ambarres et les magasins pour y devenir moisissure, et pourriture et haillons… et lui-même, le maître de ces biens, n’était plus guère qu’une sorte de haillon de l’humanité.
Sa fille Alexandra vint le voir deux fois : la première fois, avec son fils âgé de trois ans, pour essayer de tirer quelque chose du grand-père. Il paraît que la vie des camps n’avait pas autant de charmes qu’elle se l’était imaginé avant l’escapade. Pluchkine eut la délicatesse de ne point lui reprocher l’irrégularité de son mariage, et, ce qui est plus fort, il prêta au jeune enfant, pour jouer un peu, je ne sais quel bouton armorié qui avait sa place marquée sur la table poudreuse, mais il ne donna pas un rouge liard à la mère… à la deuxième fois, Alexandra apparut avec deux enfants et lui apporta une brioche, et, comme objet de durée, une robe de chambre ouatée, ayant remarqué, à sa première visite, que son père continuait à porter un vieux khalatt[2] qui faisait peine et honte à regarder. Pluchkine fut tellement touché de cette attention qu’il sourit aux deux marmots, les posa en amazone chacun sur un de ses genoux et les secoua exactement comme s’ils étaient à cheval, allant un petit train de galop. Il accepta de bonne grâce la robe de chambre et la brioche ; mais lui, de son côté, il ne donna absolument rien à sa fille. La pauvre Alexandra, voyant qu’elle ne faisait pas ses frais, ne reparut plus chez son père.
Tel était le gentilhomme propriétaire de mille âmes qui se trouvait devant Tchitchikof. Je me hâte de dire qu’un tel phénomène se fait rarement observer, en Russie, où tout dans l’existence nationale est plus porté à l’expansion et à la raréfaction qu’à la restriction et à la condensation… phénomène d’autant plus frappant que, dans le même district, habitent, joyeux viveurs, des seigneurs terriers qui jouissent largement, à la russe, de tous les avantages que la nature et la société leur ont faits, et mettent leur amour-propre à brûler la vie d’outre en outre pour lui donner des tons chauds. Un hobereau russe tâche d’être toujours en fête ; un voyageur qui passe pour la première fois par ses terres s’arrête ébahi à la vue du manoir, se demandant quel prince apanagé est venu tout à coup se créer une résidence de fantaisie au milieu de tant de petits propriétaires d’un canton inconnu et sans route ; le passant prend pour un palais des maisons de briques ou de moellons, blanchies à la craie, surmontées d’une légion de cheminées, de belvédères, de girouettes, tout entourées d’un régiment d’ailes et de tout ce qu’il faut pour la commodité des visiteurs arrivant le plus souvent pour quelques jours avec femme, enfants, valets et chevaux.
Que ne trouve-t-on pas chez le hobereau ? Ce sont des banquets, des spectacles, des bals, des promenades nocturnes dans des jardins grands comme des parcs royaux, illuminés a giorno par des feux de bivouac et des milliers de lampions, et animés par les enchantements d’une musique harmonieuse et variée. La moitié d’un gouvernement est là, vêtue de ce qui embellit les formes et ne les cache pas, se promenant sous les arbres et dans les méandres des labyrinthes. Au niveau de cette clarté forcée, rien ne semble ni morose ni terrible ; elle jaillit théâtralement du décor des fourrés, où branches et feuillages s’enluminent au rebours de l’ordre naturel, ayant leurs fraîches teintes vertes en moins ; tandis qu’en haut, plus grave, plus morne, s’enveloppe d’obscurité le ciel noir de la nuit, et les cimes au feuillage tremblant, grelottant, paraissent plonger plus loin dans les profondeurs de l’ombre assoupie et murmurer de cette fausse lumière dont le bizarre caprice des hommes s’égaye à inonder leurs pudiques racines.
Il y avait quelques minutes que Pluchkine se tenait immobile et silencieux devant notre héros. Tchitchikof, de sa part, ne pouvait entamer la conversation, préoccupé qu’il était par l’aspect du phénomène et de l’étrange bric-à-brac qui lui servait de cadre ; son imaginative ne savait sous quelle forme présenter la cause de sa visite. Il avait eu l’idée de dire à Pluchkine qu’ayant entendu exalter ses vertus et les belles et rares qualités de son âme, il s’était fait un devoir de venir personnellement lui payer un légitime tribut d’hommages. Mais il sentait qu’un tel langage serait par trop obséquieux vis-à-vis d’un pareil homme ; il jeta de nouveau un regard en général sur tout ce qui était dans la chambre, et comprit qu’il y avait lieu de changer les mots de vertus et de belles qualités en ceux de remarquable esprit d’ordre et d’économie. Par suite de cette résolution, il lança sa phrase et l’acheva en disant qu’il avait cru devoir venir lui présenter l’assurance de son respect. Sans doute qu’en cherchant bien il eût pu trouver un prétexte fort ingénieux ; mais, malgré les avertissements de Sabakévitch, il y avait, d’une part, urgence de parler et, d’une autre, stupeur invincible, et son esprit ne sut rien improviser de plus convenable comme avant-propos.
Pluchkine marmotta (je ne dirai pas entre ses dents, il n’en avait plus une seule), entre ses lèvres sèches et blafardes, des paroles insaisissables, dont le sens était probablement : « Au diable ton respect et ta personne ! » Mais, comme les usages de l’hospitalité russe ont encore tant d’empire qu’il est impossible, même à un grippe-sou, d’en braver impunément les lois, il dit d’une manière assez distincte : « Asseyez-vous là, je vous prie. » Et, après un moment de silence, il ajouta :
« Il y a longtemps qu’on ne vient plus me voir, et j’avoue que je n’en suis pas fâché. On a établi, Dieu sait qui et à quelle époque barbare, la très-impertinente coutume de se courir sus les uns aux autres, comme si on voulait ne permettre à aucun de s’occuper de ses affaires. Celui chez qui on fait irruption doit donner son foin à des chevaux étrangers… J’ai dîné depuis plus de quatre heures… ma cuisine est froide, basse, toute délabrée ; il s’est fait ce matin un éboulement dans la cheminée ; si je faisais allumer du feu, vous verriez pour sûr un incendie.
— C’est bien l’homme qu’on m’a dit, pensa Tchitchikof ; mais, après le dîner de Sabakévitch, on peut attendre ; j’ai mangé là-bas comme pour toute une semaine en deux heures de temps.
— Et pour du foin, pas un brin, mais pas un brin ici, ni chez moi, ni au village. Et, en effet, comment garderais-je du foin ? j’ai une terre grande comme la main… Le paysan chez moi est paresseux ; il a horreur du travail et ne rêve que cabaret… Avant qu’il soit peu, je serai à la besace : voilà le sort réservé à mes derniers jours.
— On m’a pourtant raconté, dit Tchitchikof avec hésitation, que vous possédiez mille paysans.
— Ah ! miséricorde ! qui a pu vous dire cela ? Ah ! vous auriez bien dû, par charité chrétienne, lui cracher à la figure, à celui qui vous a fait ce conte-là ! C’est un méchant, un gouailleur, qui a voulu s’amuser à vos dépens. Mille âmes ! mille âmes, moi ! Ils n’ont pas tenu registre de la mortalité des derniers temps ; le compte des paysans qui me restent n’est pas long à faire, allez ! Dans ces trois dernières années, les fièvres m’ont enlevé tout ce que j’avais de gens valides.
— Bon Dieu ! quel malheur ! s’écria Tchitchikof d’un grand air de profonde commisération ; ainsi, les fièvres vous en ont tué beaucoup ?
— Beaucoup ; oui, beaucoup !
— Aïe, aïe, aïe !… et… combien ?
— Eh mais, bien quatre-vingts.
— Qua… ? Qu’est-ce que vous me dites donc là ?
— Monsieur, je ne mens pas.
— Permettez, permettez ; ces âmes, vous les comptez, je suppose, depuis l’époque du dernier recensement ?
— Je le voudrais bien, mais non. Depuis le temps dont vous parlez, c’est cent vingt au moins que j’ai perdues.
— En vérité ! cent vingt ? s’écria Tchitchikof, qui d’émotion resta bouche béante.
— Je suis trop vieux pour m’amuser à mentir ; j’ai près de soixante-dix ans, monsieur ! »
Pluchkine, en parlant ainsi, se montrait offensé de l’exclamation, joyeuse au fond, de notre héros. Tchitchikof se fit scrupule pourtant ; il lui sembla inconvenant à lui-même d’éprouver si peu de pitié pour le malheur du prochain ; aussi poussa-t-il bien vite un soupir en disant qu’il compatissait à sa peine.
« La compassion, mon cher monsieur, est une chose qui ne se met pas en poche, dit Pluchkine. Tenez, par là, tout près de moi, habite un capitaine, mon parent, à ce qu’il dit ; on ne sait souvent d’où viennent ces parentés : « Mon oncle, mon bon oncle », qu’il me dit… et il me baise les mains, et il se met à me plaindre, à me plaindre, que si je faisais trouvaille d’un peu de coton en ces moments-là, je m’en tamponnerais les oreilles. C’est un rougeaud ; il a la figure en feu, parce qu’il détrempe sans cesse ses attendrissements dans les alcools. Pour sûr, il a mangé et bu son avoir en menant la vie d’officier, ou bien une nymphe de coulisse lui a tout soutiré, et, à présent, il est tendre pour moi, il me plaint, il gémit de mes misères, le tourtereau ! Je suis son bon oncle ! »
Tchitchikof tâcha de faire comprendre que son apitoiement était purement sympathique et nullement de la même nature que les effusions du capitaine ; il ajouta qu’il était, quant à lui, tout prêt à prouver, non par de vaines paroles de sycophante, mais par des faits, et sur l’heure, l’intérêt qu’il avait involontairement témoigné ; il déclara pour preuve qu’il offrait à payer, à la place de Pluchkine, la capitation des paysans morts dans son domaine dans le temps de la contagion, et même de tous les cent vingt. Cette proposition, au premier moment, parut à Pluchkine quelque chose d’incroyable ou de providentiel. Il se frotta les yeux, regarda longtemps son interlocuteur, et à la fin, lui dit :
« Monsieur, vous n’avez jamais été, vous, au service militaire ?
— Non, répondit Tchitchikof d’un air d’intelligence ; j’ai servi dans le civil.
— Dans le civil, hum ! dans le civil, » répéta Pluchkine en mâchant des lèvres comme s’il mangeait quelque cartilage ; puis il ajouta : « Çà mais, comment donc, comment ? Songez donc que vous dépenserez de l’argent comme ça.
— Pour vous prouver que je suis sincère, et pour vous obliger, je veux bien faire quelque frais, dit Tchitchikof, qui, en ce moment, tenait sa tabatière ouverte et semblait inspecter la charnière à l’intérieur, ce qu’il faisait toutes les fois qu’il avait à prononcer une phrase purement diplomatique.
— Ah ! mon père ! ah ! mon bienfaiteur ! » s’écria Pluchkine ; et, dans le trouble de sa joie, il plongea trois doigts dans le tabac de son interlocuteur, s’en remplit le nez au point d’en éprouver un moment de vertige pendant lequel sa souquenille s’ouvrit beaucoup plus que ne le permettait la bienséance. « Il y a donc quelqu’un sur la terre pour soutenir le vieillard ! Ah ! saints du paradis ! ah ! Seigneur mon Dieu !… ah !… »
Il n’en put dire davantage. Mais il ne se fut pas écoulé une minute que ce vertigineux transport de joie, qui venait d’éclairer son visage de bois, disparut subitement sans laisser la moindre trace, et ses traits reprirent la même expression soucieuse et méfiante. Il tira du fond d’une très-grande poche un mouchoir d’un âge respectable et s’en essuya le tour des yeux ; puis, mettant le linge en pelote, il s’en épongea la lèvre supérieure.
Tchitchikof rempocha sa tabatière en jetant les yeux sur la carte géographique qui s’était dessinée d’elle-même au plafond, après quoi il se posa les mains sur les genoux et regarda placidement la face de Pluchkine ramenée à son vrai caractère.
Pluchkine reprit :
« Çà, comment ? excusez la liberté… je ne voudrais pas être indiscret… mais, comment donc, vous prenez sur vous de payer leur capitation, oui ? Et… vous donnerez cet argent à moi, à moi… ou bien à la couronne ?
— En effet, vous m’y faites songer… Eh bien, voici ce que nous allons faire : nous passerons un acte en bonne forme, d’après lequel vous serez censé me les avoir vendus, et moi, les avoir achetés de vous, tout comme s’ils étaient en vie.
— Oui, un acte… hum ! un acte… dit Pluchkine en se remettant à mâcher de l’air, un acte à passer… c’est de la dépense. Les commis, clercs et greffiers sont un peuple sans conscience. Il y a eu un temps où, pour quelques sous et un sac de farine, on sortait d’affaire ; mais aujourd’hui ce serait peu d’un convoi entier de gruau de choix, si vous n’ajoutez le billet rouge[3] : c’est une telle soif d’argent ! Je ne conçois pas qu’on ne porte nulle attention à ce fléau ; ne devrait-on pas les rappeler au soin de leur salut ? On fait des prodiges avec de bonnes paroles. Il y a des gens bien corrompus, qui pourtant ne résistent pas si on leur parle avec l’onction convenable du salut de leur âme.
— Tu résisterais à plus que cela, toi, » pensa Tchitchikof ; et il déclara que, par considération pour lui, il prendrait aussi à son compte les frais de l’enregistrement.
Pluchkine conclut de ce qu’il venait d’entendre que l’homme qu’il avait devant lui était archisot, qu’il prétendait en vain avoir servi dans le civil, qu’en réalité il avait dû être militaire, qu’il avait joué, bu et tourné autour des rats de ballet, comme ils font tous. Cependant il ne put contenir les éclats de sa joie ; il souhaita tous les biens du monde non-seulement à ce maître sot, mais à toute sa progéniture sans lui demander s’il avait ou non de la progéniture. Il alla à sa fenêtre, frappa à une vitre qui n’était pas encore fêlée, et cria : « Hé ! Prochka ! »
Quelques moments après on entendit dans l’entrée un homme essoufflé, qui se donnait un grand mouvement et frappait du pied contre le plancher comme un rustre qui chausse ses bottes ; puis la porte s’ouvrit, et il entra dans la chambre un pauvre jeune gars de treize ans, traînant avec une difficulté infinie une paire de bottes d’une remarquable solidité, mais où les jambes de l’enfant dansaient comme le pilon dans un mortier d’apothicaire. Il faut bien que nous disions en passant pourquoi Prochka comparaissait si grotesquement botté : c’est que M. de Pluchkine, pour l’usage de tout ce qu’il s’entretenait de gens à son service, n’avait qu’une paire de bottes, une seule ; et ces bottes devaient toujours se trouver dans la pièce d’entrée de la maison seigneuriale.
Ainsi celui ou celle des domestiques qui était appelé dans les chambres accourait nu-pieds, en sautillant à travers la cour pour éviter les pointes de cailloux ou les flaques, puis, en pénétrant dans l’entrée, vite il se bottait et comparaissait devant le maître. À l’instant même où il sortait de la chambre, il se débottait dans un coin de l’entrée et s’en retournait de son pied léger là d’où il était venu ou ailleurs. Si, vers la fin de l’automne, à l’époque des premières gelées, toujours les plus sensibles aux êtres mal armés contre l’intempérie, quelqu’un eût regardé de la fenêtre dans cette cour, il aurait vu toute la domesticité locale faire, à de certains moments, des sauts et des gambades d’un genre nouveau et curieux même pour les amateurs de ballets les plus dilettanti de nos trois capitales.
« Voyez, monsieur, regardez-moi ce groin-là ! dit Pluchkine à notre héros en lui montrant au doigt la figure chiffonnée de Prochka ; c’est bête comme une idole tartare : eh bien ! essayez de laisser quelque chose à portée de sa griffe, ce sera chippé en un clin d’œil. Pour quoi faire es-tu venu ici, imbécile ? Voyons, dis. (Ici, l’hôte de Tchitchikof observa un temps de silence, à quoi Prochka répondit aussi par un modeste silence.) Mets de l’eau dans le samovar[4] et du charbon dans le foyer ; va l’allumer en soufflant là-bas au milieu de la cour, et tu me l’apporteras ici, sur cette table. Attends donc ! prends cette clef, donne-la à Mavra ; dis lui d’aller au garde-manger : elle y trouvera un reste sec du koulitch qu’a apporté Alexandra Stéponovna. Nous mangerons cela avec notre thé, hé ! hé ! hé ! Attends ! où vas-tu donc, maître fou ? Est-ce que le diable te gratte le jarret, que tu ne te possèdes pas, drôle ? Écoute : le croûton est un peu moisi en dessus ; Mavra doit râper ça avec un couteau… et qu’elle ne jette pas cette chapelure, mais qu’elle la porte au poulailler. Quant à toi, prends bien garde ! Ne t’avise pas, frère, de mettre le pied dans le garde-manger ; autrement, tu sais ce que tu auras ! Nous avons par là du bouleau frais, si le cœur t’en dit. Tu as déjà, j’en suis sûr, un excellent appétit, cela te l’aiguisera encore, tu verras. Essaye, essaye de te glisser dans mon garde-manger ; moi, pendant ce temps-là, je te regarderai faire de cette fenêtre ; va, va ! C’est un petit gueux, monsieur, à qui l’on ne peut se fier en rien. » ajouta-t-il en s’adressant à Tchitchikof, tandis que Prochka se tirait de la chambre et des bottes du seigneur.
Pluchkine s’étant, par ses dernières paroles, remis dans une logique[5] de suspicions, se met tout à coup à regarder Tchitchikof aussi d’un œil soupçonneux. Des traits d’une libéralité si extraordinaire commencèrent à lui sembler décidément incroyables, il se dit en lui-même : « Le diable sait ce que c’est que cet homme ! C’est peut-être tout bonnement un fanfaron tel que tous ces évaporés de régiments ; il vient ici entasser mensonge sur mensonge pour le seul plaisir de babiller et de s’abreuver de thé, et puis tout à coup il partira tout joyeux de m’en avoir donné à garder. » Et, par précaution et un peu aussi pour le mettre à l’épreuve, il lui dit qu’il ne serait pas mal d’instrumenter l’acte de cession le plus tôt possible ; que l’homme n’est jamais sûr de son lendemain ; qu’on est en vie aujourd’hui, et que…
Tchitchikof se montra prêt à rédiger et à signer l’acte à l’instant même ; il n’avait besoin que d’une liste exacte de tous les individus.
Ce langage tranquillisa Pluchkine. Dès lors il se mit en mouvement comme pour faire quelque chose de galant ; en effet, ayant pris ses clefs, il s’approcha d’une petite armoire, en ouvrit la porte, déplaça à plusieurs reprises bien des verres, des tasses, des fioles et des flacons, en disant :
« Allons ! vous verrez que je ne le retrouverai pas ; c’était pourtant un carafon comme ceux-ci ; j’avais là un ratafia de prunes… ils me l’auront lapé… oh ! les gens, les gens !… tous voleurs, tous brigands !… Ah ! ne serait-ce pas ça ? Eh oui ! »
Tchitchikof vit, dans les mains de son vénérable hôte, un carafon entièrement couvert d’une épaisse et folle poussière qui ressemblait à une housse de peluche grise.
« C’est ma feue femme qui a fait ce ratafia, reprit Pluchkine ; elle avait une pendarde de ménagère qui allait jeter ce reste, figurez-vous ; je suis venu à temps, mais croiriez-vous qu’elle l’a laissé débouché, la chienne ? Dieu me pardonne ! des mouches, des pucerons, des insectes de toute sorte sont allés se soûler et crever là-dedans ; mais, quand je l’eus remarqué, j’ai fait sortir toute cette ordure, j’ai bouché, et voyez comme c’est resté pur ; je vais vous en servir un bon petit verre, n’est-ce pas, cher monsieur ?
— Non, non, je vous suis fort obligé, mais non ; c’est… c’est que, voyez-vous, j’ai aujourd’hui un peu plus mangé et bu que de coutume, et je m’en tiens là.
— Vous avez bu et mangé ? bu et mangé ? Ah ! voilà ce que c’est ; les personnes de la bonne, bonne société, se reconnaissent aux moindres choses ; elles ne mangent pas, et elles sont rassasiées ; et un croquant, un écornifleur, une canaille, oh ! celui-là, vous ne le rassasierez jamais… ce n’est pas pour dire, mais tenez, mon voisin le capitaine, mon parent à l’entendre, bon, il arrive : « Oncle, dit-il, donnez moi quelque chose à mettre sous la dent. » Je vous assure que je ne suis pas plus son oncle qu’il n’est mon grand-père. Il faut croire qu’il n’a rien à manger chez lui, et qu’il est souvent obligé par la faim de se mettre en campagne. Çà, il vous faut donc une liste nominale de tous ces vauriens ? eh bien, justement, je les ai tous inscrits tour à tour sur une feuille spéciale, afin de les radier sans aucune omission ni confusion possible, lorsqu’il sera ordonné un nouveau recensement. »
Pluchkine mit ses lunettes et paperassa ; en déliant des liasses de tout format, il régala son cher hôte de tant de poussière qu’il le fit éternuer ; à la fin il tira de presse le papier désiré ; il était chargé d’écriture en tout sens, jusque sur l’extrême bord. Les noms des paysans y faisaient fourmilière ; on y voyait poindre des Paramon, des Pimène, des Pantéléïmon, puis ressortait un certain Grégoire, arrive, tu n’arriveras pas ; il y en avait cent vingt et quelques. Tchitchikof sourit à la vue d’une si abondante moisson de morts. Il plia la feuille et la mit dans sa poche en avertissant Pluchkine qu’il lui faudrait, pour la conclusion de l’affaire se rendre au chef-lieu.
« Au chef-lieu ! à la ville, moi ? Qu’est-ce que vous dites ? je laisserais ma maison à l’abandon ! Je n’ai ici que des voleurs, des pillards ; il ne leur faudrait pas vingt-quatre heures pour tout mettre à sec, et, à mon retour, je ne trouverais pas un méchant clou au mur où pendre mon manteau.
— Eh bien, n’avez-vous pas là quelqu’un de connaissance ?
— Quelle connaissance ? cher monsieur ; toutes mes connaissances sont trépassées ou m’ont quitté… Ah ! attendez, s’écria-t-il ; que je n’aie plus là une connaissance, c’est trop dire ; et tenez, j’ai pour vieille connaissance le président, le Predsédatel lui-même ; il venait même autrefois me voir ici ; eh ! comment ne le connaîtrais-je pas ? nous avons mangé au même râtelier, bu à la même auge, franchi les mêmes murs de verger ; oui, oui, nous sommes deux vieux camarades, et bons camarades… Faut-il lui écrire, voyons ?
— Écrivez-lui, puisque vous avez été, dites vous, tout à fait intimes.
— Intimes, oui, monsieur, c’est le mot ; comment donc ! camarades d’école et de folies ! »
Et sur ce visage en racine de buis, tout à coup glissa je ne sais quel chaud rayon ; ses traits exprimèrent, non pas tout à fait du sentiment, mais une vague émotion, phénomène qu’on peut comparer à l’apparition inattendue et peu lointaine d’un naufragé à la surface des eaux ; la foule qui se presse sur le rivage pousse soudain un cri de joie ; mais c’est en vain que les frères, les sœurs, les amis du malheureux lancent du rivage leurs plus longues cordes et guettent la réapparition de quelque partie de son corps ; l’infortuné ne se montre plus nulle part ; tout est sourd, tout est plus morne, plus affreux, plus désert à la surface du gouffre. C’est ainsi que le visage de Pluchkine, après cette lueur de trompeuse sensibilité qui s’y était montrée un moment, devint plus dur, plus métallique, plus froid, plus navrant qu’avant l’éclair.
« Il y avait ici, sur cette table, un carré de papier blanc, dit-il, et je ne sais vraiment ce qu’il est devenu ; je vous dis que je suis volé comme au coin d’un bois. »
Et il fureta sur la table, sous la table, partout, sur sa chaise et sous celle de son hôte ; à la fin, il se mit à crier :
« Mavra, hé, Mavra ! »
Une femme, tout ahurie de ces cris, accourut, pieds nus, tenant des deux mains, sur une assiette, le vieux croûton qu’elle avait eu ordre de regratter ; et il s’établit entre le maître et la servante le dialogue qu’on va lire en substance :
« Voyons, pendarde, dis-moi où tu as fourré le papier blanc ?
— Je vous jure mon grand Dieu, bârine, que je n’ai pas vu d’autre papier blanc chez vous que le tout petit morceau dont vous avez coiffé le verre à pied que voici.
— Allons, je vois, moi, à tes yeux que tu me l’as volé !
— Et pour quoi faire est-ce que je vous l’aurais volé ? Je n’ai aucun besoin de ça, moi ; je ne sais ni lire ni écrire.
— Fort bien, coquine ; tu l’as porté au jeune sacristain qui griffonne sans cesse ; voilà où tu l’as mis.
— Le jeune sacristain, s’il a besoin de papier, sait bien s’en procurer sans compter sur le vôtre.
— Attends-toi à ce que, au jour du jugement, les diables t’empoignent gaillardement, m’amie ; tu seras étendue sur des charbons ardents, sur un gril chauffé à blanc, et tu grilleras, grilleras, grilleras toute une éternité.
— Et pourquoi me grilleraient-ils, les diables, puisque je n’ai pas touché, moi, à votre papier ? j’ai peut-être bien eu quelque autre faiblesse de femme, mais personne ne peut dire que je sois une voleuse.
— Oui, oui, les diables te feront griller, ils te feront griller de çà et de là, et ils diront : « Grille, coquine ; point de quartier à la pendarde qui a trompé son seigneur ! » Et ils t’arroseront de ta graisse toute bouillante.
— Et moi je dirai : « C’est injuste, Dieu m’en est témoin, je n’ai pas touché… » Eh, tenez ! voyez-le donc votre carré de papier ; là, là ! le voyez-vous ? Vous me faites toujours des reproches sans sujet ! »
Pluchkine vit, en effet, que son carré de papier était là ; il se tut, fit des mouvements de lèvres impossibles à ceux qui ont des dents, et finit par dire :
« Eh, eh ! comme tu t’emportes ! Est-elle mauvaise ! pour un petit mot qu’on lui dit, elle vous en répond vingt ! Va voire me chercher du feu, que je cachette une lettre. Non, attends ; tu iras m’allumer une chandelle sans t’aviser que le suif brûle, brûle, diminue, diminue… et cherche !… plus de trace… et cela coûte de l’argent : non ; apporte-moi seulement une loutchinnka[6]. »
Mavra sortit, et Pluchkine, s’étant installé dans un fauteuil de cuir noir et armé d’une plume, tourna et retourna longtemps son carré de papier pour voir si la moitié ne pourrait pas suffire ; mais, s’étant bien convaincu de l’impossibilité de tout dire sur un huitième de feuille, il plongea le bec de sa plume dans un encrier contenant un liquide noir figé et piqué d’une quantité de mouches fossiles, et il se mit à écrire en traçant des lettres assez semblables à des notes de musique ; sa main droite voulait toujours sautiller et se retirer de haut en bas, mais il la contenait de sa gauche et l’obligeait à serrer la maille au point que les lignes menaçaient de s’enchevêtrer les unes dans les autres, et, en même temps, il prévoyait avec bien du regret que, sa lettre terminée, toujours resterait-il beaucoup de blanc sur son recto, outre que le verso serait, hélas ! tout entier consacré aux quelques mots de l’adresse.
Et l’homme peut tomber à ce degré de crasse ladrerie, d’effacement, d’abaissement, d’anéantissement moral ! quoi, il pourrait à ce point répudier, aliéner sa nature ? Est-ce donc vrai cela ? est-ce même supposable ?… tout est supposable, tout est vrai dans les peintures qu’on fait de l’homme, et les peintres, quoi qu’ils fassent, restent encore bien en deçà de la vérité complète. Le plus brillant jeune homme du jour reculerait d’horreur, si le ciel lui montrait en songe la fidèle image de ce qu’il sera dans sa vieillesse.
Collectionnez sur votre route, en sortant de la tendre adolescence pour passer à l’âge viril et vous préparer à la maturité, collectionnez précieusement tous vos bons et honnêtes mouvements d’humanité ; ne les abandonnez pas dans les fanges du chemin… vous ne les retrouveriez bientôt plus. Elle est effroyable à voir, la vieillesse qui ne cesse d’avancer sans bruit, et elle ne laisse rien reprendre, rien de ce qu’on a laissé de soi ! la mort est moins affreuse qu’elle ; le tombeau est moins impitoyable ; sur la tombe il est inscrit : « Ci-gît qui fut un homme » ; mais vous ne lirez pas un mot, pas une syllabe du cœur dans les traits sombres, glacés, de l’inhumaine vieillesse !
« Çà, dit Pluchkine en pliant sa lettre, ne connaîtriez-vous pas quelque ami à vous, qui voulût acheter mes âmes non pas mortes celles-là, mais en fuite ?
— Comment ! des fugitifs aussi ? et plusieurs cas ? dit Tchitchikof en ouvrant de grands yeux.
— Justement, et même assez nombreux. Mon gendre a fait des battues au grand galop ; il dit que la piste est refroidie et perdue. Bah ! ces militaires !… ça déchire toute affaire d’un coup d’éperon. Mais, si quelqu’un d’avisé allait aux tribunaux, et là…
— Combien donc d’absents, je veux dire de ces fugitifs ?
— Eh bien ! près de soixante-dix.
— Allons donc !
— Je vous jure ! Songez que pas un an ne s’est écoulé sans qu’il en disparût quelques-uns. C’est un monde affreusement goinfre ; la paresse est cause qu’ils ne songent qu’à bâfrer, et moi-même ici je n’ai pas de quoi manger mon soûl… Je m’accommoderais de ce qu’on m’en donnerait, voyez-vous. Expliquez bien cela à votre ami, je vous prie ; quand même il n’en rattraperait que dix, il ferait une affaire d’or : car, vous le savez, dans notre gouvernement l’âme inscrite est généralement évaluée cinq cent roubles[7].
— C’est ce que je me donnerai bien de garde de laisser à aucun ami, quel qu’il puisse être, » se dit in petto Tchitchikof, qui se hâta de répondre qu’il n’y avait pour cela à compter sur aucun ami, que les seuls frais de l’affaire coûteraient bien au delà de ce qu’on pourrait jamais en retirer ; qu’en abordant les tribunaux, on coupait les basques de son habit, et qu’on n’avait plus qu’à s’en aller avec sa courte honte ; il ajouta que pourtant, si son hôte était en effet, pour le moment, en si grand état de gêne, il viendrait encore un peu à son secours en lui donnant de ses fugitifs… sans doute… une bagatelle, si peu, si peu qu’il avait conscience d’en parler.
« Mais enfin, combien ? dites ; combien m’en donneriez-vous ? dit Pluchkine avec ces crispations de doigts familières à l’avidité appréhensive des enfants d’Israël.
— Vingt-cinq kopecks par âme.
— Au comptant ?
— Au comptant.
— Vous considérerez la misère où je suis, et vous m’en donnerez quarante.
— Mon cher monsieur, ce n’est ni vingt-cinq ni quarante kopecks, mais bien cinq cents beaux roubles de chaque âme que je voudrais vous donner ; et je les payerais à l’heure même avec plaisir, parce que je ne puis tolérer de voir souffrir un bon et sage vieillard, victime de son excellent cœur.
— Oui, Dieu m’en est témoin, c’est bien ça, dit Pluchkine en penchant la tête sur sa poitrine et la hochant d’un air d’innocence persécutée ; oui, trop de bonté, voilà mon histoire.
— Vous voyez bien, monsieur, que j’ai tout d’abord compris votre caractère ; et, par conséquent, pourquoi ne vous donnerais-je pas cinq cents roubles pour chacune de vos âmes perdues ? Mais… je n’ai point de fortune, moi, je veux bien encore ajouter cinq kopecks, de sorte que chaque âme me reviendra à trente ; c’est tout ce que je puis faire pour vous.
— Eh bien, monsieur, allons, vous ajouterez deux kopecks.
— Va pour trente-deux kopecks, et soyez content. Vous avez dit soixante-dix fugitifs ?
— Il y en a en tout soixante et dix-huit.
— Soixante et dix-huit ? soixante et dix-huit âmes à trente-deux kopecks… » Ici notre héros s’arrêta à peine une seconde et dit tout de suite : « C’est vingt-quatre roubles quatre-vingt-seize kopecks » ; il était très-fort en arithmétique.
Il fit, à l’instant même, écrire par Pluchkine la liste de ses fugitifs, sans aucune mention de leur fuite, bien entendu, et il remit au vendeur la somme convenue, que celui-ci reçut des deux mains. Vite, vite, il les porta à son bureau avec la même précaution qu’on mettrait à transporter d’un lieu dans un autre une coupe fragile, remplie jusqu’au bord de la plus précieuse liqueur ; arrivé au bureau, il regarda encore une fois ce cher argent, et le déposa chèrement dans un bon tiroir fermé d’une forte serrure, où probablement il restera enseveli jusqu’au jour où le père Karpe et le père Polykarpe, les deux prêtres de son village, seront venus pour l’ensevelir lui-même, à l’ineffable joie du gendre et de la fille, et peut-être aussi du voisin le capitaine qui se dit de la famille. Après avoir donné deux bons tours de clef au bureau, Pluchkine se rassit, et déjà il semblait ne plus savoir comment trouver aucun sujet de conversation.
« Qu’est-ce que c’est ? vous voulez partir ? » demanda-t-il à l’occasion d’un mouvement que venait de faire Tchitchikof pour tirer son mouchoir de poche.
Cette question rappela à notre héros qu’en effet il n’avait plus rien à faire là :
« Oui, il faut que je me remette en route, répondit-il en prenant son chapeau.
— Et… et le thé ?
— Non, nous prendrons le thé ensemble une autre fois.
— Comment donc ? j’ai fait allumer du charbon dans le samovar. À vous dire vrai, moi, je ne suis pas un amateur de thé ; c’est une boisson coûteuse, et le sucre a tellement monté de prix que cela devient une extravagance d’en tenir chez soi. Hé ! Prochka ! » (Prochka ne prit que le temps de plonger ses pieds dans les bottes de l’antichambre, et se montra sur le seuil.) « Cours éteindre le samovar ; il n’en faut pas. Ha ! prends ce croûton, porte-le à Mavra ; qu’elle le remette à la place où il était… Mais non ! plutôt laisse-le ici, je le remettrai moi-même. Eh bien, adieu, cher monsieur, je vous souhaite un bon voyage ; vous présenterez ma lettre au président ; oui, oui, qu’il la lise, il sera content de voir que je me suis souvenu d’un vieil ami, nous avons mangé la ratatouille au même plat… Hé, hé, hé ! »
Puis ce vivant fantôme, cet étrange petit vieillard ratatiné, accompagna son hôte à travers sa cour jusqu’à la porte cochère, qu’il fit fermer à la minute même où la britchka eut franchi le seuil, et il alla parcourir tous ses magasins pour voir s’il trouverait bien à leurs postes dans les recoins du clos tous ses gardes de nuit, prêts à frapper, avec de mauvaises pelles de bois, sur de vieilles tonnes vides, suspendues en guise de tarabats[8] en fer de fonte ; ensuite il passa à la cuisine où, sous prétexte de voir par lui-même si les gens sont bien nourris, il se bourra de chou aigre et de gruau, et, après leur avoir à tous lavé la tête énergiquement, en les accusant de le voler et de faire mauvaise vie, il regagna sa chambre. Là, resté seul, il eut, par extraordinaire, une bonne pensée, celle de récompenser notre héros de sa magnanimité réellement sans exemple.
« Je lui ferai présent, pensa-t-il, d’une montre… une vraie montre, une montre d’argent, et non pas de zinc ou de cuivre jaune. Elle est dérangée, il la fera raccommoder, c’est un homme encore jeune, je veux qu’il ait une montre pour aller faire sa cour à sa promise. Mais non, ajouta-t-il après un moment de réflexion, plutôt je la lui laisserai après ma mort, par testament, pour qu’il garde bon souvenir de moi. »
Notre héros, qui ignorait ces intentions généreuses de Pluchkine, s’éloignait dans la plus charmante disposition d’esprit. L’acquisition inespérée qu’il venait de faire était pour lui un véritable cadeau de grande importance. En effet, il venait d’opérer un immense coup de filet, non-seulement sur des morts, mais encore sur des fugitifs, ce qui constituait une prise de plus de deux cents âmes. À l’heure où il se rendait au village de Pluchkine, il avait en réalité, le pressentiment d’une bonne affaire, mais il était loin de s’attendre à une pareille aubaine. Tout le long de la route il fut singulièrement gai ; il sifflait, jouait des lèvres le poing légèrement appliqué contre la bouche, comme s’il sonnait du cor, il finit par entonner une chanson tellement insolite que Séliphane, après l’avoir écoutée avec ébahissement, et la voyant finir avec bien du regret, branla la tête de surprise et dit à ses chevaux, presque assez haut pour être entendu :
« Hé, hé ! comme il chante aujourd’hui le maître ! »
L’ombre se mêla complètement à la lumière, et il sembla que les objets aussi se confondissent entre eux. La longue poutre bariolée qui sert de barrière prit une teinte générale indécise ; les moustaches de la sentinelle semblèrent être sur le front, au-dessus des yeux, et du nez, par apparence. Un bruit de pont et certains soubresauts annoncèrent que la britchka roulait sur le pavé. Les réverbères n’étaient pas encore allumés, et quelques rares lumières commençaient à égayer les fenêtres de quelques maisons. Dans les carrefours et dans les ruelles, il se passait des entretiens et des scènes dont ce moment de la journée est en possession d’offrir la spécialité dans toutes les villes où il y a beaucoup de soldats, de voituriers, d’artisans et d’une espèce particulière de personnes que je ne puis nommer, de dames en châle rouge remonté sur la tête avec des souliers sans bas aux pieds, qui se distinguent de la chauve-souris en ce qu’elles ont le vol un peu moins rapide et beaucoup plus bas.
Tchitchikof ne donna pas la moindre attention aux êtres fantasques qui se croisaient sur le trottoir avec des essaims de sveltes commis de bureaux armés d’une mince canne de promenade, retournant selon toute apparence de quelque petite excursion hors ville, et regagnant leur domicile. De loin en loin, arrivaient à son oreille des exclamations ou récriminations venant probablement des châles rouges, qui disaient : « Tu mens, ivrogne ! jamais je ne lui ai permis rien de pareil ! » ou bien : « Pas de jeux de mains, butor ; va au quartier de police ; j’y serai aussitôt que toi, et là je te ferai voir… » Bref, de ces paroles qui viennent tout à coup ébouriffer un beau jouvenceau rêveur de dix-neuf à vingt ans, quand revenant du théâtre, il voit en lui surgir un balcon, une rue, une nuit d’Espagne, une adorable image de femme à longs cheveux bouclés, à douce mandoline vibrante… Quel enchantement de ses sens et de son imagination ! il est dans le septième ciel, il vient de faire une visite à Schiller ou à Shakspeare, et à l’improviste il se sent frappé comme d’un lourd pavé par ces prosaïques propos de carrefour ; force lui est bien de s’apercevoir qu’il est sur la terre, qu’il traverse la place du marché, qu’il passe devant le cabaret, et aussitôt la vie se carre de nouveau à sa vue, avec ses réalités infiniment peu éthérées et nullement, nullement sublimes.
Enfin la britchka, après un suprême cahotement, dévala comme dans une fosse sous la porte cochère, et Tchitchikof fut reçu dans la cour par son fidèle Pétrouchka, qui, d’une main, assujettit la robe de son surtout, n’aimant pas que cette partie de son vêtement flottât en liberté, et, de l’autre, se mit en devoir d’aider son maître à sortir d’équipage. Le garçon d’auberge, de son côté, s’élança un bougeoir à la main, une serviette sur l’épaule.
J’ignore jusqu’à quel point Pétrouchka était joyeux du retour de son seigneur ; ce qui est positif, c’est qu’il échangea à la dérobée un radieux coup d’œil d’intelligence avec Séliphane, et que la figure de celui-ci, ordinairement soucieuse, ne laissa pas cette fois que de s’épanouir dans ce jeu muet et rapide.
« Vous avez fait une longue promenade, dit à Tchitchikof le garçon d’auberge, en lui éclairant l’escalier.
— C’est vrai, répondit Tchitchikof, quand il fut arrivé à son palier. Comment vas-tu ?
— Moi ? bien, Dieu merci, monsieur, répondit en s’inclinant le garçon. Hier, il est arrivé ici un sous-lieutenant, un jeune militaire, qui a pris le no 16.
— Un sous-lieutenant ?
— Oui, il est de Reazan ; il a avec lui deux bais superbes.
— C’est bon, c’est bon ; j’espère que je serai content de ton service, » dit machinalement Tchitchikof, et il entra dans sa chambre. Cependant en traversant l’antichambre, il porta la main à sa narine, et dit à Pétrouchka sans colère : « Tu aurais bien dû, au moins, prendre soin d’ouvrir les fenêtres pour donner de l’air à l’appartement. »
Pétrouchka répondit impudemment qu’il avait ouvert ; son maître sentait, et de reste, que le drôle mentait, mais il n’avait nulle disposition à gronder ; il rapportait de sa longue campagne, avec quelques trophées, une grande lassitude. Après s’être fait servir un quart de cochon de lait auquel il ne fit honneur que pendant dix minutes à peine, il se déshabilla, et, s’étant glissé sous sa couverture[9], il s’endormit de ce grand et bienfaisant sommeil que dorment seuls les êtres privilégiés, ceux qui ne savent ce que c’est que les incommodités physiques et les punaises dans l’ordre matériel, et les préoccupations creuses des trop puissantes intelligences dans l’ordre moral.
- ↑ Une sibirka est une lévite très longue et très-ample. Une télègue est un chariot villageois ; il en est de diverses formes, selon l'usage le plus fréquent des localités et selon la fortune et le goût des possesseurs.
- ↑ Khalatt, sorte de robes de chambre, que des Boukhares vont colporter dans toute la Russie, de village en village, jusqu’en Pologne.
- ↑ Le billet rouge d’il y a quinze à dix-huit ans était de dix roubles assignats, équivalant à peu près à dix francs. Aujourd’hui le billet rouge est de dix roubles argent, et représente quarante francs au change de 1854. Tout, marchandises, denrées comestibles et combustibles, gages des gens, salaire des ouvriers, loyers des maisons et matériaux de construction a doublé, triplé et quadruplé de prix, ce qui ne manque jamais d’arriver quand l’unité monétaire est haute.
- ↑ Bouilloire à thé, à foyer inférieur et à cheminée centrale, le tout affectant la forme des urnes antiques.
- ↑ Ce mot était presque illisible dans l’image scannée du site Gallica sur laquelle nous avons travaillé. Dans une autre édition, la traduction est : Mais aussitôt, la méfiance à l’égard de son hôte se glissa en lui. [Note des correcteurs.]
- ↑ Une loutchinnka est une grande allumette de bois résineux, que l’on pose presque horizontalement sur une tige de fer qui se bifurque vers le haut ; c’est l’éclairage habituel des chaumières ; il faut la remplacer de deux en deux minutes ; et il s’en détache toujours des parcelles demi-consumées, qui s’éteignent en touchant le plancher. Au reste, on a répondu à mes craintes d’incendie dans le Nord, en disant qu'il n'y avait pas un seul juif dans le village, dans le Sud, qu'il n'y avait pas un seul chat noir dans tout le district, et pourtant ces deux villages ont brûlé l'année suivante.
- ↑ Cinq cents roubles en assignats, environ cent quarante roubles argent, ou un peu plus de cinq cent vingt francs.
- ↑ Tarabat : planchette sur laquelle frappent les veilleurs de nuit dans les campagnes. Il s’en fait en fer, en cuivre, en verre et en bois dur. Le tarabat avertit les voleurs que la propriété est bien gardée, et les maîtres, que les veilleurs sont à leur poste. (Voir nos Mémoires d’un seigneur russe sur ce mode d'appel originaire de l'Orient, et employé en guise de cloches à Jérusalem).
- ↑ En Russie on a une manière particulière de faire les lits ; on jette un drap sur le matelas et on le rive dessous, comme partout ; mais on coud à grands points l’autre drap sous la couverture. Au reste le Russe est l’homme du monde le moins difficile pour le coucher.