Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 331-339).


ÉPILOGUE.


Que le lecteur veuille bien ne pas s’en prendre à l’écrivain si les personnages qui ont paru dans nos dix premiers chants ont été loin de le séduire et de le charmer. Ce qu’il a pu trouver en eux de choquant et de peu attractif doit s’imputer à Tchitchikof, et non pas à nous : il est le maître, et là où il lui convient d’aller, nous avons pour devoir de l’y suivre. Si l’on persistait à nous accuser et à nous rendre responsable de ce qu’il y a jusqu’ici de fruste et d’opaque dans les figures, de peu élevé dans les caractères, nous prendrions la liberté de faire observer à nos aristarques que ce n’est jamais par la seule inspection des cryptes et des assises que l’on juge de la beauté et du mérite artistique d’un édifice.

Les abords de n’importe quelle cité, fût-ce même d’une capitale d’empire, ont toujours quelque chose de pâle, de grisâtre, d’uniforme, de poudreux, qui est fort peu attrayant ; ce sont des usines, des fabriques, des manufactures noires de fumée, des cimetières, des dépôts de matériaux et la voirie. C’est en avançant qu’on voit se dessiner les angles à balcons de maisons à six étages, les magasins ornés de belles enseignes, les portes cochères architecturales, les palais, les rues à longue et large perspective, toutes bordées de clochers, de fontaines d’art et d’utilité ; des colonnes, des statues, des tours ; toutes remplies de voitures, de bruit, de vie, d’éclat, de tout ce que la main et le génie de l’homme ont produit de grand et de glorieux.

Comment ont eu lieu les premières acquisitions de Tchitchikof ? c’est là ce que nous avions à faire voir d’abord au lecteur. Dans l’action qui va maintenant se développer, comment les succès, les obstacles, les revers, les grandes figures pourront nous apparaître, les phases nouvelles de nos récits, se découvrir, les lointains horizons, se dégager et s’éclaircir, le lyrisme intrinsèque des objets nous inspirer à nous des mouvements heureux, des pages d’une irrécusable poésie, c’est ce qu’il apprendra, nous l’espérons, si le ciel nous fait vivre assez pour voir, pour sentir, pour parler, pour couronner l’œuvre selon nos vœux.

Il reste encore bien du chemin à faire à tout notre équipage de campagne, consistant en un monsieur d’un certain âge, une britchka de célibataire, le laquais Pétrouchka, le cocher Séliphane, et trois coursiers également connus par leurs noms et qualités : c’est là, en effet, notre héros et son cadre. Nous allons tout à l’heure le remettre dans ce cadre naïf, où il sera placé à merveille pour poser convenablement devant ce chevalet, car nous sentons nous-même le besoin d’avancer son portrait.

Les impatients demanderont peut-être que j’achève tout de suite son image en quelques coups de pinceau ; ils me crieront de faire, par un trait caractéristique, saillir sa physionomie morale. Eh ! messieurs, vous savez bien que Pâvel Ivanovitch n’est pas un héros tout confit en perfections et en vertus… — Trêve à ce qu’il n’est pas ! faites-nous voir ce qu’il est, ou bien notre opinion est arrêtée, votre Tchitchikof est un pleutre.

— Un pleutre ! comme vous y allez ! n’est-ce pas un peu bien manquer de charité ? Écoutez donc. Nous n’avons plus aujourd’hui de pleutres nulle part ; nous avons des gens aimables et bien intentionnés : puis, j’en conviens, deux, trois hommes qui ont eu à dévorer la honte d’être souffletés en plein public… mais ceux-ci sont parfaitement remis de l’accident, et nul mieux qu’eux ne s’entend à parler honneur et vertu. Tenez, il y aurait plus de justice à appeler Tchitchikof l’homme aux acquêts. La passion d’acquérir est d’une force incroyable : elle produit des actes parfois détestables et sur lesquels le monde est d’accord à dire : « Ah ! ceci n’est pas bien. » Il est très-vrai que dans l’homme atteint de cette passion, il y a quelque chose qui repousse ; et tel de mes lecteurs qui, chez lui et dans la société, sera notoirement lié avec un individu de ce caractère, qui boira, mangera, conversera et sortira volontiers avec lui tous les jours, ne laisserait pourtant pas de le regarder d’un très-mauvais œil, s’il le voyait figurer comme le héros même d’un drame, et, à plus forte raison, d’une épopée. »

Honneur à celui qui ne fait fi d’aucun caractère, mais qui, sans répulsion, attache sur chacun impartialement un regard scrutateur et remonte de proche en proche jusqu’aux causes premières. Tout dans l’homme est livré au changement ; en un clin d’œil il naît dans un pauvre cœur un odieux ver qui aspire et absorbe en lui tous les sucs vitaux ; et souvent, non-seulement une large passion, mais un misérable caprice, une absurde fantaisie passagère s’est développée dans un homme prédestiné à de fort grandes choses, lui a fait oublier les devoirs les plus sacrés, et tenir pour saint et grand ce qu’il y avait de plus méprisable au monde. Les passions humaines sont innombrables comme les grains de sable de la mer, et pas une ne ressemble à l’autre : toutes sont petites, accortes et soumises d’abord ; puis, maîtresses enfin de leur homme, elles en deviennent les impitoyables tyrans.

Gloire éternelle à celui qui a su choisir une passion de l’ordre le plus élevé ! Son bonheur sans bornes croîtra, se décuplera à chaque heure, à chaque minute ; il descend, celui-là, de plus en plus profondément dans le paradis de son âme, qui est l’infini : il est heureux.

Mais il est des passions dont l’homme n’a pas le choix : elles sont nées avec lui, et les forces dont il aurait eu besoin pour s’en défaire ne lui ont pas été données. Ces passions sont dirigées d’après un plan supérieur ; elles contiennent en elles quelque chose qui leur parle, les sollicite sans cesse, et ne dure pas moins que la vie même, à laquelle elles sont identifiées. Elles ont, en quelque sorte fatalement, une grande carrière à parcourir ; qu’elles aient à s’y montrer sous un aspect sombre ou comme un brillant phénomène fait pour émerveiller et charmer le monde, toutes concourent également, toutes sont appelées à concourir à un ordre universel inconnu aux hommes. Et peut être, dans ce même Tchitchikof, la passion qui le mène n’est pas de son fait ; peut-être, dans sa froide existence, est-il compris un ordre d’événements qui fera tomber l’homme à deux genoux et le front dans la poussière, devant la sagesse divine. C’est encore un mystère même que la question de savoir pourquoi cette image vient de surgir à propos du poëme que nous livrons aujourd’hui au grand jour de la publicité.

Ce qui est grave, ce n’est pas qu’on puisse être mécontent du héros de mon livre ; mais ce qui serait très-grave et me pèserait cruellement sur le cœur, ce serait que mes lecteurs pussent être contents de ce même Tchitchikof dont j’ai fait mon héros. Que serait-il arrivé si je n’avais pas analysé scrupuleusement son âme, en évitant d’y remuer ce qui échappe et se cache au monde ; si je n’avais pas amené à la lumière les arrière-pensées que jamais l’homme ne confie à autrui, et qu’au contraire je l’eusse montré simplement tel qu’il s’est lui-même fait voir à Manîlof et à toute la ville de N. ? c’est que la majorité du public aurait pu, sans scrupule, prendre à lui un intérêt sincère. On aurait très-volontiers pardonné à l’auteur d’avoir créé, comme tant d’autres, un personnage dépourvu de vraisemblance, et conséquemment de cette vie saisissante que donne la réalité ; mais la lecture faite, l’âme du lecteur, en ce cas, est si peu saisie, que rien ne l’empêche de se mettre au jeu et de manœuvrer sans aucune distraction ses cartes, occupation qui a l’heureux don de charmer la Russie tout entière.

Oui, chers lecteurs, vous voyez que je devine assez bien votre pensée ; il vous plaît très-médiocrement de voir la misère humaine mise à nu en pleine lumière, et vous vous dites : « À quoi bon une si triste exhibition ? Eh ! ne savons-nous pas nous-mêmes ce qui se rencontre de méprisable et d’absurde dans le monde ? Ces objets-là sont navrants, et nous ne les voyons déjà que trop sans le secours de la littérature. Montrez-nous le beau, ce qui ravit, ce qui enlève loin des réalités, ce qui fait qu’on s’étourdit, qu’on s’oublie soi-même… » Ce raisonnement nous rappelle ce qu’un propriétaire disait à son intendant : « Pourquoi viens-tu, frère, me chanter que mes affaires s’en vont à la dérive ? Je ne le sais déjà que trop, sans que tu me le rappelles ! N’aurais-tu donc rien de plus gai à me raconter ? Arrange-toi pour que j’oublie tout cela ; que je n’en sache rien de rien, et me voilà heureux ! » Et l’argent qui eût dû être employé à réparer le désordre de ses affaires l’était de façon qu’il pût n’y plus penser et les perdre de vue. L’esprit sommeille, l’esprit de l’homme qui, éveillé, eût peut-être acquis à l’improviste un riche filon de moyens réparateurs, il dort, et son bien est vendu aux enchères publiques ; le voilà réduit, lui, à aller s’oublier dans la multitude des gens qui manquent du nécessaire, avec une âme bien préparée, il est vrai, par les avanies de sa chute, à descendre aux derniers degrés de la bassesse, à des turpitudes dont il aurait eu horreur autrefois.

L’auteur est fort exposé encore au mécontentement de certains soi-disant patriotes, qui trônent paisiblement dans des retraites ignorées, occupés de leurs petites affaires privées, par exemple, de grossir incessamment leurs capitaux, et d’ériger dans l’ombre, aux dépens d’autrui, l’édifice de leur fortune. Ces hommes-là, s’il se fait une chose quelconque qui, à leur point de vue, soit blessante pour le pays, s’il paraît un livre exposant d’amères vérités, accourront de tous les recoins obscurs, comme font les araignées quand elles aperçoivent une mouche prise à leurs malencontreux filets, et tous crieront : « Est-ce bien d’exposer cela au public, même d’en parler tout haut ? Tout ce qui est décrit là, songez, c’est toi, c’est moi, c’est nous tous, ce sont les nôtres ; je vous demande si on devrait permettre… Que diront les étrangers ? Il est très-fâcheux de voir qu’on ait mauvaise opinion de nous. N’est-ce pas vraiment une horreur qu’il se fasse de pareilles indiscrétions ! On ne respecte plus rien ; il n’y a donc plus de patriotisme ! » À de si sages réflexions, surtout à l’endroit de l’opinion des étrangers, il n’y a vraiment rien à répondre.

Voyons, pourtant. Dans le fond d’une province russe vivaient deux hommes, l’un, père de famille, était un propriétaire honnête et paisible, qui passait sa vie en robe de chambre, et, par amour du repos, ne se souciait point des manières d’agir des siens. Sa vie avait pris une direction proprement contemplative, et depuis longtemps il était absorbé par cette question philosophique qui s’était un beau soir offerte spontanément à son esprit chercheur. « Le quadrupède naît tout nu, disait-il posément en se promenant de long en large dans sa chambre, il vient au monde tout droit du flanc de la mère, sans poil, sans plume, tout nu enfin… Pourquoi nu ? Pourquoi le quadrupède ne se forme-t-il pas comme l’oiseau ? Pourquoi ne sort-il pas d’un œuf ? Tirez-vous de là ! C’est qu’il y a comme ça, dans l’étude de la nature, de ces points où plus on plonge, plus on y voit trouble. » Ce penseur s’appelait Kitha Makiévitch.

L’autre habitant était Mokii Kithovitch, propre fils de notre Kitha. Le jeune homme était ce que nous appelons en Russie un bogatyr, une sorte de Samson ; tandis que l’honorable père était préoccupé du procédé de la nature dans la procréation du quadrupède, le trop-plein de forces physiques d’un gaillard de vingt ans éprouvait le besoin de s’épancher. Il ne savait rien toucher comme tout le monde ; parfois il passait, et après lui on voyait, ici un bras démis, là un nez en compote. À la maison et dans le voisinage, à son apparition tout fuyait, tout se cachait, depuis la fille de basse-cour jusqu’au chien de garde ; plusieurs fois dans sa chambre, par amusement, il a mis en morceaux son bois de lit, pour le punir d’avoir craqué sous lui. Mokii, au demeurant, était le meilleur garçon du monde. Cependant les domestiques de la maison et les gens de plusieurs autres venaient de temps en temps dire au père : « De grâce, monsieur, que fait donc ton Mokii Kithovich ? Il tape, il cogne, il bûche, et de çà, et de là, et partout, si bien qu’il n’y a plus de repos pour personne. » — Oui, oui, je sais, répondait ordinairement le père, il polissonne, il va trop loin, je lui ai dit ; mais, ma foi, je n’irai pas me mettre aux prises avec lui. Le faire châtier ! eh ! vous seriez les premiers à m’accuser de dureté. Mais il a de l’honneur : si je lui faisais une bonne avanie une fois devant témoins, il n’oserait pas rebecquer ; mais, voyez-vous, on en parlerait, on rapporterait mes paroles, on y ajouterait, la ville saurait tout, on le traiterait de chien. Eh ! que voulez-vous donc ? comment cela ne me ferait-il pas de peine ? car, enfin, je suis père ; j’ai mes affaires ; puis la philosophie me prend beaucoup de temps ; mais, après tout, je suis père : comprenez donc, je suis père ! Les autres, les autres, c’est très-bien ; que le diable les emporte tous ! Que diantre ! un père est un père ; et, quant à moi, pensez-en ce que vous voudrez : mais Mokii Kithovich est là et restera là, mes amis ! »

En disant ces mots, le bon Kitha se donnait de grands coups dans la poitrine et s’exaltait tout à fait. « Si mon enfant est chien, s’il doit rester chien, que ce ne soit pas, du moins, de moi que le monde l’apprenne ; qu’on ne dise pas que c’est moi qui l’ai trahi ! » Et après avoir ainsi donné libre carrière à son affection paternelle, il laissait Mokii Kithovich poursuivre le cours de ses exploits de Samson russe ; et, plus calme que jamais, il passait à un ordre de questions telles que celle-ci : « Fort bien ! mais j’accorde volontiers que si l’éléphant naissait d’un œuf, la coque en serait d’une épaisseur inouïe ; si forte, qu’un boulet de canon rebondirait dessus sans l’entamer… Après tout, cela donnerait peut-être lieu à l’invention de quelque arme à feu d’un effet plus puissant… »

C’est ainsi que passaient leur vie deux habitants d’une contrée, au fond, bien tranquille, qui, à l’improviste, avaient entrevu, comme par une lucarne, quelque chose de notre poëme ; et ils avaient regardé, ayant l’intention de répondre modestement à l’accusation que formulaient quelques chauds patriotes avant l’apparition de ces braves pères, qui sont voués, soit à la philosophie, soit à l’accroissement de leurs capitaux aux dépens de ceux de leur bien-aimée patrie, sorte de gens qui pensent, non à éviter le mal, mais à empêcher qu’on ne parle du mal qu’ils font ! Non, non ; ce n’est pas le patriotisme, ce beau et noble sentiment qui est le vrai mobile des accusations, c’est une arrière-pensée, un sentiment ignoble qui se cache sous un vain masque de patriotisme : ce masque, il le faut arracher, déchirer et fouler aux pieds. Il faut signaler les choses et leur donner un nom : c’est un devoir, un devoir sacré ; c’est le devoir des écrivains de dire la vérité, toute la vérité.

Vous craignez la pénétration d’un regard d’homme ; vous évitez avec soin de jamais jeter vous-mêmes autour de vous un coup d’œil ferme ; vous aimez à regarder sans voir en passant et sans penser, et surtout sans conclure. Je le comprends, vous vous laisserez aller jusqu’à rire assez cordialement de Tchitchikof, peut-être même jusqu’à louer l’auteur ; vous direz : « Oui, pourtant, il y a là des choses bien saisies ; cet écrivain doit être un homme jovial. » Puis, satisfaits de vous-mêmes plus que jamais, vous ferez un haut-le-corps, vous sourirez longuement, après quoi vous ajouterez, en pesant sur vos paroles : « C’est vrai, pourtant, que dans quelques-unes de nos provinces on rencontre des gens bien étranges, des êtres tout à fait ridicules, et, on en doit convenir, de grands fripons aussi ! »

Propos de simple fat, bon. Mais qui d’entre vous, graves lecteurs, je m’adresse à ceux qui ont l’humilité du vrai chrétien, qui de vous étant seul, dans le silence du soir, à l’heure où l’on s’entretient un peu avec soi-même, retournera sa parole vers le fond de son âme pour se faire sincèrement cette question : « N’y aurait-il pas en moi quelque chose de Tchitchikof ? » Je doute qu’on aille jusque-là.

Mais que le matin il vienne à passer près de n’importe lequel de nos lecteurs une personne de connaissance d’un rang ni haut ni bas, on coudoiera aussitôt son compagnon de trajet en lui disant, avec un éclat de rire comprimé : « Voyez, voyez, Tchitchikof, Tchitchikof qui passe. » Puis, à peu près comme l’écolier ou le gamin, mettant en oubli ce qu’on doit d’égards à l’âge ou à la qualité de la personne, on emboîtera le pas derrière ce passant inoffensif, en murmurant ce mot : « Tchitchikof, Tchitchikof, Tchitchikof ! »

Nicolas Gogol.


N. B. Tout ce qui précède est adressé par l’auteur à son public de 1843. Du train dont la littérature russe y va maintenant, il est bon, pour la gloire de Gogol, de fixer cette date ; en fait de hardiesse, il se trouve aujourd’hui bien distancé par son école. Une Revue de Pétersbourg vient de nous apprendre, en 1859, qu’il y a des Kitha Makiévitch même dans l’armée russe, et elle a pu signaler les nombreux abus d’une institution réputée jusqu’à présent l’arche sainte, et à ce titre restée inviolable pour la critique. Une vive discussion s’est engagée publiquement sur un sujet si chatouilleux pour l’honneur militaire, en prouvant une fois de plus toute la liberté dont jouit la presse en Russie.



FIN DU PREMIER VOLUME