Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 303-330).


CHANT X.

LE DÉNOÛMENT PAR LA FUGUE DU HÉROS.


Les employés se réunissent chez le maître de police. — Ils se livrent à de nouvelles conjectures sur Tchitchikof. — Des ordres sont arrivés de rechercher des faux-monnayeurs et des brigands. — Tchitchikof ne serait-il pas le capitaine Kopeïkine ? — Naïveté de cette supposition, Kopeïkine n’ayant qu’un bras et qu’une jambe. — Mais ne serait-il pas Napoléon échappé de Sainte-Hélène ? — Ou ne serait-ce pas bien plutôt l’antechrist, objet de graves préoccupations populaires à une époque où le mysticisme était de mode jusque dans les plus hautes régions de la société ? — On ne croit jamais un mot de ce que dit Nozdref. N’importe, il est encore en ville, on l’envoie inviter, on le questionne, il déblatère, et le cénacle tremble. — Nozdref, en sortant de là, court à l’auberge de Tchitchikof, dont il espère soutirer une bonne somme d’argent, en mettant sur le compte des habitants tous les propos qu’il vient de tenir lui-même, enchérissant sur les plus absurdes et les plus horripilants. — Tchitchikof, alarmé, prend le parti de quitter la ville le lendemain de cette fâcheuse visite ; il veut que sa britchka soit prête dès l’aurore ; il donne ses ordres en conséquence et se met au lit. — Pendant qu’il repose innocemment, les propos de Nozdref font leur chemin et les dames, plus éveillées que jamais, colportent de maison en maison leur découverte que notre héros est faux-monnayeur, chef d’une troupe de brigands redoutables, espion de police, polygame ; qu’il vient, avec l’aide de Nozdref, qui n’en disconvient pas, d’enlever la fille du gouverneur, et que le prêtre de tel village les a mariés dans les formes pour soixante-quinze roubles. — Séliphane paraît fort contrarié de l’ordre d’être prêt au départ pour l’aube du jour.


Réunis au nombre de six ou sept chez le maître de police, fonctionnaire bien connu des lecteurs comme père et bienfaiteur de la ville[1], les employés, en se regardant les uns les autres, eurent lieu de se faire mutuellement remarquer combien ils avaient maigri par suite de toutes ces alertes. La nomination d’un nouveau gouverneur général, ces papiers alarmants qu’on venait de recevoir, et les mille bruits qui se colportaient en grossissant dans la ville et le district, tout cela creusait profondément les plis de leurs visages, et leurs habits flottaient sur eux, devenus subitement trop larges d’un bon quart. Le président avait maigri, le chef de la faculté, maigri, le procureur, maigri ; tous, jusqu’à un certain Sémène Ivanovitch, employé galantin que jamais on n’entendit nommer de son nom de famille ; il portait, depuis aussi longtemps qu’on le connaissait, à l’index de la main droite, une bague qu’il montrait aux dames sans jamais la retirer de sa main, et qui, cette fois, ne lui tenait plus à aucun doigt. Sans doute il se rencontra dans la ville de N., comme il arrive partout en de telles conjectures, quelques individus qui gardèrent seuls toute leur présence d’esprit ; mais il y eut très-peu de ces braves, et encore faut-il dire que, dans ce très-petit nombre, il n’y eut que le seul maître de poste qui ne changea ni de mine ni d’humeur. Il avait coutume de dire en pareil cas : « Oh ! nous savons ce qu’il en est de vous autres, messieurs les gouverneurs généraux ! on vous culbute successivement deux, trois, en un quart de siècle… et voyez, moi, il y a trente ans que j’occupe ici la même place. »

C’est à quoi, il est vrai, ses auditeurs lui répondaient ordinairement :

« Oui, quant à toi, frère Sprenkhenzideitch Goustaf Andréïtch, diriger un bureau de poste, recevoir et expédier des lettres et des paquets ; pour toute malice, frère, avancer la pendule d’une heure, faire mine de fermer papiers, tiroirs et guichets, et faire payer ta prétendue complaisance au marchand qui croyait avec raison n’avoir pas du tout manqué l’heure voulue, ou bien faire de petites bévues calculées et profitables… certainement, avec des moyens si innocents, chacun, à ta place, serait aussi un petit saint. Mais que le diable soit là dix fois le jour à te chuchoter à l’oreille, à te chatouiller sous les aisselles, à se glisser sous tes papiers, à se nicher sous ta main pour tenir en suspens ta plume, à te remontrer que recevoir n’est pas prendre, qu’une politesse n’est pas un affront, que les petits cadeaux entretiennent des dispositions affectueuses, que c’est rendre service, et qu’après tout cela met du beurre dans les choux, un ruban au bonnet de Pauline, un habit chaud sur les épaules de ton petit Pierre… Alors, vois-tu, alors, frère, tu nous chanterais une autre antienne. »

Voilà à peu près ce que se disaient entre eux messieurs les employés. Après cela peut-on, ne peut-on pas résister au diable quand il dit de si plaisantes drôleries ? moi poëte, je n’ai que faire de chercher à résoudre la question.

Le petit cénacle, assemblé comme nous venons de le dire, manquait complétement, pour arriver par la discussion à une conclusion lumineuse, de cet ingrédient que le vulgaire appelle le pur bon sens. C’est qu’aussi bien nous Russes, nous ne sommes nullement doués pour les assemblées délibératives. Dans toutes les assemblées quelconques que l’on convoque chez nous, depuis celle des paysans jusqu’aux conseils, réunions et comités soit électifs, soit pragmatiques, soit scientifiques, n’importe ; s’il n’y a pas là une tête qui impose carrément la volonté unanime aux autres têtes, ce sera dévergondage et tohu-bohu, et rien que cela au bout de cinq minutes et jusqu’à la fin, rien de plus. Je ne saurais vraiment dire par quelle fatalité particulière les seules assemblées qui aillent à leur but, sont celles que nous formons pour jouer, baller, manger et boire en compagnie, nommément les réunions de club et de vauxhall réglées sur des données allemandes. Cela, du reste, ne nous empêche pas d’être constamment prêts à entreprendre tout au monde ; et, selon le vent qui souffle, on nous verra ardents à fonder des sociétés de philanthropie, de charité, d’utilité d’encouragement, et cent autres dont le but sera magnifique de prospectus. Mais des conseils et des comités, il ne sortira rien, rien qui rende viable la société dont il s’agit. C’est peut-être que d’instinct nous nous donnons tout de suite pleine satisfaction, et que nous jugeons que c’est tout, ou du moins bien assez pour nous personnellement de ce côté-là. Par exemple, avons-nous organisé, au moyen de fortes cotisations, une association de secours à porter aux pauvres, aussitôt, pour célébrer cette louable entreprise, nous donnons un banquet à… tous les… premiers personnages de la ville : il y passe la moitié de la somme recueillie. Au moyen de ce qui reste nous louons pour le conseil de l’association un admirable local que nous pourvoyons d’un mobilier convenable, de bois à brûler, de domestiques : quelques mois s’écoulent… il reste pour les pauvres juste quatre roubles et quatre-vingt-onze kopecks, et, quant à la distribution de ce capital disponible, pas un membre qui n’ait à recommander chaudement sa commère.

Mais enfin la réunion dont il est ici question était d’un autre genre ; elle était motivée en quelque sorte par la nécessité des conjonctures, il n’y devait être parlé ni des pauvres ni de rien d’étranger à l’intérêt pressant du jour même, intérêt direct et personnel à chacun des membres du cénacle. L’imminence du malheur, étant commune à tous, demandait peut-être plus d’accord et d’unanimité que nulle autre part. Eh bien, ce fut le contraire qui arriva. Outre les tiraillements de l’esprit de contradiction que le démon ne manque pas de souffler sur toute assemblée délibérante, il se manifesta dans celle-ci une absence d’opinion arrêtée et de résolution vraiment déplorable. L’un disait que Tchitchikof était un faussaire, un faiseur de faux-assignats, un faux-monnayeur… puis il ajoutait : « Et peut-être bien qu’il est tout à fait étranger à ce crime. » Un autre disait d’abord d’un ton affirmatif : « Eh ! messieurs, est-il si difficile de voir que c’est un agent de la chancellerie même du général-gouverneur ?… » Deux minutes après il disait : « Au reste, qui sait ? ce qu’il est, personne n’a cela écrit sur son front pour que nous puissions le lire. » Un troisième émit très-timidement la conjecture que ce pourrait bien être un brigand… Mais on ne lui laissa la faculté ni d’aller plus avant ni de battre en retraite, et tous se récrièrent à la fois contre cette demi-supposition : « Car enfin, disaient-ils à l’envi, il a, dans son extérieur, quelque chose de très-doux, de très-honorable, et rien, rien dans tout son langage qui trahisse l’habitude de la perversité et de la turbulence. » Tout à coup le directeur de la poste, qui était seul resté plongé dans une sorte de rêverie particulière, étendit la main devant lui et s’écria, par l’effet, soit de l’inspiration d’une lumière subite, ou de toute autre cause mystérieuse :

« Ne savez-vous pas qui c’est, messieurs ? »

Sa voix, en prononçant ces simples mots, eut une vibration si émouvante qu’elle les fit tous simultanément répondre à son cri par ce cri :

« Voyons ! voyons ! dites ?

— Tchitchikof, messieurs, n’est autre que le capitaine Kopeïkine ! »

Et comme à ce mot les assistants demandèrent tout d’une voix ce que c’était que le capitaine Kopeïkine, le directeur de la poste dit :

« Vous ne savez pas ce que c’est que le capitaine Kopeïkine ?

Tous répondirent qu’ils ignoraient jusqu’au nom du capitaine Kopeïkine.

« Le capitaine Kopeïkine, reprit le directeur de la poste en n’ouvrant sa tabatière que juste pour le passage de ses doigts, de peur de voir s’y plonger par surprise les doigts de ses voisins, dont la propreté lui semblait suspecte… le capitaine Kopeïkine, proféra-t-il tout en humant délicieusement sa prise, si l’on savait bien son histoire, ferait, je le crois du moins, le sujet très-intéressant d’un poëme entier : il ne lui manque que l’écrivain, mais je dis un écrivain qui sache son métier. »

Tous témoignèrent un grand désir de connaître cette histoire qui pouvait concerner Tchitchikof, ou ce poëme, comme il qualifiait d’avance son récit, et il commença, favorisé par l’attention de son auditoire :

« Je serai bref en vous racontant ce que j’ai moi-même appris du capitaine Kopeïkine. Après la campagne de 1812, mon cher monsieur… (le narrateur narrait devant plusieurs, il est vrai, mais n’importe, c’était sa formule invariable de dire monsieur et cher monsieur), après la campagne de 1812, le capitaine Kopeïkine fut expédié avec un convoi de blessés. C’était une tête chaude, un endiablé, un de ces gaillards qui, dans les corps de garde et les arrêts forcés, en garnison et en campagne, ont essayé et abusé de tout. À Krasnoé ou à Leipzig, il perdit un bras, puis une jambe. En ce temps-là on n’avait encore arrêté aucune disposition réglementaire concernant les blessés ; c’est bien plus tard qu’il a été créé un fonds spécial, une caisse des invalides. Le capitaine Kopeïkine se dit : « Allons, il faudra travailler pour vivre. » Mais le moyen de travailler ? il ne lui restait que le bras gauche. Il se fait transporter chez son père ; celui-ci lui dit tout net : « Je n’ai pas de quoi te nourrir, j’ai bien du mal à gagner du pain pour moi. » Voyant que c’était bien la vérité, le capitaine Kopeïkine, mon cher monsieur, ne fait ni une ni deux, il part, il se fait hisser tantôt sur des chariots de voituriers, tantôt dans des fourgons, et finit par gagner Pétersbourg, résolu à demander, pétitionner, solliciter jusqu’à ce qu’il lui soit accordé quelques secours.

« Placé assez peu commodément sur des bagages, il franchit la barrière, puis longea une rue interminable, ballotté et se retenant comme il pouvait tantôt du bras, tantôt de la jambe qui lui restaient, et on le descendit au beau milieu de cette ville qui n’a pas son égale au monde. Il crut voir la lumière et sentir en lui la vie pour la première fois : ce qu’il regardait et entendait lui faisait l’effet d’un conte de Chéhérazade, vous comprenez. Ici la perspective de Nevski, là celle de la Fonderie, et celle de l’Ascension, et celle de l’île Basile, et la rue des Jardins, et la rue aux Pois, voilà pour l’horizon ; en l’air, des minarets, des coupoles étoilées, des flèches toutes d’or, et sur les eaux des ponts qui ont bien l’air d’avoir été jetés là par le diable en personne ; bref, monsieur, une vraie Sémiramide quoi !

« Comme le capitaine était un homme positif, il songea sans tarder à son logement ; mais à Pîter, dès qu’on touche ces objets-là, on se brûle cruellement les doigts ; stores, rideaux, draperies, divans, tapis de Turquie, c’est, voyez-vous, la Perse, mon cher monsieur, c’est l’Asie entière à chaque étage ; des capitaux devant soi, sous soi, derrière soi et sous ses pieds, voilà comme ils vivent ; là on sent dans l’air comme un parfum général de billets de mille roubles, auquel on comprend qu’il faudrait bien aussi contribuer pour ressembler un peu à l’habitant, et notre brave ne possède pour tout capital et tout bien que tout au plus une dizaine d’assignats de cinq roubles enveloppés dans un fort papier à sucre plié en quatre, et cinq ou six autres roubles en petite monnaie dans une petite bourse de cuir. Eh ! mon brave, tu n’achèteras pas une terre avec cela, à moins que tu n’y ajoutes une quarantaine de mille roubles qu’il faudrait bien vite emprunter au roi de France. Le capitaine alla se loger à l’hôtel de Rével, à un rouble par jour, non compris le dîner ; c’est-à-dire une assiettée de hachis de choux fermentés en guise de soupe, contenant en outre, en guise de bouilli, un lopin de viande, bœuf ou vache, battu au rouleau, une tranche de pain mesurée un peu chichement, mais de l’eau à discrétion ; pour toute cette victuaille, encore un rouble. Le capitaine voit qu’avec un régime si cher, ce qu’il a rapporté de ses campagnes ne le mènera pas bien loin. Il demanda à qui, à quoi il pourrait recourir : on lui répondit qu’il n’y avait plus personne dans la capitale, que les armées, les gardes et le gouvernement, tout était à Paris ; mais un employé du sénat qui fréquentait l’établissement fit observer qu’il y avait pour les soldats mutilés une commission provisoire qui devait être en mesure de faire quelque chose. « Je vais me rendre à cette commission, je leur dirai ça, ça et ça, sans leur cacher que j’ai, relativement parlant, risqué un peu ma vie et que j’ai même en quelque sorte versé une partie de mon sang ; ils comprendront, et alors… » Et voilà, monsieur, que, s’étant levé de grand matin et s’étant raclé le menton comme il put de sa main gauche, car employer un barbier c’est encore dépenser, il s’affubla de son uniforme, et, fort de sa jambe de bois, il s’achemina droit à la commission.

« C’était trop tôt, il s’en doutait, mais il se fait donner l’adresse du chef. C’était sur le quai ; on lui montre une maison… une maisonnette, vous croyez, une chaumière avec des vitres en verre à bouteille aux croisées ? excusez, un hôtel, un palais avec des fenêtres garnies de glaces de trois mètres de haut sur deux de large, et des marbres, des albâtres, des laques que c’est à en perdre la tête : à l’entrée, portes sur portes, et avec des mains d’or et de cristal. En voyant ce seul luxe des portes, on a l’idée d’aller, avant que d’y toucher, prendre chez l’épicier pour deux kopecks de savon, de descendre à la rivière et de s’en frotter les mains deux bonnes heures. Un suisse, à large bandoulière rouge galonnée, paraît et se pose sur le seuil, une longue canne à énorme pomme d’or à la main, la mine grave, princière, avec un jabot de fine batiste appliqué sur le bas de ses gros favoris, qu’on dirait vraiment ceux d’un mopse, d’un bouledogue nourri à crever dans sa peau. Notre Kopeïkine, truck, truck, truck, passe, passe, traverse le vestibule, l’antichambre, gagne une pièce garnie de banquettes, et va se blottir bien prudemment dans un angle ; et cela, dans la crainte qu’il avait de jeter à bas, relativement parlant, des urnes, des vases dorés, des vasques de porcelaine, des cristaux et tout le tremblement d’Amérique, d’Asie ou peut-être même de l’Inde.

« Étant arrivé là vers l’heure où à peine se lèvent du lit les grands personnages, Kopeïkine eut tout loisir de voir passer et plus tard repasser le valet de chambre et son aide, portant un bassin d’argent avec l’aiguière et un linge éblouissant de blancheur et tout parfumé, afin que le monsieur, vous comprenez, se lave à grande eau, comme il convient ; mais, après une attente d’environ quatre heures, il vit entrer un employé qui, se faisant jour à travers des masses de gens à épaulettes, à aiguillettes et à étoiles, qui étaient là, serrés comme les fèves d’un plat de haricots, dit à voix haute pour toute l’assemblée : « Son Excellence ! » Cela voulait dire que le chef allait paraître. Et c’était vrai ; le chef parut… pouhhh !… Vous vous figurez ce moment, le chef en propre personne avec cet air, bien entendu, cet air assorti au rang, au grade d’un supérieur des supérieurs, d’un personnage qui fait tout danser à sa flûte dans la capitale… il va, passant de l’un à l’autre : « Que voulez-vous ? Et vous ? De quoi s’agit-il ? Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qu’il vous faut ? »

« Enfin, le chef arriva à Kopeïkine ; celui-ci vite de dire ça, ça et ça : « J’ai, relativement parlant, versé mon sang ; j’ai, en quelque sorte, perdu et un bras et une jambe ; je ne puis travailler, je prends la liberté de vous demander une manière d’assistance, de pension, et, sauf respect, d’indemnité, si je me fais bien comprendre… » Le chef voit devant lui un homme à jambe de bois, une manche vide agrafée à l’uniforme. « Bien ; vous irez vous informer ces jours-ci dans les bureaux. »

« Kopeïkine gagna la rue ; il était dans le ravissement ; il pensait : « L’affaire est au sac ! » Vous vous figurez bien avec quels transports de joie il sautillait sur les trottoirs : en doublant le coin de la rue des Jardins, avisant le restaurant de Palkine, il entre, absorbe un bon petit verre d’eau-de-vie, puis il longe la Perspective, gagne la place de l’Amirauté, et entre d’instinct en pleine grande salle à l’hôtel de Londres ; là, sans balancer un instant, il se fait servir une côtelette aux câpres, puis une poularde à la jardinière, et il arrose tout cela d’une bouteille de vin de France, et ensuite, imaginez-vous qu’il se rendit droit au Grand-Théâtre, où l’on jouait Lodoïska ; bref, avec votre permission, le gaillard, ce soir-là, fit la noce à peu près au complet. Je dis à peu près, expliquons-nous : comme après son spectacle il entrait dans la rue des Officiers, il voit glisser une espèce de petite chatte anglaise blanche et articulée comme un cygne, hum ! le sang monte au cerveau du galant, et truck, truck, truck, en avant le boulon de chêne, il semble résolu à suivre la veine, et les regardants le croient parti ; mais non, il s’arrête et réfléchit ; il se faisait tard : « Pour ces jours-ci, se dit-il, au diable la galanterie ; j’ai déjà pas mal dépensé… Après le règlement de ma pension, oh ! alors, ma foi, je ne dis pas non. » Au fait, il venait, en une soirée, de gaspiller une bonne moitié du peu d’argent qu’il possédait la veille.

« Les trois jours suivants Kopeïkine fut moins prodigue, réfléchissant qu’on ne touche les pensions qu’aux échéances déterminées ; le quatrième jour, il se rendit dans les bureaux de la commission, demandant à être conduit au chef :

« De quoi s’agit-il ?

— Je suis venu, dit-il, comme ayant, pour ainsi dire, versé mon sang, et, relativement parlant, perdu ces deux membres, savoir si… » et enfin il parla dans le meilleur style, ainsi que l’on apprend au service.

« Fort bien, fort bien, lui fut-il répondu ; mais, avant tout, il est de mon devoir de vous prévenir qu’ici nous ne pouvons rien absolument sans la sanction de l’autorité suprême ; vous voyez bien vous-même en quels temps nous vivons. Les hostilités n’ont pas encore pris fin officiellement ; attendez la paix ; attendez du moins l’arrivée de M. le ministre de la guerre ; prenez patience, et croyez bien que vous ne serez pas oublié. Si vous n’avez pas de quoi vivoter en attendant, tenez, prenez toujours ceci ; je ne puis positivement faire davantage. »

En parlant ainsi, Son Excellence glissa dans la main du capitaine quelques assignats rouges[2] ; c’était peu, bien peu, sans doute, mais, à la rigueur, on pouvait avec cela attendre les décisions ultérieures ; mais cela ne faisait pas le compte de notre Kopeïkine qui, quatre jours auparavant, s’était dit le verre à la main :

« La pension, cela viendra, cela ne se règle pas sans des masses d’écritures ; on commencera sûrement par me compter tout de suite quelques milliers de roubles pour que je puisse, en attendant, m’installer à peu près ici, me distraire et me divertir un peu. »

« Attendre, attendre, et manger du pain sec… c’est dur, surtout pour un brave qui avait rêvé soupe à la tortue, rognons au vin de Champagne, tabac turc, spectacle et chattes anglaises. Il descendit l’escalier, faisant assez la figure d’un pauvre barbet qui, échaudé par les ordres du chef des cuisines, se sauve l’oreille très-basse et la queue ramenée entre les pattes de derrière. La vie de Pétersbourg l’avait saisi et pénétré ; il en avait tâté quelque peu, et ce peu avait eu une action puissante et prompte sur ce naturel voluptueux, orné d’un appétit de loup. Elles seront exquises, les voluptés de Kopeïkine, avec cette modique somme d’argent. Et notez que c’était un homme encore jeune, frais et bien constitué.

« Aussi représentez-vous Kopeïkine passant devant un restaurateur à la mode : une fenêtre ouverte laisse voir le cuisinier ; un étranger, un Français, un de ces dégourdis à physionomie franche, encadrée dans une chemise de toile de Hollande, devant lui un tablier, et, sur la tête, un béret, blancs l’un et l’autre comme de la neige ; il prépare, comme en se jouant, une omelette aux fines herbes, des côtelettes aux truffes, et Dieu sait encore quelles excellentes choses.

« En poussant plus loin, le voilà devant la longue ligne des boutiques Miloûtine ; là, à toutes les vitrines, dont plusieurs sont ouvertes, des saumons et des sterlets fumés, de différents prix, de simples cerises à cinq roubles pièce, une pastèque colossale, sortant de la fenêtre comme une diligence à demi tirée de la remise, et semblant attendre au passage un imbécile qui en donne cent roubles ; bref, autant de pas, autant d’objets de convoitise ; partout l’eau lui en vient à la bouche, et Son Excellence avait dit : « Attends, il faut attendre ! » Quelle situation, hein ! mon cher monsieur ; d’un côté, la côtelette, le caviar frais, le saumon, la pastèque ; de l’autre, ces mets pleins d’amertume qu’on appelle demain, peut-être, attends.

« Exaspéré par ces émotions : « Bah ! bah ! dit-il, je vais de ce pas à la commission, j’assemble tous les chefs, et ma foi ils en entendront de rudes ! » Et il arrive en effet à la commission, monté si jamais homme le fut.

« Comment, capitaine, lui dit-on, c’est encore vous ? on vous a dit l’autre jour…

— Ah bien oui ! répond-il, vous devriez un peu comprendre que je ne veux pas être à tire-sou, moi ; j’ai besoin de manger une bonne côtelette, de boire du vin de France, d’aller chercher quelque distraction au théâtre, que diantre !

— Vous demandez beaucoup, dit le chef. Mais enfin, permettez, il faut un peu de patience ; en attendant, on vous donne ici les moyens de vous nourrir convenablement jusqu’à la résolution définitive qui vous procurera, je l’espère, une retraite propre à vous dédommager de ce que vous avez souffert pour le pays. Il n’y a pas d’exemple, en Russie, qu’un serviteur du tsar soit jamais demeuré sans assistance. Mais si tout de suite, tout de suite, vous voulez vous mettre à manger des côtelettes et à fréquenter les théâtres, eh bien, pardon, mais il faut que vous trouviez par vous-même des moyens supplémentaires, car ici… »

« Pendant que Son Excellence parlait ainsi, notre Kopeïkine pensa suffoquer de colère ; toutes ces sages paroles ne laissaient pas plus de traces dans son esprit que des petits pois verts jetés contre un mur. Il se mit à crier, gronder et déblatérer ; personne n’échappa à son regard, à son geste ni à sa voix ; commis, secrétaires, chefs de bureau, de section, de division, tous furent apostrophés, et comment ! Un employé qui passait à bon droit pour impassible, parut le dernier ; il attrapa la meilleure part de l’avalanche. Il y eut alors dans la salle comme un commencement d’émeute contre cet enragé ; mais, à la fin, le chef, voyant qu’il fallait nécessairement recourir aux voies de rigueur, fit faire silence et dit :

« Très-bien, monsieur ! puisque vous ne voulez pas vous contenter de ce qui vous est donné et attendre patiemment à Pétersbourg qu’on ait pourvu à votre avenir, je vais vous indiquer moi-même un domicile. Messieurs, appelez un feltiègre[3] pour qu’il accompagne monsieur où vous savez ! »

« Aussitôt un feltiègre parut vers la porte d’entrée ; c’était un gaillard de deux mètres de haut, et des mains, des bras de roulier. En cinq minutes de temps, le papier était écrit, le capitaine installé sur le chariot et le feltiègre à côté de lui.

« Voilà, se dit Kopeïkine, un voyage où je n’aurai point, Dieu merci, de relais à payer, et j’ai une escorte encore comme un vrai prince… C’est bien, c’est bien ; oh ! l’Excellence prétend que c’est à moi de chercher les moyens de vivre dans l’aisance ; il faut avoir égard à ce conseil, et ces moyens, bon, je les trouverai, ou je ne suis pas Kopeïkine. »

« Le chariot dévorait l’espace ; combien de jours, combien de nuits et jusqu’où ils allèrent ainsi, l’histoire ne le dit pas ; mais ce qu’on affirme, c’est qu’il ne s’était pas écoulé deux mois, que les bois de Reazan étaient infestés par une bande d’affreux brigands, et le chef de cette bande, mon cher monsieur, n’était autre que le cap…

— Un moment ! je t’ai laissé aller, mais c’est plus qu’assez, Ivan Andréïtch, dit avec une certaine impatience le maître de police ; songe que ton capitaine Kopeïkine avait une jambe de bois et le bras droit amputé… qu’il soit chef de brigands, soit, mais quel rapport avec Tchitchikof ! »

Ici le conteur jeta un cri retentissant et se donna à lui-même un grand coup du plat de la main sur le front en se traitant, devant son public, de veau et de bourrique ; il ne pouvait comprendre comment cette circonstance ne l’avait pas frappé dès les premiers mots du récit, et avoua qu’on avait bien raison de dire que le Russe pense après[4]. Cependant, après une minute ou deux, il voulut essayer de se relever de sa chute en alléguant qu’au demeurant, en Angleterre, il se fabriquait des machines admirables qui avaient la forme et le jeu des membres de l’homme, et qu’on avait lu encore tout récemment l’annonce de jambes de bois imitant parfaitement la jambe naturelle ; et, de plus, jugez, en touchant un ressort imperceptible, on avait la faculté de se transporter si vite et à une si grande distance qu’il ne serait donné à aucun regard de vous suivre plus d’une seconde.

Malgré cette belle invention, aucun ne voulut croire que Tchitchikof fût le capitaine Kopeïkine ; et il fut déclaré que le directeur de la poste allait un peu trop loin dans ses conjectures. Mais eux-mêmes, de leur côté, gagnés à l’exemple qui venait de leur être donné, allèrent insensiblement encore plus loin que lui ; l’un d’eux marmotta entre ses dents que Tchitchikof pourrait tout aussi bien être Napoléon déguisé ; puis, voyant qu’on l’écoutait sans moquerie, il s’attacha à cette idée, faisant observer que l’Angleterre est depuis longtemps jalouse des prospérités de la Russie, que plusieurs personnes ont vu de leurs yeux une caricature de Londres représentant un Russe pris de dispute avec un Anglais ; celui-ci tient en laisse Napoléon sous la forme d’un dogue hargneux : « Prends-y garde, dit l’Anglais, si tu vas de ce train-là, je le lâche sur toi. » Dieu sait ; peut-être l’ont-ils laissé échapper de Sainte-Hélène, peut-être s’est-il faufilé en Russie sous le nom de Tchitchikof ; qui nous dit que Tchitchikof est bien Tchitchikof, et, si ce n’est pas Tchitchikof, qui nous dit que ce n’est pas Napoléon ?

Cette opinion aussi rencontra une vague incrédulité dans l’assemblée ; et toutefois, en y réfléchissant, on finit par trouver que, sinon le galbe, du moins le profil de l’inconnu était vraiment celui de tous les portraits de Napoléon. Le maître de police, qui avait fait la campagne de 1812 et avait vu Napoléon de profil et de face, déclara que, quant à la taille, il n’était pas plus grand que Tchitchikof, et, quant au visage, si on ne pouvait dire qu’il fût plus plein, on ne pouvait dire non plus qu’il fût plus allongé.

Il est certainement des lecteurs qui croiront à l’invraisemblance de pareils propos. Invraisemblables, d’accord ; mais la poésie a moins encore que l’histoire la prétention de n’offrir jamais que du vraisemblable, tout en restant fidèle à l’exacte vérité. D’ailleurs nous rappellerons ici que les faits que nous exposons ont eu lieu peu d’années après les événements de 1812, 1814 et 1815, et qu’en Russie, à cette époque, propriétaires terriers, employés, marchands, magistrats, scribes lettrés ou illettrés, se prirent de belle passion pour la politique. Il n’était plus personne en ce temps qui ne lût de la première ligne à la dernière la Gazette de Moscou et le Fils de la Patrie ; en toute rencontre nos Russes, au lieu de se dire bonjour et de s’informer du prix du boisseau d’avoine et de l’état du traînage dans telle ou telle partie du district, se disaient sans préambule : « Que dit-on dans les gazettes ? N’a-t-on pas laissé Napoléon s’échapper de son île ? » La classe marchande n’avait pas de préoccupation plus tenace que celle de cette fuite, car elle ajoutait pleinement foi à l’invention d’un soi-disant prophète qui, depuis trois ans, était emprisonné comme imposteur dans une forteresse. Ce singulier prophète était venu, on ne sait d’où, courir la province en souliers d’écorce tressée, et vêtu d’un touloupe sale et troué qui exhalait une odeur de poisson gâté, il annonçait que Napoléon n’était autre que l’antichrist ; qu’en vain on le tenait enchaîné sur un rocher au delà de six murailles environnées de sept mers ; qu’il briserait ses chaînes et parcourrait toute la terre. Le prophète était au cachot, mais il avait fait son œuvre, et les marchands russes gardaient bonne mémoire de sa prédiction.

C’était là leur grand sujet de conversation depuis trois ou quatre ans, et ces têtes de sages, pourvues de longues et larges barbes, tout en faisant leurs marchés, tout en prenant leur thé d’un air grave, s’entretenaient sérieusement de l’antechrist Napoléon. Faut-il le dire ? il y avait même des personnages, jusque dans les grandes villes et les capitales, qu’on trouvait occupés de cet antechrist ; ceux-ci, troublés par le mysticisme qui était alors de mode en haut lieu, comme on sait, allaient jusqu’à voir des signes particuliers dans chacune des lettres qui forment le nom de Napoléon ; ce terrible nom pouvait fort bien être le chiffre même de l’Apocalypse ! On n’a donc pas lieu de s’étonner que les membres de notre petit conciliabule de fonctionnaires provinciaux aient un peu divagué sur le fameux captif de Sainte-Hélène.

Ils s’arrêtèrent pourtant, sentant eux-mêmes que leur imagination les emportait un peu loin du vrai sujet de la délibération ; ce qui fit que là-dessus ils pensèrent, pensèrent, discutèrent, disputèrent, et enfin tombèrent d’accord sur un préliminaire consistant à faire adroitement subir un interrogatoire à Nozdref, que le parti femme mêlait toujours à ses conjectures particulières. C’est qu’en effet, puisque Nozdref le premier avait jeté le tolle à propos des âmes mortes, il savait sans doute bien des particularités, et on ne pouvait procéder avec plus d’ordre qu’en le questionnant avant tout autre.

Singulières gens que messieurs les fonctionnaires ! On pourrait, sans leur faire tort, les gratifier plus énergiquement. Quoi ! ils savent que Nozdref est la hâblerie incarnée, et qu’il n’y a jamais un seul mot à croire de ce qu’il dit, et c’est à lui qu’ils vont recourir pour obtenir quelque lumière sur le point confus qui les tient en alarme. Tel est pourtant l’homme ; bien des gens ne croient pas en Dieu, qui croient fermement que se frotter le nez est signe de mort ; les autres ont de l’éducation et ignorent profondément les pages sublimes, lumineuses, prophétiques de celui de leurs poëtes qui, à la magnificence de l’inspiration, aura joint la plus belle harmonie et la plus merveilleuse simplicité ; mais ils font leurs délices des absurdités d’un cuistre d’écrivailleur qui forge de plats paradoxes prenant à rebours la vérité et la nature, et on en voit s’écrier làdessus : « Voilà, voilà une profonde connaissance du cœur et de l’esprit humain ! »

On voit aussi des gens qui ont en horreur la médecine et les médecins pendant cinquante et soixante ans, puis finissent par devenir plus faibles que l’imbécile qui se fait traiter par une vieille femme, laquelle emploie des paroles cabalistiques et des crachements d’eau en plein visage ; ou mieux encore ils inventeront eux-mêmes une décoction de Dieu sait quelle drogue qu’ils s’imagineront devoir être un remède sûr contre la maladie, au risque de rendre celle-ci mortelle. Sans doute, MM. les employés avaient leur excuse dans la situation vraiment critique où ils se trouvaient alors. Un homme qui se noie s’empare avidement du moindre copeau flottant à la surface ; ce copeau, il est vrai, sert de barque à un insecte pesant la millième partie d’une once, tandis que lui, homme, pèse cent cinquante livres, s’il n’en pèse pas même deux cents : mais il ne fait pas ce calcul. C’est ainsi que ces messieurs se précipitèrent sur l’idée de questionner Nozdref.

Vite, le maître de police écrivit un jovial billet à Nozdref pour le presser de venir passer chez lui la soirée ; vite un agent secondaire, au teint fleuri, un ancien militaire qui vivait, servait et dormait en bottes fortes, fut dépêché l’épée serrée au flanc pour plus de hâte. On savait où trouver Nozdref ; mais celui-ci, malgré sa réputation d’oisif, était occupé d’une chose fort importante à son point de vue. Il y avait quatre jours qu’il n’était sorti de sa chambre et qu’il n’y admettait personne ; il se faisait donner ses repas par la fenêtre. Il en maigrissait ; il en était vert olive ; mais la chose demandait un soin extrême : il s’agissait d’étudier dans plusieurs douzaines de jeux de cartes, non le format ni le degré d’épaisseur, qui sont toujours les mêmes, mais dans le dessin en rouge ou en bleu certaines petites marques qui feraient de chacune des cartes étudiées l’ami le plus sûr et le plus utile. Ce travail absorbant devait bien lui prendre encore une quinzaine de jours, et il était résigné à cette laborieuse retraite.

Comme Nozdref n’aimait pas les valets oisifs qui auraient pu l’interrompre, il avait astreint son domestique Porphyre à brosser trois fois par jour le ventre de son épagneul au moyen d’une brosse particulière, et à le savonner le soir et le matin. Porphyre ne put se dispenser d’aller frapper à la vitre ; Nozdref fut très-irrité de se voir troubler dans sa solitude, et son premier mouvement fut d’envoyer au diable l’émissaire et son chef ; mais, en continuant la lecture du billet, il lut qu’il y aurait probablement à faire la partie avec un provincial de bonne composition qui était attendu pour la soirée même : l’appât d’une partie à faire dans ces conditions lui parut décisif. Il se jeta sur ses habits, se fagota seul comme il put, ferma sa chambre à la serrure et au cadenas, et se rendit d’une haleine chez le maître de police. Les dires, les arguments, les conjectures et les déductions de Nozdref présentèrent un contraste si complet avec ceux de MM. les fonctionnaires publics assemblés, que ces derniers, au bout d’un quart d’heure, ne surent plus où ils en étaient. C’est que Nozdref était un homme qui n’avait de doutes sur rien au monde, et, autant les conjectures des autres étaient versatiles et timides de toute manière, autant les siennes étaient drues et tranchantes. Il répondit résolument à toute question.

Sur la question des achats d’âmes mortes, il déclara sans détour ni hésitation que Tchitchikof en avait maintenant en sa possession pour bien des milliers de roubles, et que lui-même lui en avait vendu, ne voyant pas le moindre motif de lui refuser une denrée qui coûtait et ne rapportait plus rien. Sur la question : « Tchitchikof ne serait-il pas un mouchard ? — Espion, mouchard, fiscal, tout ce que vous voudrez, répondit-il ; espion dès l’école ; nous étions de la même classe ; il nous vendait tous, et nous ne le nommions tous que le fiscal. Je me rappelle qu’un jour nous l’avons tellement roulé qu’il en eut pour sept mois d’infirmerie, et que dès le premier moment on dut lui appliquer à la tempe gauche deux cent quarante sangsues.

Nozdref voulait dire quarante sangsues ; les deux cents autres se sont ajoutées là d’elles-mêmes, sans qu’il le sût lui-même, car sur ce qu’on lui dit : « Quarante sangsues sûrement ? » il répliqua avec vivacité : « Oui, mais oui, positivement quarante. »

À la question qui succéda, si Tchitchikof ne serait pas le faiseur de faux assignats dont on parlait au chef-lieu de gouvernement, Nozdref répondit par une anecdote sur la merveilleuse habileté de son ami. « On avait appris, dit-il, qu’il se trouvait chez lui pour deux millions de faux assignats ; on accourut pour mettre les scellés et aposter deux sentinelles à chaque porte. Eh bien ! figurez-vous le gaillard, il changea, entre minuit et une heure probablement, toute cette masse de faux assignats en de véritables, et le lendemain les grandes autorités, assemblées dès les huit heures, n’eurent à lui faire, avec des excuses sincères, que des compliments et félicitations sur sa fortune, l’infâme coquin ! N’est-ce pas que c’était bien joué ? »

On demanda alors à Nozdref si positivement Tchitchikof avait dessein d’enlever la fille du gouverneur, et si lui-même trempait dans cette affaire, le bruit courant qu’il avait promis aide et concours au ravisseur. « Eh ! mais, répondit-il, l’affaire est au sac, et je ne lui ai pas été d’un médiocre secours. Après tout, oui, ce que j’ai fait, un autre l’aurait fait à ma place. » Ces dernières paroles eurent quelque chose d’un peu hésitant dans l’expression ; il pensa que le mensonge ici pourrait lui porter préjudice ; mais le doute passa comme une ombre ; il ne put résister au plaisir d’improviser le récit des circonstances de l’aventure ; aussitôt il donna la distance, le nom de la terre et le nom de la paroisse où le mariage s’était fait. Le village était appelé Frookmatchevka ; le prêtre qui avait nom le P. Sidor Sidorovitch Afonski, avait eu soixante quinze roubles pour la célébration : « Et il n’a d’ailleurs consenti que sur la menace que je lui fis d’écrire un rapport contre lui pour avoir marié récemment le marchand de farines Mikhaïlo à sa commère[5]. Cela l’a tellement effrayé qu’il a mis à notre disposition sa petite calèche tout attelée, et qu’il a pourvu à tous les relais pour les autres voitures. » Les détails furent tellement circonstanciés que Nozdref désigna même par leurs noms les divers postillons qui avaient été employés dans l’affaire.

L’assemblée essaya d’indiquer quelque chose sur la personnalité de Napoléon, mais elle eut à regretter d’avoir abordé cette question, car notre homme s’embarqua aussitôt avec le grand homme sur un océan d’absurdités tellement folles que les hôtes du maître de police sortirent tous pour aller prendre l’air, laissant ce dernier seul écouter encore un peu. Mais lui-même, un moment après, se leva en se disant : « le diable est bien fin s’il débrouille cet écheveau-là. » Tous enfin demeurèrent plus convaincus que jamais de la vérité du proverbe qui dit qu’on a beau se trémousser avec le bœuf, on n’en tirera jamais un verre de lait. De sorte que MM. Les employés se trouvaient, après leur conférence, dans une situation d’esprit pire qu’auparavant, et disposés à reconnaître qu’il était définitivement impossible de savoir ce que c’était que Tchitchikof.

Tout ce bruit, ce chaos d’opinions, ces propos discordants, firent perdre la tramontane au procureur ; ils produisirent sur lui un effet si extraordinaire que, rentré chez lui, il s’arrêta au milieu de la chambre tout stupéfié, et mourut subitement comme frappé d’apoplexie. Il n’eut que le temps de s’asseoir et il tomba à la renverse. « Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est ! vite, vite, courez chez le médecin ! » cria-t-on aussitôt. Mais on ne put se le dissimuler, il n’y avait plus là qu’un cadavre ; aucune saignée n’y pouvait plus rien ; deux domestiques n’en prirent pas moins occasion de courir par toute la ville, annonçant à tous les passants que le procureur, leur maître, avait rendu l’âme. L’habitant n’y sut rien comprendre : l’âme du procureur ?… Eh oui ! le défunt avait eu une âme ; mais il paraît que, par modestie, il n’avait jamais laissé voir à personne qu’il fût possesseur d’un don si précieux. La mort est aussi affreuse à considérer dans un homme de peu que dans le plus grand homme. Ce pauvre diable de procureur qui, peu de temps avant l’accident, allait, venait, se dandinait, faisait sa partie de whist, signait des papiers et se faisait remarquer entre tous les autres par l’épaisseur de ses sourcils et un certain tic de l’œil gauche, était maintenant couché sur une table, l’œil gauche complètement immobile, mais le sourcil encore levé très-haut avec une expression interrogative. Ce que demandait le défunt, pourquoi il venait d’expirer, pourquoi il avait vécu, c’est bien certainement le secret de Dieu seul.

« Allons, voilà qu’avec cette mort subite notre naïve épopée ne fait que progresser en invraisemblance ! Cela, vrai, ressemble à rien ! Où a-t-on vu des fonctionnaires publics s’effrayer à ce point ? Fi ! peut-on écrire de pareilles absurdités, peut-on ainsi délirer à propos de choses où un enfant verrait clair et agirait sensément ? » Ainsi parleront beaucoup de lecteurs, et ils reprocheront à leur poëte des inconséquences, ou bien ils traiteront d’imbéciles ses personnages : car, prodigue de ce mot, l’homme est très-capable de l’appliquer vingt fois par jour au prochain. Ayez un mauvais côté sur dix, et vous serez infailliblement proclamé imbécile, malgré les neuf bons côtés qui devaient en vous frapper davantage, ne fût-ce que par leur nombre. Mes lecteurs, du balcon de leur deuxième étage, d’où tout un horizon est ouvert devant eux, jugent commodément et du haut tout ce qui se fait en bas, tout en bas, là où l’homme ne voit que terre à terre.

Dans les chroniques générales de l’humanité, il y a des siècles entiers qu’on voudrait biffer et faire disparaître comme inutiles. Oui, là aussi, sur la plus grande échelle du monde, il s’est fait des bévues dont il semble qu’un jeune enfant même serait incapable. Que de chemins étroits, scabreux, que de sentiers tortueux, sombres, impraticables, éloignés du but, ont été choisis en tout temps par l’humanité, lorsque pourtant elle cherchait de bonne foi la vérité, et quand, pour y arriver, il s’ouvrait devant elle une route large et plane comme les avenues qui mènent aux châteaux et aux villas des souverains ! Cette route est plus majestueuse et plus large qu’aucune autre ; elle est éclairée le jour par le soleil, la nuit par des feux innombrables. Mais suivre cette route ouverte à tous, non ; voyez, les seuls chercheurs bien doués pour reconnaître et faire reconnaître la vérité se sont tous jetés dans l’ombre épaisse des fourrés. Inspirés pourtant d’abord et mus par une pensée du ciel, ne trouvent-ils pas le moyen de s’égarer, se jetant en plein jour dans des chemins de traverse où ils semblent prendre plaisir à voir s’épaissir le brouillard à leurs propres yeux et ceux des autres ? puis, entraînés bientôt par les lueurs phosphorescentes des marécages, ils se sentent descendre dans des abîmes de vases, en se demandant à la fin les uns aux autres, mais souvent trop tard, par où sortir de ces fondrières, par où regagner le chemin. La génération actuelle voit ce triste spectacle, elle s’étonne de tant d’aveuglement, elle raille cette inintelligence de ses pères, sans voir que c’est là justement une chronique tracée en feux du ciel, et dont chaque lettre lui crie que de partout un doigt vengeur est étendu sur elle, sur elle, la génération présente… Mais elle continue de railler et de se complaire en elle-même et en sa fausse sagesse, qui la jette dans des égarements non moins dangereux, non moins insensés, qui à leur tour seront raillés et persiflés par les générations suivantes.

Tchitchikof ne savait rien de tout ce qui se disait et se faisait dans la ville ; il souffrait d’une fluxion accompagnée d’une légère inflammation de la gorge, présents dont le climat de la plupart de nos provinces est fâcheusement libéral. Ayant fort à cœur de ne pas voir trancher en lui une vie sans descendance mâle ni femelle, il avait résolu de garder la chambre trois ou quatre jours. Il s’était appliqué sur la joue un bon cataplasme de sauge imprégné de camphre, et se gargarisait avec une décoction de figues au lait bouilli ; et pour employer son loisir, il se mit à dresser avec beaucoup d’ordre et de soin des listes circonstanciées des paysans qu’il avait achetés ; puis, pour faire diversion à cet utile travail, il lisait en traduction russe la Duchesse de La Vallière, dont il retrouva un volume dépareillé dans son portemanteau ; ou bien, il faisait la revue des objets et des divers papiers contenus dans sa cassette ; il essayait de relire ces derniers, mais il ne tardait pas à se dégoûter de tout cela. Sa solitude l’étonnait, il ne comprenait pas comment il pouvait se faire que nul des fonctionnaires publics n’était encore venu le voir. Peu de jours auparavant on voyait sans cesse stationner à la porte de son auberge tantôt les drojkis du maître de police, tantôt la petite calèche du procureur, tantôt la voiture du président. Mais depuis deux jours, rien ; il n’en conçut point de colère, et seulement il haussait les épaules en allant et venant dans sa chambre.

À la fin, il éprouva un mieux sensible et fut tout transporté de joie quand il vit que sans inconvénient il pouvait enfin se donner de l’air. Pour s’encourager à sortir, il procéda sans tarder à sa toilette ; il ouvrit tous les compartiments de son nécessaire de voyage, mit de l’eau bouillante dans un verre, son blaireau et son savon dans une tasse d’étain pour se raser, et il était grand temps qu’il le fit. Aussi, s’approchant du miroir et se passant la main sur le menton, marmottait-il : « Oûhh ! ! quelle forêt ! » exagération sans doute ; son menton ne portait pas une forêt, mais bien, peut-on dire, un taillis assez épais. Après s’être rasé, il se mit à s’habiller avec une telle vivacité qu’il pensa faire éclater de toutes parts ses indispensables. À la fin, habillé, injecté d’eau de Cologne et bien enveloppé de son bekèche, le collet remonté sur un foulard noir appliqué aux joues et aux oreilles, lestement il gagna la rue ; et, comme il arrive à tout convalescent, ce fut pour lui une fête que cette première sortie. Tout ce qui s’offrait à son regard lui parut souriant et gracieux, les maisons, les passants, tout, jusqu’aux simples paysans, gens qui sont en réalité d’un aspect peu réjouissant à voir.

Sa première visite fut naturellement pour le gouverneur.

Comme il prenait la direction de l’hôtel de Son Excellence, il eut l’esprit amusé par une foule de pensées diverses, à commencer par cette ravissante blondine dont la seule idée le rendait folâtre et gaillard. C’est dans cette heureuse disposition d’esprit qu’il entra dans le vestibule, et déjà il allait se débarrasser de son manteau, quand, à sa profonde stupéfaction, le suisse lui dit : « J’ai ordre de ne pas vous recevoir.

— Hein ! quoi ? Est-ce que tu ne me reconnais pas ? Regarde-moi donc bien en face.

— Comment ne vous reconnaîtrais-je pas ? je vous ai vu ici plus d’une fois ; c’est nommément vous, et vous seul, qu’il m’est ordonné de ne pas laisser passer.

— Et pourquoi ? à quel propos, je te prie ?

— C’est l’ordre : on doit avoir ici ses raisons ; enfin, c’est comme ça, oui. » Et, en appuyant sur ce oui, il prenait un petit air capable et absolu qui n’avait plus rien de caressant et d’officieux comme au temps où il lui aidait à se découvrir. Sa mine semblait même ajouter : « Hé ! Hé ! cela t’étonne, mon garçon, mais quand monsieur et madame te consignent tout net à leur porte, c’est que tu n’es, va, qu’un pas grand’chose. »

— Je m’y perds ! » pensa de son côté Tchitchikof, et il prit le chemin de la maison du président. Celui-ci fut fort troublé en le voyant entrer, aussi le peu de paroles qu’il prononça furent-elles si embarrassées qu’ils en rougirent l’un vis-à-vis de l’autre. Tchitchikof sortit ; il chercha en vain à deviner ce qui se passait dans l’esprit du président, et à quoi pouvait se rattacher ce qu’il avait dit ; mais il ne put se rendre aucun compte de ces étranges paroles ainsi dites à bâtons rompus. Il passa de là chez d’autres, chez le maître de police, chez le vice-gouverneur, chez le directeur de la poste ; mais on ne le reçut pas, ou il fut reçu avec des façons si pleines de contrainte, on lui tint des propos si enchevêtrés, si dépourvus de sons appréciables qu’il douta fort du bon état de leur cerveau. Il cheminait louvoyant par la ville sans direction et à la fin sans but, comme un homme mal éveillé et hors d’état de décider s’il y avait en lui-même affaiblissement d’esprit, ou si messieurs les fonctionnaires avaient tous perdu la tête, si tout cela était songe et hallucination, ou faits et réalités. Il était déjà à peu près nuit close quand il rentra à son auberge, dont il était sorti si gai et si heureux. Il se fit apporter, par désœuvrement, une bouilloire de thé qu’il se versa d’un œil fixe et rêveur, donnant carrière aux pensées que suggérait l’étrangeté de sa position, quand tout à coup sa porte s’ouvrit à l’improviste ; sans se faire annoncer, parut devant lui Nozdref, qui de but en blanc dit avec sa volubilité ordinaire et en jetant sa casquette sur l’appui de la fenêtre :

« Pour un ami deux lieues ne sont pas une distance, dit le proverbe, et douze marches d’escalier encore moins, n’est-ce pas ? Je passe, je vois de la lumière chez toi ; bon, me suis-je dit, il ne dort pas, je monte. Çà ! dis-moi donc que j’ai bien fait. Ah ! du thé ! comme cela vient à propos ; j’ai mangé à dîner Dieu sait quelles horreurs, et je sens que mon estomac se soulève ; voilà justement un verre. Fais-moi bourrer ta pipe… Eh bien ! où donc est ta pipe ?

— Je ne fume pas, dit sèchement Tchitchikof.

— C’est vrai, tu es un dameret, toi, une vraie poule mouillée que l’on prend pour un homme. Hé ! Vakhraméï ! arrive ici, hé !

— Mon domestique ne s’appelle pas Vakhraméï, mais Pétrouchka !

— Vraiment ? mais alors qu’as-tu donc fait de ton Vakhraméï ?

— Je n’ai jamais eu de Vakhraméï à mon service.

— Oui, oui, c’est Dérébine qui a un Vakhraméï. Figure-toi quel bonheur il a eu, ce farceur de Dérébine : sa tante s’est brouillée avec son fils à elle, parce qu’il venait d’épouser une simple paysanne, et elle a légué tout son bien au beau neveu qui maintenant a un crédit… Ah ! qu’il me faudrait une tante comme ça à moi ! Çà ! toi, frère, voyons que deviens-tu ? On ne te voit plus nulle part ; c’est mal de négliger le monde ; je sais bien que tu lis, tu griffonnes ; tu t’adonnes à des travaux scientifiques (d’où Nozdref concluait que notre héros fit de grandes lectures et de profondes études scientifiques, nous avouons notre ignorance là-dessus, et Tchitchikof l’ignorait comme nous). Ah ! frère Tchitchikof, si tu avais seulement entrevu… Voilà, voilà une proie pour ton humeur satirique ! (que Tchitchikof fût enclin à la satire, c’est encore ce que nous n’avions pas soupçonné). Imagine-toi, frère, qu’on a joué à la gorka chez le marchand Likhatchef… Voilà où il y a eu de quoi rire. Et tiens, Pérépendief, qui était à côté de moi, me disait en éclatant : « Ohi ! ohi ! si Tchitchikof était ici… Ah ! que je voudrais l’entendre… (disons que Tchitchikof n’avait de sa vie connu aucun Pérépendief). À présent, frère, c’est passé ; avoue que tu as salement agi envers moi, il te souvient… quand nous avons joué aux dames… hein ! j’avais partie gagnée… tu t’es conduit en vrai filou… mais, moi, je suis bâti comme cela… pas de rancune, pas si bête que de garder du fiel ; et au contraire, tiens, il y a deux ou trois jours, le président insinuait… Ha ! dis donc, il faut que tu saches qu’ils sont tous contre toi dans la ville ; ils croient que… attends donc, ils disent… ah ! diantre !… Oui, c’est ça, j’y suis, ils savent que tu fais de faux assignats… Ils m’ont pressé de questions, je te laisse à penser ; mais je t’ai défendu ; j’ai dit, ne va pas me contredire, j’ai dit que j’avais connu ton père, et que nous avions été camarades d’école inséparables, et qu’on me hacherait… Oh ! je leur ai fondu de telles balles…

— Lequel a dit que je fabrique des assignats ? s’écria Tchitchikof en sautant de sa chaise.

— Tous. Eh ! mais, cher, pourquoi diantre, aussi, les as-tu tant effrayés ? La peur les assotit ; ils ont fait de toi un brigand et un espion du gouvernement. Le procureur en est mort comme foudroyé, et c’est demain qu’on l’enterre. Iras-tu ? non, tu as raison, c’est embêtant ; mais le repas sera copieux. À vrai dire, ils sont tous dans leurs petits souliers, tant c’est effrayant ce nouveau général gouverneur ; et puis, voyons, que diable, entre nous, cher ami, conviens que ton complot est une affaire où l’on court passablement de risques.

— Moi, un complot ! de quelle affaire parles-tu donc ? dit Tchitchikof de plus en plus agité.

— Comme si je ne savais pas que tu enlèves la fille du gouverneur ; je m’y attendais bien, parole d’honneur ! j’avais tout deviné ; dès que j’ai vu au bal comme vous étiez ensemble, je me suis dit à part moi : Hum ! hum ! avec un gaillard comme celui-là, un projet de pèlerinage est vite bâclé. Au fait, sais-tu que je ne te ferai pas grand compliment sur ton choix… Voyons, qu’est-ce qu’elle a de joli ? J’ai vu, il y a un mois, une parente de Bikoussof, une fille de sa sœur… Ah ! voilà un calicot étoffé plein la main ; du moins on en a pour sa peine.

— Mais que bredouilles-tu donc là ? moi, enlever la fille du gouverneur ! es-tu fou ?

— Tara ! tara ! tara ! des cachotteries avec moi, frère ! Fi ! je suis venu te dire tout bonnement : Tu le veux, eh bien ! soit, dispose de moi ; je suis ton aide, ton premier ou unique garçon de noce et témoin ; tu seras marié ; c’est moi qui devant l’autel tiendrai la couronne sur votre tête, mes tourtereaux ; je donne ma calèche avec l’attelage, je me charge des relais, et je ne mets à cela qu’une condition : prête-moi vite trois mille roubles ; un refus à cette heure, ce serait me couper la gorge, vois-tu, et cela juste au plus beau moment de l’aventure. »

Pendant que Nozdref faisait tomber de sa bouche cette avalanche d’improvisations, Tchitchikof se frotta plusieurs fois les yeux, cherchant à s’assurer s’il avait bien réellement entendu : des faux, un rapt, espion, brigand, le procureur mort subitement, la venue d’un général gouverneur ; cette complication de bruits de ville fort dangereux ne laissait pas de l’effrayer beaucoup. « Allons, se dit-il à lui-même, la question pour moi, ici, n’est pas de partir ou de rester ; il faut partir et même au plus vite. »

Il parvint avec beaucoup d’habileté à éconduire Nozdref, et aussitôt il fit venir Séliphane à qui il ordonna de tout préparer dès avant l’aurore, pour pouvoir partir le lendemain à six heures précises du matin. Il lui recommanda de bien examiner et nettoyer sa britchka, de graisser les roues et de donner aux chevaux une ration et demie d’avoine. Puis il se fit envoyer Pétrouchka, qui retira lestement de dessous le lit la valise, qu’il dégagea d’un bon doigt de poussière, et il se mit à y déposer bas, chemises, linge sale, linge blanc, embouchoirs de bottes, calendrier, selon ce qui se trouvait sous sa main, et sans remarquer Séliphane qui se tenait immobile et bouche béante sur le seuil.

Celui-ci se retira enfin, mais bien lentement, en s’arrêtant à chaque pas dans le corridor et dans l’escalier, et en se grattant férocement la nuque. Ce frottement très-national avait-il un sens ? Une telle démangeaison de la nuque n’a-t-elle pas en général une signification appréciable ? Ici, était-ce contrariété de ne pouvoir aller le lendemain, avec un camarade, en touloupe jeté sans façon sur les épaules, à l’impérial bureau d’esprit, vulgairement appelé kabak (cabaret) ? Ou bien, engagé dans quelque affaire de cœur, Séliphane projetait-il un de ces faciles entretiens de porte cochère, où l’on serre deux blanches mains entre les siennes à ces heures où, les ténèbres enveloppant toute la ville, le joueur de mandoline, en chemise rouge, gratte les cordes de son naïf instrument, tandis que la valetaille et tout le petit monde qu’il a pour auditoire s’adonnent aux langoureux propos et aux passe-temps qui les payent de tous les travaux du jour. N’était-ce pas peut-être regret d’être forcé d’abandonner une place habituelle dans un bon coin de la cuisine, en touloupe, près du four, ayant devant soi le savoureux pâté de choux aigres ? et pourquoi ? pour aller de nouveau par devoir battre les chemins, sous la pluie, la grêle ou les neiges… Dieu sait ce qui passe par la tête en ces moments ; cela ne se devine pas si aisément ; car enfin, je puis l’affirmer, l’action de se gratter la nuque chez le peuple russe est le symptôme non de quelques idées en nombre limité, mais d’une immense diversité de pensées.

  1. Le lecteur français pourrait ne pas se rendre compte de cette persistance de Gogol dans l’emploi répété de cette double qualification appliquée à un édile qui donnait sans cesse chez lui, sans bourse délier, des repas de Gargantua aux dépens de ses justiciables ; nous devons donc expliquer qu’en Russie les mots de père et de bienfaiteur sont prodigués par les faibles aux puissants en proportion du mal que ceux-là pourraient avoir à souffrir directement de ceux-ci. C’est juste- ment cet état de choses qu’on a l’intention et l’espoir de changer aujourd’hui : le triste et honteux euphémisme de la bassesse va bientôt disparaître avec la cause de l’abaissement inouï des masses, et les vieilles furies, s’il en reste encore, seront, il faut l’espérer, appelées furies et non plus euménides.
  2. Assignats rouges de dix roubles (10 francs).
  3. Un feltiègre, de l’allemand feldjeger, courrier de cabinet. Les feltiègres russes sont assez souvent employés à accompagner côte à côte sur de hautes charrettes de poste des personnes, n’importe de quel rang, qui se sont conduites de manière à mériter qu’on leur assigne pour un temps plus ou moins long une résidence où ils auront tout loisir de réfléchir à ce qu’ils ont dit et fait d’irrégulier et d’injuste. Si l’on abusait naguère de cet usage en Russie, c’est que la presse n’avait pas encore la liberté dont elle jouit aujourd'hui.
  4. Textuellement : « L'homme russe est fort par l'esprit de derrière. »
  5. En Russie, il est défendu à l’Église de marier ensemble deux personnes qui ont été parrain et marraine d’un même enfant, ou compère et commère, même occasionnellement, au baptême d’un juif ; mais il s’est fait dans ces derniers temps un si grand nombre de mariages entre compères et commères qu’en 1857, on ne parlait à Pétersbourg et à Moscou que de la disposition où était le saint synode, de lever tout à fait l’interdiction.