Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/08

Boivin & Cie, éditeurs (p. 163-183).




CHAPITRE VIII


LES IDÉES LITTÉRAIRES DE LECONTE DE LISLE



Leconte de Lisle a laissé la réputation d’un artiste. D’aucuns même veulent qu’il n’ait pas été autre chose. Ils accordent qu’il a eu le don des beaux vers et l’amour des belles formes. Ils se refusent à admettre qu’il ait prêté quelque sentiment à ces formes, ou enfermé quelque pensée dans ces vers. Rien n’est plus superficiel et plus injuste que ce jugement. En ce qui regarde la pensée, il me paraît amplement réfuté par l’analyse que je viens de faire de son œuvre. L’auteur des Poèmes Antiques et des Poèmes Barbares a eu sur la religion, sur l’histoire, sur la nature, des vues et des idées dont certaines sont discutables, dont beaucoup étaient, à l’époque, intéressantes et neuves, et témoignaient d’un esprit curieux, ouvert, attentif au mouvement intellectuel, tout le contraire d’un esprit frivole et vide. On peut dire qu’il a été, dans la mesure où un poète peut l’être, un penseur. Pour ce qui est de sa sensibilité, ou, si l’on aime mieux, de son impassibilité, il y a là-dessus beaucoup à dire, et j’y reviendrai. Mais s’il ne fut pas un artiste exclusivement, il est certain qu’il fut avant tout un artiste. Non seulement de très bonne heure il eut de l’art un sentiment vif et profond, mais de très bonne heure aussi il s’attacha à réfléchir sur son art, et, à ce sujet, il a exprimé à plusieurs reprises, soit sous la forme de considérations abstraites, soit sous la forme de jugements portés sur ses contemporains et confrères en poésie, des conceptions très arrêtées et très personnelles.

I

Le sentiment de l’art, ramené à ce qu’il a d’élémentaire et d’essentiel, est une disposition à ne pas se contenter de ce que la nature, livrée à elle-même, produit spontanément et sans efforts, à concevoir la possibilité et le désir d’une réalisation plus parfaite, et à chercher par la réflexion et par l’étude les moyens d’y parvenir. Avoir le sentiment de l’art, c’est avant tout être difficile pour les autres et pour soi-même. Cette disposition est contemporaine, chez Leconte de Lisle, de ses tout premiers essais. Elle est d’autant plus remarquable que, dans le milieu où s’ébaucha son éducation littéraire, elle était moins répandue. Les amateurs de poésie, à Bourbon, se satisfaisaient, on l’a vu, à peu de frais, avec les vers de Parny, ou les vers de Baour-Lormian. Ceux qui avaient le goût de rimer ne croyaient pas qu’on pût imaginer quelque chose de mieux. Le poète de l’île, vers 1835, c’était un certain Eugène Dayot, d’une dizaine d’années plus âgé que Leconte de Lisle, auteur d’élégies à la façon de Millevoye, « où il y a, nous dit-on, de beaux vers et une assez grande puissance de sentiment[1] ». C’est sur lui que s’exerça tout d’abord la faculté critique de son jeune émule. Une des premières lettres écrites par Leconte de Lisle à Adamolle, après son arrivée en Bretagne, contient une appréciation détaillée d’une poésie-de Dayot. Le morceau fait suite, évidemment, à des propos du même genre échangés entre le jeune homme et son ami à Bourbon, et nous apporte un écho des conversations littéraires qui se tenaient, le dimanche soir, sur la grève de Saint-Paul.

J’ai lu, mon ami, avec la plus grande attention, la petite élégie de Dayot. C’est bien faible, ou plutôt ce n’est rien. Plusieurs personnes ont été de mon avis. Ce genre — l’élégie — est pourtant l’un des plus propres au sentiment qui, seul, constitue la poésie élégiaque mais, je te le dis, jamais tu ne trouveras, dans la froide manière de la vieille école, la touchante et pittoresque expression de la moderne. Prends vingt sujets semblables traités par des classiques, et compare-les aux fraîches et naïves compositions de la littérature moderne c’est la nuit, c’est le jour. Lis la simple et ingénieuse élégie de Rességuier, où tant de grâce respire ; lis l’orientale élégie de Victor Hugo, brillante de souplesse et de pensée lis Delorme, Mme Tastu, Émile Deschamps et de Vigny, J. Lefèvre, etc., etc. Lis-les, ô mon ami, et puis compare et juge.

Mais je te parle ici des différences qui sont entre les deux écoles. Dayot n’y a peut-être jamais pensé. S’il croit qu’une rime adaptée au bout d’une phrase fait la poésie, il se trompe. Il a donc eu tort de se servir d’expressions rabâchées depuis cinquante ans. Le siècle veut du nouveau ; ce qu’il veut, il faut le faire, ou se taire. Tu m’avoueras que ce quatrain-ci est par trop fort :


Rose était aimableet jolie,
D’une mère faisait l’orgueil ;
Elle devait aimer la vie :
Pourquoi l’as-tu mise au cercueil ?


C’est vraiment trop prosaïque. Et ce dernier vers :


Au ciel elle donna la main.


Que veut dire cela ? Quelle incorrecte expression ! Quelle gêne il y a dans tout cela ! Combien est plus douce, et mieux dite, la même pensée rendue ainsi par Rességuier :


Plus de roses d’hymen… plus de rêves de miel !
Oh ! sa mort est sans doute un doux et saint mystère !
Une vierge de moins gémira sur la terre,
Un pur ange de plus sourira dans le ciel !


La page est amusante ; elle a de la verve, de l’entrain, du mordant. Il ne faudrait pas toutefois en exagérer la pénétration. Les vers de Dayot — au moins ceux qui sont cités ici — sont d’une platitude à soulever le cœur. Et si la sévérité du jeune homme à leur endroit est amplement justifiée, le pêle-mêle de ses admirations nous surprend un peu, et certaines d’entre elles nous font sourire. Nous ne sommes pas persuadés que le quatrain maniéré de Rességuier vaille beaucoup mieux en son genre que l’octosyllabe raboteux auquel il est opposé comme le jour à la nuit. À cette époque, et à dix-neuf ans à peine, il était permis de s’y tromper. Au début du séjour en Bretagne, le goût de Leconte de Lisle n’est pas encore formé ; il se ressent de la jeunesse du poète et de son origine exotique. Notre créole est un fervent partisan de la poésie sentimentale : inclination, en soi, nullement blâmable mais il confond le sentiment avec la mièvrerie, la grâce avec ce qu’il appelle « la gracieuseté », l’élégie avec la romance. Des Voix intérieures, qui viennent justement de paraître, il s’empresse d’extraire et de copier, pour les envoyer à Adamolle, des morceaux comme La Tombe et la Rose,

et la piécette qui débute par ces vers :


Puisque ici-bas toute âme
     Donne à quelqu’un
Sa musique, sa flamme,
     Ou son parfum, etc…


« Que Dayot étudie cela s’écrie-t-il ; voilà tout le secret de l’élégie. » Nous sommes encore loin, reconnaissons-le, des Poèmes Antiques. Mais reconnaissons aussi que s’il fallait à tout prix suivre la mode et composer des romances, encore était-ce prouver quelque sens artistique que de recommander de les écrire à la façon de Victor Hugo.

À ce sentiment, le séjour en France, la fréquentation d’une société plus lettrée que la société de l’île, de camarades plus instruits et moins paresseux que les jeunes créoles de Saint-Paul, la lecture et l’étude vont donner un développement rapide. Dès la fin de 1838, on trouve dans la correspondance avec Rouffet des passages où se révèle un jugement littéraire déjà aiguisé et personnel. Cette année 1838 est celle où ont paru Jocelyn et Ruy Blas. On s’attendrait que notre apprenti littérateur, entraîné par le goût de son âge pour la nouveauté, et romantique convaincu, parlât de l’un et l’autre ouvrage avec l’enthousiasme d’un disciple, qu’il en louât aveuglément les défauts autant que les qualités. Point du tout il donne son opinion avec le flegme, l’impartialité et la mesure d’un critique expérimenté :


Je me suis décidé enfin à lire Jocelyn ; je vous avoue que ça n’a pas été sans peine. Je savais M. de Lamartine très capable, sans nul doute, de rendre avec vérité une existence aussi remplie de poésie par elle-même mais je me doutais aussi qu’il sacrifierait souvent la douce et gracieuse peinture que comportait un tel sujet au vague prétentieux qui abonde dans ses plus beaux ouvrages. Il y a des morceaux charmants dans Jocelyn, des pages magnifiques de haute poésie. La peinture de la nuit à la Grotte aux Aigles est vraiment sublime, et l’on rencontre des pièces exquises de sentiments et d’intimes douleurs ; mais aussi vous avouerez qu’il y a bien des longueurs qui affadissent de beaucoup le charmant et incorrect ouvrage.


La sentence, dans l’ensemble, est sévère, et certains mots sont particulièrement durs. Le drame de Victor Hugo n’est pas traité avec plus d’indulgence. Leconte de Lisle en fait consciencieusement l’analyse, à l’intention de son ami, et il ajoute : « À part la mise en scène qui déplaît généralement, à part un style souvent grossier, peu digne de l’auteur des Feuilles d’Automne, il y a dans cette pièce de magnifiques morceaux poétiques. » Il en donne comme spécimen la fin du célèbre monologue, et conclut : « Voilà Ruy Blas, mon cher Rouffet. Du génie, toujours. Mais peu ou point de règles. » Il est curieux de noter, dans un cas comme dans l’autre, ce souci, surprenant à l’époque et chez un si jeune homme, de la correction et de la régularité. Celui-là, certes, n’est pas un adepte de la « littérature facile » et il développe à sa façon la maxime de La Bruyère, « qu’il faut plus que de l’esprit pour être auteur ».

L’enseignement que donnaient à Rennes les professeurs de la Faculté des Lettres ne pouvait que contribuer, en élargissant le cercle de ses connaissances et de ses lectures, en le familiarisant avec les grandes œuvres de la littérature universelle, à le rendre plus difficile encore. Entre 1838 et 1843, les auditeurs qui fréquentaient les cours universitaires entendirent parler non seulement de nos classiques, mais des auteurs du Moyen Âge et du xvie siècle ; non seulement des écrivains français, mais des grands écrivains étrangers, de Shakespeare et de Dante. Fait intéressant à retenir, presque toute la poésie grecque y fut passée en revue, la tragédie, la comédie, enfin l’épopée depuis Homère et Hésiode jusqu’à Apollonius de Rhodes, jusqu’aux derniers représentants de l’hellénisme, Nonnus, Tryphiodore, Coluthus, Musée, et jusqu’au Byzantin Tzetzès. On a des raisons de croire que le futur auteur des Poèmes Antiques employa une bonne partie des longs loisirs que lui laissait la préparation buissonnière de la licence en droit à lire la plupart de ces œuvres, sinon dans le texte, tout au moins dans un gros volume de la collection du Panthéon littéraire, paru en 1839, qui lui en offrait, sous le titre de Petits poèmes grecs, une traduction rajeunie et colorée. C’est là qu’il fit connaissance, notamment, avec les poèmes orphiques, avec Théocrite et avec Anacréon. Mais la prose d’Ernest Falconnet et de ses collaborateurs n’aurait pas réussi à lui donner le sentiment de la beauté antique, si, dans le même temps, il n’avait assidûment pratiqué l’œuvre d’André Chénier.

Il est probable qu’il ne la connaissait pas avant de venir en France. Elle fit sur lui une impression assez forte pour qu’il vît dans son auteur un des plus grands noms de la poésie française, le successeur immédiat — tout l’intervalle, et dans cet intervalle il y a Racine, étant compté pour rien — de Ronsard et de Corneille, et notre « Messie littéraire ». Or, si Chénier lui paraît si grand, ce n’est pas par la qualité de son inspiration, puisée aux sources du paganisme, et non, comme l’aurait souhaité en ce temps-tà le jeune rédacteur de La Variété, à celles du spiritualisme chrétien. C’est par la perfection de sa forme. « André Chénier, déclare-t-il, était païen de souvenirs, de pensées et d’inspirations mais il a été le régénérateur et le roi de la forme lyrique… La facture du vers, la coupe de la phrase pittoresque et énergique que tout un siècle avait bannie ont fait de ses poèmes et de ses élégies une œuvre nouvelle et savante, d’une mélodie entièrement ignorée, d’un éclat d’autant plus saillant qu’il était plus inattendu et plus hardi. » L’article dont j’extrais ces jugements oppose, dans une conclusion vigoureuse, à l’art tel qu’il était à la fin du xviiie siècle, « méprisable routine, absurde mélange des traditions païennes et des croyances modernes », « chaos sans principe et sans forme », l’art « régénérateur » d’André Chénier


Comment avait-il donc deviné, ce moderne enfant de la vieille Grèce, que la poésie lyrique attendait un rayon de soleil, plongée qu’elle était depuis deux siècles dans l’ombre de l’oubli ?… Comment avait-il deviné que la France intelligente demandait un libérateur ?… Nul ne le sait sans doute mais sait-on bien ce que Chénier a fait de ces morceaux de fadeur, froids et vides, que le xviiie siècle appelait des élégies ? Il veut bien nous le faire connaître dans un seul vers, harmonie et délicatesse vivantes !

Le baiser dans mes vers étincelle et respire.


Mais sait-on ce qu’il a fait de l’amour, de l’enthousiasme et de l’énergie, ces trois rayons de la poésie spontanée ignorés avant lui ?… Il en a fait Lamartine, Hugo, Barbier : le sentiment de la méditation ou de l’harmonie, l’ode, l’iambe ! Il a bien mérité de notre littérature actuelle, si étincelante, si mobile, si profonde aussi, quoiqu’on en dise car elle n’a d’autre passé. d’autre sève primitive que lui.


Considéré comme une page d’histoire littéraire, ce morceau appellerait les plus expresses réserves. Il n’est pas douteux qu’en écrivant ses Iambes, Auguste Barbier n’ait pris pour modèle les Iambes d’André Chénier. Mais il semble plus qu’aventureux de faire dériver les Odes de Victor Hugo de l’Ode sur le serment du Jeu de Paume, ou les Méditations et les Harmonies des Élégies et des Épîtres ; et l’on s’étonne que, parmi les disciples de Chénier, le critique de La Variété oublie justement de nommer celui qui tient de lui la tradition du « poème », l’auteur de Symétha et de la Dryade, le seul ou à peu près de la première génération romantique qui ait cherché à faire « du Chénier ». N’est-ce pas, d’autre part, un paradoxe, que de présenter la poésie artificielle et livresque de l’auteur des Bucoliques comme un produit de l’inspiration créatrice et du génie spontané ? Mais la justesse des vues historiques de Leconte de Lisle n’importe pas ici. Ce qu’il y a lieu de retenir, c’est le goût qu’il manifeste pour cette littérature châtiée, raffinée et savante, si opposée aux effusions sentimentales en alexandrins verbeux et prosaïques ou aux plats couplets de romance que lui-même avait pris et qu’on prenait encore, trop souvent, pour la poésie véritable. André Chénier lui révéla le prix et la beauté d’une forme accomplie, et, comme on a dit depuis, impeccable. Il développa chez lui la conscience littéraire et le besoin impérieux de la perfection.

II

Vers 1840, Leconte de Lisle comprenait donc toute l’importance de l’art. Mais sur l’art en général, aussi bien que sur son art, il n’avait encore que des idées assez confuses. Les premières qu’il ait exprimées ont ce caractère de généralité qui plaît d’ordinaire aux tout jeunes gens. Il est séduit par la théorie de l’union, ou de l’interpénétration des arts, idée chère aux romantiques, que Vigny, notamment, dès 1825, avait développée dans un fragment assez peu connu dédié aux Mânes de Girodet. Chaque art, pris en particulier, musique, peinture ou poésie, est une harmonie ces trois harmonies se complètent, et en s’unissant l’une à l’autre, forment une harmonie totale qui, au sens absolu du mot, est l’art. Telle est la thèse que Leconte de Lisle se proposait de soutenir dans un « poème spiritualiste et artistique », dont il exposa le plan à Rouffet, en lui demandant sa collaboration. « C’est, disait-il, un sujet immense et magnifique. » Si magnifique et si immense en effet, que l’exécution resta singulièrement au-dessous. Le « spiritualisme » qu’il comptait mettre dans son poème, c’était sans doute le spiritualisme à la façon de George Sand, qui était, comme nous le savons, sa grande admiration de cette époque c’est chez elle aussi qu’il se fournissait de théories esthétiques. On s’en aperçoit en parcourant ces Sept Cordes de la Lyre, qui furent, de son propre aveu, un des livres auquel il dut le plus, et dont il est indispensable, pour cette raison, de dire quelques mots.

Cet ouvrage, bien oublié aujourd’hui, est un drame philosophique en cinq actes, dont le Faust de Gœthe a fourni l’affabulation, Pierre Leroux les idées et George Sand le lyrisme, selon son ordinaire, vertigineux. La combinaison donne une allégorie dont le sens, en gros, est assez clair. Albertus personnifie la raison Hélène, le sentiment, ou l’intuition poétique les sept cordes de la lyre, ce sont les grandes aspirations de l’âme humaine, élan vers l’infini, amour de la nature, amour de l’humanité, amour de la vie. Et la raison doit s’unir à l’intuition, l’intelligence et le sentiment doivent se pénétrer l’un l’autre, et les sept cordes vibrer à la fois, pour produire l’harmonie qui est l’âme humaine, qui est la beauté, qui est Dieu. Mais, dans le détail, que d’obscurités ! Il y a de tout dans ces deux cents pages : de la métaphysique et de la poésie, de la sociologie et de la politique entre temps, quelques dissertations sur la beauté et sur l’art dont Leconte de Lisle n’a pas manqué de faire son profit. Albertus, qui est philosophe et même professeur de philosophie, discute avec ses élèves sur la nature de la poésie. Il ne voit en elle « qu’une forme claire et brillante, destinée à vulgariser les austères vérités de la science, de la morale, de la foi, de la philosophie, en un mot. » Mais ses disciples qui, s’ils sont moins instruits, sont beaucoup plus intelligents que leur maître, lui expliquent que le poète a sa fonction propre, et une fonction supérieure, au sein de l’humanité. Dieu, disent-ils, a divisé la race humaine en un certain nombre de familles.


L’une de ces familles s’appelle les savants, une autre les guerriers, une autre les mystiques, une autre tes philosophes, une autre tes industriels, une autre les administrateurs… Toutes sont nécessaireset doivent concourir également au progrès de l’homme en bien-être, en sagesse, en vertu, en harmonie. Mais il en est encore une qui résume la grandeur et le mérite de toutes les autres car elle s’en inspire, elle s’en nourrit, elle se les assimile elle les transforme pour les agrandir, les embellir, les diviniser en quelque sorte en un mot, elle les propage et les répand sur le monde entier, parce qu’elle parle la langue universelle… Cette famille est celle des artistes et des poètes.


Les hommes, qui pourtant ont c besoin des créations et des prestiges de l’art pour sentir que la vie est autre chose qu’une équation d’algèbre », traitent les artistes « comme les accessoires frivoles d’une civilisation raffinée ». Ils prétendent les réduire au rôle de simples amuseurs. Mais les vrais artistes refusent d’abjurer et de trahir la vérité. Peu leur importe d’être incompris de leurs contemporains ; ils « travaillent en martyrs du présent pour la postérité ». Ils refusent, pour se rendre intelligibles, de rétrécir et d’abaisser leur forme, parce que « l’art est une forme et rien autre chose », et que si on abaisse et si on rétrécit cette forme au gré des gens qui n’aiment pas le beau et le grand, il n’y a plus d’art. Or, l’art, le grand art, est indispensable à la vie humaine. C’est lui qui, par le sentiment de la beauté infinie, élève les âmes vers l’idéal, qui aide les hommes à gravir les degrés de cette échelle de Jacob dont le sommet se perd dans les nuées célestes. La métaphysique s’évertue à prouver Dieu, mais la poésie le révèle. Et l’on retrouve ici l’article premier et essentiel du credo littéraire de Leconte de Lisle, à savoir que, dans la hiérarchie intellectuelle, l’art et les artistes sont placés au sommet : conviction qui fut encore affermie en lui par le fâcheux succès de ses expériences politiques, et qu’il mit, nous l’avons vu, toute son éloquence à faire partager par son ami Louis Ménard.

Une autre scène, d’un caractère tout différent, met en présence un poète, un peintre, un musicien et un critique. Ni ce poète, ni ce peintre, ni ce musicien ne sont de ces grands et vrais artistes dont George Sand parlait tout à l’heure. Il n’y a en eux qu’orgueil, vanité et présomption. Et le critique prend acte de leur impuissance pour proclamer la dégénérescence de l’art moderne et recommander à ses contemporains d’aller chercher leurs modèles dans le passé.


Cette douloureuse expérience nous confirme dans la conviction pénible, maisirrévocable, que l’inspiration n’existe plus, et que nos pères ont emporté dans la tombe tous les secrets du génie. Il ne nous reste plus que l’étude laborieuse et l’examen austère et persévérant des moyens par lesquels ils ont revêtu de formes irréprochables les créations de leur intelligence féconde. Travaillez donc, ô artistes travaillez sans relâche et, au lieu de tourmenter inutilement vos imaginations dérégléespour leur faire produire des monstres, appliquez-vous à encadrer, du moins, dans des lignes pures et régulières, les types éternels de beauté qu’il n’appartient pas aux générations de changer. Depuis Homère, toute tentative d’invention n’a servi qu’à signaler le progrès incessant et fatal d’une décadence inévitable. Ô vous qui voulez manier le sistre et la lyre, étudiez le rythme et renfermez-vous dans le style. Le style est tout, et l’invention n’est rien, parce qu’il n’y a plus d’invention possible.


Cette tirade est, dans la pensée de George Sand, fortement teintée d’ironie. Autant que des mauvais artistes elle se raille du critique, envieux par nature, impuissant par définition, inutile par surcroît, bon tout au plus à « tracer des épitaphes sur des tombes », à faire « un métier de croque-mort ». Mais les paradoxes qu’elle lui fait débiter sont tombés dans l’esprit de Leconte de Lisle, on le verra, comme des germes de vérité.

Enfin, dans un tableau qui est un des plus saisissants du drame — sinon, après la Notre-Dame de Victor Hugo et le Paris d’Alfred de Vigny, un des plus originaux — Hélène, suivie d’Albertus, monte sur la cathédrale ; elle s’élève jusqu’au sommet de la flèche qui la domine, et de là, suspendue pour ainsi dire dans les airs, elle embrasse du regard tout l’empire de l’homme. L’Esprit de la Lyre lui fait admirer les merveilles conçues et exécutées par la race industrieuse : temples majestueux, coupoles resplendissantes, arcs de triomphe, musées, théâtres, ports encombrés de navires, chemins aux rails de fer qui transportent des populations entières.

Et maintenant, lui dit-il, écoute ! Ces myriades d’harmonies terribles nu sublimes qui se confondent en un seul rugissement plus puissant mille fois que celui de la tempête, c’est la voix de l’industrie, le bruit des machines, le sifflement de la vapeur, le choc des marteaux, le roulement des tambours, les fanfares des phalangesguerrières, la déclamation des orateurs, les mélodies des mille instruments divers, les cris de la joie, de la guerre et du travail, l’hymne du triomphe et de la force. Écoute, et réjouis-toi ; car ce monde est riche, et cette race ingénieuse est puissante !


Mais Hélène se refuse à admirer et à se réjouir. Elle n’a devant les yeux « qu’une masse de fange labourée par des fleuves de sang » ; elle ne voit que souffrance, injustice, oppression, misère, tortures ; elle n’entend que des sanglots et des cris de douleur. De toutes les forces de son âme, elle nie la poésie de la civilisation, la beauté de l’industrie il n’y a là pour elle que des objets d’horreur.

III

Religion de l’art, poussée jusqu’au « fanatisme » — le mot est dans Les Sept Cordes de la Lyre — horreur de la civilisation industrielle, retour aux formes de beauté réalisées par l’humanité primitive, ce sont les idées maîtresses que nous retrouvons dans les deux préfaces écrites par Leconte de Lisle en 1852 pour les Poèmes Antiques, en 1855 pour les Poèmes et Poésies, et qui, se continuant et se complétant l’une l’autre, forment à elles deux comme son manifeste littéraire. Au début de la première, il définit nettement le caractère original de l’ouvrage qu’il présente au public.


Ce livre est un recueil d’études, un retour réfléchi a des formes négligées ou peu connues. Les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces les passions et les faits contemporains n’y apparaissent point. Bien que l’art puisse donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il touche, il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères une vanité et une profanation gratuites. D’autre part, quelque vivantes que soient les passions poétiques de ce temps, elles appartiennent au monde de l’action le travail spécutatif leur est étranger. Ceci explique l’impersonnalité et la neutratité de ces études.


L’auteur ne se dissimule pas les critiques auxquelles son œuvre est exposée. On reprochera aux Poèmes Antiques, il le sait d’avance, leur archaïsme et leurs allures érudites. Mais, persuadé que ces objections tomberont d’elles-mêmes, une fois admise la conception littéraire qu’ils réalisent, c’est cette conception même qu’il se propose de justifier par l’examen des conditions présentes de la société et de la littérature, et par une vue générale de l’évolution de l’humanité. Voici, dans leur enchaînement logique, et résumés aussi fidèlement que possible, les principaux arguments qu’il fait valoir.

« La poésie moderne — entendez la poésie intime et lyrique, la poésie romantique — reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’outre-Rhin et du réalisme des Lakistes » est au bout de sa course. Elle a lassé la patience par ses « divagations » et son « autotâtrie » : on n’en veut plus. En face d’elle s’est dressée récemment une autre école, « restauratrice un peu niaise du bon sens public ». C’est l’école qui reconnaît pour chef François Ponsard. À celle-ci, Lecontede Lisle ne daigne même pas faire l’honneur d’en discuter les théories : elle « n’est pas née viable » et « ne répond à rien ». Ainsi le champ est libre pour une poésie nouvelle. Mais, cette poésie, où cherchera-t-elle son inspiration et ses lois ? Abandonnera-t-elle le lyrisme pour l’épopée ? Mais l’épopée n’est possible que dans une société naïve et jeune, où le poète est, en même temps qu’un artiste, le guide et l’historien des nations. Dans les temps où nous vivons, ces emplois sont dévolus à d’autres. La poésie n’a plus pour mission de conduire les peuples, d’enfanter les actions héroïques, d’inspirer les vertus sociales, d’enseigner l’homme, ni même de consacrer la mémoire des événements qu’elle n’a ni prévus ni amenés. L’épopée moderne est impossible. Le seul moyen de salut, c’est de tourner résolument le dos au présent, de se plonger dans l’étude du passé le plus lointain, d’aller chercher la matière épique là où elle abonde, aux origines même de l’humanité.


Ô poètes…, — s’écrie le poète — instituteurs du genre humain, voici que votre disciple en sait instinctivement plus que vous. Il souffre d’un travail intérieur dont vous ne le guérirez pas, d’un désir religieux que vous n’exaucerez pas, si vous ne le guidez dans la recherche de ses traditions idéales. Aussi, êtes-vous destinés, sous peine d’effacement définitif, à vous isoler d’heure en heure du monde de l’action pour vous réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification…

Ce faisant, ils ne se sépareront pas, comme on serait porté à le croire, de la pensée de leur époque ; ils seront, au contraire, en pleine communion avec elle. La science du xixe siècle se montre par-dessus tout préoccupée du problème des origines. « Les idées et les faits, la vie intime et la vie extérieure, tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser, d’agir des races anciennes, appelle l’attention générale. Le génie et la tâche de ce siècle sont de retrouver et de réunir les titres de famille de l’intelligence humaine ». Et, en retournant vers le passé, les poètes reviendront aux sources mêmes de l’art et de la poésie, car « depuis Homère, Eschyle et Sophocle, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain ». À ces sources « éternellement pures » ils retremperont « l’expression usée et affaiblie des sentiments généraux », ils retrouveront le secret des formes nettes et précises ils rendront à la pensée et à l’art « la sève et la vigueur, l’harmonie et l’unité perdues » ; ils prépareront l’avenir. Plus tard, dans quelques siècles, « peut-être la poésie redeviendra-t-elle le verbe inspiré et immédiat de l’âme humaine. En attendant l’heure de la renaissance, il ne lui reste qu’à se recueillir et à s’étudier dans son passé glorieux ».

Il était impossible, je crois, de mettre plus clairement au jour la liaison étroite par laquelle la poésie de Leconte de Lisle se rattachait au mouvement intellectuel contemporain, en particulier la dépendance où elle se trouvait par rapport à ces sciences du passé, histoire, archéologie, mythologie, ethnographie, philologie, qui furent la création et l’orgueil du xixe siècle. Le fait aujourd’hui nous crève les yeux ; en 1852, peu de gens s’en aperçurent. On ne manqua pas de faire au poète les objections qu’il avait prévues et que d’avance il s’était efforcé de réfuter. On l’accusa, en haine de son temps, de « repeupler de fantômes les nécropoles du passé », et « dans son amour exclusif de la poésie grecque » de « nier tout l’art postérieur ». C’est à ce double reproche que, dans la préface des Poèmes et Poésies, il répondit longuement.

Le premier lui parut « on ne peut plus motivé » ; il le reconnut « par l’aveu le plus explicite ». Il ne contesta pas qu’il haïssait son temps. Il déclara son horreur pour la fumée de la houille et pour les clameurs barbares du Pandémonium industriel, son mépris pour les prétendus progrès de la civilisation et pour une société à laquelle les poètes deviennent de jour en jour plus inutiles. Il ne cacha pas sa médiocre estime pour « les hymnes et les odes inspirés par la vapeur et la télégraphie électrique » ; il protesta hautement contre je ne sais quelle alliance monstrueuse de la poésie et de l’industrie. « C’est par suite de la répulsion naturelle que nous éprouvons pour ce qui nous tue, affirma-t-il, que je hais mon temps. Haine inoffensive, malheureusement, et qui n’attriste que moi. » Sur le second point, il prit la peine de s’expliquer et de se défendre. Il se fit fort de prouver la supériorité du polythéisme hellénique dans le domaine de l’art. Il montra qu’il répondait à toutes les aspirations poétiques de la nature humaine, et que, par ses qualités d’ordre, de clarté et d’harmonie, il donnait une satisfaction toute particulière à ses besoins intellectuels. Il compara les figures idéales et typiques que l’imagination grecque a conçues, Œdipe, Hélène, Prométhée, Pénélope, Antigone, aux créations des poètes modernes, à l’Hamlet de Shakespeare, à la Béatrice de Dante, au Satan de Milton, à la Julie de Rousseau, au Manfred de Byron. Il ne retrouva pas dans celles-ci — sauf toutefois dans les personnages de Molière, dans un Alceste, un Harpagon ou un Tartuffe — « ce caractère un et général qui renferme dans une individualité vivante l’expression complète d’une vertu ou d’une passion idéalisée. » Parmi les œuvres des-derniers siècles qui donnent le mieux l’impression du génie, il n’en vit point qui fussent comparables, pour l’ampleur, aux grandes compositions épiques de la Grèce — et aussi de l’Inde — « à ces nobles récits qui se déroulaient à travers la vie d’un peuple, qui exprimaient son génie, sa destinée humaine et son idéal religieux ». De nouveau, il affirma la nécessité de détourner la poésie de l’actualité médiocre et de la retremper dans le passé, convaincu « qu’à génie égal les œuvres qui nous retracent les origines historiques, qui s’inspirent des traditions anciennes, qui nous reportent au temps où l’homme et la terre étaient jeunes et dans l’éclosion de leur force et de leur beauté, exciteront toujours un intérêt plus profond et plus durable que le tableau daguerréotypé des mœurs et des faits contemporains. »

Par ces deux préfaces, Leconte de Lisle marquait, de la façon la plus nette, sa position par rapport à la littérature de son temps. Le romantisme avait, par une action déjà séculaire, produit deux principaux effets, qui n’étaient pas liés nécessairement l’un à l’autre, qui même dans une certaine mesure étaient contradictoires : il avait exalté jusqu’au paroxysme les sensibilités individuelles ; il avait, après une longue période de sécheresse et de prosaïsme, rafraîchi et revivifié le sentiment de l’art. De l’école déclinante et déjà condamnée, Leconte de Lisle répudiait l’héritage sentimental, effervescence des passions, manie des confidences, étalage du moi, lyrisme intempérant. Il n’en acceptait que la tradition d’art — et cela sous bénéfice d’inventaire : il voulait qu’on assainît la langue poétique, et qu’on demandât à la méditation des grandes œuvres de l’antiquité le secret de cette forme pure et parfaite, grâce à laquelle elles se sont conservées et transmises jusqu’à nous. Revendications en somme fort modérées et raisonnables, en dépit du tour paradoxal qu’elles prenaient volontiers sous sa plume. Et le ton sur lequel elles étaient présentées n’avait rien d’outrecuidant. C’était le ton d’un débutant qui a conscience de sa valeur parce qu’il l’a longuement éprouvée, qui a confiance dans ses idées, parce qu’il les a soigneusement mûries, et qui compte, pour les imposer, sur leur vérité même. Quand, dix ou douze ans plus tard, en 1864, il reprit la plume du critique, la situation était changée. Il venait de publier ses Poésies Barbares, qui consacraient son talent et en révélaient un aspect nouveau. Il s’était fait sa place dans le monde littéraire ; il y avait noué des relations et des amitiés il avait conquis de haute lutte l’estime de ses pairs. Les jeunes poètes, en quête d’un guide, se tournaient vers lui. Il n’était pas le Maître — ce titre étant réservé à Victor Hugo, alors confiné dans son exil de Guernesey — mais il était un maître. Il le savait : on s’en aperçoit aux formes tranchantes de son style, si tranchantes qu’il se croit obligé, au moment d’entrer en matière, de s’en excuser ou tout au moins de s’en expliquer. « Qu’on veuille bien, dit-il, ne point s’irriter de la forme affirmative qui m’est habituelle et qui me permettra la concision et la netteté. » En fait de « concision » et de « netteté », l’Avant-propos qui ouvre la série des études données au Nain jaune sur les Poètes contemporains ne laisse en effet rien à désirer. En quatre ou cinq pages, c’est toute une poétique, et même toute une esthétique, que Leconte de Lisle nous expose. En voici les articles, ou pour parler plus justement, les dogmes essentiels.

L’art, déclare superbement le poète, est « un luxe intellectuel ». Il est réservé à un très petit nombre d’élus. Il n’est pas fait pour la multitude qui, de son côté, instinctivement, l’a en horreur. Leconte de Lisle est même persuadé que le peuple français y est particulièrement rebelle. « Race d’orateurs éloquents, d’héroïques soldats, de pamphlétaires incisifs, soit mais rien de plus. » L’art n’a pour objet ni l’utilité pratique ni l’enseignement moral. Il a pour objet le Beau. Qu’est-ce que le Beau ? L’auteur paraît en faire une sorte de notion première, acquise par l’intuition pure il se sent, et ne se définit point. À défaut de ce qu’il est, apprenons du moins ce qu’il n’est pas, et sachons du même coup quelle place il occupe dans le monde de l’intelligence : « Le Beau n’est pas le serviteur du Vrai, car il contient la vérité divine et humaine. Il est le sommet commun où aboutissent les voies de l’esprit. Le reste se meut dans le tourbillon illusoire des apparences. » La fonction propre du poète est de réaliser le Beau « par la combinaison complexe, savante, harmonique des lignes, des couleurs et des sons, non moins que par toutes les ressources de la passion, de la réflexion, de la science et de la fantaisie ; car toute œuvre de l’esprit, dénuée de ces conditions nécessaires de beauté sensible, ne peut être une œuvre d’art. Il y a plus ; c’est une mauvaise action, une lâcheté, un crime, quelque chose de honteusement et d’irrévocablement immoral. » C’est la beauté de l’œuvre d’art qui fait sa vérité ; c’est elle aussi qui fait sa moralité : « La vertu d’un grand artiste, c’est son génie. La pensée surabonde nécessairement dans l’œuvre d’un vrai poète, maître de sa langue et de son instrument. Il voit du premier coup d’œil plus loin, plus haut, plus profondément que tous, parce qu’il contemple l’idéal à travers la beauté visible, et qu’il le concentre et l’enchâsse dans l’expression propre, précise, unique. » Quant aux « clameurs du vulgaire », et aux reproches ou aux éloges de la critique, il n’a pas à s’en occuper.

Cette théorie, qui repose sur une conception indéfinissable et quasi mystique de la beauté, réduit en somme toute l’esthétique à la question de l’art. C’est, comme on disait alors, une théorie de l’art pour l’art, de l’art considéré non pas seulement comme une fin en soi, mais comme la fin suprême de toute l’activité intellectuelle et morale de l’humanité. On voit dès lors sur quel principe se fondera la critique de Leconte de Lisle. Aux poètes dont il examinera l’œuvre, il ne demandera compte ni de la moralité de cette œuvre, ni de sa vérité, ni de son utilité sociale, ni même de l’idéal de beauté qu’ils se seront assignés. Il les jugera uniquement sur l’emploi qu’ils auront fait des moyens d’expression dont ils disposaient pour réaliser cet idéal. Il s’enquerra avant tout de leurs « titres d’artiste », certain de rencontrer un penseur et une haute nature morale là où il pourra admirer « la passion, la grâce, la fantaisie, le sentiment de la nature et la compréhension métaphysique et historique, le tout réalisé par une facture parfaite, sans laquelle il n’y a rien ». Et je ne crois pas ni que cette théorie soit indiscutable, ni qu’elle soit si éloignée des conceptions communes que son auteur se l’imaginait, ni qu’elle ouvre sur la nature et les conditions de l’œuvre d’art des vues si inattendues et si pénétrantes ; je ne crois pas en un mot qu’elle ait ni la solidité, ni l’originalité, ni la profondeur auxquelles visiblement elle prétend. Mais, si elle est, à mon gré, un peu simple et un peu courte, elle a du moins le mérite d’être nette, et Leconte de Lisle en a fait l’application à ses contemporains avec la rigueur qu’on pouvait attendre d’un caractère entier et d’un esprit absolu.

IV

Le premier de ses contemporains dont il s’occupe — j’allais dire auquel il s’attaque — est Béranger. On serait un peu surpris de voir le chansonnier si durement traité par un écrivain auquel, en des jours mauvais, il s’était employé à rendre service, si Leconte de Lisle n’avait pris soin de se justifier d’avance par un distinguo analogue à celui qui permettait à Boileau d’exercer sans remords sa verve satirique aux dépens de Chapelain « L’homme était bon, généreux, honnête. Il est mort plein de jours, en possession d’une immense sympathie publique, et je ne veux, certes, contester aucune de ses vertus domestiques mais je nie radicalement le poète… » Celui qu’on présentait alors — sa réputation a bien baissé depuis — comme « un grand poète populaire et national » en qui s’incarnait l’âme de la France, n’est pour lui qu’un « esprit médiocre, rusé sans finesse, malicieux sans verve et sans gaïté, sous le couvert d’une sorte de bonhomie sentimentale, et mené en laisse par ce bon sens bourgeois qui l’a toujours guidé, dans le cours d’une longue vie, avec l’infaillibilité de l’instinct », dénué de tout savoir, hostile à la grande poésie française aussi bien qu’étrangère, « manquant de souffle et d’élan, parlant une langue sénile, terne et prosaïque, se servant avec une incertitude pénible d’un instrument imparfait. » Le jugement est sévère, mais il est en grande partie justifié : si l’auteur du Vieux Sergent et des Souvenirs du Peuple n’est pas tout à fait le faux bonhomme et le plat rimeur que nous peint Leconte de Lisle, si même il est en son genre un artiste, on reconnaîtra sans difficulté qu’il n’est pas un grand artiste, et que les côtés médiocres ou vulgaires de sontalent ont largement contribué à la vogue extraordinaire et à la popularité incroyable dont il a joui de son vivant.

Lamartine est traité avec moins de désinvolture. Entre Béranger et lui, il y a la distance « du néant à la vie ». Il a eu du génie. Mais il a eu aussi le tort d’arriver à la gloire « sans lutte, sans fatigue, par des voies largement ouvertes ». C’est un fort mauvais signe. « Il n’est pas bon de plaire ainsi à une foule quelconque » — la foule, en l’occurrence, étant le public mondain. « Un vrai poète n’est jamais l’écho systématique ou involontaire de l’esprit public. C’est aux autres hommes à sentir et à penser comme lui… Je l’affirme résolument : la marque d’une infériorité intellectuelle caractérisée est d’exciter d’immédiates et unanimes sympathies. » La remarque, pour venir d’un homme qui a eu à percer le mal que nous savons, n’est pas sans fondement. N’oublions pas toutefois qu’il peut y avoir et qu’il y a eu d’illustres exceptions à la règle, et qu’au surplus, quand Lamartine débutait par un coup de maître, il avait derrière lui tout un passé de réflexion et d’étude, de projets avortés, d’essais manqués et mis virilement au rebut, douze ou quinze années d’apprentissage littéraire, autant, à bien compter, que Leconte de Lisle, avec cette différence qu’il eut l’heureuse fortune d’en recueillir du premier coup tout le fruit. Mais, ce qui est plus grave, le poète des Méditations n’est pas suffisamment artiste : son vers est mou, sa pensée vague, sa sensibilité trop facile. Et puis, après lui et à sa suite, il y a la queue de l’école élégiaque et sentimentale, tous ceux « que M. de Lamartine laissera derrière lui comme une expiation, cette multitude d’esprits avortés, loquaces et stériles, qu’il a engendrés et conçus, pleureurs selon la formule, cervelles liquéfiées et cœurs de pierre, misérable famille d’un père illustre ». C’en est assez pour justifier toutes les rigueurs du critique, qui résume son opinion sur son illustre confrère en le qualifiant dédaigneusement d’amateur, « le plus extraordinaire des amateurs poétiques du xixe siècle », mais enfin un amateur.

Avec Auguste Barbier, Leconte de Lisle a l’impression d’entrer dans le monde des vrais poètes. Un goût naturel pour l’intransigeance des sentiments et l’énergie du langage l’entraîne vers l’auteur des Iambes ; mais il découvre, à son regret, « sous la violence, et la crudité des termes, un esprit timide et un caractère indécis. » Comme il le dit spirituellement, ce virulent satirique est, au fond, « un homme de concorde et de paix, revêtu de la Peau de Némée ». « Il est vrai, s’empresse-t-il d’ajouter, que les poils du lion l’enveloppent souvent de telle sorte qu’on s’y trompe. Personne ne s’y trompe plus aujourd’hui, et L’Idole et La Curée n’ont plus guère d’action que sur des imaginations très novices. Si Barbier est resté inférieur à lui-même, c’est, selon Leconte de Lisle, qu’il était, trop préoccupé de l’enseignement moral. Il donne de son échec une raison plus plausible quand il voit dans ce poète inégal, essoufflé et ronflant, chez qui des éclairs de génie ne peuvent compenser les défaillances trop fréquentes de l’inspiration et de la forme, un artiste incomplet, qui mit son idéal très haut, trop haut pour lui, et qui n’eut pas la chance, ou la force d’y atteindre.

À Vigny, Leconte de Lisle n’a aucun motif de ménager son admiration. Celui-là lui est sympathique pour n’être pas populaire, pour être même — c’était rigoureusement vrai en 1864 — « inconnu au plus grand nombre » plus sympathique encore par ses vertus d’homme de lettres : « l’élévation, la candeur généreuse, la dignité de soi-même et le dévouement religieux à l’art. » Et puis, sans le dire très haut, pas aussi haut du moins qu’on s’y attendrait, Leconte de Lisle, jusqu’à un certain point se reconnaît en lui. En ce poète auquel il manque tant de choses, qui n’a pas eu le mouvement et la couleur, « ni même la certitude constante de la langue, la solidité du vers et la précision rigoureuse de l’image », mais qui, en 1822, écrivait Moïse, il découvre « un précurseur déjà admirable de la Renaissance moderne », entendez de la poésie selon le cœur de Leconte de Lisle. Si Vigny n’a pas eu « le sens intuitif du caractère particulier des diverses antiquités », s’il ne lui a pas été donné « de dégager nettement l’artiste de l’homme et de se pénétrer à son gré des sentiments et des passions propres aux époques et aux races disparues », il a écrit quelques poèmes superbes, non seulement Moïse, ou Éloa, ou Le Déluge, mais La Mort du Loup et La Colère de Samson. « Son nom et son œuvre n’auront point de retentissement vulgaire ; ils survivront parmi cette élite future d’esprits fraternels qui auraient aimé l’homme et qui consacreront la gloire sans tache de l’artiste. »

Mais, pour Leconte de Lisle, le poète par excellence, celui qui offre à son admiration « le spectacle d’un esprit très mâle et très individuel, se dégageant de haute lutte et par bonds des entraves communes », et par ses défauts aussi bien que par ses qualités commandant une sorte de vénération, c’est Victor Hugo, tel qu’il apparaît des Orientales à La Légende des Siècles. Il « s’impose à toute intelligence compréhensive comme une force vivante à la fois volontaire et fatale… On se sent en présence d’une volonté puissante conforme à une destinée, ce qui est la marque du génie. » C’est le seul poète lyrique que nous puissions opposer, « avec la certitude du triomphe », aux littératures étrangères, « excessif » sans doute, mais dont les excès sont des chefs-d’œuvre ; capable des plus grandes pensées comme des sentiments les plus tendres ; par-dessus tout, « artiste sans pareil », dont l’œuvre immense exprime à la fois toutes les voix de l’âme et tous les bruits de la nature. Cet éloge enthousiaste, Leconte de Lisle le fit entendre de nouveau, et presque dans les mêmes termes, en 1887, lorsqu’il vint s’asseoir sous la coupole à la place laissée vide par Victor Hugo. C’était la première fois que, depuis 1864, il exprimait publiquement ses idées littéraires. Ceux qui les connaissaient de longue date purent constater qu’elles n’avaient pas changé. Comme préambule à l’éloge de son illustre prédécesseur, éloge accompagné et relevé, selon l’usage académique, de quelques inoffensives critiques, il esquissa l’histoire de la poésie depuis Homère et Valmiki jusqu’à la Renaissance du seizième siècle et la rénovation littéraire du dix-neuvième. Il salua en Victor Hugo « un grand et sublime poète, c’est-à-dire un incomparable artiste, car les deux termes sont nécessairement identiques » et le dernier représentant peut-être « de la race des génies universels ». Ainsi, jusqu’au bout, demeurait-il fidèle à l’idéal littéraire qu’il avait conçu dans sa jeunesse et qu’il exprimait en 1852 dans la préface de son premier livre, donnant l’exemple d’une unité de doctrine, ou, pour mieux dire, d’une persévérance dans la foi qui impose le respect. Il nous reste maintenant à voir comment il a justifié sa foi par ses œuvres, ses théories par sa pratique, à lui appliquer à lui-même son propre critérium, en examinant la qualité, la valeur et l’originalité de son art.



  1. Marius-Ary Leblond, L’Adolescence de Leconte de Lisle (Revue des Revues du 15 août 1899).