Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/09

Boivin & Cie, éditeurs (p. 184-205).




CHAPITRE IX


L’ART DE LECONTE DE LISLE



I



Leconte de Lisle a eu — il l’a proclamé assez haut — la religion de l’Art. Mais il ne s’est pas contenté de la professer. Il l’a, au cours de sa longue existence, très exactement pratiquée. Depuis le temps lointain où il discutait passionnément, avec ses camarades de Bourbon, sur le style qui convient à l’élégie et sur les mérites ou les faiblesses des poésies de Dayot, jusqu’aux extrêmes années de sa vieillesse, quand il jouissait dans un repos olympien d’une gloire tardive, il a vécu non pas de l’Art — l’Art, hélas ! ne lui a jamais donné de quoi vivre — mais par l’Art et pour l’Art. Jusque dans son aspect extérieur il portait le caractère d’un homme occupé de pensées au-dessus du vulgaire et voué, pour parler le langage de 1840, à une tâche sublime. « L’Art, a-t-on dit, était pour lui un sacerdoce. Il avait l’air d’un prêtre[1]. » Il en avait quelques-unes des vertus. La plus apparente était la gravité. Non qu’il eût rien de gourmé ni de pédantesque. Au témoignage de ses familiers, l’homme, dans la vie ordinaire, était gai, spirituel, mordant, capable de plaisanter et de rire. Mais quand il faisait œuvre de poète — j’allais dire quand il officiait — il reprenait tout son sérieux. Dans ses vers, il ne se déride et ne se détend presque jamais. À peine sa poésie se permet-elle quelques sourires. Ces sourires, ce sont, par exemple, les Chansons écossaises qu’il a imitées de Burns, les Études latines où il a pris pour maître Horace, ou les Médailles Antiques qu’il a gravées d’après Anacréon. Ils sont trop rares pour déranger les lignes de son œuvre et pour en troubler la beauté austère. Personne assu rément n’a moins accordé que Leconte de Lisle à cette forme capricieuse de l’imagination qu’on appelle la fantaisie. Personne aussi n’a été plus persuadé de la nécessité du travail et des dangers de l’improvisation. Il n’attendait pas l’inspiration, comme font certains de ses confrères : il allait au-devant d’elle. Il ne la demandait pas, comme d’autres, à des excitations factices il la sollicitait par la lecture et la méditation. Il ne rougissait pas des recherches que lui coûtaient ses poèmes ; il parlait de « la série non interrompue » de ces études préparatoires comme d’une chose toute naturelle et indispensable. Cette méthode quasi scientifique a donné, nous le savons, à son œuvre une solidité remarquable. Elle a été cause, en revanche, de sa relative exiguïté. Les trois ou quatre volumes que Leconte de Lisle nous a laissés représentent le fruit de quarante années de labeur. Je ne crois pas qu’à eux tous, ils excèdent sensiblement le contenu de la seule Légende des Siècles.

Qu’importe, si à ce grain il se mêle peu ou point de paille. Rareté de la production n’est pas nécessairement synonyme d’infécondité. Elle peut signifier aussi — et c’est ici le cas — sévérité à l’égard de soi-même, conscience scrupuleuse, souci de l’exécution parfaite. Il ne tenait qu’à Leconte de Lisle de multiplier les recueils de vers. Il a attendu jusqu’à trente-quatre ans pour publier le premier. Ce premier était en réalité le troisième ou le quatrième. Sans parler de celui qu’en 1839 il projetait de faire imprimer de compte à demi avec Rouffet, il en rapportait un de Bourbon en 1845, celui que, selon la légende ou l’histoire, il effeuilla sur les vagues de l’Atlantique. En 1847, il avait de quoi fournir la matière d’un autre. Il écrivait, dans le courant de juin, à son ami Bénézit : « Je publie un volume considérable au commencement de l’hiver, et je n’attends pour commencer l’impression que la fin d’un poème auquel je mets la dernière main. » De celui-là, les éléments sont demeurés, en grande partie, épars dans les livraisons de La Phalange. C’est ce millier ou plus « de ses meilleurs vers » — du moins il les jugeait tels à l’époque — qu’il regrettait d’y avoir « enfouis sans profit pour l’École comme pour sa réputation » : Hélène, Architecture, Les Épis, La Recherche de Dieu, Les Sandales d’Empédocle, Tantale, Le Voile d’Isis, tous ces poèmes amples et éloquents, d’inspiration humanitaire et de tendance vaguement socialiste, dont je n’ai pu citer à mon regret que de trop courts passages, et non pas peut-être, au point de vue poétique, les plus heureux. Un autre les eût conservés avec soin. Leconte de Lisle, héroïquement, les sacrifia. Et ce ne sont pas les seuls. En feuilletant les éditions originales de ses recueils ou les livraisons de la Revue Contemporaine dans lesquelles parurent d’abord la plupart des Poèmes Barbares, on en trouverait d’autres qu’il a résolument exclus de son œuvre, parce qu’ils ne répondaient pas, ou ne répondaient plus à sa conception de l’Art. Quant à ceux qu’il a gardés, il les a remis sur le métier, corrigés, remaniés. Avant qu’il se décidât à les livrer pour la première fois à l’impression, quelles peines lui avaient-ils déjà coûtées ? Il faudrait pour le dire, avoir eu ses manuscrits sous les yeux. Mais rien qu’avec les variantes que présentent les textes imprimés, il y aura de quoi faire, quand le moment sera venu, une édition critique fort intéressante. Certains de ces poèmes ont été récrits presque entièrement. C’est le cas, notamment, des « poèmes grecs » parus dans La Phalange en 1846 et 1847. Leconte de Lisle s’imposa la tâche ingrate de refaire plusieurs centaines de vers uniquement pour restituer aux dieux de l’Olympe leurs appellations authentiques, et remplacer Saturne, Vénus ou Neptune par Kronos, Aphrodite et Poseidon. Il en est, comme les Ascètes, dont il modifia le sens, ou comme les Étoiles Mortelles, dont il changea le rythme, ou comme La Fontaine aux lianes, qu’il refit stance par stance, simplement pour les faire mieux. Et, non content d’une première revision, dans certains cas il en fit une seconde. De Niobé, par exemple, nous avons jusqu’à trois états successifs. Une preuve assez curieuse de l’attachement de Leconte de Lisle à tel sujet qui lui avait plu, et en même temps de sa difficulté à s’avouer satisfait de lui-même nous est offerte par la pièce des Poèmes Antiques intitulée les Éolides. Ce n’est pas au demeurant une des meilleures du recueil. L’idée première en remonte fort loin, au séjour de Leconte de Lisle en Bretagne. Il la développa à cette époque en une dizaine de quatrains octosyllabiques dédiés à une de ses sœurs et glissés dans une nouvelle[2] que La Variété inséra en 1841. Le poète s’y adresse aux brises, aux brises du printemps, aux brises de son pays peut-être :


Ô brises qui venez des cieux,
Et qui riez sur toutes choses !
De vos baisers capricieux
Pourquoi ravir l’encens des roses ?


Il leur reprochait, à ces brises folles courant de la montagne à la grève, de sécher en passant la rosée dans le calice des fleurs ; et il reprochait aux chimères de l’amour et de la jeunesse, à ces « brises du cœur » comparables aux brises des champs, de passer elles aussi, sur les âmes, en emportant leurs illusions et leurs espoirs. Le morceau appartenait au genre sentimental qu’en ce temps-là il cultivait encore volontiers. Il n’était plus compatible avec la nouvelle manière qu’il avait inaugurée dans ses « poèmes grecs ». Il ne voulut pas toutefois perdre un mouvement qu’il jugeait gracieux. L’invocation aux brises du printemps, aux brises de Bourbon ou de la France, devint une invocation aux brises de l’Ilyssos et de l’Eurotas, de l’Ionie et de l’Attique, de la Sicile et de l’Italie, aux brises qui avaient soupiré d’amour sur les lèvres de Théocrite, ou entendu le Mantouan parler d’Amaryllis :


Ô vous que parfuma l’égile,
Souffles, invisibles liens
Des douces flûtes de Virgile
Et des roseaux siciliens,


Brises des mois fleuris, brises harmonieuses,
Pteines d’un frais encens, compagnes des beaux jours,
Sur terre et dans les cieux, oh ! puissiez-vous toujours

Planer de vos ailes joyeuses


Puissiez-vous, céleste trésor
D’amour, de joie, et de délire,
Modérant votre heureux essor,
Parfois vous poser sur ma lyre[3] !


Sans doute trouva-t-il que dans cet appel à l’inspiration antique, il y avait encore un tour d’un lyrisme trop personnel. Dans la version définitive, c’est à la moderne humanité, au sein de laquelle il se confond et se perd lui-même, qu’il supplie ces brises fortunées d’apporter le parfum des âges évanouis


Vous qui flottiez jadis aux lèvres du génie,
Brises des mois divins, visitez-nous encor
Versez-nous en passant avec vos urnes d’or
Le repos et l’amour, la grâce et l’harmonie[4] !



II

Préparation minutieuse, fermeté de la conception, probité de l’exécution, gravité un peu austère, recherche d’une forme parfaite, ce sont là autant de caractères de l’art de Leconte de Lisle. Ils suffiraient déjà à distinguer cet art de l’art romantique dont il est issu et qu’il continue sans lui ressembler, et à le rapprocher de l’art classique, avec lequel, toutes modernes que soient les idées et les sentiments de l’auteur, il a, par l’intermédiaire d’André Chénier, une incontestable parenté. Mais ce ne sont encore là que ses caractères extérieurs. Si l’on veut saisir son originalité à la source même et poser la loi qui le régit, il faut la chercher, non pas dans des considérations d’histoire littéraire ou des déterminations d’influences accidentelles, mais dans l’organisation du poète et dans la manière même dont le monde se révèle à lui. J’ai signalé à plusieurs reprises le tour nostalgique que prend presque invariablement la poésie de Leconte de Lisle. Cette inclination à revenir sans cesse vers le passé, à s’y attacher et à s’y complaire, tient à bien des causes, dont l’une — et ce n’est peut-être pas la moindre — est la persistance indélébile et l’obsession constante des images enregistrées par sa mémoire quand elle était dans sa première fraîcheur. Le poète n’a qu’à fermer les yeux ou qu’à refuser son attention aux objets qui l’entourent pour qu’aussitôt se dressent devant lui, dans leur réalité vivante, les sites de son pays natal : la maison au toit roux, le maïs en fleur, les cannes dorées par le soleil, les oiseaux merveilleux et les corolles magnifiques, et le Piton des Neiges resplendissant sur l’azur du ciel. Mais les scènes qu’il n’a pas vues et les paysages que lui suggèrent les livres, son imagination les lui représente avec un relief égal et une couleur aussi intense. Il est vraiment de ceux pour qui, selon le mot fameux de Théophile Gautier, « le monde extérieur existe ». On pourrait même dire que pour lui il n’existe que celui-là pour parler plus justement, que les idées ne prennent pour lui de réalité et de consistance que lorsqu’elles sont revêtues de formes sensibles. Veut-il les exprimer à l’état pur et en termes abstraits, il faiblit, il gauchit, il perd la précision et la netteté maint passage de ses préfaces ou de ses articles en prose en fournirait la preuve. Mais s’avise-t-il de leur donner un corps, elles revêtent du coup une véritable splendeur. Cette beauté dont il s’est fait le serviteur et le prêtre, il serait bien en peine de la définir. Il n’y essaye même pas, et il a raison ; il fait mieux : il la voit. Elle apparaît à l’œil intérieur comme « la lumière de l’âme », comme un marbre d’une candeur éblouissante :


Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs[5] !


Le trait dominant de l’organisation mentale, chez Leconte de Lisle, c’est donc l’aptitude à saisir, à retenir et à reproduire les formes des choses, leurs lignes et leurs couleurs. En d’autres termes, c’est une remarquable mémoire visuelle. Une faculté de ce genre est précieuse pour un poète. Il est même difficile d’en concevoir un seul qui en soit totalement dépourvu. De la qualité de cette mémoire, de sa richesse, du jeu de son mécanisme dépendent la richesse, la puissance, le tour particulier de son imagination. Les images que le poète porte accumulées en lui, il faut qu’il les rappelle dans le champ de sa vision intérieure. Mais il ne les y rappelle pas toujours quand il veut et comme il veut. Elles ont, selon la nature de chacun, leurs lois auxquelles elles obéissent. Ici, elles se présentent spontanément, elles se pressent, elles se multiplient, elles foisonnent, elles envahissent la pensée du poète, qui s’en délivre en les fixant. Là, elles sont rares, lentes à renaître ; on sent qu’il a fallu les chercher, les solliciter, les amener de force à la lumière. Chez l’un, elles semblent vivre d’une viequileur est propre elles se croisent, se combinent, se transforment ; elles prennent des développements inattendus, qui sont comme des créations nouvelles où l’on ne reconnaît plus le fragment de réalité étiré, sounlé, métamorphosé, dont elles sont faites. Chez l’autre, elles demeurent telles que l’œil les a aperçues d’abord, inertes, toujours identiques à elles-mêmes, comme de brillants papillons épinglés dans la boîte d’un collectionneur. Tantôt elles sont pâles, vagues, floues, voilées de vapeur et estompées de brume ; tantôt nettes, franches, découpées à l’emporte-pièce, avec des contours arrêtés et des couleurs vives. C’est de ce dernier genre que sont celles de Leconte de Lisle. Son imagination n’est ni sèche, ni tumultueuse, ni débordante, ni visionnaire : elle est exacte et précise. Ce poète voit les choses avec l’œil d’un sculpteur et d’un peintre. Il démêle comme eux, dans leur spectacle d’abord confus, le rapport des tons et le dessin des lignes il s’en pénètre, il en jouit et quand il fait œuvre d’artiste, il transporte dans son poème, comme eux dans leur marbre ou sur leur toile, en la simplifiant et en la parachevant, l’harmonie dont il a puisé l’idée et les éléments dans la nature.

Telle est la faculté maîtresse de Leconte de Lisle. Elle explique mieux que des considérations de doctrine et des professions de foi esthétique, ses goûts littéraires, ses attractions et ses répulsions. S’il a fini par éprouver pour Lamartine, qu’il avait aimé dans sa jeunesse, une antipathie véritable ; si, malgré de réelles affinités d’esprit et de caractère, il n’a accordé à Alfred de Vigny qu’une estime tempérée de réserves ; si, au contraire, il a exprimé pour Victor Hugo, dont les idées étaient, sur beaucoup de points, en désaccord avec les siennes, une admiration enthousiaste, c’est que ni chez le premier, ni chez le second, mais chez celui-ci seulement il reconnaissait une vision des choses analogue à sa propre vision. Il l’a loué d’avoir « saisi d’un œil infaillible le détail infini et l’ensemble des formes, des jeux d’ombre et de lumière ». C’est que lui-même avait conscience de les saisir avec autant de puissance et de les regarder du même œil. Toute la différence entre eux, c’est qu’il ne les déforme pas. L’imagination de Leconte de Lisle, c’est l’imagination du Victor Hugo de la première manière, du Victor Hugo d’avant l’exil, la solitude et le prophétisme. Dans la revue que l’auteur des Poèmes Barbares a faite de l’œuvre immense accomplie par son prédécesseur, il a réservé une place privilégiée aux Orientales. Sans doute, c’est qu’il avait reçu des Orientales, comme il le dit lui-même, la révélation de la nature et la révélation de l’art. Mais c’est aussi, mais c’est surtout que ce recueil, le plus objectif le plus plastique des premiers recueils lyriques de Victor Hugo, lui avait révélé sa propre conception de la nature et sa propre conception de l’art.

III

Subordination du sentiment personnel à la représentation pittoresque, goût des belles formes, brillantes et pures, objectivité et plasticité, qui, à ce double caractère, ne reconnaîtrait pas dans ce poète dont on a voulu faire un Celte, sous prétexte qu’il était né d’un père Breton — lequel était Normand, — ou un Hindou ou un Scandinave, l’un des héritiers les plus directs et des représentants les plus qualifiés que nous ayons dans notre littérature de l’art méditerranéen par excellence, de l’art gréco-latin. Et ne voyons pas ici seulement l’effet de l’éducation reçue, ou de l’imitation volontaire, ou des sujets choisis. D’autres poètes, en d’autres pays, ont eu le goût de l’antique ; ils ont essayé d’en faire et ils en ont fait. Mais que ce soit Keats, ou Shelley, ou Goethe, ils ont emprunté aux Grecs et aux Latins des noms et des légendes dont ils se sont servis pour exprimer leurs propres conceptions ils ont habillé à l’antique un frais sentiment de la nature, un lyrisme nuageux, une idéologie compliquée ils ne nous ont rien rendu de l’art d’Homère et d’Eschyle, de Virgile et d’Horace. Celui-ci, au contraire, comme avant lui Ronsard, comme avant lui Chénier, retrouve sans effort la manière des anciens ; il voit les choses comme ils les voyaient et il les peint comme eux. Il reproduit la forme antique, parce qu’il la porte, en quelque sorte, préfigurée en lui-même. Les hellénistes pourront relever sans peine des contresens dans sa version d’Homère, et les latinistes diront qu’il a traduit Horace comme il ne faut pas traduire. Mais qu’importent des erreurs de détail ou de méthode s’il possède, des maîtres qu’il étudie, mieux qu’une connaissance érudite et livresque, s’il est véritablement de leur famille et marqué à leur ressemblance, s’il a leur tour d’esprit et leur forme d’imagination, cette imagination plastique qui explique et commande tous les procédés de son art.

C’est elle qui l’a guidé dans le choix de ses sujets. Elle ne l’a pas seulement détourné des sujets d’ordre purement lyrique — il n’y a pas, je crois bien, dans toute l’œuvre de Leconte de Lisle des thèmes lyriques qui ne soient posés tout d’abord sous la forme d’un tableau ou d’une vision ; — elle lui a fait rechercher des sujets simples, de ceux qu’un peintre ou mieux encore un statuaire aimerait à traiter. Un seul personnage, dieu, homme ou animal, y est décrit dans une attitude unique et immuable. Quand, après avoir lu les Poèmes Antiques, on ferme le livre, ce qui se détache devant les yeux, ce qui demeure dans la mémoire, ce sont des gestes, des poses, des lignes. C’est la Naïade mollement étendue dans la source :


Elle songe, endormie ; un rire harmonieux
       Flotte sur sa bouche pourprée[6] ;

c’est le Cyclope, « énorme, couché sur un roc écarté », en face de

la mer aux volutes bleues ; c’est le pasteur sicilien gardant son troupeau de béliers, de boucs et de chèvres, allongé aur le thym sauvage et l’épaisse mélisse, s’appuyant sur son coude, et se laissant baigner de lumière ; c’est Ktéarista qui


S’en vient par les blés onduleux,
Avec ses noirs sourcils arqués sur ses yeux bleus,
Son front étroit coupé de fines bandelettes,
Et sur son cou flexible et blanc comme le lait
Ses tresses où parmi les roses de Milet
          On voit fleurir les violettes.


Ouvrez les Poèmes Barbares ou les Poèmes Tragiques, vous trouverez d’autres figures, d’un autre galbe et d’une autre couleur, mais conçues de la même façon et traitées par le même procédé : la Persane royale, immobile,


Derrière son col brun croisant ses belles mains,
Dans l’air tiède, embaumé de l’odeur des jasmins,
Sous les treillis d’argent de la vérandah close[7] ;


Qain, debout au faîte d’Hénokhia, regardant l’ombre et le désert antique


Et sur l’ampleur du sein croisant ses bras velus


ou le dernier Sagamore des Florides, assis à l’indienne contre un des troncs géants de la forêt :


                            dressant son torse tatoué
D’ocre et de vermillon, il fume d’un air grave,
Sans qu’un pli de sa face austère ait remué[8].


Et si nous passons aux animaux, c’est le lion s’étirant au seuil de son antre, le tigre dormant dans l’herbe, le ventre en l’air ; c’est le loup assis sur ses jarrets et hurlant à la lune, ou le condor immobile dans les hauteurs glacées du ciel. Nombre de ces sujets appellent la pierre ou le bronze. Il y en a un qui, même en vers, semble avoir été exécuté par le ciseau : c’est Niobé, contemplant, « immobile et muette » les cadavres amoncelés de ses enfants :


Comme un grand corps taillé par une main habile,
Le marbre te saisit d’une étreinte immobite
Des pleurs marmoréens ruissellent de tes yeux
La neige du Paros ceint ton front soucieux
En flots pétrifies ta chevelure épaisse
Arrête sur ton cou l’ombre de chaque tresse
Et tes vagues regards où s’est éteint le jour,
Ton épaule superbe au sévère contour,
Tes larges flancs, si beaux dans leur splendeur royale
Qu’ils brillaient à travers la pourpre orientale,
Et tes seins jaillissants, ces futurs nourriciers
Des vengeurs de leur mère et des Dieux justiciers,
Tout est marbre ! la foudre a consumé ta robe,
Et plus rien désormais aux yeux ne te dérobe.


Cette figure hautaine, figée dans son expression douloureuse demeure le symbole de ce qu’il y a dans l’art de Leconte de Lisle de sculptural et, pour emprunter au poète lui-même une épithète caractéristique, de marmoréen.

Parfois le sujet se complique un peu, mais sans excéder la mesure au delà de laquelle il serait difficile d’en donner une représentation plastique. Au lieu d’un personnage unique, on a un groupe ; Hêraklès enfant étouffant dans ses poings déjà forts les deux serpents envoyés contre lui :


Ils fouettent en vain l’air, musculeux et gonflés,
L’enfant sacré les tient, les secoue étranglés ;


Pan saisissant au passage la vierge errante à l’ombre des halliers :


                                  transporté de joie,
Aux clartés de la lune il emporte sa proie ;


dans l’ordre animal, le bœuf fuyant au hasard par les plaines sans bornes avec le jaguar cramponné à son dos,


L’un ivre, aveugle, en sang, l’autre à sa chair rivé[9] ;

ou bien l’aigle attaché par ses ongles de fer au col de l’étalon sur

lequel il s’est abattu,


Et plongeant son bec courbe au fond des yeux qu’il crève.


Rarement Leconte de Lisle dépasse le nombre de trois ou quatre personnages, du moins de trois ou quatre personnages principaux. Quant aux scènes tumultueuses, qui plaisent à l’imagination tourmentée d’un Hugo, il ne les recherche pas il les éviterait plutôt. Ce n’est pas, quand il veut, qu’il n’y réussisse. Dans Le Combat homérique, la mêlée des guerriers, tourbillonnant comme un essaim de mouches au soleil, donne une impression de grouillement. Dans Les Paraboles de Dom Guy, la ripaille des moines attablés dans le réfectoire de leur moutier, ressemble à une kermesse de Téniers :


Cent moines très joyeux, à la trogne fleurie,
Entonnant les bons jus de Touraine, plongeant
Les dix doigts dans la viande écharpée, aspergeant
De sauces et de vin leurs faces et leurs ventres,
Semblaient autant de loups sanglants au fond des antres.
Derrière ces goulus, non moins empressés qu’eux,
Convers et marmitons, avec les maîtres-queux,
Les caves où cuisaient les choses étant proches,
Comblaient les plats vidés, dégarnissaient les broches,
Allant, venant, courant, suant, vrai tourbillon
De diables tout mouillés des eaux du goupillon.


Mais ce sont là, dans son œuvre, tableaux exceptionnels. Un de ses plus beaux poèmes, Le Massacre de Mona, a pour sujet le carnage qui est fait de tout un peuple. Il semblerait qu’il y eût là matière à des scènes animées et violentes. Il n’en est rien. La majeure partie du poème est remplie par le long récitatif du barde évoquant les traditions anciennes, et la tuerie est expédiée au dernier moment, en sept ou huit vers. Même dans les paysages bourboniens, où la vie pullule, ce pullulement se fait avec ordre et, si l’on peut dire, avec calme, et sans que rien soit troublé de l’harmonie du morceau.

S’il évite instinctivement les actions trop vives et les scènes trop compliquées, c’est qu’elles s’accorderaient mal avec ses habitudes de composition. Il aime les ordonnances simples, majestueuses, où le tableau de l’activité humaine, réduit aux gestes essentiels, sert de toile de fond à quelque grande figure qui occupe le premier plan et impose à l’ensemble ses proportions et son unité. Dans Khirôn, la description du soir sur les plaines d’Haimonie et de la vie bucolique menée par les vierges et les pasteurs encadre et relève par le contraste la gravité souveraine d’Orphée :


Silencieux, il passe, et les adolescents
Écoutent résonner au loin ses pas puissants.
C’est un Dieu ! pensent-ils et les vierges troublées
S’entretiennent tout bas, en groupes rassemblées.


C’est autour de ce personnage central et par rapport à lui que t’œuvre s’organise. Le souci de l’équilibre et des proportions y est toujours sensible. Niobé en fournit un excellent exemple. Il y a, dans la première partie du poème, une description du palais d’Amphion, corsée de chants exécutés par l’aède. Ces chants en l’honneur de Zeus, d’Apollôn, d’Artémis, ne sont pas inutiles à l’action, puisque ce sont eux qui irriteront l’orgueil de Niobé et feront monter le blasphème à ses lèvres ; mais on peut trouver qu’ils sont un peu longs, comme on peut par contre trouver un peu court le récit fait par le chœur de la mort, sous les flèches des dieux, des quatorze enfants de la reine. C’est qu’il fallait balancer la composition, et laisser aussi exactement que possible en son milieu la grande tirade dans laquelle la fille de Tantale défie et brave les Immortels. Dans les poèmes où il ne se trouve pas de personnage central, l’équilibre est obtenu par la symétrie des parties. Dans La Légende des Nornes, les trois vieilles assises surtes racines du frêne Yggdrasill prennent tour à tour la parole : elles la gardent chacune pendant un nombre sensiblement égal de vers, et le dessin général de la composition nous est connu dès que nous savons de quoi parle la première : du moment qu’elle est le passé, la seconde sera le présent et la troisième l’avenir. Dans Baghavat, les trois brahmanes procèdent de la même façon ; et, ici, la symétrie de l’ordonnance est encore soulignée par les formes du style puisque chaque discours s’achève par une conclusion identique, chacun d’entre eux répétant la même invocation à Baghavat, en y changeant seulement un mot, le mot qui exprime le genre particulier de souffrance humaine — souvenir, désir ou doute — qu’il est chargé d’incarner.

Du plan général du poème, ce souci d’unité, d’ordonnance et de proportions se propage à chacune des parties qui le composent. Chacune d’entre elles, par le choix, l’agencement et l’harmonie des détails, est comme un tout à l’intérieur du tout, et la moindre esquisse traitée par le poète devient un quadro qui peut, dans une certaine mesure, se suffire à lui-même. Jusqu’à quel point Leconte de Lisle poussa l’art de la composition, nous n’en avons pas de meilleure preuve que le très précieux ouvrage où M. Vianey rapproche perpétuellement le texte du poète des sources auxquelles il a puisé. Ce serait une erreur de croire que quand Leconte de Lisle s’inspire, comme il lui arrive souvent, d’un modèle déjà parfait, il n’a eu que bien peu d’effort à faire. Même dans ce cas, il remanie et recompose à sa guise, et il ne se borne pas à recomposer ; il invente, en harmonisant si justement ce qu’il apporte avec ce qu’il reçoit, qu’à moins de suivre l’original ligne à ligne, on ne distingue pas ce qui est à autrui et ce qui est à lui. On pourrait faire cette expérience sur ses imitations de Théocrite, d’Anacréon ou d’Horace. Mais la comparaison sera encore plus instructive si elle est faite avec un original où l’art est moins parfait. Voici dans le poème antédiluvien de Ludovic de Cailleux, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler[10], un passage qui a ému l’imagination de Leconte de Lisle et qui lui a suggéré une des plus bettes pages de son poème de Qaïn. L’auteur, dans la forme un peu bizarre qu’il a adoptée, et qui prétend reproduire la coupe des versets de la Genèse, décrit l’aspect d’Hénokhia, la ville des Forts, à la tombée du soir :


Il était soir, temps où les jeunes filles ont coutume de sortir de la ville d’Hénochia pour puiser de l’eau ; temps où les voyageurs font reposer leurs chameaux aux portes de la ville.

Or le puits était creusé près des portes sur la route du désert ;

Des troupeaux étaient couchés à l’entour, sur le penchant de l’Aride.

En ce temps-là, il était coutume aux pasteurs d’Hénochia, après avoir ramené leurs troupeaux aux portes de la ville, de s’arrêter pour les compter. Alors les chèvres fatiguées se couchent sur les bords du chemin leurs mamelles pleines traînent sur l’herbe ; les chevreaux se lèvent debout sur les pierres de l’abreuvoir, les autres se frottent contre un cèdre.

Les onagres, les chameaux, les dromadaires se roulent ou se reposent sur les sables que le soleil ne brûle pas et, au signal du pasteur, les troupeaux rentrent dans la ville, vers une étable pleine de paille, pour donner leur lait, à l’aurore, aux Colossiens.

Or donc, les pasteurs ayant fait boire leurs chameaux, leurs onagres, leurs dromadaires, leurs chèvres, leurs brebis, rentraient lentement vers les portes.

Et les derniers mugissements des troupeaux allaient se perdre du côté des régions de la solitude.

Ils passèrent ainsi longtemps, et déjà le soleil avait disparu de la terre.

Et ses rayons expirants embrasaient les murailles de la ville de Kaïn, comme des murailles de feu.

Et les jeunes filles sortirent d’Hénochia ;

Suivant la coutume des femmes de leur peuple, elles étaient couvertes d’une robe et d’un voile de lin blancs.

Elles remplirent les urnes et les vases qu’elles portaient sur l’épaule, et les plaçant à terre, elles se reposèrent sous un palmier qui s’élevait près du puits.


Il y a dans cette description, assurément, de l’imagination, de la couleur, du pittoresque ; mais elle est diffuse, traînante, elle se répète, elle est mal composée et mal équilibrée. Des trois parties essentielles dont elle consiste, rentrée des troupeaux, rentrée des hommes, sortie des femmes pour aller puiser de l’eau à la fontaine, les deux premières sont, par rapport à la troisième, l’une trop longue, l’autre étriquée ; elles se suivent et ne tiennent pas l’une à l’autre, faute d’un point de vue d’où elles s’étagent et se coordonnent. Leconte de Lisle a élagué ce qui était superflu, resserré ce qui était prolixe, ajouté ce qui manquait, lié ce qui était décousu et mis le tout en perspective. Et voici ce que de la page médiocre de tout à l’heure, il a tiré :


Thogorma dans ses yeux vit monter des murailles
De fer, d’où s’enroulaient des spirales de tours
Et de palais cerclés d’airain sur des blocs lourds,
Ruche énorme, géhenne aux lugubres entrailles,
Où s’engouffraient les Forts, princes des anciens jours.

Ils s’en venaient de la montagne et de la plaine,
Du fond des sombres bois et du désert sans fin,

Plus massifs que le cèdre et plus hauts que le pin,
Suants, échevelés, soufflant leur rude haleine
Avec leur bouche épaisse et rouge, et pleins de faim.

C’est ainsi qu’ils rentraient, l’ours velu des cavernes
À l’épaule, ou le cerf, ou le lion sanglant.
Et les femmes marchaient, géantes, d’un pas lent
Sous les vases d’airain qu’emplit l’eau des citernes,
Graves, et les bras nus, et les mains sur le flanc.

Elles allaient, dardant leurs prunelles superbes,
Les seins droits, le col haut, dans la sérénité
Terrible de la force et de la liberté,
Et posant tour à tour dans la ronce et les herbes
Leurs pieds fermes et blancs avec tranquillité.

Le vent respectueux, parmi leurs tresses sombres,
Sur leur nuque de marbre errait en frémissant,
Tandis que les parois des rocs couleur de sang,
Comme de grands miroirs suspendus dans les ombres,
De la pourpre du soir baignaient leur dos puissant.

Les ânes de Khamos, les vaches aux mamelles
Pesantes, les boucs noirs, les taureaux vagabonds
Se hâtaient, sous l’épieu, par files et par bonds
Et de grands chiens mordaient le jarret des chamelles
Et les portes criaient en tournant sur leurs gonds.

Et les éclats de rire et les chansons féroces,
Mêlés aux beuglements lugubres des troupeaux,
Tels que le bruit des rocs secoués par les eaux,
Montaient jusqu’aux tours où, le poing sur leurs crosses,
Des vieillards regardaient, dans leurs robes de peaux.

Spectres de qui la barbe, inondant leurs poitrines,
De son écume errante argentait leurs bras roux,
Immobiles, de lourds colliers de cuivre aux cous,
Et qui, d’en haut, dardaient, l’orgueil plein les narines,
Sur leur race des yeux profonds comme des trous.


Au premier plan, l’aspect farouche et violent des guerriers, contrastant avec la beauté calme et sculpturale des femmes au fond, dans un nuage de poussière, les troupeaux s’enfonçant pêle-mêle sous les portes de la ville en haut, les vieillards immobiles au sommet des tours. Ainsi par paliers successifs se distribue, s’étage et pyramide, pour ainsi dire, tout le tableau, baigne dans cette lumière sanglante du couchant qui achève de lui donner son caractère et renforce l’unité de composition par l’unité d’impression. Ce souci de l’unité d’impression est tel chez Leconte de Lisle qu’il lui fait plus d’une fois forcer la note. Tous ceux de ses poèmes qui ont trait au Moyen Âge en sont, nous l’avons déjà vu, autant d’exemples et récemment encore, comparant scène par scène, et presque vers par vers, ses Érinnyes avec l’Orestie dont elles prétendent être une adaptation, un critique constatait qu’il avait constamment renchéri sur son modèle en fait de sauvagerie et de violence[11]. Il lui arrive d’être plus eschylien qu’Eschyle, plus grec que les Grecs, et plus barbare que les Barbares.

Il resterait à montrer, en poussant dans le détail, comment dans le style même de ces poèmes on retrouve ce sentiment de l’harmonie et ce souci de l’art. La langue en est d’une extrême richesse, et on en comprend la raison. Ayant, au degré que nous savons, le goût de l’exactitude, de la précision et de la couleur, demandant, d’autre part, ses sujets à tous les temps, à tous les pays, à toutes les civilisations, à toutes les races, il a dû, s’il voulait éviter l’à peu près, la périphrase et le délayage, puiser largement dans le vocabulaire propre à chaque temps, à chaque race ou à chaque pays. Ses descriptions de Bourbon fourmillent de termes empruntés à la faune et à la flore des régions tropicales, ou au langage créole : il n’y est question que de gérofliers et de vétivers, de mangues et de letchis, de martins et de paille-en-queue, de bygailles, de varangues, de bobres, de calaous. Dans ses poèmes orientaux, il parle d’émirs et de kalifes, de fakirs et de houris, de hûka et de santal dans ses poèmes scandinaves, de Jarls, de skaldes, de runes dans ses poèmes égyptiens, de pagne, de nome, de sistre et de nopai dans ses poèmes grecs, de khlamyde, de quadrige, d’hyacinthe, de lotos, de cratères et de canéphores : dans ses récits du Moyen Âge, de moutiers et de nonnes, de sires et de donjons, de hart et d’escarcelle de frocs et de cagoules, d’estrapade et de chevalets. Il est, je crois bien, de tous nos grands poètes, celui dont les vers roulent le plus de mots étrangers à l’usage de notre temps, ou même étrangers à l’usage de la langue française. Mais il les emploie avec un sens si délicat de leur valeur pittoresque et de leur charme un peu bizarre, il les introduit si habilement, il les répartit avec tant de mesure et les place si à propos, qu’ils surprennent parfois, mais qu’ils ne détonnent jamais. Et tous ces vocables insolites ou mystérieux, exotiques ou surannés, que ni Bossuet, ni Racine, ni Lamartine, ni Musset n’ont insérés dans leur prose ou dans leurs vers, que Hugo lui-même, le grand remueur de mots, n’aurait pas osé employer, il les sertit dans une phrase d’un tour si net et d’un galbe si pur, que nous avons, en dépit de ces nouveautés, l’impression d’un style tout classique et fermement attaché à la tradition française.

IV

La beauté plastique des Poèmes Antiques et des Poème Barbares incline à voir avant tout dans leur auteur un sculpteur ou un peintre. Mais il n’aurait pas été un poète complet, s’il n’avait été en même temps un musicien, s’il n’avait conçu et réalisé, aussi bien que l’harmonie des lignes et des couleurs, l’harmonie des sons et des rythmes. Est-il possible, sans entrer dans un détail qui deviendrait vite fastidieux, de donner une idée au moins de la musique inhérente à sa poésie ? On n’en finirait pas de citer tous les beaux vers qui, le livre fermé, chantentencore dans la mémoire. Les uns sont rudes et rauques, ils évoquent les mille bruits de la tempête, le sifflement du vent à travers l’espace :


Dans l’immense largeur du Capricorneau Pôle.
Le vent beugle, rugit, siffle, râle, et miaule[12].


Les autres sont retentissants et sourds, comme le choc des vagues contre les rochers de la côte :


Vois ! cette mer si calme a, comme un lourd bélier,
Effondré tout un jour le flanc des promontoires,
Escaladé par bonds leur fumant escalier,
Et versé sur les rocs, qui hurlent sans plier,
Le frisson écumeux des longues houles noires[13].

Les uns sont larges et graves comme le murmure des forêts agitées par la brise :


Le vent d’automne, au bruit lointain des mers pareil,
Plein d’adieux solennels, de plaintes inconnues,
Balance tristement, le long des avenues,
Les lourds massifs rougis de ton sang, ô soleil[14] !


Les autres sont limpides et frais comme une voix de femme qui monte en chantant dans la nuit :


Jeune, éclatante et pure, elle emplit l’air nocturne,
Elle coule à flots d’or, retombe et s’amollit,
Comme l’eau des bassins qui, jaillissant de l’urne,
Grandit, plane et s’égrène en perles dans son lit[15].


D’autres sont durs, déchirants, métalliques :


Vos divines chansons vibraient dans l’air sonore,
Ô jeunesse, ô désirs, ô visions sacrées,
Comme un chœur de clairons éclatant à l’aurore[16] !


D’autres sont doux, apaisés et chuchotants :


Sur son cceur enivré pressant sa bien-aimée,
Réchauffant de baisers sa lèvre parfumée,
Çunaçépa sentait, en un rêve enchanté,
Déborder le torrent de sa félicité !
Et Çanta l’enchantait d’une invincible étreinte !
Et rien n’interrompait durant cette heure sainte,
Où le temps n’a plus d’aile, où la vie est un jour,
Le silence divin et les pleurs de l’amour[17].


Mais si l’on veut mesurer jusqu’à quel degré d’exquise finesse et de subtilité ingénieuse va chez Leconte de Lisle le sens des sonorités, il n’est que de comparer entre elles les deux strophes d’une si parfaite harmonie dont l’une commence et l’autre termine le gracieux poème intitulé La Vérandah. La première, avec ses sept vers sur deux rimes, les deux derniers reprenant en sens inverse les deux premiers, avec ses allitérations et ses voyelles sourdes sur lesquelles tranchent à intervalles irréguliers des voyelles plus claires, donne l’impression du chant monotone et léger de l’eau qui tombe goutte à goutte et fuit hors de la vasque de marbre


Au tintement de l’eau dans les porphyres roux
Les rosiers de l’Iran mêlent leurs frais murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tandis que l’oiseau grêle et le frelon jaloux,
Sifflant et bourdonnant, mordent les figues mûres,
Les rosiers de l’Iran mêlent leurs frais murmures
Au tintement de l’eau dans les porphyres roux.


Mais voici que sous les treillis d’argent de la vérandah où elle repose, la belle Persane s’engourdit peu à peu dans un demi-sommeil ; le bruit de l’eau dans la vasque, et de la brise dans le feuillage, et des oiseaux dans les branches, et des insectes autour des fruits n’arrive plus à son oreille que comme un vague chuchotement qui semble s’assoupir en même temps qu’elle… Pour donner de ce glissement dans le silence la sensation quasi physique, il a sud au poète de reprendre les mêmes vers, en éteignant seulement les notes trop vives et en accentuant la monotonie du rythme :


Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tout se tait. L’oiseau grêle et le frelon jaloux
Ne se querellent plus autour des figues mûres.
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux.


Ce qui donne leur valeur musicale aux vers de Leconte de Lisle, c’est le choix des sons plutôt que la variété des rythmes. Il n’a sur ce dernier point rien innové, rien inventé. Le vers qu’il a employé de préférence est l’alexandrin, l’alexandrin assoupli et libéré que lui léguaient les romantiques. Il s’en est contenté, et il l’a même beaucoup moins « disloqué » que ne l’a fait Victor Hugo. La seule liberté qu’il se soit permise avec lui, et que son illustre prédécesseur n’aurait pas approuvée, c’est d’assourdir la syllabe sur laquelle tombe l’hémistiche, en mettant à cette place un proclitique, une préposition notamment, et même une syllabe muette.


D’un bout à l’autre de la salle à voûte épaisse…


Mais il le balance en général d’une façon beaucoup plus régulière et plus classique que lui. En fait d’autres mètres, il n’a guère employé que l’octosyllabe, et aussi le décasyllabe scindé en deux mesures égales :


Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine[18].


C’est là, sauf erreur, une coupe qu’il a été, avec Théodore de Banville, un des premiers à pratiquer. Ces rythmes, plus rapides et plus courts, il les a réservés à certains sujets, où ils étaient nécessaires. Mais le plus ordinairement il s’est servi de rythmes graves, majestueux, un peu lents et lourds, massifs comme est souvent sa poésie elle-même : le tercet, le quatrain à rimes croisées ou embrassées la strophe de cinq vers qui n’est qu’un quatrain à rimes croisées, ralenti et alourdi encore par l’insertion en son milieu d’un vers supplémentaire qui triple l’une de ses deux rimes. Le quatrain est exactement à la mesure de sa phrase poétique et en suit on ne peut mieux le mouvement. Il y a même, dans certains de ses poèmes, des tirades entières d’alexandrins à rimes plates qui se décomposent, non sans quelque monotonie, en groupes de quatre vers. Il ne faudrait pas conclure de ces remarques que la métrique de Leconte de Lisle soit totalement dépourvue de variété et de souplesse ; mais il est juste de reconnaître qu’elle s’adapte mieux aux grandes images et aux sentiments profonds qu’aux conceptions gracieuses et légères, et que, prise dans son ensemble, elle achève de donner à son œuvre le caractère d’ampleur, de majesté, et même, si l’on veut, de solennité, qui en demeure le trait le plus apparent.

V

Cette œuvre est belle, d’une beauté régulière, harmonieuse et calme, pure de lignes comme l’antique dont elle est souvent inspirée, voluptueuse et chaste à la fois comme lui. Elle a la splendeur du marbre auquel on l’a souvent comparée ; elle en a aussi, disent ceux qui ne l’aiment point, la froideur. On reproche au poète de n’avoir atteint la perfection de l’art qu’aux dépens du sentiment, d’avoir modelé des formes admirables et peint des tableaux magnifiques, mais de n’avoir pas donné de vie à ces tableaux et de n’avoir pas mis une âme dans ces formes. On lui en veut surtout de n’y avoir rien mis de la sienne, de n’avoir rien trahi, dans sa poésie, de l’homme qu’il était sans doute, semblable à nous, faible et passionné comme nous, d’avoir été non seulement impersonnel, mais impassible. C’est un grief que confirme trop facilement une lecture superficielle de Leconte de Lisle. Il vaut la peine de l’examiner spécialement et de le discuter à fond.



  1. Jules Breton. Souvenirs d’un peintre paysan (Revue Bleue du 5 octobre 1895).
  2. Une peau de tigre.
  3. L’Idylle antique, dans La Phalange, tome III, 1846.
  4. Poèmes Antiques : Les Éolides
  5. Poèmes Antiques : Hypatie.
  6. Poèmes Antiques : La Source.
  7. Poèmes Barbares : La Vérandah.
  8. Poèmes Tragiques : Le calumet du Sachem.
  9. Poèmes Barbares : Le Jaguar.
  10. Le Monde antédiluvien, poème biblique en prose, Paris, 1845.
  11. Bernard Latzarus, Leconte de Lisle adaptateur de l’Orestie. Nîmes, 1920.
  12. Poèmes Antiques : L’Albatros.
  13. Poèmes Barbares : Les Rêves morts.
  14. Poèmes Barbares : La Mort du Soleil.
  15. Ibid : Nurmahal.
  16. Ibid : Mille ans après.
  17. Poèmes Antiques : Çunaçépa.
  18. Poèmes Barbares : Les Elfes.