Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/07

Boivin & Cie, éditeurs (p. 140-162).




CHAPITRE VII


LE PESSIMISME DE LECONTE DE LISLE



Néant des dieux, abjection des hommes, indifférence de la nature, tels sont les trois termes auxquels se ramène en substance t’œuvre de Leconte de Lisle, envisagée des trois points de vue où nous nous sommes successivement placés. Il semble que la simple énumération en soit assez éloquente. S’il est vrai, comme l’a dit l’auteur des Poèmes Barbares, que « toute vraie et haute poésie contient une philosophie s, sa philosophie, à lui, est ce qu’on est convenu d’appeler une philosophie pessimiste, et cette définition pourrait être considérée comme suffisante, si ce terme de pessimisme avait par lui-même un sens qui fût suffisamment précis.

Mais le pessimisme — j’entends le pessimisme poétique — n’est pas une doctrine ; c’est la réaction instinctive d’une sensibilité froissée par la vie et qui se venge en dénigrant et en maudissant la vie. Chacun de nous a ses raisons particulières de souffrir et sa manière propre de réagir à la souffrance. C’est dire qu’il y a autant de pessimismes qu’il y a d’individus. Il y en a de vulgaires, et il y en a de nobles il y en a de triviaux, et il y en a de distingués il y en a d’égoïstes, et il y en a de généreux il y en a de déprimants, et il y en a d’héroïques. Selon les motifs qui les déterminent, ils diffèrent en qualité et ils diffèrent aussi en degré, depuis le pessimisme passager, qui n’est qu’un accès de mauvaise humeur élevé à la dignité d’un principe, jusqu’au pessimisme systématique qui a la fermeté d’une conviction philosophique et implique une conception de l’univers. En sorte que ce qui est intéressant, quand nous avons affaire à un écrivain qui voit régulièrement — comme c’est le cas de Leconte de Lisle — le mauvais côté des choses, ce n’est pas de constater qu’il est pessimiste, c’est de savoir pourquoi et jusqu’à quel point il l’a été.

I

On l’a dit bien des fois on naît pessimiste — comme aussi et inversement on naît optimiste — on ne le devient pas. Si on veut remonter jusqu’à la cause initiale et à la raison dernière du pessimisme, il faut en chercher la plus profonde racine dans le caractère même du pessimiste et jusque dans son tempérament, pour autant que de notre organisation physique dépend notre disposition morale. C’est ce qu’à l’occasion on n’a pas manqué de faire. Il y a, dans la littérature du xixe siècle, avant Leconte de Lisle, un cas illustre de pessimisme poétique. C’est celui d’Alfred de Vigny. On a expliqué gravement que s’il était né. triste, comme il le reconnaît lui-même, c’est qu’il était né de parents âgés, le plus faible et le dernier de quatre enfants dont les trois premiers moururent en bas âge, et que s’il fut pessimiste, et que s’il fut infécond, « ce fut faute de vitalité native, de vigueur constitutionnelle, de richesse physique en un mot, ce fut faute de vie[1]. » On accordera volontiers que l’œuvre d’Alfred de Vigny n’est pas très nombreuse ni volumineuse, et que cette œuvre n’est pas gaie. On pourra toutefois se demander si vraiment il y a lieu de taxer d’infécondité un écrivain qui a enrichi de trois ou quatre chefs-d’œuvre la littérature de son siècle. On pourra se demander aussi si l’auteur des Destinées est bien le moraliste désabusé et découragé qu’on nous dépeint d’habitude, et si on ne le qualifie pas de pessimiste surtout parce qu’il n’a pas été optimiste éperdument et avec fracas. En admettant qu’il ait été ce que l’on dit, encore s’agirait-il de savoir jusqu’à quel point il peut être avantageux à la critique littéraire d’emprunter à la médecine et à la pathologie les éléments de ses définitions et les considérants de ses jugements. Mais, dans le cas de Leconte de Lisle, il n’y a rien qui relève de la pathologie ou de la médecine. Né sain de parents sains, il a prolongé jusqu’à soixante-quinze ou seize ans une existence que la maladie ne semble à aucune époque avoir notablement éprouvée. À soixante ans, on nous le montre capable de monter à cheval, lui, homme sédentaire et déshabitué dès longtemps des exercices du corps, pour escorter une jeune femme dans ses promenades, et même d’accomplir en mer, sous ses yeux, des « prouesses de nageur » ; et les Parisiens qui, quelque dix ou douze ans plus tard, le voyaient, à la fin d’un après-midi d’été, sortir du palais du Luxembourg et remonter vers son appartement du boulevard Saint-Michel, admiraient ce beau vieillard, marchant d’un pas alerte, le torse large et droit, bien pris dans la redingote grise, la tête haute, le monocle à l’œil sous un chapeau haut de forme soigneusement lustré. Celui-là n’avait pas l’air d’avoir jamais manqué de « vigueur constitutionnelle » ni de « richesse physique », et si l’on admet que Victor Hugo dut à la puissance indéniable de son tempérament et à l’excellence progidieuse de son estomac l’optimisme qui est, à tout prendre, le trait marquant de son œuvre, on ne constatera pas sans quelque étonnement que l’auteur de La Légende des Siècles et celui des Poèmes Barbares, ayant reçu l’un et l’autre de la nature une constitution également et exceptionnellement robuste, se soient fait de Dieu, des hommes et du monde, une conception si différente, pour ne pas dire absolument opposée.

Si donc je crois inutile de remonter jusqu’à la naissance de Leconte de Lisle, et même par delà, pour exposer la genèse de son pessimisme, en revanche il me paraît intéressant de signaler chez lui, d’après son propre témoignage, dès le temps de son séjour à Bourbon, des accès d’angoisse inexpliquée et de tristesse sans cause, qui lui sont demeurés comme un des souvenirs inoubliables de son adolescence. Dans une pièce écrite vraisemblablement au cours de sa vieillesse, à l’époque où, comme il disait à Jules Breton, « il revivait ses impressions premières », il décrit un de ces beaux paysages de Bourbon que son imagination se plaisait à évoquer, plein d’oiseaux, de feuillages légers, d’arbres en fleur, d’eaux limpides, et de splendide soleil


Tout n’était que lumière, amour, joie, harmonie ;
Et moi, bien qu’ébloui de ce monde charmant,
J’avais au fond du cœur comme un gémissement,
Un douloureux soupir, une plainte infinie,
Très lointaine et très vague et triste amèrement.

C’est que devant ta grâce et ta beauté, Nature !
Enfant qui n’avais rien souffert ni deviné,
Je sentais croître en moi l’homme prédestiné,
Et je pleurais, saisi de l’angoisse future,
Épouvanté de vivre, hélas et d’être né[2].


Sans doute le commentaire est postérieur de bien des années à l’impression reçue. La vie a repassé sur le trait initial pour l’approfondir et l’envenimer. La sensibilité de l’adolescent est aiguisée rétroactivement par l’expérience de l’homme. Mais l’impression est certaine. Elle révèle, sans que nous en puissions bien démêler la cause, une tendance précoce à ta métancotie chez « l’enfant songeur ».

Cette mélancolie n’était encore qu’une disposition vague et presque inconsciente. Elle dut se préciser et s’aggraver à mesure que se révéla la contrariété intime qui semble avoir été la source de la plupart des déboires essuyés par Leconte de Lisle au cours de son existence. La nature, en même temps qu’elle avait mis en lui une intelligence supérieure, l’avait doué d’un tempérament de créole, à la fois indolent, orgueilleux et passionné. Il n’aimait pas l’action, ni même le mouvement. Il était te premier à le reconnaître. À la suite d’un voyage de Rennes à Dinan, en 1838, il s’excusait auprès de son ami Rounet d’avoir tardé à lui écrire : « Tout déplacement produit une espèce de trouble en moi, tant est grande mon apathie physique. » Cette nonchalance était demeurée dans l’esprit de ses camarades de jeunesse comme le trait caractéristique de sa nature. En 1860, l’un d’entre eux, Charles Bénézit, son ancien collaborateur de La Variété, le taxait de paresse, et le poète ne protestait contre le reproche qu’au point de vue de l’esprit. « Quand tu me traites de paresseux, je présume que tu veux parler de mes jambes, car, pour le travail intellectuel, j’affirme que peu de bœufs me valent. » Et il en fournissait la preuve. Il n’en eût peut-être que mieux valu pour lui, s’il avait eu, avec un corps plus actif, une âme moins contemplative, s’il eût vécu davantage hors de lui-même, s’il eût été plus disposé à se mêler à la foule des hommes et plus apte à y jouer des coudes, plus remuant et plus habile. Il faut le prendre tel qu’il était, tel qu’il s’est peint lui-même à nous dans une de ses nouvelles en prose[3], sous le nom de Georges Fleurimont. Ce Georges Fleurimont, au physique, lui ressemble singulièrement : « de grands yeux bleus, le front large, les lèvres fines et les cheveux blonds. » Au moral, il paraît bien qu’il en est de même « une passion, d’autant plus violente que sa nature normale était apathique, s’était allumée dans son cœur, et ses désirs inassouvis le dévoraient. » Dans l’âme du jeune Leconte de Lisle, ce n’est pas une passion, c’est toutes les passions qui s’étaient allumées à la fois non seulement, comme nous l’avons vu, l’amour de la femme, mais l’amour de la poésie et l’amour de la gloire, mais l’amour de la justice et l’amour de la liberté. Dans une de ses plus belles pièces, et de celles qui jettent le plus de lueur sur son être intime, il a fait allusion à ces heures tumultueuses de son adolescence :


Autrefois, quand l’essaim fougueux des premiers rêves
Sortait en tourbillons de mon cœur transporté
Quand je restais couché sur le sable des grèves,
La face vers le ciel et vers la liberté ;…

Incliné sur le gouffre inconnu de la vie,
Palpitant de terreur joyeuse et de désir,
Quand j’embrassais dans une irrésistible envie
L’ombre de tous les biens que je n’ai pu saisir[4]


Un fragment de ses lettres de jeunesse complète et commente de la manière la plus heureuse ces confidences discrètes de sa poésie. Il vaut la peine de citer en entier cette page aussi sineère que pénétrante :


J’ai toujours été un être nomade — écrivait-il à Rouffet le 26 mars 1839 — et vous devez bien comprendre que cette vie incertaine, quelque jeune que je fusse alors, n’a jamais été propre à fixer mes idées et mes sensations. Aussi, je m’effraie parfois de la confusion qui bouleverse ma tête mes pensées sans résultat, désirs ardents sans but réel, abattements soudains, élans inutiles, se heurtent dans mon âme et dans mon cœur pour s’évanouir bientôt en indolence soucieuse. Rien de fixe et d’arrêté pour l’avenir mon passé même semble évoquer mes souvenirs, preuve de mon inutilité passée, pour me prédire mon incapacité future. J’ai rêvé, comme un autre, d’amour et de jours heureux, écoulés entre une femme aimée et un ami bien cher ; mais ce n’était là qu’un songe. Je le sens bien, il y a en moi trop de mobilité pour espérer une telle vie, si toutefois il m’était donné de jamais la réaliser. La monotonie m’abrutit, et je me reconnais un tel besoin de métamorphoses, que je me sentirais capable d’éprouver en un mois tout l’amour, toute la haine et toutes les espérances d’un homme qui y aurait consacré sa vie tout entière. Oui, me voilà bien, mon ami. Pardonnez-moi de m’être posé en sorte de problème, et essayez de me résoudre. Notez qu’avec tout cela je suis excessivement malheureux. Vous me diriez, sans doute, qu’une semblable vie n’est appuyée sur nul raisonnement et que, au bout du compte, ce n’est qu’une paresse incarnée. C’est peut-être vrai.


Déséquilibre de la rêverie et de l’action, disproportion entre l’infini des désirs et l’étroitesse des réalités, repliement sur soi-même, découragement et tristesse, si ce sont là les causes et les symptômes de ce qu’entre 1830 et 1840 on appelait encore « le mal du siècle », Leconte de Lisle en a été atteint, et, de son pessimisme, le point de départ, autant du moins qu’il est accessible à l’analyse psychologique, se trouve là. Plus enclin à agir, il eût moins embrassé par le rêve ; il eût appris à limiter ses aspirations, à choisir un but prochain, à y concentrer ses pensées et à y proportionner ses efforts. Il se fût contenté peut-être de ces « joies réelles et modestes que lui recommandait timidement Adamolle il eût atteint son idéal, parce qu’il l’aurait placé moins haut ; il eût été plus heureux, mais il ne fût pas devenu le poète, et le grand poète, qu’il a été.

Ajoutez, — pour lui rendre la vie encore plus difficile, — à cette disposition première, la raideur d’un caractère altier et intransigeant. Cette raideur venait d’une réelle droiture de conscience, du sentiment très vif de sa dignité personnelle ; elle venait aussi et surtout d’un immense orgueil. « Je sais, écrivait-il un jour à Rouffet, que, dans mon orgueil — et je ne saurais me le dissimuler — une envie de dominer plus forte parfois que ma volonté même est en moi. » À plus forte raison se sentait-il incapable de s’abaisser ou de plier. La seule idée, je ne dis pas d’une bassesse, mais d’une sollicitation, d’une concession, d’une démarche qui le mit sous la dépendance ou dans l’obligation d’autrui, lui était insupportable. Lorsqu’il s’était agi, en 1839, de publier, de compte à demi avec Rouffet, ce volume de poésies qui devait leur ouvrir à tous les deux le chemin de la gloire, la proposition, avancée par son ami, de le faire imprimer par souscription, lui avait causé un sursaut de colère : « Savez-vous ce que c’est que de faire imprimer par souscription ? Êtes-vous disposé à vous traîner à deux genoux devant des gens qui se soucient fort peu de vos vers, afin d’en obtenir de l’argent ? Pour moi, non seulement cela est au-dessus de mes forces, mais j’aimerais mieux ne jamais publier une ligne que la devoir à la pitié du vulgaire. » On n’a pas oublié de quel ton cassant, avec quelle inflexibilité arrogante, il enjoignait à Adamolle de ne consentir à aucune modification de la « copie » qu’il était chargé de remettre au Courrier de Saint-Paul ; avec quelle susceptibilité hautaine il rejetait, tout d’abord et de premier mouvement, les offres de La Démocratie Pacifique, de peur de paraître abandonner quelque chose de l’intégrité de ses opinions. L’orgueil, porté à ce point, est une force. La conviction d’une supériorité intime, qui ne s’abaisse devant personne, que personne ne peut vous ravir, est un ressort puissant dans l’adversité, un soutien dans l’épreuve. Mais ce même orgueil est aussi une infirmité morale, une cause de faiblesse et de souffrances. La conscience de sa valeur méconnue dut rendre plus cruelles encore pour le poète, en dépit de sa « résignation philosophique », les humiliations, les injustices, les déboires de toute sorte qui lui furent infligés par les hommes ou par la fortune.

Avant de quitter Bourbon, Leconte de Lisle ne savait pas encore ce que c’était que la souffrance. Je ne sais si, à cette époque, était déjà morte la jeune cousine dont il a, dans Le Manchy et ailleurs, immortalisé le souvenir. Il est fort possible, du reste, qu’il y ait eu, dans son cas, ce que Stendhal appelait un phénomène de cristallisation, et que le souvenir idéalisé de cette passion malheureuse lui ait été plus douloureux que la réalité même. En tout cas, jusqu’en 1837, il avait grandi librement au milieu d’une nature magnifique et charmante, dans l’habitation paternelle, entouré de compagnons de son âge dont la sympathie réchauffait son cœur et dont l’admiration juvénile flattait son orgueil. À peine eut-il mis le pied sur le pont du navire qui devait le transporter en France, qu’il se sentit envahi par le sentiment de la solitude morale qui désormais allait être son lot. « C’est surtout maintenant que je me trouve jeté, écrivait-il à Adamolle, au milieu d’hommes indifférents sur toutes les choses dont nous aimons à causer, que je sens tout le prix d’une âme qui comprenne la mienne et soit comprise d’elle. » Il commençait déjà à regretter, comme il dira un peu plus tard,


Ces parents chers et bons que m’accordait le Ciel,
Tous ces amis grandis à mes côtés, doux frères
Que je pleure parfois dans mes jours solitaires[5]


La solitude, en effet, au lieu de s’atténuer à son arrivée en Bretagne, s’était aggravée du fait de son malentendu avec sa famille de Dinan. On l’avait jugé froid et méprisant. Il s’était de son côté senti en pays hostile. Il s’habitua — son caractère ne l’y portait que trop — à vivre avec lui-même, à se passer des autres. Il affecta des allures de misanthrope. Il se déclara content de n’avoir point d’amis. Il en eut pourtant, et qui lui furent chers. Mais ils lui furent chers surtout à distance. « Vous l’avez dit, mon cher Rouffet nous sympathisons beaucoup mieux de loin que de près. Il n’est pas difficile de deviner pourquoi. Vous êtes au fond un excellent garçon ; mais, jamais je n’ai rencontré votre égal en originalité. De mon côté, je suis emporté de caractère et considérablement fatigué des autres hommes il était donc impossible que nous puissions vivre en bonne intelligence. Nous sommes plutôt faits pour nous entendre de l’âme que de vive voix. » Quant au reste de l’humanité, il jugea bien vite qu’il n’avait aucune sympathie, aucun réconfort à en attendre. Dans les jours où pesait plus péniblement sur lui


Le poids cruel et lourd de notre isolement,


il se disait qu’il ne manquait peut-être à ses semblables que d’avoir connu sa souffrance pour chercher à le soulager


Mon Dieu ! s’ils savaient bien le malheur d’être seul[6] !


Mais l’illusion ne durait pas longtemps. Il s’était trop nourri de la prose amère d’Alfred de Vigny, il avait trop médité sur le cas de Chatterton, et sur celui, beaucoup plus proche, d’Hégésippe Moreau, pour avoir, lui poète, quelque confiance dans un siècle « qui ne reconnaît que l’or pour dieu », dans « une société abrutie et sourde » qui laisse les poètes mourir de faim. Les hommes n’estiment que ceux qui leur sont utiles, et les poètes leur sont inutiles : ils le prétendent, du moins.


Ah ! puisque nul ne veut comprendre ici nos cris,
Puisque devant nos pas on sème le mépris,
Puisque chaque homme enfin à notre âme altérée
De la pitié refuse une goutte sacrée,
Mon Dieu, rappelle à toi tes trop faibles enfants,
Donne-nous le repos, le dernier, il est temps[7] !


C’est le mot du Quaker devant les cadavres de Chatterton et de Kitty Bell : « Oh ! dans ton sein dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs ! »

Tels étaient les sentiments qu’il rapporta, en 1843, dans son île natale. Il s’y trouva comme étranger au milieu des siens. Sa misanthropie s’exalta encore dans la solitude totale où, à Saint-Denis, il se trouva plongé. Elle se serait adoucie peut-être, une fois le poète retourné en France, devant les sourires de la fortune elle aurait fondu à « ces premiers rayons de la gloire, qui sont plus doux que les premiers feux de l’aurore ». Mais l’homme est l’artisan de sa destinée, et nous savons déjà que Leconte de Lisle n’avait ni les qualités ni les défauts qu’il fallait pour rendre la sienne heureuse. Il n’eut pas à subir de retentissantes infortunes, mais à lutter, ce qui, à de certains égards, est pire, contre la difficulté incessamment renouvelée d’assurer son pain quotidien. Pendant toute sa jeunesse, et même jusque dans son âge mûr, il se trouva dans une situation non pas modeste, mais précaire, et souvent même plus que précaire. Nous l’avons vu à Rennes, réduit, par sa faute sans doute, mais enfin réduit pour vivre à de misérables expédients. Nous l’avons retrouvé à Paris subsistant maigrement des faibles appointements qu’il recevait de La Démocratie Pacifique et d’une petite pension que lui faisait sa famille. En 1848, tout lui manqua à la fois. Il n’eut plus d’autres ressources que de donner des leçons de grec et de latin, et de se mettre aux gages des libraires. Comment en vivait-il ? Béranger, dont il avait fait, on ne sait trop par quelle voie, la connaissance, et qui s’intéressait à lui, va nous le dire. Au mois de janvier 1853, l’auteur des Chansons recommandait — rapprochement inattendu — l’auteur des Poèmes Antiques, qui venaient de paraître, à la bienveillance de Pierre Lebrun, poète lui-même, sénateur et membre de l’Académie française, en compagnie et à la suite d’un obscur littérateur de l’époque, Hippolyte Tampucci. « Mon autre recommandation, écrivait-il, est en faveur de M. Leconte de Lisle, dont je vous ai remis le volume ; volume plein de magnifiques vers, ainsi que vous avez pu vous en assurer. Je vous dirai, moi qui recommande plus les auteurs que les livres, que ce jeune homme est ici dans un état voisin de l’indigence. » Les Poèmes Antiques, en effet, n’avaient pas trouvé beaucoup d’acheteurs on prétend même que, pour se faire quelque argent, Leconte de Lisle en devait vendre les exemplaires aux bouquinistes des quais. Le recueil, et celui qui suivit en 1855, les Poèmes et Poésies, valurent à l’auteur deux prix académiques, plus une gratification de cinq cents francs, obtenue du ministère de l’Instruction publique par les efforts combinés de Pierre Lebrun, de Scribe et d’Alfred de Vigny. Mais ces maigres subsides ne pouvaient rétablir une situation depuis longtemps obérée. Le 1er septembre 1856, c’est le secrétaire perpétuel de l’Académie française, Villemain, qui, à son tour, fait appel, en faveur du lauréat de l’illustre compagnie, à la puissante influence du sénateur impérial : « Je viens de voir M. Leconte de Lisle… Il est fort malheureux, et il en porte la trace visible il est fort maigre et pâle, comme un homme qui n’a pas souffert seulement de chagrin. Je sais que le prix Lambert (1.000 francs) n’éteindra pas tout à fait sa dette principale, qui est une dette pour premiers besoins de logement et de nourriture. Un acompte sera accepté sur cette dette, et lui laissera pour usage immédiat le reste du prix. Mais ce sera bien peu, et bientôt absorbé, quoiqu’il n’y ait, j’en suis assuré, nul désordre, nulle dépense de fantaisie. Mais le nécessaire, le plus indispensable nécessaire n’est pas assuré. Les Poésies nouvelles, tirées à 500 exemplaires, sont presque épuisées, mais sans produit pour l’auteur. Il n’y a nul travail utile en perspective. Et le découragement est grand, comme la souffrance, et m’a été expiremé simplement et noblement. » Villemain concluait en pressant son ami d’obtenir du ministre ce qu’il appelait, voilant de médiocre latin la misère des choses, aurum honorarium aut potius alimentarium, la pension de quinze cents ou deux mille francs qui mettrait le poète à l’abri des besoins les plus immédiats. Pierre Lebrun tarda peut-être à se mettre en campagne. Toujours est-il que, le 9 octobre, il recevait, de Leconte de Lisle aux abois, la supplique suivante, qu’il n’est pas possible d’appeler autrement qu’une demande de secours :


Pressé de tous côtés, et ne trouvant plus d’issues, momentanément du moins, pour échapper à des embarras cruels et multipliés, je me vois contraint, Monsieur, d’avoir recours à votre appui doublement puissant. Si je souffrais seul, je subirais avec résignation, comme je l’ai déjà fait longtemps, la fortune contraire mais je suis sans forces désormais.

Oserais-je donc vous prier de m’aider à obtenir du ministère de l’Instruction publique une somme de 500 francs sur les fonds destinés aux lettres ? Cette allocation me permettrait d’attendre, et je vous serais vivement reconnaissant d’avoir contribué puissamment à soulever un peu mon fardeau.

On ne sait quel succès eut l’intervention de Pierre Lebrun. Le salut cette fois vint d’ailleurs. Le Conseil général de la Réunion attribua au jeune compatriote, deux fois couronné par l’Académie française, une petite pension, qui, pendant quelques années, lui fut régulièrement servie. Puis, un jour, on la lui supprima. C’est alors, en 1864, que Leconte de Lisle, ayant à pourvoir non seulement aux dépenses de son ménage — il s’était marié entre temps — mais encore à l’entretien d’une partie de sa famille de Bourbon, qui était retombée à sa charge, épuisa la coupe d’amertume. Il dut se résigner, lui anti-bonapartiste, lui républicain, lui ancien révolutionnaire, à accepter une allocation de 300 francs par mois sur la cassette impériale. On la lui a plus d’une fois durement reprochée. Quelle ironie ! Pour un caractère comme le sien, une telle humiliation, même ignorée du public, même intime et secrète, était une torture plus cruelle que les plus cruelles privations.

Je ne connais pas de meilleure illustration que cette vie à la maxime amère et profonde de Juvénal :


Haud facile emergunt, quoniam virtutibus obstat
Res angusta domi.


Quand on songe que c’est au milieu de ces soucis d’argent et dans les intervalles de ces pénibles démarches que furent conçues ou écrites la plupart des belles pièces qui composent actuellement le recueil des Poèmes Barbares, on se demande avec une sorte de stupeur quel amour passionné de son art, quelle robuste confiance en lui-même et quelle tenace volonté il fallut à cet homme pour persévérer dans son effort. Et on ne risque plus de prendre pour des déclamations banales les anathèmes qu’il lance contre la société de son temps.

Si je me suis laissé entraîner, en effet, à parler longuement des embarras pécuniaires de Leconte de Lisle, ce n’est pas pour le plaisir d’étaler la misère d’un grand écrivain ; ce n’est pas non plus que, dans ma pensée, ses opinions philosophiques dépendent nécessairement de l’état de son porte-monnaie ; mais, c’est pour que l’on comprenne bien que le poète, quand il se plaignait de la vie, avait quelques raisons d’en dire du mal. Si l’on ajoute à ces causes de découragement le regret toujours présent et douloureux de son pays natal, on ne s’étonnera pas des plaintes amères dont sa poésie de cette époque — et de toutes les époques, une fois le pli donné au caractère — est si souvent l’écho :


Comme un morne exilé, loin de ceux que j’aimais,
Je m’éloigne à pas lents des beaux jours de ma vie,
Du pays enchanté qu’on ne revoit jamais.
Sur la haute colline où la route dévie
Je m’arrête et vois fuir à l’horizon dormant
Ma dernière espérance, et pleure amèrement[8]


Et l’on comprendra qu’il y a autre chose que de l’excitation cérébrale, de la rhétorique ou de la « littérature » dans ces aspirations au repos, au néant, à la mort qui reviennent lugubrement dans ses vers. Tantôt, c’est le regret de n’être pas mort jeune, de n’avoir pas été affranchi de la vie avant d’en avoir connu les tristesses :


Nature ! immensité si tranquille et si belle,
Majestueux abîme où dort l’oubli sacré,
Que ne me plongeais-tu dans ta paix immortelle,
Quand je n’avais encor ni souffert ni pleuré[9] ?


Tantôt, c’est l’insistance avec laquelle il évoque l’image du suicide apaisant et libérateur, du détachement insensible et doux de cette vie. La fin des Étoiles Mortelles, telle surtout qu’on peut la lire dans la version primitive[10], est significative à cet égard. Ils sont là deux beaux enfants », l’amoureux et l’amoureuse, qui, toute la journée, pareils aux Amants de Montmorency que jadis Vigny avait mis en scène, ont couru les bois, en riant et en cueillant des fruits et des fleurs.


Ô rêveurs innocents, fiers de vos premiers songes,
Jeunes esprits, cœurs d’or rendant le même son,


Ignorant que la vie est pleine de mensonges,
Vous écoutiez en vous la divine chanson !


Le soir ils se sentent troublés par la nuit qui tombe, ils ont vaguement peur, ils se prennent par la main pour se sentir moins seuls. Ils s’arrêtent au bord d’un large étang, où s’amoncellent, sous la nappe profonde des eaux, les pleurs d’argent tombés du ciel nocturne.


Les enfants, inclinés sur la pente des rives,
Essuyant pour mieux voir leurs yeux où nage encor
Un reste de tristesse et des larmes naïves,
Contemplaient à l’envi ce splendide trésor.

Tels que des papillons vers la beauté des flammes,
Un charme les plongea dans le gouffre mortel
Et le bois entendit comme un vol de deux âmes
Effleurer le feuillage en retournant au ciel.


Parfois le poète déclare ouvertement son intention d’en finir promptement, violemment avec une existence qui lui est à charge.


Le mal est de trop vivre, et la mort est meilleure…


Son « vœu suprême », c’est de sortir de ce monde en répandant sa vie à flots par une large blessure, comme le soldat ou comme le martyr :


Ô sang mystérieux, ô splendide baptême,
Puissé-je, aux cris hideux du vulgaire hébété,
Entrer, ceint de ta pourpre, en mon éternité[11] !


Mais ce n’est là qu’un vœu, et qu’un rêve. En fait, il n’est pas possible de s’évader de l’existence, soit qu’on ne s’en reconnaisse pas le droit, soit qu’on n’en ait pas le triste courage. Il faut suivre jusqu’au bout sa voie douloureuse. Il faut se résigner à vivre, en enviant les morts, pour qui la vie n’est plus qu’un songe évanoui :


Oubliez, oubliez, vos cœurs sont consumés
De sang et de chaleur vos artères sont vides.
Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides,
Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez !


Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre[12] !


Et pour se consoler de la vie, et pour s’aider à en supporter le poids, il n’est que de fixer sa pensée sur le terme inévitable, lequel viendra tôt ou tard, à son heure et à son jour :


La vie est ainsi faite : il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure, et l’insensé s’irrite
Maisle plus sage en rit, sachant qu’il doit mourir[13].


II

Une disposition naturelle à la tristesse, dont les premiers symptômes et comme le pressentiment s’étaient fait sentir de bonne heure, et qui provenait, semble-t-il, de la rencontre malheureuse d’un tempérament apathique et d’une âme ardente ; cette disposition, accrue par les circonstances d’une vie pénible et précaire, par l’éloignement des siens et du pays natal, par la solitude morale, par des embarras matériels qui entraînaient non seulement des privations difficilement supportables, mais des comparaisons douloureuses entre ce qui était et ce qui aurait dû être et d’intolérables humiliations, telles sont, du pessimisme de Leconte de Lisle, les causes que nous pouvons appeler personnelles. Et il faut bien convenir qu’elles expliquent et même qu’elles justifient ses paroles amères et son profond désenchantement de la vie. Mais ce ne sont pas là toutefois des bases assez larges pour édifier sur elles une conception générale des choses, et, de t’œuvre de Leconte de Lisle, il n’y aurait pas lieu de dégager une philosophie, si, à ces motifs, qui étaient valables pour lui-même, ne s’en étaient ajoutés d’autres d’une portée plus universelle et d’un caractère plus désintéressé.

Leconte de Lisle appartenait par sa naissance à la génération de 1848. Cette génération, chez nous, s’est distinguée entre toutes par la générosité de ses aspirations, la ferveur de son idéalisme et sa capacité d’illusions. Son idéal politique, c’était la République. Que la République était belle sous la monarchie de Juillet ! Son idéal social, c’était le bonheur de l’humanité. Elle inscrivait dans son credo la liberté, la justice et l’amour, l’égalité entre les citoyens, l’amélioration du sort du plus grand nombre, la paix universelle, la fraternité des peuples. Cet idéal est encore le nôtre. Mais, instruits par de dures expériences, nous savons combien il est difficile et long à réaliser. Nous savons que le progrès moral est une conquête de tous les instants sur l’égoïsme de l’homme, le fruit d’un effort patient et continu. Nous ne pensons pas qu’on puisse tout d’un coup transformer la société et le monde. On le croyait vers 1848. Tandis que les possédants s’engourdissaient dans leur bien-être, des esprits aventureux, touchés de la misère et des souffrances du peuple, cherchaient le moyen de substituer à l’ordre de choses qui semblait condamné un ordre de choses meilleur. C’est le temps où surgissaient de tous côtés les théories et les systèmes, les Utopies et les Icaries, les sociologies et les religions. Il semblait qu’on assistât à la naissance d’un culte nouveau, par qui le monde moderne serait régénéré, comme le monde antique l’avait été par le Christianisme. Plusieurs aspiraient à en être le prophète. Il y avait comme une attente universelle, et les poètes, interprétant ces aspirations obscures, se demandaient, selon le mot de l’un d’eux, avec un enthousiasme angoissé :


Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu[14] ?


Cette confiance dans l’avenir, cette conviction de l’aptitude supérieure d’une forme de gouvernement à instaurer le règne de la justice et de la paix parmi hommes, cette foi républicaine — et il faut ici donner au mot son sens mystique — Leconte de Lisle la possédait depuis ses jeunes années. Elle lui était commune avec les jeunes créoles qui faisaient cercle autour de lui, le dimanche, sur la grève de Saint-Paul. « Adieu, mon cher ami, prions pour Elle ! » — entendez pour la République — écrivait-il, quelques jours après son départ de Bourbon, à son ami Adamolle. Son séjour en Bretagne ne modifia pas ses sentiments, bien au contraire. Il se fit un plaisir, ne fût-ce que pour faire pièce à l’oncle Leconte, d’afficher ses sentiments républicains. À son retour en France, en 1845, ses espérances, ou, si l’on veut, ses illusions, se trouvèrent encore surexcitées par le milieu dans lequel il vécut. Quand éclata la révolution de 1848, il crut qu’elles allaient être comblées. Au bout de deux mois, on sait où il en était. La déception fut rude et la chute profonde. Toute l’orientation de sa pensée en fut changée. Les radieuses visions d’avenir, de paix, de bonheur universel, vagues — mais combien séduisantes ! — qu’il s’était complu à évoquer dans ses poèmes phalanstériens, s’effacèrent, en lui laissant le souvenir d’un mauvais rêve. H condamna à l’oubli la plupart des œuvres — dont certaines fort belles — où il les avait développées. Des trois ou quatre poèmes qu’il conserva de cette série, il effaça, avec un soin jaloux, tout ce qui pouvait rappeler l’état d’esprit dans lequel ils avaient été composés. Non pas qu’il rougît de s’être abusé ; mais il ne t’était plus, et il ne voulait plus le paraître, ni donner une adhésion, même platonique, à des espérances qu’il ne partageait plus. Il n’avait pas perdu sa foi dans la République ; il avait, ce qui est plus grave, perdu sa foi dans l’humanité. Désormais, il ne regarda plus l’avenir que pour entrevoir dans ses profondeurs la fin d’un monde où rien ne subsistait plus des généreux enthousiasmes, des passions sublimes, amour de la liberté, de la justice, de la beauté, qui avaient enflammé sa jeunesse, et qui lui paraissaient les seules raisons de vivre.

Il ne renonça pas pour cela à caresser ce rêve de bonheur, de bonheur individuel et de bonheur social, de vie riante et libre dans un monde plus beau, dont l’homme n’abandonne la poursuite qu’avec la vie, quand il n’est pas soulevé par une espérance surnaturelle qui lui en offre la réalisation par delà. Mais il le déplaça dans le temps et dans l’espace ; il le transporta de la France dans l’Hellade, et de l’avenir dans le passé. Il y eut pour lui un temps où l’existence humaine avait été heureuse, une contrée où avait fleuri la beauté. C’est de ce côté qu’il tourna les pensées d’une âme essentiellement nostalgique, et ses aspirations devinrent des regrets. Ce tour d’esprit se faisait déjà sentir chez lui avant 1848 : témoin le poème d’Hélène dont j’ai cité quelques fragments ; témoin aussi, dans ce poème de Qaïn, dont les idées maîtresses remontent, selon moi, à 1845, les passages où le poète, avec une visible complaisance, développe les plaintes de l’inconsolable exilé :


Éden ! Ô vision éblouissante et brève,
Toi, dont avant les temps j’étais déshérité !…
…………………………………………
Éden ! ô le plus cher et le plus doux des songes,
Toi vers qui j’ai poussé d’inutiles sanglots !
Loin de tes murs sacrés éternellement clos,
La malédiction me balaye, et tu plonges
Comme un soleil perdu dans l’abîme des flots !…


témoin encore, dans La Phalange de 1847, la longue tirade d’Orphée et Chiron, où le centaure revit comme en un songe les jours les plus lointains de son passé :


Oui, j’ai vécu longtemps sur le sein de Kybèle…
Dans ma jeune saison que la terre était belle !…
Ô jours de ma jeunesse, ô saint délire, ô force !
Ô chênes dont mes mains brisaient la rude écorce,
Lions que j’étouffais contre mon sein puissant,
Monts témoins de ma gloire et rouges de mon sang !
Jamais, jamais mes pieds fatigués de l’espace,
Ne suivront plus d’en bas le grand aigle qui passe
Et comme aux premiers jours d’un monde nouveau-né,
Jamais plus, de flots noirs partout environné,
Je ne verrai l’Olympe et ses neiges dorées
Remonter lentement aux cieux hyperborées !…


Cette tendance naturelle à l’esprit du poète, elle était alors réprimée, combattue, refoulée par les affirmations et les espoirs qui se faisaient jour autour de lui. Après 1848, elle ne rencontra plus d’obstacle. La pensée de Leconte de Lisle, se détournant des réalités qui lui étaient douloureuses, se réfugia dans l’antiquité comme dans un âge d’or. Son hellénisme se composa, pour une part, du sentiment de la beauté grecque, pour une part aussi de sa sympathie pour un peuple passionnément amoureux de la liberté. Mais il n’eut pas de fondement plus solide que son aversion pour la laideur du présent. Et, de la Grèce, ce qu’il aima, ce fut sans doute la Grèce classique, la Grèce historique, la Grèce « des héros, des chanteurs et des sages », la Grèce de Sophocle, de Phidias et de Platon ; mais ce fut au moins autant, sinon plus, la Grèce primitive, mythique, préhistorique, la Grèce pélasgique et anté-homérique, celle du légendaire Orphée et du fabuleux Khirôn. Dans cette nature et cette civilisation également primitives, il se trouvait à l’aise. Il y oubliait les vulgarités et les bassesses d’une civilisation corrompue et dégradée. Dans son hellénisme, en dépit de la différence du décor et de l’art, il entre un peu de la disposition d’esprit de ce Jean-Jacques qu’il avait lu jadis, dans les longs loisirs de son adolescence à Bourbon.

Mais l’apôtre du retour à la nature n’avait pas cru lui-même qu’il fût possible à l’homme de revenir, après des milliers d’années de vie sociale et de culture, à la vie sauvage et libre où il aurait trouvé le bonheur. De même le beau rêve grec de Leconte de Lisle n’était qu’un rêve de poète. Le passé ne pouvait plus revivre. Eût-il été désirable même de le faire revivre ? Dans ces temps lointains, il n’y avait pas que des heureux. Cette Grèce idéale connaissait déjà le blasphème on y souffrait déjà de l’injustice et de la méchanceté des dieux, et déjà l’humanité cherchait dans un passé plus lointain encore, le bonheur qu’il ne lui est jamais donné de saisir. « Tais-toi », dit Niobé à l’aède dont les chants en l’honneur de Zeus, d’Apollôn et d’Artémis l’ont excédée :


Il était d’autres dieux que les tiens, race auguste,
Dont le sang était pur, dont l’empire était juste…


Quant au dieu d’aujourd’hui, elle le traite à peu près comme Qaïn traite l’Iahveh biblique, les mêmes sentiments appelant les mêmes insultes :


Ô Zeus ! toi que de hais ! Dieu jaloux, Dieu pervers,
Implacable fardeau de l’immense univers…

Et, dans ces temps lointains où les dieux du polythéisme hellénique, encore tout près de leur naissance, régnaient puissamment sur l’imagination des hommes, déjàl’angoisse du doute étreignait les esprits.


Est-il donc, par delà leur sphère éblouissante,
Une Force impassible, et plus qu’eux tous puissante,
D’inaltérables dieux, sourds aux cris insulteurs,
Du mobile Destin augustes spectateurs,
Qui n’ont connu jamais, se contemplant eux-mêmes,
Que l’éternelle paix de leurs songes suprêmes[15] ?


Ainsi, dans le passé, comme dans le présent et dans l’avenir, il n’y a qu’une réalité qui demeure, immuable à travers les âges, c’est la souffrance humaine, toujours renouvelée, jamais apaisée. La constatation en est faite par le poète dans un passage qu’il faut citer, non seulement pour la magnifique beauté des vers, mais encore parce qu’il résume toute son expérience et toute sa philosophie de la vie :


Une plainte est au fond de la rumeur des nuits,
Lamentation large et souffrance inconnue
Qui monte de la terre et roule dans la nue
Soupir du globe errant dans l’éternel chemin,
Mais effacé toujours par le soupir humain.
Sombre douleur de l’homme, ô voix triste et profonde,
Plus forte que tes bruits innombrables du monde,
Cri de l’âme, sanglot du cœur supplicié,
Qui t’entend sans frémir d’amour et de pitié !
Qui ne pleure sur toi, magnanime faiblesse,
Esprit qu’un aiguillon divin excite et blesse,
Qui t’ignores toi-même et ne peux te saisir,
Et, sans borner jamais l’impossible désir,
Durant l’humaine nuit qui jamais ne s’achève,
N’embrasses l’Infini qu’en un sublime rêve !
Ô douloureux Esprit, dans l’espace emporté,
Altéré de lumière, avide de beauté,
Qui retombes toujours de la hauteur divine
Où tout être vivant cherche son origine,
Et qui gémis, saisi de tristesse et d’effroi,
Ô conquérant vaincu, qui ne pleure sur toi[16] !

Le problème du mal, cette fois, est posé dans les termes les plus larges, d’un point de vue qui n’a plus rien d’intéressé ni d’égoïste, d’un point de vue purement intellectuel, et comme qui dirait des hauteurs de Sirius. Il ne nous reste plus, pour connaître toute la pensée de Leconte de Lisle, et pour avoir fait le tour de sa philosophie, qu’à enregistrer, de ce problème métaphysique, la solution métaphysique que le poète a donnée.

Cette solution, il ne l’a pas inventée. Il l’a trouvée dans les conceptions du brahmanisme, auxquelles il avait été initié — dans le même temps à peu près que Louis Ménard lui transmettait ses idées sur l’histoire des religions — par un autre de ses amis, un disciple d’Eugène Burnouf, Ferdinand de Lanoye. Elles avaient d’abord excité chez lui, semble-t-il, plus de curiosité que d’admiration, si on en juge par le ton ironique et amusé d’une nouvelle hindoue, la Princesse Yaso’da, qu’il publia, en 1847, dans La Démocrate Pacifique. Elle raconte l’histoire malheureuse et touchante d’une vierge royale, « la rose du Lasti D’jumbo, la perle du monde ». La princesse a pour père le saint roi Satyavatra, devant qui les méchants frémissent de crainte rien qu’à voir « la ligne droite de son nez auguste, signe inflexible de l’infaillibilité de sa justice ». Mais en approfondissant la littérature brahmanique, et spécialement le Bhagavata-Pûrana, Leconte de Lisle fut séduit par la doctrine panthéiste dont cette littérature est l’expression. Le monde, pour les sages de l’Inde, n’est qu’un tissu d’apparences. Il n’y a d’autre réalité que l’être unique, infini et éternel, source et principe de toutes choses, dont la pensée est l’univers. Telle est la vérité que révèle à Brahma, dans un des plus beaux parmi les Poèmes Antiques, Hari, l’être-principe, le dieu parfait, toujours jeune et toujours heureux. « Toute chose, lui dit-il,


                       fermente, vit, s’achève ;
Maisrien n’a de substance et de réatite,
Rien n’est vrai que l’unique et morne Éternité ;
Ô Brahma ! toute chose est le rêve d’un rêve.

La Mâyâ dans mon sein bouillonne en fusion,
Dans son prisme changeant je vois tout apparaître ;


Car ma seule Inertie est la source de l’Être :
La matrice du monde est mon Illusion.

C’est Elle qui s’incarne en ses formes diverses,
Esprits et corps, ciel pur, monts et flots orageux[17]


Cette déclaration, Leconte de Lisle l’a reprise à son propre compte par deux fois, en prose et en vers. En prose, dans une autre nouvelle hindoue, Phalya Mani, publiée en 1876 dans La République des Lettres, et qui n’est qu’une réplique, sur le mode sérieux cette fois, de La Princesse Yaso’da. En vers, dans le douzain intitulé la Mâyâ (la Mâyâ, c’est l’Illusion) qui clôt les Poèmes Tragiques :


Mâyâ ! Mâyâ ! torrent des mobiles chimères,
Tu fais jaillir du cœur de l’homme universel
Les brèves voluptés et les haines amères,
Le monde obscur des sens et la splendeur du ciel ;
Mais qu’est-ce que le cœur des hommes éphémères,
Ô Maya sinon toi, le mirage immortel ?
Les siècles écoulés, les minutes prochaines,
S’abîment dans ton ombre, en un même moment,
Avec nos cris, nos pleurs et le sang de nos veines :
Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fln des apparences vaines.


Ce n’est pas sans raison assurément que le poète inscrivait ces vers à la dernière page du recueil qu’il publiait à l’âge de soixante-sept ans, et qu’il pouvait considérer comme la dernière de ses œuvres. Cette doctrine, qui fait si peu de cas de notre individualité éphémère, qui réduit à un pur fantôme cette personnalité à laquelle nous tenons tant, peut nous paraître désolante. Et certes Leconte de Lisle la jugeait ainsi. Mais il goûtait, à s’en bien pénétrer, une amère satisfaction. Elle rendait le calme à sa pensée ; elle résolvait, en supprimant l’un des termes, le conflit entre la réalité et le rêve qui avait été la souffrance de sa vie, et qui est en son fond celle de toute vie humaine. Des deux hommes qui étaient en lui, le poète au cœur tumultueux et le créole au corps nonchalant, elle justifiait l’un de n’avoir point agi, elle consolait l’autre d’avoir désiré l’impossible, puisque l’action est vaine, puisque vain est le désir, puisque « toute chose, comme le disait Hari à Brahma, est le rêve d’un rêve », et que, pour embrasser d’un regard indifférent et accueillir d’une âme paisible le bien et le mal, la douleur et lajoie, il suffitd’avoir connu cette vérité, et de s’en être, une bonne fois, convaincu.

Tel apparaît, dans ses grandes lignes, le pessimisme de Leconte de Lisle. À défaut de documents qui permettent de suivre avec précision, dans leur ordre chronologique, les démarches, d’ailleurs assez peu compliquées de sa pensée, j’ai cherché à expliquer la genèse de ses sentiments et à retrouver l’enchaînement logique deses conceptions. J’en ai fini ainsi avec la substance de son œuvre, et je me propose de l’envisager désormais au point de vue proprement littéraire.



  1. E. Lauvrière, Alfred de Vigny, sa vie et son œuvre. Paris, 1909 ; p. 374.
  2. Derniers Poèmes : L’aigu bruissement
  3. Marcie.
  4. Poèmes Barbares : Ultra Cœlos.
  5. Premières Poésies : Un souvenir et un regret.
  6. Premières Poésies : Tristesse.
  7. Ibidem.
  8. Poëmes Barbares : Requies.
  9. Ibid. ; Ultra Cœlos.
  10. Revue Contemporaine du 30 juin 1864.
  11. Poèmes Barbares : Le Vœu suprême.
  12. Poèmes Barbares : Le vent froid de la nuit.
  13. Ibid. : Requies.
  14. Musset, Rolla.
  15. Poèmes Antiques : Khirôn.
  16. Ibid. : Baghavat.
  17. Poèmes Antiques : La Visionde Brahma.