Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/06

Boivin & Cie, éditeurs (p. 118-139).




CHAPITRE VI


LECONTE DE LISLE ET LA NATURE



Leconte de Lisle a passé en France plus de soixante années de sa vie. De trois à dix ans, il a habité, avec sa famille, la ville de Nantes. Les premiers paysages qui se sont peints dans ses yeux d’enfant et dont il a pu garder quelque chose de mieux qu’une impression confuse, ce sont les riantes campagnes de la vallée de la Loire, les vastes prairies que bornent des coteaux mollement abaissés, que baigne un grand fleuve largement épandu dans son lit doré, étreignant, de ses bras où se reflète un ciel d’un bleu adouci, des îles verdoyantes. À dix ans, il est retourné à Bourbon mais, vers dix-neuf ans, il est revenu en Europe. Il a séjourné en Bretagne. Il n’a pas seulement vécu dans les villes, à Rennes ou à Dinan il a parcouru le pays à pied, à plusieurs reprises, une fois au moins en compagnie de peintres, de gens qui étaient venus pour voir et qui savaient voir. Il a erré, nous dit-on, au clair de lune sur la lande de Carnac ; il a failli s’enliser dans les grèves du Mont-Saint-Michel ; il a vu la grande houle de l’Atlantique déferler sur les rochers du Raz ou de Penmarch. Plus tard, pendant une résidence ininterrompue de cinquante années dans la capitale, il a dû avoir maintes occasions de visiter les sites aimables et délicats de l’Île-de-France ; et si, pour bien des raisons, il n’a pas été un grand voyageur, il n’a pas été non plus, j’imagine, au cours d’un demi-siècle, sans étendre ses pérégrinations, ou ses villégiatures, ou ses promenades à d’autres régions de notre pays. Il semble qu’il ait été à même, autant au moins que tel ou tel de nos grands poètes, que Victor Hugo ou qu’Alfred de Vigny, de connaître la nature française.

Or, quand on cherche quelles traces cette nature a laissées dans son œuvre, c’est à peine si on en trouve. De son séjour en Bretagne, on dirait qu’il ne lui est resté aucun souvenir. Il a goûté cependant le charme mélancolique ou sauvage de la terre bretonne. Certaines lettres de sa jeunesse le prouvent j’ai déjà eu l’occasion d’en extraire un joli passage sur la vallée de la Rance vue à l’automne des remparts de Dinan. Mais, de ces impressions, rien n’est passé dans ses essais poétiques de cette époque. Une pièce, datée d’octobre 1838, semble au premier moment devoir quelque chose aux « marines que le jeune homme a pu contempler pendant ses courses d’août et de septembre, et particulièrement au spectacle des marées de l’équinoxe


Ô tempête, ô beauté, nature échevelée,
Océan, vieux lion, crinière soulevée,
Qui croises ton regard avec l’éclair des cieux[1]


Mais on s’aperçoit, sans aller plus loin, que cette image ne s’est offerte à son esprit qu’à travers une pièce bien connue des Feuilles d’Automne. Si l’on veut, dans sa poésie, découvrir à toute force quelque vision personnelle des côtes de Bretagne et de l’Océan furieux qui les bat, il faut les aller chercher dans ses poèmes celtiques. Quand il décrit le château fort du Jarle de Kemper, manifestement il se souvient de la baie des Trépassés :


Sous le fouet redoublé des rafales d’hiver,
La tour du vieux Komor dressait sa masse haute,
Telle qu’un cormoran qui regarde la mer.

Un grondement immense enveloppait la côte.
Sur les flots palpitaient, blêmes, de toutes parts,
Les âmes des noyés qui moururent en faute[2].


Dans Le Massacre de Mona revient, à plusieurs reprises, comme un accompagnement lugubre, une sorte de basse continue qui, par instants, domine et interrompt le récitatif du Barde, le tumulte du vent et des flots déchaînés autour de l’île où sont assemblés les derniers descendants de la race des Purs :


L’Esprit rauque du vent, au faîte noir des rocs,
Tournoyait et soufflait dans ses cornes d’aurochs
Et c’était un fracas si vaste et si sauvage,
Que la mer s’en taisait tout le long du rivage…
L’Esprit du vent soufflait dans ses clairons de fer,
En aspergeant le ciel des baves de la mer…
Et la lourde nuée en montagne de brume
Croula vers l’Occident qu’un morne éclair allume.
La mer, lasse d’efforts, comme pour s’assoupir,
Changea sa clameur rude en un vaste soupir…


Ailleurs, Leconte de Lisle a évoqué en quelques traits rapides des paysages qui, à une autre époque de sa vie, s’étaient gravés dans sa mémoire. Ici, c’est un grand parc royal, Saint-Cloud ou Versailles, détachant les masses noires de ses ormes centenaires sur un ciel d’automne ensanglanté par le soleil couchant :


La feuilleen tourbillons s’envole par les nues,
Et l’on voit osciller dans un fleuve vermeil,
Aux approches du soir inclinés au sommeil,
De grands nids teints de pourpre au bout des branches nues[3].


Là, ce sont les taillis de Meudon et de Montmorency, où, le long des sentiers moussus, de belles promeneuses cueillent les violettes et défleurissent les églantiers ; où, les soirs d’été, des amoureux, « les doigts rougis du sang des mûres », se penchent sur un étang solitaire pour voir se refléter dans l’eau noire


Le trésor ruisselant des perles de la nuit[4].


La matinée de printemps que nous décrit la pièce intitulée Juin, avec son « frais soleil » et son « odeur d’herbe verte et mouillée », a bien le charme d’un matin de France, et les « bœufs blancs » que Midi nous montre


Bavant avec lenteur sur leurs fanons épais,

ont tout l’air d’avoir été vus dans quelque pâturage du Berry

ou du Bourbonnais. Mais, ces exceptions une fois faites, il n’y a rien dans l’œuvre descriptive de Leconte de Lisle qui vienne proprement de chez nous. La nature qu’il a connue, qu’il a aimée, qu’il a dépeinte, c’est la nature de son pays natal, celle au milieu de laquelle il a passé les années décisives de l’adolescence. La nature de l’île Bourbon, « cette ardente, féconde et magnifique nature qui — comme il disait lui-même — ne s’oublie pas », ou, pour parler plus largement, la nature tropicale a fait de lui un paysagiste, a fait de lui un animalier, a déterminé enfin sa conception personnelle des rapports de l’homme avec la puissance mystérieuse qui se manifeste à nous par la beauté de l’univers.

II

Bourbon, nous le savons déjà, demeura dans la mémoire de Leconte de Lisle comme une sorte de paradis terrestre, « un beau pays tout rempli de fleurs, de lumière et d’azur ». Ce n’est pas que l’île n’eût ses aspects désolés et sauvages : sommets couverts de neiges éternelles, ravines encombrées de rochers gigantesques, mornes dévastés par les laves, savanes brûlées par le soleil. Ce séjour enchanteur était ravagé de temps à autre par un de ces épouvantables cataclysmes dont les habitants des régions tempérées ont peine à se faire une idée. Quelques stances, parmi les plus sombres que le poète ait écrites, évoquent le souvenir, persistant après de longues années, d’un raz de marée dont il avait dû, là-bas, être le témoin :


Le vent hurleur rompait en convulsives masses
Et sur les pics aigus éventrait les ténèbres,
Ivre, emportant par bonds dans les lames voraces
Les bandes de taureaux aux beuglements funèbres.

Semblable à quelque monstre énorme, épileptique.
Dont le poil se hérisse et dont la bave fume,
La montagne, debout dans le ciel frénétique,
Geignait affreusement, le ventre blanc d’écume[5].


Mais ces spectacles lugubres ne sont pas ceux sur lesquels il aimait à arrêter sa pensée. Lorsque, dans son quatrième sur la cour, rue Cassette, ou dans son modeste cinquième du boulevard des Invalides, il fermait les yeux aux réalités médiocres de sa vie quotidienne et laissait se lever en lui les images du passé, ce qu’il revoyait, c’étaient les paysages éclatants qui avaient ébloui sa jeunesse : l’aube dardant ses flèches d’or sur la mer sereine, la montagne nageant dans l’air avec ses verts coteaux, ses cônes d’azur et ses forêts mouvantes,


Et l’île rougissante et lasse du sommeil,
Chantant et souriant aux baisers du soleil[6] ;


ou bien la lumière s’éveillant à l’orient du monde, s’épanouissant en gerbes de flammes, inondant l’espace, bleuissant le ciel et la mer et teignant de rose le Piton des Neiges, le seigneur géant des grandes eaux, le vieux pic


Qui dresse, dédaigneux du fardeau des années,
Hors du gouffre natal ses parois décharnées[7].


Mais, de ces sites merveilleux, ceux qu’il évoquait le plus volontiers, c’étaient, comme il est naturel, les sites parmi lesquels son adolescence s’était déroulée : les deux ravines, la ravine du Bernica et la ravine de Saint-Gilles, qui bornaient de part et d’autre le domaine familial, et, au versant des collines, sous son toit aux « bardeaux roux jaspés de mousses d’or », au pied de la forêt, parmi les plantations verdoyantes, l’habitation paternelle.


Sous les lilas géants où vibrent les abeilles,
Voici le vert coteau, la tranquille maison,
Les grappes de letchis et les mangues vermeilles,
Et l’oiseau bleu dans le maïs en floraison

Aux pentes des pitons, parmi les cannes grêles
Dont la peau d’ambre mûr s’ouvre au jus attiédi,
Le vol vif et strident des roses sauterelles
Qui s’enivrent de la lumière de midi ;


Les cascades, en un brouillard de pierreries
Versant du haut des rocs leur neige en éventail ;
Et la brise embaumée autour des sucreries,
Et le fourmillement des Hindous au travail ;

Le café rouge, par monceaux, sur l’aire sèche,
Dans les mortiers massifs le son des calaous,
Les grands-parents assis sous la varangue fraîche,
Et les rires d’enfants à l’ombre des bambous[8]


Cette description est pleine de fraîcheur et de vie. Celles, qu’à mon grand regret je dois renoncer à citer, du Bernica et de la ravine de Saint-Gilles, donnent un plus haut degré encore cette impression d’inépuisable fécondité, de luxuriance de la végétation et de pullulement des êtres, qu’avait laissée sur l’imagination de Leconte de Lisle la nature de son pays. Toutes, elles offrent la même variété, la même franchise, la même vivacité de couleurs : vert, bleu, rose, rouge, ambre et or. Il n’y a pas de place ici pour les tons neutres, pour les colorations ternes, pour les demi-teintes, pour les bruns, les gris ou les noirs. Toutes baignent dans la même étincelante lumière, la grande lumière de midi qui, tombant d’un ciel sans nuages, embrase l’air et la terre, avive les nuances, supprime les ombres, vibre sur les pierres, rebondit sur les eaux et laisse le spectateur dans l’éblouissement. Mouvement, couleur, lumière, c’est de ces trois éléments essentiels qu’est faite la beauté inaltérable du « paysage intérieur » que Leconte de Lisle avait apporté avec lui sous notre ciel changeant, aux sourires trop souvent brouillés de vapeur ou trempés de larmes et c’est d’eux aussi que sont composés la plupart des paysages qu’il ne s’est jamais lassé d’imaginer.

C’est eux qu’on retrouve, sans en être étonné, dans ses tableaux de l’Inde. Entre la nature de Bourbon et la nature de Ceylan ou du Bengale, la parenté est évidente. Même bouillonnement de vie, même éclat des couleurs, même intensité lumineuse, même végétation, même flore. Il n’y a en plus que les serpents et les fauves : heureusement pour elle, Bourbon n’en possède pas. Mettez-les à part, et ce paysage des bords du Gange pourra passer pour un paysage de la Réunion :


Sur les bambous prochains, accablés de sommeil,
Les oiseaux au bec d’or luisaient en plein soleil,
Sans daigner secouer, comme des étincelles,
Les mouches qui mordaient la pourpre de leurs ailes.
Revêtu d’un poil rude et noir, le roi des Ours,
Au grondement sauvage, irritable toujours,
Allait, se nourrissant de miel et de bananes.
Les singes oscillaient, suspendus aux lianes.
Tapi dans l’herbe humide, et sous soi replié,
Le tigre au ventre blanc, au souple dos rayé,
Dormait ; et, par endroits, le long des vertes îles,
Comme des troncs pesants flottaient les crocodiles[9].


Si vous poursuiviez, vous verriez des fleurs de pourpre et des lys d’argent, autour desquels vibrent les abeilles, des jujubiers balancés par le vent, des étangs bleus où voguent les cygnes, des bois où chantent les bengalis et, au-dessus des vattées, des forêts, des collines, tout comme là-bas le vieux Piton des Neiges, l’immense Kaïlaça dresse son front éblouissant. Vraiment, pour décrire ces contrées merveilleuses, Leconte de Lisle n’aurait pas eu besoin de consulter le Ramayana ou le Bhâgavata-Purâna ; il n’avait qu’à se rappeler les paysages de son île chérie, ses savanes, ses bois et ses montagnes, et qu’à les reproduire en les agrémentant des hôtes miaulants, grondants ou rampants qui devaient donner à ceux de l’Inde leur caractère original.

Il devait se sentir un peu plus embarrassé, quand il s’agissait de peindre les sites de la Grèce qui servent de cadre à la plupart des Poèmes Antiques. Il n’avait pas visité l’Hellade. Il ne la connaissait que par les récits des voyageurs il s’en faisait surtout une idée à travers ses poètes. Aussi ne faut-il pas s’attendre à en trouver dans son œuvre des descriptions réalistes et personnelles. La nature grecque, telle qu’il nous la représente, est une nature simplifiée et stylisée. Le paysage est réduit à quelques traits caractéristiques : le ciel radieux, d’où


L’Archer resplendissant darde ses belles flèches

jusqu’au fond des sources, à travers le feuillage des bois la mer

déroulant ses volutes d’azur le long des plages, ou polie comme un miroir et brillante de lumière : des forêts où errent des animaux sauvages, des cerfs bondissants, des biches craintives, des renards et des sangliers, et, chose plus surprenante, des lions ; pour fixer la latitude, quelques noms d’arbres ou de plantes, glanés dans les auteurs anciens : pin, olivier, yeuse, térébinthe, cytise, hyacinthe, mélisse et thym : et, répandu sur tout cela, un air de fraîcheur et de nouveauté, le charme d’une nature pour ainsi dire encore jeune et vierge :


Une eau vive étincelle en la forêt muette,
               Dérobée aux ardeurs du jour ;
Et le roseau s’y ploie, et fleurissent autour
               L’hyacinthe et la violette.

Ni les chèvres paissant les cytises amers
               Aux pentes des proches collines,
Ni les pasteurs chantant sur les flûtes divines
               N’ont troublé la source aux flots clairs.

Les noirs chênes, aimés des abeilles fidèles,
               En ce beau lieu versent la paix,
Et les ramiers, blottis dans le feuillage épais,
               Ont pioyé leurs cols sous leurs ailes[10]


De cette nature un peu conventionnelle, Leconte de Lisle nous montre tour à tour deux aspects sensiblement différents, suivant le lieu où il place la scène et les auteurs dont il s’inspire, selon qu’il se fait Sicilien avec Théocrite, ou Dorien avec les maîtres du lyrisme choral. Voici en douze vers un quadro qui évoque une nature aimable, riante, humanisée, faite à notre mesure et pour notre plaisir ; c’est la contrée bucolique par excellence, la Sicile agreste et maritime :


Des chèvres çà et là, le long des verts arbustes,
Se dressent pour atteindre au bourgeonnourricier,
Et deux boucs au poil ras, dans un élan guerrier,
En se heurtant du front courbent leurs cols robustes.


Par delà les blés mûrs alourdis de sommeil
Et tes sentiers poudreux où croît le térébinthe,
Semblable au clair métal de la riche Korinthe,
Au loin la mer tranquille étincelle au soleil.

Mais sur le thym sauvage et l’épaisse mélisse
Le pasteur accoudé repose, jeune et beau.
Le reflet lumineux qui rejaillit de l’eau
Jette un fauve rayon sur son épaule lisse[11]


C’est cette campagne que traverse Kléarista, à l’heure où l’aube divine baigne l’horizon clair, tandis que les merles sifflent, que les alouettes montent dans le ciel, que les lièvres bondissent du creux des sillons, pour aller rejoindre le berger de l’Hybla qui la voit venir à lui, dans le brouillard du matin, comme la forme de son rêve. Mais d’autres tableaux nous révèlent une nature de proportions plus vastes, une nature majestueuse et magnifique, divine, pourrait-on dire, où l’œil ne perçoit que les teintes élémentaires, les grandes lignes des choses, le jeu des forces permanentes qui entretiennent la vie du monde, et transmet à l’âme des visions qui prennent d’elles-mêmes un caractère religieux :


Hélios, désertant la campagne infinie,
S’incline plein de gloire aux plaines d’Haimonie ;
Sa pourpre flotte encor sur la cime des monts.
Le grand fleuve Océan apaise ses poumons,
Et l’invincible Nuit, de silence chargée,
Déjà d’un voile épais couvre les flots d’Aigée…
……………………………………………………
La nuit tombe des cieux ; le Péliôn énorme
Aux lueurs d’Hékata projette au loin sa forme ;
Et sur la cime altière où dorment les forêts
Les astres immortels dardent leurs divins traits[12].


Mais, que ces paysages appartiennent à la nature bucolique ou à la nature mythique, qu’ils soient riants ou sévères, grandioses ou familiers, tous, ils ont ce trait commun qu’ils sont baignés de lumière, de cette lumière des cieux que savoure en paix le berger d’Agrigente, que contemple avec extase le vieux centaure

Khirôn,


Ô vous, plaines d’Hellas ! ô montagnes sacrées.
De la Terre au grand sein, mamelles éthérées !
Ô pourpre des couchants ! ô splendeur des matins[13] !…


de cette lumière dont l’éternel été de Bourbon a imbibé les yeux du poète, qu’il a pour ainsi dire absorbée et concentrée en lui, et qu’il projette, avec un éclat presque brutal, sur nos cieux souvent voilés, sur nos campagnes aux tons doux, sur nos horizons noyés de brumes mauves ou de vapeurs bleuâtres


Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine,
La terre est assoupie en sa robe de feu.


De telles journées, qui sont rares dans notre climat, donnaient au créole exilé et nostalgique l’illusion du pays natal. Il oubliait, pour un instant, le « ciel mélancolique sous lequel la destinée l’avait condamné à vivre, « l’avare soleil » qui, désormais, éclairait ses jours il se croyait revenu « au bord des mers dorées », dans l’éden d’où il était exclu. Mais on comprend aussi que, dans les brouillards et les boues de Paris, par les courtes et noires journées d’hiver, il se soit tourné passionnément vers les lumineuses contrées dont le mirage éblouissait son imagination, vers la Grèce, vers l’Orient, et on s’explique la part presque exclusive qu’il a faite dans ses vers aux tableaux de cette nature lointaine qui était vraiment pour lui la nature.

III

Leconte de Lisle est un de nos grands paysagistes. C’est aussi un de nos meilleurs animaliers, le Barye ou le Frémiet de la poésie française. On rencontre, en parcourant son œuvre, sous le couvert des bois, dans les fourrés des jungles, sur les sables du désert ou sous les vagues de l’océan, les plus beaux et les plus redoutables échantillons de la faune sauvage. Il a visiblement pour les carnassiers de la terre, de la mer et de l’air, pour les chasseurs aux sens aigus, aux muscles d’acier, aux gestes prompts et sûrs, une prédilection innée, que développèrent les grands voyages accomplis dans sa jeunesse de Bourbon à Nantes et de Nantes à Bourbon. Avant de quitter son île en 1837, il est probable qu’il n’avait jamais rencontré de fauves ailleurs que dans les livres à images. La première fois qu’il en vit, en chair et en os, il en fut subjugué. On se rappelle, au Cap, avec quelle admiration il suivait à travers les barreaux d’une cage, les ébats « effrayants et sublimes » d’un couple de jeunes lions, avec quelle volupté il écoutait leurs rugissements. Faisant escale à Saint-Louis du Sénégal, il visita, nous dit-on, les dépendances d’une maison qui faisait le commerce des animaux féroces. De grands ours velus étaient parqués dans un cirque immense ; leur nourriture était déposée dans de hautes cages. Le poète, jusque dans sa vieillesse, aimait à raconter « de quel bond nerveux, de quelle souplesse de chat s’enlevaient les lourdes bêtes » ; il avait, paraît-il, pour peindre leur élan, un geste à lui. Il eut l’occasion, pendant ses interminables traversées, de suivre bien des fois, dans le ciel, le vol des grands oiseaux de mer, dans le sillage du navire, quand on arrivait aux parages de l’équateur, les évolutions des requins, « des horribles bêtes avec leurs grosyeux ronds ». Le divertissement traditionnel, c’était de regarder les matelots pêcher un de ces monstres à la ligne, le haler tout vif sur le pont, et le dépecer à coups de hache, en dépit de ses terribles coups de queue. Une fois fixé en France, il ne vit plus guère, en fait d’animaux féroces, que ceux du Jardin des Plantes, où ses promenades le conduisaient assez souvent par exemple, ce vieux lion, qu’il nous peint allant et venant dans sa cage « comme un damné qui rôde dans l’enfer », et « heurtant les deux cloisons avec sa tête rude[14] ». Mais son imagination en rencontra d’autres dans les récits des voyageurs. Je le soupçonne d’avoir été un lecteur assidu du Tour du Monde, qui commença de paraître, comme on sait, en 1860. Des observations qu’il avait faites d’un œil amusé et attentif, des détails précis qu’il avait retenus de ses lectures, il composa cette « galerie zoologique » — le mot est de Louis Ménard — dont aucun de nos poètes, ni avant lui, ni après, ne nous a offert l’équivalent.

Cette galerie est peuplée d’animaux nombreux et variés, appartenant à tous les ordres : quadrupèdes, oiseaux, reptiles et poissons. Mais, de même que la nature, pour Leconte de Lisle, est toujours la nature de l’Extrême-Orient, les animaux qu’il décrit appartiennent à peu près exclusivement à la faune des régions tropicales. La faune européenne ne l’intéresse pas. Elle n’est pas assez féroce à son goût. Il lui est arrivé une fois ou deux de mettre en scène un fauve de nos contrées, ours de Finlande, ou loup du Hartz. Mais ses héros préférés, ce sont les lions et les éléphants de l’Afrique, les chiens sauvages du Cap, la panthère de Java, le tigre du Bengale, le condor des Andes, le python de l’Inde ou l’aboma de l’Amérique. Avec quelle complaisance il les replace tout d’abord dans le cadre approprié ! C’est sur les bords du Nil blanc, dans la plaine rugueuse du Sennaar, jonchée de pierres rousses, sous un ciel de cuivre où passe un vol de vautours, tandis que s’épaissit une nuit pleine de bruits étranges et d’âcres senteurs, ou bien encore, c’est au fond d’un ravin semé de blocs entassés, de flaques d’eau luisantes, dans un décor apocalyptique et lunaire, que nous apparaît le roi du désert. Et le roi de la jungle, lui, c’est dans le fouillis d’herbes hautes où glissent les serpents, où vibrent les cantharides, que nous le voyons, le ventre en l’air, dormir son sommeil de gros chat fatigué et repu. Autour du troupeau d’éléphants dont nous suivons la marche pesante, le sable rouge s’étend comme une mer sans limites, dans une solitude que ne trouble aucun passage d’oiseau ni de quadrupède, sous l’immense soleil qui brûle l’espace enflammé. Du haut de son aire, l’aigle, avec son œil perçant, Voit galoper dans la steppe mongole, à travers l’herbe jaune et drue, la horde d’étalons à laquelle il s’attaquera tout à l’heure ; et le ciel magnifique d’une nuit dorée des tropiques réfléchit à l’infini ses constellations flamboyantes sur les urandes vagues où le requin se laisse indolemment bercer. C’est seulement lorsque la scène est prête que le poète y introduit le bel animal pour lequel a été disposé ce décor.

Il ne s’attarde pas à nous donner son signalement en détail. En trois ou quatre traits — trois ou quatre coups de crayon, ou trois ou quatre touches de pinceau — il le dresse devant nous, avec sa forme, sa couleur, son attitude caractéristique. Le lion vient au seuil de son antre,


Arquant ses souples reins fatigués du repos,
Et sa crinière jaune éparse sur le dos[15],


pour humer l’air du soir ; ou bien il marche dans la nuit, le col droit, l’œil au guet, flairant les senteurs qui montent à lui des ténèbres. La panthère noire qui, à l’aube, regagne son gîte, ondule d’arbre en arbre dans sa robe de velours ; elle glisse en silence sous les hautes fougères, s’enfonce et disparaît entre les troncs moussus.


Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,


traversent le désert dans un nuage de poussière monté des dunes de sable qui croulent sous leurs pieds ; l’oreille en éventail, l’œil clos, la trompe entre les dents, ils suivent sans jamais dévier de la ligne, le vieux chef qui les conduit :


                                                                  Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine,
Sa tête est comme un roc, et l’arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts[16].


Troublé dans son sommeil par les vagues rumeurs du jour, l’aboma hausse sa spirale vers le soleil ; il raidit le col aux muscles puissants qui soutient sa tête squameuse, fouette l’eau de sa queue et se dresse,


Armuré de topaze et casqué d’émeraude,
Comme une idole antique immobile en ses nœuds[17].


Le vent du large a beau beugler, rugir, siffler, râler, miauler, pulvériser l’eau blême et déchiqueter les nuées, l’albatros, volant contre la rafale, l’œil au loin, ses ailes de fer rigidement tendues,


Vient, passe et disparaît majestueusement[18] ;


et plus haut que le plus haut sommet des Cordillières, dans les régions où l’aigle n’ose pas monter, où le vent lui-même n’atteint pas, le condor, poussant un cri rauque, s’enlève en fouettant la neige,


Et, loin du globe noir loin de l’astre vivant,
Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes[19].


Ces belles créatures, que le poète contemple d’un œil d’artiste, il n’a pas voulu seulement nous en montrer les formes élégantes, sinueuses ou massives. Il s’est efforcé de pénétrer jusqu’aux âmes rudimentaires qu’enveloppent ces peaux rudes, ces fourrures rayées, mouchetées, tachetées, ces plumes épaisses ou ces écailles aux reflets métalliques. Il ne voit pas dans les animaux, comme l’eût fait un disciple de Descartes, des automates compliqués marchant par roues et par ressorts. Il n’en fait pas non plus, comme un fabuliste, de simples prête-noms des qualités et des défauts de l’humanité. Il ne leur attribue pas à eux-mêmes, comme Buffon dans son Histoire naturelle, des vertus et des vices semblables aux nôtres la noblesse, la clémence et la magnanimité au lion au tigre, la bassesse, la cruauté et la férocité. Il ne leur prête pas non plus, comme Kipling, des propos pleins de profondeur et une sagesse merveilleuse. Il les prend tels qu’ils sont et pour ce qu’ils sont, des êtres soumis à la tyrannie de trois ou quatre instincts élémentaires, poussés irrésistiblement à l’acte par les images que déroule sous leur crâne plat, dans leur cerveau aux circonvolutions grossières, « le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais ». Dans la tête d’un ruminant, ce songe intérieur n’évoque que des visions paisibles, de vastes pâturages où l’on enfonce jusqu’au ventre, d’innombrables troupeaux paissant à l’ombre des arbres, au bord des eaux. Dans celle d’un grand fauve, ce sont d’autres scènes. Le jaguar, allongé sur une roche plate, lustrant sa patte d’un coup de langue et clignant ses yeux d’or hébétés de sommeil, n’a point l’âme bucolique


Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants[20]


Le poète n’en est ni surpris ni choqué. L’aigle qui fond sur une bête dans la plaine, la panthère qui déchire un cerf, le requin qui happe de ses mâchoires de fer toute proie qui passe à sa portée, lui paraissent accomplir leur fonction propre, celle pour laquelle ils ont été faits, comme le bœuf pour brouter l’herbe ou l’abeille pour butiner de fleur en fleur. S’ils tuent, s’ils dépècent, s’ils dévorent, ce n’est pas à eux qu’il faut s’en prendre, c’est à la nature qui n’entretient la vie — la vie des hommes aussi bien que celle des animaux — que par des massacres perpétuels.


La faim sacrée est un long meurtre légitime,
Des profondeurs de l’ombre aux cieux resplendissants,
Et l’homme et le requin, égorgeur ou victime,
Devant ta face, ô Mort, sont tous deux innocents[21].


N’y a-t-il pas cependant, pour animer ces créatures féroces ou grossières, d’autre impulsion que le retour périodique des instincts qui les poussent à se conserver et à se reproduire ? N’y a-t-il pas, dans leurs cœurs comme dans les nôtres, place pour des affections et des passions, pour l’amour et la haine ? Le roi du Hartz, le loup au poil rude que le poète nous montre, par une nuit glacée d’hiver, assis sur ses jarrets et hurlant à la lune, garde dans ses rouges prunelles l’image de la louve blanche et des petits qu’au retour de ses courses il a trouvés morts à l’intérieur de son antre, et de l’homme, du massacreur qui les a égorgés. Et du fond de ces âmes enténébrées semblent par moments monter quelques-unes des aspirations qui prendront dans la conscience humaine la forme la plus noblement douloureuse. Sur la plage aride du Cap, Leconte de Lisle a jadis entendu, pendant des nuits entières, de maigres chiens aboyer lugubrement.


La queue en cercle sous leurs ventres palpitants,
L’œil dilaté, tremblant sur leurs pattes fébriles,
Accroupis çà et là, tous hurlaient, immobiles,
Et d’un frisson rapide agités par instants.


Il se demande, après bien des années, quel est le sens de cette lamentation sans raison et sans fin.


Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes ?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés ?

Je ne sais ; mais, ô chiens qui hurliez sur les plages
Après tant de soleils qui ne reviendront plus,
J’entends toujours, du fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages[22] !


Darwin attribuait aux animaux un instinct religieux. Je ne sais s’il aurait plu à Leconte de Lisle d’aller jusque-là ; mais dans ces créatures qui ne pleuraient ni de froid ni de faim, mais de quelque douleur indicible, de quelque inexplicable inquiétude, il reconnaissait un tourment analogue au tourment de la pensée humaine, et il voyait en eux, comme Michelet, « nos frères inférieurs ».

IV

Le spectacle de ces paysages ruisselants de lumière, de cette végétation étrange, luxuriante et magnifique, de ces bêtes superbes qui ne connaissent pas d’obstacles à leurs instincts et qui sont capables de tenir tête aux éléments, de toute cette nature pleine de parfums, de couleurs, de mouvement et de bruit, laisse le lecteur ébloui et émerveillé. En contemplant ces tableaux d’où l’homme, le plus souvent, est exclu, où il n’occupe, quand il y trouve sa place, qu’une portion très exiguë, il apprend à s’estimer soi-même, comme disait Pascal, son juste prix. Il se considère comme perdu dans l’ample sein de la nature, simple dépositaire, parmi tant d’êtres dont beaucoup sont plus beaux et plus forts que lui, d’une étincelle de cette vie qui partout germe, éclôt, palpite, étincelle, s’agite, soupire, gronde, bourdonne et chante. Le sentiment de la vie universelle, telle est l’impression la plus profonde que le poète a reçue de son contact avec la nature, et telle est aussi l’impression qu’à notre tour nous recevons le plus fortement de son œuvre ; et cette impression est tout d’abord délicieuse :


Ce sont des chœurs soudains, des chansons infinies,
Un long gazouillement d’appels joyeux mêlé,
Ou des plaintes d’amour à des rires unies
Et si douces pourtant flottent ces harmonies,
Que le repos de l’air n’en est jamais troublé.

Mais l’âme s’en pénètre : elle se plonge, entière,
Dans l’heureuse beauté de ce monde charmant ;
Elle se sent oiseau, fleur, eau vive et lumière ;
Elle revêt ta robe, ô pureté première,
Et se repose en Dieu silencieusement[23].


Cette fuite de la personnalité comme par mille invisibles fissures, cette diffusion à travers les choses, cette dispersion dans l’infini, répand dans l’être tout entier une sensation d’allègement ; elle le débarrasse de ce poids mort fait d’espoirs avortés, de songes déçus, de souvenirs amers et de tristes pensées que l’homme traîne après lui tout le long de son existence ; elle l’affranchit et le vide, pour ainsi dire, de lui-même :


Et l’âme qui contemple et soi-même s’oublie
Dans la splendide paix du silencedivin,
Sans regrets ni désirs, sachant que tout est vain,
En un rêve éternel s’abîme ensevelie[24]

Elle se plonge dans une adoration muette ; elle s’absorbe dans la beauté de l’univers ; et, par une pente insensible, elle glisse, comme dans un sommeil longtemps attendu, à l’anéantissement.

À ce terme, la nature nous achemine encore par une autre voie. De la contemplation de ses tableaux les plus magnifiques surgit, aussi bien que le sentiment de la vie universelle, l’idée de la mort omniprésente. À tout instant la nature enfante des êtres ; à tout instant elle en détruit. Elle est la matrice toujours féconde, et la tombe toujours ouverte. Tout ce qu’elle a produit est voué à la mort, et les astres eux-mêmes n’échappent pas à la loi commune. La lune qui, au-dessus de nos têtes, tend son grand arc d’or, n’est que « le spectre monstrueux » d’un univers défunt :


Autrefois, revêtu de sa grâce première,
Globe heureux d’où montait la rumeur des vivants,
Jeune, il a fait ailleurs sa route de lumière,
Aves ses eaux, ses bleus sommets, ses bois mouvants,
Sa robe de vapeurs mollement dénouées,
Ses millions d’oiseaux chantant par les nuées,
Dans la pourpre du ciel et sur l’aile des vents.
Loin des tièdes soleils, loin des nocturnes gloires,
À travers l’étendue il roule maintenant[25].


Son sort, ce sera un jour le sort de notre globe. Le poète, avec ses yeux qui percent l’avenir, voit déjà « la face de la terre absolument nue ». Plus de villes, plus de forêts sonnantes, plus de mers battues des vents ; plus rien de ce qui fut la vie, la vie des choses ou la vie de l’homme, la vie des corps et la vie de l’esprit :


Tout, tout a disparu, sans écho et sans trace.
Avec le souvenir du monde jeune et beau,
Les sièclesont scellédans le même tombeau
L’illusion divine et la rumeur des races.


Le père des blés, des fleurs et des rosées, la lampe du monde, le soleil, va s’éteindre à son tour ; les astres d’or détachés de sa ceinture, l’un après l’autre, s’engloutiront dans les gouffres

de l’étendue.


Et ce sera la Nuit aveugle, la grande Ombre
Informe, dans son vide et sa stérilité,
L’abîme pacifique où gît la vanité
De ce qui fut le temps et l’espace et le nombre[26].


Leconte de Lisle goûte une sorte de plaisir sauvage à multiplier ces images de décadence, de décrépitude, de dissolution et de ruine. Devant ces visions d’apocalypse, il est pris d’une horreur religieuse et comme d’un vertige sacré.

Partagé entre le spectacle de la vie universelle et la conception de l’universel anéantissement, il ne peut se décider ni à bénir cette nature qui donne la vie, ni à maudire cette nature qui inflige la mort. Il n’est pas dupe de l’illusion sentimentale qui nous montre en elle, suivant l’aspect sous lequel nous l’envisageons, suivant aussi le penchant de notre caractère ou la disposition de l’heure, une consolatrice ou une persécutrice, une amie ou une ennemie, une mère ou une marâtre. Il la voit telle qu’elle apparaît à ceux qui la regardent de sang-froid, calme, impassible, sûre d’elle-même, présidant sans lenteur et sans hâte, sans incertitude et sans fièvre, à l’accomplissement de ses lois :


Pour qui sait pénétrer, Nature, dans tes voies,
L’illusion t’enserre et ta surface ment.
Au fond de tes douleurs comme au fond de tes joies,
Ta force est sans ivresse et sans emportement[27].


Il la voit avec les yeux d’un philosophe et d’un savant, avec ceux, si l’on veut, d’un Lucrèce ou d’un Buffon, pour prendre parmi les savants et les philosophes ceux qui offrent à la poésie une matière tout élaborée et déjà prête. Il a, comme eux, le sentiment de la permanence de ce système de forces que nous appelons la Nature sous le changement incessant des formes qui est l’effet de leur action et la condition de leur durée. Il s’incline devant une nécessité que sa raison conçoit. C’est la loi de la vie que les êtres ne se renouvellent qu’aux dépens les uns des autres, que toutes choses naissent, croissent et meurent pour faire place à d’autres qui naîtront, croîtront et mourront à leur tour, et ainsi jusqu’à l’infini :


Cedit enim rerum novitate extrusa vetustas
Semper, et ex aliis aliud reparare necesse est…
Sic alid ex alio nunquam desistet oriri
[28].


Dans cette chaîne sans fin des existences, qu’importent à la puissance qui les engendre les circonstances particulières, les joies ou les peines, le bonheur ou le malheur dont chacune est accompagnée ? Que lui importe la douleur ? Que lui importe la mort ? La nature, disait Buffon, a ne permet pas à la mort d’anéantir les espèces, mais la laisse moissonner les individus et les détruire avec le temps, pour se montrer elle-même indépendante de la mort et du temps, pour exercer à chaque instant sa puissance toujours active, manifester sa plénitude par sa fécondité, et faire de l’univers, en reproduisant, en renouvelant tous les êtres, un théâtre toujours rempli, un spectacle toujours nouveau[29]. » La nature, dit à son tour Leconte de Lisle, ne donne nulle attention aux accidents qui tiennent tant de place dans notre vie, et qui nous paraissent tenir tant de place dans le monde :


La nature se rit des souffrances humaines ;
Ne contemplant jamais que sa propre grandeur,
Elle dispense à tous ses forces souveraines,
Et garde pour sa part le calme et la splendeur[30].


Il y a, dans cette manière de concevoir les rapports de l’homme avec la nature, une largeur de vues, une hauteur de pensée et une fermeté d’âme qui donnent à la poésie de Leconte de Lisle un caractère de grandeur et une indéniable originalité. Parmi ses illustres devanciers, ni Lamartine, ni Victor Hugo n’avaient songé — si ce n’est à la rencontre et sans y insister — à interpréter de la sorte le spectacle de l’univers. Seul, Alfred de Vigny avait exprimé une conception jusqu’à un certain point analogue, dans quelques stances de La Maison du Berger. Elles sont assez connues pour qu’il soit superflu de les citer. La Nature en personne, on le sait, fière de sa puissance et de sa pérennité, « impassible » et « sereine », y déclare formellement son indifférence aux vicissitudes des créatures, et confond dans un même dédain les hommes et les fourmis. Vigny, s’il avait l’âme stoïque, n’était pas assez stoïcien pour apporter de bon gré à cette conception du monde, que lui imposait sa raison, une adhésion qui froissait sa sensibilité. Il n’avait donné la parole à la Nature que pour protester de toutes ses forces contre une cruauté dont il était indigné :


C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe ;
Et dans mon cœur alors je la hais, car je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe,
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes ;
Aimez ce que jamats on ne verra deux fois.


Son cœur souffre et son imagination se révolte. Tout le vieux levain d’individualisme que, depuis cent ans, les initiateurs et les maîtres du romantisme ont déposé dans les âmes, fermente et bouillonne dans la sienne. Il déteste cette nature méchante et meurtrière ; il n’en veut plus voir la beauté ; il n’a d’yeux que pour l’être unique, précieux, irréparable, qu’elle a créé hier et qu’elle anéantira demain. Combien l’attitude de Leconte de Lisle est plus philosophique ! Si la nature est insensible et indifférente, — et personne n’en est plus convaincu que lui — ce n’est pas une raison pourqu’il s’interdise — ni pour qu’il nous défende — de la regarder et de l’admirer. Au contraire, la fraîcheur qu’elle répand dans les sens, le calme qu’elle insinue dans l’âme ont une vertu bienfaisante les images qu’ont gravées en nous les premières impressions de sa beauté nous accompagnent jusqu’au dernier jour. Les tristesses de notre destinée particulière s’atténuent et se dissolvent dans la contemplation des choses, et, à défaut de consolations positives, tout au moins pouvons-nous attendre de la Nature qu’elle nous affranchisse de notre individualité misérable, et qu’elle nous fasse goûter par avance l’inaltérable paix qui est réservée aux hommes comme aux dieux.


Homme, si le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis ta nature est vide et le soleil consume,
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.

Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté ;

Viens ! le soleil te parle en paroles sublimes.
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin,
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin[31].


On le voit, la conception que Leconte de Lisle se fait de la nature correspond exactement à celle qu’il se fait des dieux et à celle qu’il se fait de l’humanité. Ce sont trois aspects d’une même pensée, trois traits qui, s’ajoutant et s’ajustant l’un à l’autre, déterminent dans ses grandes lignes la philosophie que nous pouvons maintenant dégager de son œuvre.



  1. Premières Poésies : Saint Jean.
  2. Poèmes Barbares : Le jugement de Komor.
  3. Poèmes Barbares : La mort du soleil.
  4. Poèmes Antiques : Les Étoiles mortelles.
  5. Poèmes Barbares : Mille ans après.
  6. Poèmes Barbares : L’Aurore.
  7. Derniers Poèmes : Le Piton des Neiges.
  8. Poèmes Tragiques : L’Illusion suprême.
  9. Poèmes Antiques : Baghavat.
  10. Poèmes Antiques : La Source.
  11. Poèmes Antiques : Paysage.
  12. Poèmes Antiques : Khirôn.
  13. Poèmes Antiques : Khirôn.
  14. Poèmes Barbares : La mort d’un lion.
  15. Poèmes Barbares : L’Oasis.
  16. Poèmes Barbares : Les Eléphants.
  17. Poèmes Tragiques : L’Aboma.
  18. Poèmes Tragiques : L’Albatros.
  19. Poèmes Barbares : Le Sommeil du Condor.
  20. Poèmes Barbares : Le Rêve du jaguar.
  21. Poèmes Tragiques : Sacra Fames.
  22. Poèmes Barbares : Les Hurleurs.
  23. Poèmes Barbares : Le Bernica.
  24. Poèmes Tragiques : L’Orbe d’or.
  25. Poèmes Barbares : Les Clairs de lune.
  26. Poèmes Barbares : La Dernière Vision.
  27. Ibid. : La Ravine Saint-Gilles.
  28. De Natura rerum, livre III.
  29. Buffon, Histoire Naturelle, Le Bœuf.
  30. Poèmes Barbares : La Fontaine aux Lianes.
  31. Poèmes Antiques : Midi.