Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/05
L’œuvre de Leconte de Lisle, considérée d’un certain biais, est, nous l’avons vu, une théogonie. Mais l’auteur ne sépare pas de l’histoire des dieux, l’histoire des hommes qui, par un renversement du rapport habituel des termes, ont créé ces dieux. Et comme cette histoire ne s’attache pas à suivre l’ordre des événements, ni à en dérouler totalement le récit, ni à enchaîner les causes et les effets, mais comme, au gré de la fantaisie poétique, elle choisit des épisodes et traite des fragments, recueille des traditions, peint des mœurs, ranime des passions et recrée des âmes, elle n’est point une histoire, mais une épopée, plus exactement une suite de courtes épopées, une légende de l’humanité, cette « légende des siècles » que Victor Hugo portait déjà dans sa tête au temps même où paraissaient les Poèmes Antiques, et pour laquelle, avec ce sens du style lapidaire qui lui était propre, il a trouvé, après quelques tâtonnements, le titre définitif.
Le mot lui appartient, sans contestation possible. Mais la chose, à qui revient la gloire d’en avoir été l’inventeur ? Est-ce à lui ? Est-ce à Leconte de Lisle ? À s’en rapporter exclusivement aux dates, on a vite fait de trancher la question. Les Poèmes Antiques sont de 1852 ; la première série de La Légende des Siècles est de 1859. « S’il faut — comme on l’a dit — que l’un des deux poètes ait imité l’autre », on en conclura, et on en a conclu « que c’est Victor Hugo, puisqu’il n’est venu qu’à la suite[1]. Ce serait peut-être voir les choses un peu simplement. D’abord, parmi les poèmes qui composent le recueil de 1859, on en peut compter un certain nombre qui avaient été écrits entre 1840 et 1852 et, si ce qu’il y avait dans la tentative de Victor Hugo de particulièrement original était d’embrasser l’histoire entière de l’humanité, depuis la création jusqu’au jugement dernier, l’idée n’avait certainement pu lui en venir de ce volume des Poèmes Antiques, exclusivement voué, ou peu s’en faut, à la glorification du génie hellénique, et grossi, sans plan arrêté, d’une douzaine de morceaux qui n’ont rien d’antique, ni rien d’épique, ni même rien de commun entre eux, tels que Juin, Midi ou Nox, et La Fontaine aux Lianes, et les chansons imitées de Burns. Et l’on serait tenté, au contraire, de penser que c’est Leconte de Lisle qui a pu être engagé par l’exemple de Victor Hugo à étendre le cercle de ses compositions aux civilisations du Nord et au Moyen Âge, si, en 1854, tel des poèmes, et non des moindres, qui figureront dans les Poésies Barbares de 1862 — c’est Le Runoïa que je veux dire n’avait été inséré dans la Revue de Paris, si la plupart des autres ne s’étaient succédé de 1857 à 1860 dans la Revue Contemporaine, si, enfin, le titre du recueil n’avait été trouvé dès 1858. Faut-il donc à tout prix que l’un des deux poètes ait « imité » l’autre, et cette question d’antériorité ne perd-elle pas toute l’importance qu’on a cru devoir y mettre, si tous les deux, s’emparant presque au même moment d’un sujet — ou d’un ordre de sujets — qui, depuis quelque temps déjà « était dans l’air », ils l’ont conçu d’une manière fort différente et mis en œuvre chacun à sa façon ?
À supposer, en effet, qu’on veuille remonter jusqu’aux origines de cette épopée moderne dont, vers le milieu du xixe siècle, Victor Hugo et Leconte de Lisle nous ont donné les chefs-d’œuvre, il faut, en dernière analyse, les chercher dans le grand et persévérant labeur d’érudition scientifique qui, depuis le milieu environ du xviiie siècle, nous avait fait de mieux en mieux connaître les commencements de notre race et les premiers âges de l’humanité. Ce sont les efforts accumulés de consciencieux chercheurs et de modestes savants qui l’avaient rendue possible ; et celui qui fut vraiment, sinon le créateur, tout au moins l’initiateur du genre, celui qui le premier fit jaillir descendres refroidies du passé une étincelle de vie, c’est celui qui fut aussi l’initiateur de l’histoire moderne — j’entends de l’histoire considérée comme œuvre d’art — ce Chateaubriand dont la grande figure domine tout notre xixe siècle littéraire et se dresse à l’entrée de toutes ses avenues. Je ne citerai pas une fois de plus la page fameuse d’Augustin Thierry, si souvent alléguée et que tout le monde connaît ; mais je ne puis m’abstenir de rappeler ici que c’est de Chateaubriand et de ses Martyrs, et, pour préciser encore, du VIe livre des Martyrs, tout plein d’une si pittoresque et si poétique barbarie, que se sont inspirés et réclamés les jeunes écrivains qui, aux alentours de 1830, ont entrepris de faire de l’histoire le récit animé et vivant des actions des hommes, de nous restituer non seulement la teneur et la trame des faits, mais le décor où ils se sont encadrés, mais les passions dont ils ont été les gestes, mais les idées, les croyances, les préjugés ou les mirages qui ont mis ces passions en jeu, de représenter chaque époque, chaque peuple, chaque siècle, avec sa façon propre d’être, de penser et de vivre, son langage, son costume, sa couleur, en un mot non pas d’enregistrer mais de ressusciter le passé. Cette devise féconde que Michelet n’avait pas encore inscrite au fronton de son Histoire de France, mais dont son Histoire du Moyen Âge était, avant la lettre, l’illustration, elle convenait aux poètes encore plus qu’aux historiens, et il était naturel que le mot d’ordre passé par la poésie à l’histoire fût repassé par l’histoire à la poésie. C’est de la rencontre de cette conception poétique de l’histoire avec l’idée, chère aux philosophes, du progrès indéfini ou tout au moins de l’évolution nécessaire de l’humanité que sortit, entre 1850 et 1860, cette renaissance de l’épopée que, dès 1828, en une page quasi prophétique, Quinet avait appelée et annoncée. Aux épopées à la façon antique, Iliade ou Odyssée, Ramayana ou Mahabarata, « conçues par l’esprit national,… œuvre et tableau d’une race et d’une nation », il opposait l’épopée de Dante, qui lui apparaissait comme « l’œuvre et l’image du genre humain »
Et maintenant, — ajoutait-il, — qu’un homme dispose des annales de l’humanité comme de celles du peuple grec, que pour unité il choisisse l’unité de l’histoire et de ta nature, qu’il rapproche des êtres réels à travers les siècles dans la voie merveilleuse de l’infini, que ces scènes se succèdent et s’enchaînent non plus dans les ombres de l’enfer, du purgatoire ou du paradis du Moyen Âge, mais dans un espace aussi illimité, brillant d’une lumière plus complète, il aura atteint la forme possible et nécessaire de l’épopée dans le monde moderne[2].
À cette date de 1828, déjà Lamartine, dans un moment d’illumination, avait jeté le plan de cet immense poème allant du ciel à la terre et de la terre au ciel, dont Jocelyn et La Chute d’un Ange ne furent que des épisodes, et Alfred de Vigny avait montré, dans les plus remarquables de ses Poèmes Antiques et Modernes, dans son Déluge, dans son Moïse, quelle grandeur épique peut se déployer dans le cadre de quelques centaines ou même de quelques vingtaines de vers.
Ainsi, ce dont il convient de louer Victor Hugo et Leconte de Lisle, ce n’est pas d’avoir inventé de toutes pièces, et avant tous autres, l’épopée de l’humanité, c’est de l’avoir réalisée, et de l’avoir réalisée d’une manière si différente. Si l’on veut savoir dans quel dessein Victor Hugo a entrepris son œuvre, il suffit de relire ce paragraphe de la préface qu’il y a mise
Exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique, la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière ; faire apparattre, dans une sorte de miroir sombre et clair,… cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l’Homme ; voilà de quelle pensée, de quelle ambition, si l’on veut, est sortie La Légende des Siècles.
Et si l’on veut savoir dans quel esprit Leconte de Lisle a composé la sienne, il n’est que de se reporter au discours dans lequel il a fait l’éloge de son illustre confrère. Après avoir cité le passage que je viens de reproduire, il ajoute :
Certes, c’était là une entreprise digne de son génie, quelque colossalequ’elle fût. Pour qu’un seul homme, toutefois, pût réaliser complètement un dessein aussi formidable, il fallait qu’il se fût assimilé tout d’abord l’histoire, la religion, la philosophie de chacune des races et des civilisations disparues ; qu’il se fît tour à tour, par un miracle d’intuition, une sorte de contemporain de chaque époque et qu’il y revécût exclusivement, au lieu d’y choisir des thèmes propres au développement des idées et des aspirations du temps où il vit en réalité.
Comme il arrive souvent, en indiquant en quoi Victor Hugo, à
son sens, avait manqué, il a, du même coup, précisé à quoi, lui,
il aurait voulu réussir si bien que la tâche du critique peut se
borner à l’examen des trois points sur lesquels il a lui-même
attiré son attention.
Il faut, nous dit Leconte de Lisle, que le poète se soit « assimilé tout d’abord l’histoire, la religion, la philosophie de chacune des races et des civilisations disparues ». Cette épopée de l’humanité, elle est, avant tout et dans sa substance, une œuvre de savoir. Convenons, sans nous faire prier, que le savoir ne lui a pas manqué. M. Vianey s’est donné la peine de rechercher les sources auxquelles il a puisé pour écrire un certain nombre de ses poèmes, ceux justement qui sont de caractère historique ou légendaire[3]. Il résulte de cette très précieuse enquête — encore que, malgré toute la diligence qu’y a mise l’auteur, elle demeure incomplète — que, pour ce faire, Leconte de Lisle a, sinon dépouillé, tout au moins parcouru, et parfois lu de très près toute une bibliothèque. Il ne s’est pas contenté, comme le plus souvent Victor Hugo, des encyclopédies, dictionnaires et autres ouvrages de vulgarisation, dont l’usage est rapide et facile. Il a recouru aux travaux de première main, il est remonté aux textes ; et ces travaux, comme ces textes, s’offraient à lui sous la forme de gros livres dont il était impossible, sans un véritable labeur, de s’assimiler le contenu, ou même d’en extraire les parcelles de poésie qu’il pouvait recéler. Pour son poème de Baghavat, il a mis à contribution les quatre volumes de la traduction faite par Burnouf du Bâghavata-Purâna, non sans s’inspirer en même temps de celle que Fauche avait donnée du Mahabarâta. Pour Néférou-Ra, il a consulté une série d’articles publiés dans le Journal Asiatique par un égyptologue de marque, le vicomte de Rougé. Pour La Légende des Nornes, il a utilisé l’Histoire de Dannemarc de Malet, les ouvrages d’Ampère, d’Ozanam, de Marmier. Pour composer ses poèmes grecs, non seulement il a lu à peu près tout ce que les Grecs nous ont laissé de poésie, depuis Homère jusqu’à Théocrite et Apollonius, mais encore il a eu connaissance des travaux d’Ottfried Muller sur les Doriens et fait son profit — tout au moins dans les Érinnyes — des découvertes archéologiques du Dr Schliemann. Il serait aisé, au besoin, de multiplier les exemples. On reconnaîtra que nul encore en France, le seul Chénier peut-être excepté, n’avait mis au service d’une imagination de poète une telle abondance d’érudition.
De cette érudition, toutefois, il ne faut s’exagérer ni la solidité ni la profondeur. Elle est, sur bien des points, déjà démodée. Tandis que Leconte de Lisle fixait ses conceptions poétiques en beaux groupes marmoréens, la science poursuivait ses enquêtes. Elle découvrait des faits nouveaux ; elle construisait des théories nouvelles ; elle remplaçait par d’autres hypothèses les hypothèses qui passaient, il y a un demi-siècle, pour des vérités. On ne saurait reprocher à l’auteur des Poèmes Barbares d’avoir mis une entière confiance dans les savants dûment qualifiés qu’à l’occasion il prenait pour guides, d’avoir, notamment, sur la foi de M. de Rougé, tenu pour un document officiel, émanant de Ramsès II, une inscription fabriquée quelques centaines d’années plus tard. On ne saurait même lui en vouloir d’avoir eu quelquefois la main moins heureuse dans le choix de ses inspirateurs : il y a soixante ans, qui n’aurait vu dans Henri Martin ou Hersart de La Villemarqué des autorités plus que suffisantes ? Mais il faut jouer quelque peu sur les mots pour admettre qu’on trouve réalisée dans cette poésie, toute « savante » qu’elle soit et qu’elle prétende être, cette union étroite, cette confusion de l’art et de la science que l’auteur, dans ses préfaces, assignait comme but aux efforts désormais convergents de l’intelligence humaine[4]. Lorsque Leconte de Lisle empruntait à ses lectures le sujet de quelque poème, il lui arrivait de se déterminer moins par l’authenticité du récit que par l’effet poétique qu’il espérait en tirer et si, pour mettre les choses au mieux, une rapsodie comme l’Histoire de la domination des Arabes en Égypte et en Portugal, rédigée sur l’Histoire traduite de l’arabe en espagnol de M. Joseph Conde par M. de Marlès, pouvait lui en imposer par la longueur de son titre et le luxe de garanties qu’elle semblait offrir, il n’avait aucune illusion à se faire sur la valeur scientifique du Foyer Breton d’Émile Souvestre ou du Monde Antédiluvien de Ludovic de Cailleux. Et cela lui importait sans doute moins qu’on ne l’a cru et qu’il n’a voulu le faire croire lui-même. Et, en somme, il avait raison. Poète, il faisait son métier de poète. Ce qu’il demandait aux livres d’après lesquels il travaillait, ce n’était pas des documents pour écrire l’histoire, mais le choc qui ébranlait son imagination et les matériaux dont il avait besoin pour bâtir une œuvre beaucoup moins objective et impersonnelle qu’il ne l’a affirmé, comme nous le verrons bientôt.
Je ne veux pas dire, toutefois, que cette érudition, — toute discussion sur sa qualité mise à part, — n’ait conféré à la poésie de Leconte de Lisle des mérites que sans cela elle n’aurait pas eus. Elle a donné aux représentations, ou, si l’on veut, aux reconstitutions qu’il a tentées d’un passé lointain, une cohérence, une tenue, une unité que notre littérature n’avait pas encore connues. Il y avait, lorsqu’il publia ses premiers poèmes, trente à quarante ans que nos poètes s’essayaient à faire, — pour appeler la chose par son nom, — de la couleur locale. Ils y apportaient, comme on sait, un zèle aussi ardent que médiocrement éclairé. Je ne parle pas des écrivains de dixième ordre, qui, quoi qu’ils fassent, le font mal. Je ne parle pas non plus des fantaisistes à la manière d’Alfred de Musset, qui, ayant découvert assez vite le secret du procédé, professaient à son égard, — qu’on se reporte à Namouna, — le scepticisme le plus irrévérencieux, et s’ils brossaient un décor italien ou espagnol, s’ils encadraient leurs créations dans les montagnes du Tyrol ou l’enceinte d’une vieille petite ville allemande, ne se donnaient pas la peine de chercher ailleurs qu’en eux-mêmes les éléments de leurs tableaux. Je pense au maître du genre, au Victor Hugo des Orientales, et même au Victor Hugo de La Légende des Siècles. En dépit des autorités qu’il allègue complaisamment dans ses préfaces ou dans ses notes, il en prend à son aise avec les documents. Mais son imagination, toute puissante qu’elle soit, ne saurait y suppléer. Aussi y a-t-il souvent, dans ses peintures historiques, quelque chose de faux, tout au moins d’inconsistant et de conventionnel. Il n’en va pas de même chez Leconte de Lisle. Tel de ses poèmes, en effet, n’est qu’une mosaïque dont on retrouve les fragments épars dans l’ouvrage où il s’est documenté. L’Arc de Civa ramasse en trente stances un millier de vers du Ramayana. Le poème d’Hélène est fait avec des morceaux empruntés à une demi-douzaine de poètes grecs ou latins. Les quatorze vers du sonnet intitulé Le Combat Homérique ont été glanés dans trois chants de l’Iliade. Certains poèmes espagnols sont des centons du Romancero. Comment les pièces sont choisies et ajustées, avec quel art cela est fait, nous aurons à y revenir. Pour le moment, tout ce que nous voulons observer, c’est que cela n’est pas fait de rien, et que si les tableaux que nous présente Leconte de Lisle nous frappent par leur relief et par leur couleur, et s’ils nous entrent, comme on dit, dans les yeux, c’est qu’il se mêle, dans leur composition, à l’intuition poétique, un fort élément de réalité.
En même temps qu’elle a donné de la solidité à son pittoresque, l’érudition lui a donné aussi de la variété. Puisant pour chaque poème à une source différente, et suivant ordinairement d’assez près le texte dont il s’inspirait, Leconte de Lisle avait quelques chances de tracer de chaque pays, de chaque époque, de chaque race, une image qui appartînt en propre à ce pays, à cette époque, à cette race, et ne se confondît pas avec les images voisines dans un archaïsme vague ou un exotisme banal. On sait comment, pour mettre de la couleur sur ses Orientales, Hugo avait composé sa palette de tous les souvenirs qui s’étaient, au hasard de ses lectures, déposés dans sa mémoire, amalgamant Turquie, Arabie, Perse, voire même Grèce et Espagne, dans la peinture d’un Orient imaginaire. Les tableaux que l’on rencontre chez Leconte de Lisle de l’Inde, de la Perse, de l’Arabie, se distinguent au premier coup d’oeil par des traits particuliers et une physionomie originale. Lisez seulement dix vers de Çunacépa :
Sous la varangue basse, auprès de son figuier,
Le Richi vénérable achève de prier.
Sur ses bras d’ambre jaune il abaisse sa manche,
Noue autour de ses reins la mousseline blanche,
Et croisant ses deux pieds sous sa cuisse, l’œil clos,
Immobile et muet, il médite en repos.
Sa femme à pas légers vient poser sur sa natte
Le riz, le lait caillé, la banane et la datte
Puis elle se retire et va manger à part.
Lisez maintenant une strophe ou deux de La Vérandah :
Sous les treillis d’argent de la vérandah close,
Dans l’air tiède embaumé de l’odeur des jasmins,
Où la splendeur du jour darde une flèche rose,
La Persane royale, immobile, repose,
Derrière son col brun croisant ses belles mains,
Dans l’air tiède, embaumé de l’odeur des jasmins
Sous les treillis d’argent de la vérandah close.
Jusqu’aux lèvres que l’ambre arrondi baise encor,
Du cristal d’où s’échappe une vapeur subtile
Qui monte en tourbillons légers et prend l’essor,
Sur les coussins de soie écarlate, aux fleurs d’or,
La branche du hûka rôde comme un reptile
Du cristal d’où s’échappe une vapeur subtile
Jusqu’aux lèvres que l’ambre arrondi baise encor.
Et lisez enfin ces quatre stances, prises dans l’Apothéose de Mouça-Al-Kébyr :
Voici. Le Dyouân s’ouvre. De place en place
Chaque verset du livre, aux parois incrusté,
En lettres de cristal et d’argent s’entrelace
Du sol jusqu’à la voûte et sans fin répété.
Sous le manteau de laine et la cotte de mailles
Et le cimier d’où sort le fer d’épieu carré,
Les Émyrs d’Orient dressent leurs hautes tailles
Autour de Soulymân, l’Ommyade sacré.
Les Imâns de la Mekke, immobiles et graves,
Sont là, l’écharpe verte enroulée au front ras,
Et les chefs des tribus chasseresses d’esclaves
Dont le soleil d’Égypte a corrodé les bras.
Au fond, vêtus d’acier, debout contre les portes,
De noirs Éthiopiens semblent, silencieux,
Des spectres de guerriers dont les âmes sont mortes,
Sauf qu’un éclair rapide illumine leurs yeux.
N’est-il pas vrai, malgré un air de parenté indéniable entre ces trois formes de la civilisation orientale, qu’on se sent à chaque fois transporté dans un monde nouveau, et que par l’abondance, et la précision, et l’originalité des détails, chacun de ces tableaux exclut l’impression qu’il ait été fait de chic.
La recherche de l’exactitude a ses avantages, même pour un poète elle a aussi ses inconvénients. Il arrive notamment qu’elle se fasse trop sentir. L’auteur, plein de son sujet, la mémoire obsédée de tous les traits pittoresques, suggestifs, curieux, qu’il a notés dans ses livres, ne peut se résoudre aux sacrifices nécessaires et ne vous fait grâce d’aucun. De là parfois une surcharge dont le lecteur est accablé. C’est surtout quand il rapporte les traditions des peuplades primitives que Leconte de Lisle, cédant à l’attrait puissant qu’exerce sur lui le mystère des origines, se laisse facilement entraîner. Voyez dans Khirôn toute l’histoire, d’ailleurs contestable, des invasions doriennes dans la Grèce pélasgique. Voyez dans Le Massacre de Mona le récit des migrations des Kymris. Voyez, dans La Légende des Nornes, les contes sans fin que font les-trois vieilles assises sur les racines du frêne Yggdrasill. Ou bien encore, c’est quand il énumère les horreurs, les calamités, les violences et les turpitudes des plus sombres époques du Moyen Âge que sa verve ne sait plus borner son cours. Quelles que soient la beauté des vers et la vigueur des peintures, il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour achever des morceaux, comme Le Corbeau, Hiéronymus ou Les Paraboles de Dom Guy, et on en vient à souhaiter, tandis que roulent d’un flot égal, avec un fracas uniforme, ces tirades interminables, que l’auteur fût plus concis, ou qu’il fût moins savant.
L’abus de l’érudition ne produit pas seulement la lassitude ; il engendre l’obscurité. Pour comprendre les poèmes mythologiques
et historiques de Leconte de Lisle, il faudrait souvent être aussi
informé que l’auteur lui-même, connaître les sources où il puise,
avoir lu les livres qu’il a lus. La prière védique pour les morts,
par exemple, n’est pleinement intelligible, j’entends dans son sens
littéral, que si le lecteur a quelque teinture du Rig-Véda. Parfois
le contexte apporte une suffisante clarté ; parfois aussi il ne
fournit que peu de lumière. Faute d’une annotation que le poète
ne pouvait guère, sans tomber dans le pédantisme, mettre au bas
ou à la suite de ses vers, nous en sommes réduits à charger notre
mémoire de termes étrangers dont la signification nous échappe,
ou d’allusions dont nous ne saisissons pas la portée. Ajoutez
que la préoccupation de l’exactitude dégénère en prédilection
pour l’insolite et pour le bizarre. La question des noms propres,
en particulier, tient dans la poésie de Leconte de Lisle une place
qu’on ne peut s’empêcher de trouver un peu excessive. Il
semble que ç’a été pour lui la grande affaire, et le témoignage le
plus éclatant de son esprit scientifique, que d’appeler ses héros
des noms les plus dissemblables de ceux sous lesquels on les
connaît ordinairement. Il lui est même arrivé de changer à
plusieurs reprises sa manière de les écrire. Assurément il était
légitime d’y apporter une attention méticuleuse, quand il s’agissait des dieux de la Grèce, qu’il était indispensable de distinguer,
en leur restituant leurs appellations authentiques, des dieux de
l’Italie avec lesquels on les avait trop longtemps confondus. Mais
on peut se demander quel intérêt et quel avantage il pouvait y
avoir à dire Sûrya au lieu de Sourya, Nurmahal au lieu de Nourmahal, et l’on sourit volontiers des efforts réitérés faits par le
poète pour donner au nom de Caïn, devenu successivement sous
sa plume Kaïn, puis Qaïn, un aspect qui fût suffisamment
barbare à nos yeux.
Le lecteur aurait tort, néanmoins, de se laisser rebuter par ces dehors un peu rébarbatifs de la poésie de Leconte de Lisle. À regarder de plus près, il s’apercevra que cet appareil scientifique répond à une intention plus profonde que le souci, assez puéril en somme, de l’exactitude matérielle ou de la correction orthographique. Si l’auteur nous surprend par des détails singuliers et des dénominations inattendues, c’est que dès le premier abord il veut que nous nous sentions transportés hors de notre sphère, que nous ayons l’impression quasi physique de la différence des milieux et des époques. Mais il se propose bien de ne pas s’en tenir là. Il veut nous faire pénétrer avec lui jusqu’à l’âme des temps passés et des races disparues. Pour réussir dans cette entreprise, il fallait, nous disait-il lui-même, « un miracle d’intuition ». Ce miracle, lui a-t-il été donné de l’accomplir ? On ne saurait s’attendre, évidemment, à ce qu’il ait poussé jusque dans le dernier détail la psychologie des peuples. Ce n’aurait pu être qu’au détriment de la poésie et de l’art. Moins exigeants que lui, nous ne demanderons pas « qu’il se soit fait tour à tour le contemporain de chaque époque et qu’il y ait revécu exclusivement. » Il nous suffira qu’il en ait rendu exactement la physionomie générale, qu’il ait démêlé avec justesse et souligné avec vigueur les traits dominants et le caractère original de chacune des grandes races ou des grandes civilisations auxquelles il a demandé le sujet de ses tableaux.
L’Inde, soit légendaire, soit historique, lui a fourni le sujet de quelques-uns de ses plus beaux poèmes. Pays étrange, qui rassemble en lui les plus étonnants contrastes : ardeur sensuelle et extase mystique, voluptés savantes et extraordinaires macérations. Il semble que personne n’y fasse grand cas de la vie, de la vie des autres aussi bien que de la sienne. La passion, sous ce climat de feu, s’exaspère et va facilement jusqu’au crime. Djihan-Guir, le maharajah de Lahore, s’est épris, à entendre monter sa voix dans l’air nocturne, de la blanche Nurmahal, l’épouse d’Ali-Khân, que la guerre retient au loin. Et Nurmahal a juré d’être fidèle mais elle est faible, mais elle est femme ; elle aime les richesses, les grandeurs, le luxe, les fêtes, la soie et l’or, les saphirs et les diamants. Elle ne résiste pas au penchant qui l’entraîne. Mais pour éviter de commettre un parjure, elle commence par
se débarrasser d’Ali-Khân :
Par un coup de poignard à la fois reine et veuve,
elle pourra s’asseoir aux côtés de Djihan-Guir sur le trône mongol[5].
Le vieux nabab d’Arkate, Mohhammed, est le mari très amoureux
d’une trop jeune femme. « Défie-toi », lui souffle le fakir accroupi
à ses pieds :
Nabab ! ta barbe est grise et ta prudence est jeune…
Pourquoi réchauffes-tu le reptile en ton sein ?
Et Mohhammed regarde « le front ceint de grâce et de noblesse, »
l’œil jeune et pur, la bouche trop belle pour mentir, et il ne comprend qu’une chose, c’est qu’il aime, qu’il aime comme s’il avait
vingt ans. La nuit vient au fond du palais sombre, Mohhammed
repose il gît immobile, roide, la gorge ouverte, au milieu d’une
mare de sang[6].
— Le roi Ambarisha offre aux dieux une victime
humaine. Au moment où le sacrifice va s’accomplir, la victime
disparaît, dérobée par Indra. Il faut de toute nécessité ou la
retrouver, ou lui en substituer une autre. Après beaucoup de
recherches, Ambarisha rencontre un pauvre brahme, pieux et sage.
qui a trois fils. Il demande au brave homme de lui livrer, au prix
de cent mille vaches grasses, un de ses enfants. Mais le vieillard
ne veut pas céder son fils aîné, et sa femme se refuse à vendre
le plus jeune. Alors le second, Çunacépa, se lève. Il se dévoue.
Il demande seulement un jour de grâce, pour dire adieu à celle
qu’il aime, à la fleur de son printemps, la tendre et pure Çanta.
Il lui annonce qu’il va mourir. La vierge aussitôt déclare qu’elle
le suivra dans la mort :
Tu veux mourir, dit-elle, et tu m’aimes ! Eh bien,
Le couteau dans ton cœur rencontrera le mien !
Je te suivrai. Mes yeux pourraient-ils voir encore
Le monde s’éveiller, désert à chaque aurore !
C’est par toi que l’oreille ouverte aux bruits joyeux,
J’écoutais les oiseaux qui chantaient dans les cieux,
Par toi que la verdeur de la vallée enivre,
Par toi que je respire et qu’il m’est doux de vivre…
Et il ne dépend point d’elle que son sacrifice ne soit accepté[7]. — Valmiki, le poète immortel, lui, est très vieux. Il a cent ans. Sa vie est pleine, son œuvre est faite. Il monte au sommet de l’Himavat, il s’arrête sous le vaste Figuier verdoyant l’hiver comme l’été. Immobile, il laisse une dernière fois ses yeux se fixer sur le monde, il se plonge dans la gloire de Brahma. Et tandis qu’il est perdu dans cette extase surhumaine, par centaines, par milliers, par millions, de blanches fourmis grimpent à l’assaut de son corps.
Elles couvrent ses pieds, ses cuisses, sa poitrine,
Mordent, rongent la chair, pénètrent par tes yeux
Dans la concavité du crâne spacieux,
S’engouffrent dans la bouche ouverte et violette,
et de ce qui fut Valmiki, l’immortel poète, elles ne laissent qu’un
squelette roide,
Planté sur l’Himavat comme un dieu sur l’autel[8].
La Grèce connaît, elle aussi, les passions qui tourmentent l’homme. Elles sont de tous les temps et de tous les climats. Leconte de Lisle nous montre Clytemnestre féroce, Hélène sensuelle, Niobé orgueilleuse. Mais de cette terre heureuse, où la race humaine s’est épanouie plus librement qu’ailleurs, il a retenu de préférence des images riantes. Les dieux y sont tout près de l’homme, et l’homme s’y sent presque au rang des dieux. Les immortels aiment les femmes de la terre, et les nymphes ne croient pas s’abaisser en poursuivant de beaux jeunes hommes d’une tendresse que ceux-ci n’accueillent pas toujours. La vie est facile, les mœurs sont douces
Ni sanglants autels, ni rites barbares
Les cheveux noués d’un lien de fleurs,
Une Ionienne aux belles couleurs
Danse sur la mousse au son des kithares[9]
Sans doute la Grèce a produit en foule guerriers héroïques et navigateurs aventureux ; mais, pour Leconte de Lisle, elle est surtout la patrie de l’intelligence et des arts, le sanctuaire des Muses, dont il évoque à la fin de l’Apollonide le chœur majestueux :
Nous sommes les Vierges sacrées,
Délices du vaste univers,
Aux mitres d’or, aux lauriers verts,
Aux lèvres toujours inspirées.
L’homme éphémère et soucieux
Et l’Ouranide au fond des cieux
Sont illuminés de nos flammes,
Et parfois nous réjouissons
De nos immortelles chansons
Le noir Hadès où sont les âmes !…
…………………………………………
À travers la nue infinie
Et la fuite sans fin des temps,
Le chœur des astres éclatants
Se soumet à notre harmonie…
Les Muses sont l’âme du monde. Mais leur séjour préféré, c’est
la favorite de Pallas Athéné, « la Cité surhumaine », « la Fleur
magnifique des âges », que le poète voit, dans l’aurore et l’azur,
monter aux cieux élargis, et s’épanouir sur le monde enchanté,
La ville des Héros, des Chanteurs et des Sages,
Le Temple ébtouissantde la sainte Beauté.
Quel contraste entre cette lumineuse vision et les tableaux que Leconte de Lisle a retracés du monde barbare ! Dans ces dures contrées du Nord, glacées de neige ou noyées de brume, l’homme est sauvage comme la nature. Les corps sont robustes, et les âmes violentes. Point de dissimulation, de perfidies ni de ruses le sang monte à la tête, le geste devance la parole les passions dominantes sont la haine jalouse et la soif de la vengeance. Ici, nul renoncement à la vie, mais le parfait mépris de la mort. Il est beau de mourir en combattant, d’épuiser d’un seul coup la part d’existence assignée à chacun, d’entrer joyeusement dans un autre monde. Hialmar est couché sur le champ de bataille son casque est rompu, son armure est trouée, ses yeux saignent il rassemble ses forces pour appeler à lui le corbeau qui tout à l’heure dévorera son cadavre :
Viens par ici, Corbeau, mon brave mangeur d’hommes !
Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer.
Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon cœur tout chaud à la fille d’Ylmer…
Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures.
J’ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil.
Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,
Je vais m’asseoir, parmi les Dieux, dans le soleil[10] !
Ceux qui sont morts laissent un devoir à ceux qui restent. À défaut des hommes, les femmes se lèveront pour venger l’époux ou le père tombés. Hervor court au tertre sous lequel repose Angantyr, elle réveille son père dans la tombe, elle réclame l’épée que le héros égorgé a emportée avec lui :
Angantyr ! Angantyr ! rends-moimon héritage.
Ne fais pas cette injure à ta race, ô guerrier !
De ravir à ma soif le sang du meurtrier[11]…
De telles héroïnes, quand elles aiment, sont plus portées à la jalousie qu’à la tendresse. Et elles l’exercent avec des raffinements de férocité. Brunhild ne s’en prend pas à sa rivale Gudruna ; elle frappe le roi Sigurd, qu’elle aime et qui l’a délaissée pour la Franke.
Voilà ce que j’ai fait. C’est mieux. Je suis vengée !
Pleure, veille, languis et blasphème à ton tour !
Il est vrai qu’au moment même, elle se tue sur le corps de l’infidèle qu’elle a poignardé.
Ces âmes barbares sont aussi des âmes enfantines : elles se plaisent aux contes merveilleux, aux traditions venues de génération en génération des aïeux lointains ; elles s’attachent passionnément au culte qu’elles ont hérité de leurs pères. Survienne une religion nouvelle, à l’appel de leurs prêtres, elles opposeront dieu à dieu dans une lutte inégale, ou bien, voyant la résistance impossible et ne se sentant plus de raisons de vivre, elles se laisseront, comme les Celtes de Mona, avec une indifférence dédaigneuse, massacrer par leurs meurtriers. Leconte de Lisle les regarde avec une visible sympathie opposer un suprême obstacle à la diffusion du Christianisme. L’heure viendra pourtant où les derniers récalcitrants auront reçu le baptême, où l’Occident tout entier s’inclinera sous la loi du Christ. Alors commenceront Les Siècles Maudits, comme le poète les appelle :
Hideux siècles de foi, de lèpre et de famine,
Que le reflet sanglant des bûchers illumine,
Siècles de désespoir, de peste et de haut mal !…
Siècles du serf enchaîné à la glèbe, du Juif torturé à petit feu, des
hérétiques scellés dans les murs ; siècles du « noble sire aux aguets
sur sa tour », prêt à descendre de son aire féodale pour rançonner
le marchand qui passe ; siècles du goupillon, du froc, de la cagoule,
de l’estrapade et des chevalets ; siècles d’égorgeurs, de lâches,
et de brutes,
Honte de ce vieux globe et de l’humanité.
Entre les sept monts de Rome se dresse et grandit
Une bête écarlate ayant dix mille gueules,
Qui dilate sur les continents et la mer
L’arsenal monstrueux de ses griffes de fer[12].
Ce monstre qu’on dirait sorti de l’Apocalypse, c’est l’Église catholique, instrument d’oppression sur les corps et de tyrannie sur les âmes. La papauté toute-puissante tient le monde en servage par la crainte de l’enfer, et courbe à ses pieds les peuples et les empereurs. Sous cette domination insurmontable, la Chrétienté est livrée en proie à la misère et au fanatisme : misère morale autant que matérielle ; fanatisme sincère, mais dont la sincérité n’est qu’une preuve plus lamentable de l’égarement auquel s’est abandonné l’esprit humain. Témoin, en un temps de famine, où les pauvres paysans vaguent le long des grands chemins, en quête d’horribles nourritures, cette très noble dame qui, dans sa grande pitié pour leurs souffrances, croit fermement faire un acte de charité en mettant le feu aux quatre coins de la grange où six cents d’entre eux ont trouvé un refuge, et en les expédiant au plus vite et d’un seul coup en l’autre monde :
Tous passèrent ainsi dans leur éternité,
Prompte mort, d’une paix bienheureuse suivie[13]…
Aussi le poète voit-il poindre avec joie l’aube de ce xve siècle
qui marquera le déclin de la théocratie. Il fait, en de truculentes
paraboles, dire par Dom Guy, le prieur de la bonne abbaye de
Clairvaux, leurs vérités aux antipapes qui se disputent la chaire
de saint Pierre, aux reines qui se roulent dans la débauche, aux
rois qui font de la terre un lieu de boucherie, aux moines goinfres
et ivrognes, aux hommes de lucre qui changent la maison divine
en une caverne de voleurs, à toute cette engeance maudite que le
roi Jésus-Christ reniera au dernier jour. Il s’incline avec admiration devant les premiers martyrs de la libre pensée, qui, sur le
bûcher où ils sont mordus par la flamme, trouvent encore la
force de se redresser intrépidement et de narguer leurs bourreaux[14].
La vision du Moyen Âge que Leconte de Lisle nous offre est une vision d’enfer. Est-il nécessaire de souligner ce qu’un parti pris aussi violent comporte d’exagération, d’injustice et de fausseté ? Certes, il serait tout aussi excessif de faire de cette longue période, agitée par des guerres interminables, éprouvée par des calamités de toute sorte, une réalisation de l’âge d’or. À supposer que certains de nos contemporains expriment parfois quelque regret de n’avoir pas vécu dans ce bon vieux temps, c’est un regret tout platonique, et il n’est personne qui forme sérieusement le souhait de le voir revenir. Est-ce une raison pour n’en parler qu’avec mépris et avec horreur ? Tout en admirant la vigueur avec laquelle Leconte de Lisle a brossé les tableaux qu’il nous en donne, on est en droit de se plaindre qu’il les ait systématiquement poussés au noir. Avec beaucoup de violences, de souffrances, de brutalité et d’iniquité, il y a eu, en ce rude temps, de l’enthousiasme, de la beauté, de la vertu, de la grandeur. Il n’était pas permis, après 1850, à qui que ce fût, même à un poète, de s’en tenir à une impression si sommaire. Pour invoquer une autorité qui ne saurait être suspecte, Leconte de Lisle aurait pu trouver dans l’Histoire de Michelet les éléments d’une peinture plus exacte, des lignes plus justes et des couleurs plus vraies. Il aurait appris tout au moins à parler avec une pitié fraternelle de ce « triste enfant arraché des entrailles même du Christianisme, qui naquit dans les larmes, qui grandit dans la prière et la rêverie, dans les angoisses du cœur, qui mourut sans achever rien », mais qui « nous a laissé de lui un si poignant souvenir, que toutes les joies, toutes les grandeurs des âges modernes ne suffiront pas à nous consoler ». Il a préféré s’en tenir à Voltaire et à l’Essai sur les Mœurs. Il s’était, pendant son adolescence à Bourbon, imbu de ces opinions surannées il y demeura fidèle jusqu’à ses derniers jours. En 1872. il publiait, sous la forme d’une petite brochure, aujourd’hui très rare, une Histoire populaire du Christianisme. Il avertit lui-même son lecteur que ce n’est pas là « un travail de critique et de discussion ». Entendez que c’est une œuvre de partialité et de haine. Il y résume en formules tranchantes les jugements que ses vers développent en diatribes éloquentes et passionnées. Le pape Grégoire le Grand est présenté comme un des plus redoutables ennemis de l’esprit a aucun des Conquérants Barbares qui s’étaient emparés de l’Italie ne fit plus de mal que lui à l’intelligence humaine ». Le xe siècle — qui est le siècle constitutif de la société féodale — est caractérisé « comme le plus ignare, le plus stupidement féroce et le plus brutalement corrompu de tous les siècles de l’ère chrétienne ». Au moins, Louis IX, dont l’Église a fait un de ses saints, mais en qui la France voit une des plus grandes figures de son histoire, trouvera-t-il grâce devant l’inflexible sévérité de l’auteur ? Il est loué, mais il est loué de telle sorte que l’éloge est presque plus insultant que le blâme. « Saint Louis était un homme juste, généreux, plein d’honneur et d’héroïsme. C’est le plus beau caractère du xiiie siècle. Les grandes vertus lui étaient propres, ses vices étaient chrétiens. » Et pour conclure « Le Christianisme, et il faut entendre par là toutes les communions chrétiennes, depuis le catholicisme romain jusqu’aux plus infimes sectes protestantes ou schismatiques, n’a jamais exercé qu’une influence déplorable sur les intelligences et les mœurs. » De telles affirmations portent leur réfutation en elles-mêmes. Si elles prouvent quelque chose, c’est jusqu’à quel point la passion anti-religieuse peut rétrécir et aveugler un grand esprit. Au point de vue proprement littéraire, nous en conclurons par surcroît que Leconte de Lisle n’était guère en état de remplir la dernière des conditions qu’il imposait à l’auteur d’une épopée cyclique embrassant dans son large développement l’humanité tout entière, et que si l’on peut reprocher à quelqu’un d’avoir choisi, dans le passé, « des thèmes propres au développement des idées et des aspirations du temps où il vivait en réalité », c’est bien au poète qui a gâté une partie de son œuvre, et qui n’en aurait pas été la moins neuve et la moins attrayante, en y infusant le philosophisme du xviiie siècle et l’anticléricalisme du xixe.
Est-ce à dire que ce contempteur du Moyen Âge professe pour les temps modernes une admiration sans bornes, ou qu’il ait une confiance illimitée dans l’avenir qui s’ouvre devant le genre humain ? S’il a nourri, à une certaine époque de sa vie, des illusions de cette sorte, elles se sont dissipées assez vite, et il pris soin lui-même — nous avons pu le constater déjà — d’effacer presque toutes les traces qui auraient pu en subsister dans son œuvre. La civilisation actuelle ne lui inspire pas moins d’horreur que la société féodale. « Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, déclare la préface des Poèmes Antiques,… la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. » On s’attendrait qu’il saluât avec enthousiasme la Renaissance, qui remit les intelligences à l’école des maîtres antiques. Il n’en est rien. À partir du xvie siècle, il cesse de s’intéresser à l’histoire de l’humanité. Seuls, obtiennent de lui quelque marque d’attention et une sympathie non déguisée les représentants attardés des races primitives, les sauvages qui, dans la prairie américaine ou sur quelque îlot de la Polynésie, perpétuent cette alternance d’activité violente et d’indolente songerie, qui fut sans doute, aux temps préhistoriques, la loi de la vie humaine. Il met une visible complaisance à décrire,
Assis contre le tronc géant d’un sycomore,
Le cou roide, les yeux clos, comme s’il dormait,
une plume d’ara, jaune et rouge, au sommet du crâne, et le calumet
aux lèvres, le dernier Sagamore des Florides, le sachem tatoué
d’ocre et de vermillon, immobile, étrange et beau comme une
idole rouge ; — ou bien encore le dernier des Maourys, le vieux
Mangeur d’hommes, unique débris d’une race turbulente
et
guerrière, qui boit l’oubli dans l’eau de feu, et s’en va le long de
la plage, la tête basse et les deux bras pendants,
Fantôme du passé, silencieuse image
D’un peuple mort, fauché par la flamme et le fer.
Quant aux représentants des races dites supérieures, ces blancs
qui prétendent faire la loi à l’univers, il n’a pour eux — et il ne
se gêne pas pour le leur dire — que le plus complet mépris :
Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.
Ils n’en ont qu’une, et la plus basse et la plus vile de toutes, l’appétit des richesses, la soif de l’or. Mais la destruction guette ce monde de corruption et de boue : « Les temps ne sont pas loin », s’écrie le poète,
Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin,
Vous moutrez bêtement en emplissant vus poches.
la surface de la terre, et le globe pulvérisé ira fertiliser de ses innommables restes
Les sillons de l’espace où fermentent les mondes.
Ainsi le poète a constaté le néant des dieux ; il a lancé l’anathème
aux hommes il ne nous reste plus, pour épuiser sa conception de
l’univers, qu’à lui demander ce qu’il pense de la nature.
- ↑ Brunetière, L’évolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle, 2e éd., Paris, 1895, t. II, p. 184.
- ↑ Edgar Quinet, De l’origine des Dieux.
- ↑ Les sources de Leconte de Lisle, Montpellier, 1907.
- ↑ Voir la Préface des Poèmes Antiques.
- ↑ Poèmes Barbares : Nurmahal.
- ↑ Poèmes Barbares : Le Conseil du Fakir.
- ↑ Poèmes Antiques : Çunacépa.
- ↑ Poèmes Antiques : La mort de Valmiki.
- ↑ Médailles Antiques.
- ↑ Poèmes Barbares : Le cœur de Hialmar.
- ↑ Poèmes Barbares : L’épée d’Angantyr.
- ↑ Poèmes Tragiques : La Bête écarte.
- ↑ Poèmes Barbares : Un acte de charité.
- ↑ Poèmes Tragiques : L’Holocauste.