Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/04
L’œuvre de Leconte de Lisle, à la considérer sommairement, est comme une vaste fresque où l’auteur, avec l’ample
et libre génie d’un artiste de la Renaissance, aurait développé,
sur deux ou trois plans, tout le tableau du monde. En haut,
dans un ciel d’or, les dieux, tous les dieux, les plus archaïques
et les plus nouveaux, les plus majestueux et les plus monstrueux.
les plus rudimentaires et les plus accomplis, depuis le fétiche de
l’Indien jusqu’aux Immortels de Phidias. Plus bas, les hommes,
les hommes de tous les temps, de tous les pays, de toutes les races,
anciens et modernes, raffinés et barbares, civilisés et sauvages,
vêtus de peaux, coiffés de plumes, drapés de laine ou bardés de
fer. Au fond, la nature immense et mystérieuse, la prairie où
paît le bison, la jungle où rôde le tigre, le désert que traverse
l’éléphant, la forêt vierge, l’océan infini. Devant ce spectacle
magnifique et disparate, la première impression est une impression de confusion et d’étrangeté. Pour quel dessein a-t-on choisi
et assemblé les formes innombrables qui se trouvent ainsi réunies ? Quelle est la loi de leur ordonnance ? Et quel est le sens
général qui doit, pour le spectateur, se dégager de cet ensemble ?
Avant de répondre à ces questions, il nous faut, tout d’abord,
examiner en détail chacune des parties qui te composent. Quand
nous aurons analysé l’idée que Leconte de Lisle se fait, et qu’il
veut nous donner, des dieux, des hommes et de la nature, alors,
seulement, nous pourrons nous demander quelle est la signification profonde et comme la philosophie de son œuvre.
Commençons par les dieux. Parmi ceux dont Leconte de Lisle nous a retracé l’image, celui de la Bible occupe une place tout à fait en vue. C’est lui qui est en cause tout le long de ce Qaïn dont la masse colossale se dresse, dans les éditions actuelles, au frontispice des Poèmes Barbares. Nous sommes à la veille du Déluge. Le meurtrier d’Abel est mort depuis longtemps ; mais la ville qu’il a fondée pour y établir sa lignée,
Henokhia, cité monstrueuse des Mâles,
Antre des Violents, citadelle des Forts,
dresse toujours sur l’horizon livide ses « murailles de fer », ses
« palais cerclés d’airain » et ses « spirales de tours ». Au faîte,
couché sur le dos, la face tournée vers les nues, l’Ancêtre repose,
selon sa volonté, dans le sépulcre que les siens lui ont bâti. Mais
les temps sont venus ; la vengeance du Seigneur va s’accomplir
sur la race maudite. Qaïn sort de son sommeil. Dans un long
réquisitoire, tantôt violent et tantôt ironique, il rejette sur
l’Éternel le crime dont il va être puni dans ses fils. Il évoque les
souvenirs de l’Éden, de ce séjour de bonheur où il aurait dû
vivre, d’où il a été exclu dès avant sa naissance pour une faute
qu’il n’avait pas commise. Il se révolte contre le châtiment immérité. Il dénonce la fourberie d’Iahveh, l’embûche qui lui a été
tendue, le piège où il est tombé. Dieu l’a maudit : il maudit Dieu
à son tour. Cette humanité qu’Iahveh veut détruire, il prédit
qu’elle survivra au cataclysme qui doit l’engloutir. Elle se rira
de sa puissance, elle oubliera jusqu’à son nom affranchie de
la crainte, elle retrouvera le bonheur et rentrera dans l’Éden.
Tout disparaît sous les grandes eaux. Mais quand l’œuvre de
mort semble accomplie, le poète, ou plutôt le Voyant qui lui
prête ses yeux, aperçoit Qaïn le Vengeur, l’éternel
ennemi
d’Iahveh, qui marche, sinistre, dans la brume,
Vers l’Arche monstrueuse apparue à demi.
Il y a ici autre chose qu’une reconstitution préhistorique. Cet lahveh n’est pas seulement le Dieu de la Bible, dont il emprunte le nom. C’est le Dieu de toutes les religions qui adorent un être souverain et infini, tout-puissant et éternel, distinct du monde dont il est le créateur. C’est le Dieu des Juifs, et c’est le Dieu des Chrétiens, et c’est aussi le Dieu des Philosophes ; c’est l’idée même de la Divinité à qui s’en prend le poète, et dont il entreprend, sous une forme concrète, de faire ressortir le mystère insupportable à la raison humaine, les contradictions et les impossibilités. Qaïn, qui n’a pas demandé à naître, Qaïn, qui porte le poids d’une faute dont il n’est pas responsable, Qaïn, voué par les instincts que son maître a mis en lui à la violence et au meurtre, et puis châtié pour s’y être abandonné, c’est l’homme, l’homme de tous les temps, qui proteste contre la destinée qui lui est faite, et, par sa bouche, c’est le problème du mal que pose, après tant d’autres, Leconte de Lisle, le double problème de la souffrance et du péché.
Ténèbres, répondez ! Qu’Iahveh me réponde !
Je souffre, qu’ai-je fait ? — Le Khéroub dit : Qaïn !
lahveh t’a voulu. Tais-toi. Fais ton chemin
Terrible. — Sombre Esprit, le mal est dans le monde.
Oh ! pourquoi suis-je né ? — Tu le sauras demain.
Il reprend la longue plainte élevée par les poètes depuis le commencement du siècle, celle que Lamartine avait poussée dans cette ode au Désespoir que l’adolescent de Bourbon copiait, on s’en souvient, d’un bout à l’autre sur son cahier, et aussi dans ses Novissima Verba ; celle que Vigny avait fait entendre dans ses poèmes bibliques, dans La Fille de Jephté, dans Le Déluge, dans Le Mont des Oliviers. Cette grande composition est, dans son inspiration première, fortement marquée de romantisme. Pour la bien comprendre, il faut la replacer à sa date, non pas 1869, où elle parut dans le second Parnasse Contemporain, mais 1845, où elle fut conçue en ses éléments essentiels. C’est en 1845, en effet, que, dans La Phalange, dont il était, comme on sait, un des collaborateurs, Leconte de Lisle put lire le compte rendu d’un ouvrage de Ludovic de Cailleux, Le Monde Antédiluvien, poème biblique en prose, et qu’il fut amené à lire l’ouvrage lui-même, auquel il doit la couleur générale de son œuvre et nombre de traits dont il a enrichi ses descriptions. Mais si dans la partie descriptive de son Qaïn, il s’est largement et très heureusement souvenu de Ludovic de Cailleux, l’inspiration philosophique lui venait en droite ligne du Cain de Byron. Il avait découvert probablement le poète anglais au cours de son premier séjour en France. Sa correspondance et sa poésie de cette époque expriment à plusieurs reprises une admiration qui semble dans la première ferveur. Il était encore sous le charme en 1845, comme le prouve un article qu’il donna à La Phalange dans les premiers mois de l’année suivante, sur les Femmes de Byron. Il y parle avec le plus vif enthousiasme de « l’héroïque aventurier », de « l’homme immortel » tombé pour la cause de la liberté hellénique. « À l’un des horizons de ma vie, déclare-t-il, j’ai rencontré l’œuvre d’un grand poète, et maintenant, remis de l’éblouissement premier, je vais d’une page à l’autre, admirant et songeant. Avant d’écrire son Qaïn, il rêva sur celui de Byron. Il en mit dans la bouche de son propre héros les interrogations courroucées et menaçantes, les blasphèmes et les anathèmes, les refus hautains de plier le genou, d’adorer et de servir. Mais, — ce que Byron n’avait pas fait, — il couronna son œuvre par une allusion très certaine aux espérances dont l’entretenait sa foi humanitaire
Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô Pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace,
Tu lui diras : « Adore » ! Elle répondra : « Non !… »
J’effondrerai des Cieux la voûte dérisoire.
Par delà l’épaisseur de ce sépulcre bas
Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas,
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire,
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas.
Et ce sera mon jour ! Et, d’étoile en étoile,
Le bienheureux Éden longuement regretté
Verra renaître Abel sur mon cœur abrité ;
Et toi, mort, et cousu dans ta funèbre toile,
Tu t’anéantiras dans ta stérilité.
Ainsi se clôt cette ample déclamation que Leconte de Lisle, au dire de José-Maria de Heredia, voulut un moment retrancher de son œuvre, comme trop byronienne, qu’il garda cependant et qu’il fit bien de garder, car si l’idée maîtresse n’en était pas neuve, même en 1845, le décor en est le plus magnifiquement barbare qu’il y ait dans les Poèmes Barbares et dans toute la poésie française.
Mais quand il la publia dans Le Parnasse, il y avait déjà longtemps que sa pensée avait pris, en matière de religion, un tour assez différent. Elle avait suivi le mouvement qui, depuis le commencement du siècle, entraînait des esprits pénétrants et libres à regarder de près les grandes manifestations religieuses de tous les temps, non pas pour y chercher des motifs de nier ou des raisons de croire, mais pour y étudier, comme à sa source même, la vie morale de l’humanité. Le xviiie siècle avait cru en finir avec ce qu’il appelait dédaigneusement les superstitions ». Mythes païens ou dogmes chrétiens, il les considérait indistinctement comme un ramas d’inventions ridicules ou odieuses, un tissu d’impostures imaginées par les prêtres et imposées par les rois. Mais on s’aperçut assez vite que l’explication était trop simple pour rendre compte d’un fait aussi universel, aussi inhérent à la nature de l’homme que le fait religieux. On essaya d’en donner une interprétation scientifique. Volney, dans Les Ruines (1791), Dupuis, dans l’Origine de tous les cultes (1795) rapportèrent à une cause unique la naissance de toutes les religions. Cette cause, c’était la crainte et en même temps la curiosité éprouvées par les premiers hommes devant la puissance mystérieuse qui se manifestait à eux par les grands phénomènes de la nature : sentiments que les prêtres de tous les temps n’avaient pas manqué d’exploiter. « L’histoire entière de l’esprit religieux, disait Volney, n’est que celle des incertitudes de l’esprit humain qui, placé dans un monde qu’il ne comprend pas, veut cependant en deviner l’énigme, et qui, toujours étonné de ce prodige mystérieux et visible, imagine des causes, suppose des fins, bâtit des systèmes, puis, en trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux, hait l’erreur qu’il quitte, méconnaît celle qu’il embrasse, repousse la vérité qu’il appelle, compose des chimères d’êtres disparates, et, rêvant sans cesse sagesse et bonheur, s’égare dans un labyrinthe de peines et de folies. »
Le ton est encore singulièrement méprisant. Mais en poursuivant, avec une érudition mieux informée et un esprit moins étroit, ces recherches sur l’origine des religions, les philologues qui s’y adonnèrent ne tardèrent pas à reconnaître que sous la variété des croyances et des symboles, par le moyen de dogmes qui choquent notre raison ou de pratiques qui heurtent nos usages, s’exprime un sentiment essentiel à l’âme humaine, et le plus profond qu’elle puisse éprouver. Des grandes races qui ont tour à tour tenu la tête de l’humanité, chacune a eu sa religion, c’est-à-dire sa façon propre d’entrer en rapports avec l’inconnu et l’invisible qui nous presse de toutes parts, de résoudre l’énigme au sein de laquelle nous vivons, de concevoir l’homme et le monde. Et de la conception qu’elle s’en est faite ont découlé non seulement son culte, mais ses lois, ses mœurs, son art, sa civilisation tout entière. Le fait religieux s’est imposé comme un fait historique, le plus extraordinaire, le plus passionnant des faits historiques, le plus considérable aussi, celui sur lequel savants et philosophes se pencheront désormais, non plus comme autrefois, avec mépris et avec horreur, pour le railler et pour le maudire, mais avec curiosité et sympathie, pour l’approfondir et pour le comprendre. L’initiateur du mouvement fut un érudit d’Allemagne, le Dr Frédéric Creuzer, dont l’ouvrage capital, Les Religions de l’antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques ou mythologiques, parut entre 1810 et 1812. Religions de l’Inde, de la Perse et de l’Égypte, religions de l’Asie occidentale et de l’Asie mineure, religions de la Grèce et de l’Italie sont étudiées en détail dans les huit volumes de texte que comprend la Symbolique de Creuzer, telle qu’elle fut chez nous traduite, commentée et complétée, de 1825 à 1849, par Jean-Daniel Guigniaut. La lecture de ce volumineux traité, bourré de citations et hérissé de références, n’était guère accessible aux profanes mais, de bonne heure, les idées de Creuzer avaient été mises à la portée du public par des ouvrages d’un maniement plus commode et d’une forme moins austère. En 1824, Benjamin Constant publiait son livre De la Religion considérée dans sa source, ses formes et son developpement. Dès la préface, l’ouvrage s’annonçait comme une apologie du sentiment religieux, soigneusement distingué, il est vrai, des formes religieuses. L’auteur y voyait un des plus beaux titres de l’espèce humaine, et « une loi fondamentale de notre nature ». Le moment lui semblait favorable, le règne de l’intolérance étant passé, « pour s’occuper de ce vaste sujet sans partialité comme sans haine,… pour juger la religion comme un fait dont on ne saurait contester la réalité, et dont il importe de connaître la nature et les modifications successives. » Si le sentiment religieux est un et indestructible, les institutions religieuses sont diverses et périssables ; mais le sentiment religieux ne peut se passer de leur soutien. « À chaque époque, la forme qui s’établit naturellement est bonne et utile ; elle ne devient funeste que lorsque des individus ou des castes s’en emparent et la pervertissent pour prolonger sa durée. » Le sentiment religieux, en dernière analyse, c’est le sentiment de l’infini. Comme il « se proportionne à tous les états, à tous les siècles, à toutes les conceptions, les apparences qu’il revêt sont souvent grossières. Mais, en dépit de cette détérioration extérieure, on retrouve toujours en lui des traits qui le caractérisent et le font reconnaître ». Que si certaines religions ont présenté des rites barbares ou licencieux, la faute n’en a pas été au sentiment religieux, mais aux prêtres qui s’en sont emparé à leur profit et ont usurpé le droit de parler au nom des puissances invisibles. Constant invitait d’ailleurs à distinguer non seulement entre les diverses religions, mais entre les diverses époques de ces religions, à ne pas confondre notamment sous le nom de mythologie la religion des Grecs et celle des Romains, alors que les dieux de la Grèce n’ont en commun avec ceux d’Ovide et de Virgile que le nom et quelques fables dont la signification avait changé.
En 1841, dans son Génie des Religions, Edgar Quinet développait avec éclat, en les appliquant aux religions de l’antiquité, des idées analogues. Il ne se proposait rien de moins que « de déduire de la religion la société politique et civile. » Il était persuadé que le principe de vie qui assure le développement et la conservation des sociétés, que « le génie éternellement présent, dont se forme la substance même des peuples », n’était autre que le sentiment religieux. « Ne croyez pas connaître un peuple si vous n’êtes remonté jusqu’à ses dieux. » Il se flattait d’apporter à cette étude non seulement la plus haute impartialité, mais la sympathie la plus entière : « Au lieu de porter l’esprit de mon temps dans ces temps reculés, j’ai cherché plutôt à dépouiller l’homme de nos jours pour revêtir l’homme antique. » Et, loin de voir dans les variations de la croyance humaine une preuve d’ignorance et de faiblesse, « le signe de la misère » de l’homme, il en faisait au contraire « le signe de sa grandeur ». L’homme « poursuit l’infini d’une poursuite éternelle, changeant de temple, de sanctuaire, de société, sans changer de désir. » L’historien qui s’apprête à le suivre dans ses démarches parfois déconcertantes déclare d’avance qu’il ne le fera qu’avec respect. « Dans ce pèlerinage à travers les cultes du passé, errants d’autel en autel, nous n’irons pas, infatués de la supériorité moderne, nous railler de la misère des dieux abandonnés ; au contraire, nous demanderons aux vides sanctuaires s’ils n’ont pas renfermé un écho de la parole de vie ; nous chercherons dans cette poussière divine s’il ne reste pas quelque débris de vérité… »
Ces idées étaient dans l’air au temps où Leconte de Lisle menait à Rennes la vie d’étudiant libre que nous avons décrite ; et, quand il revint de Bourbon en 1845, un des premiers articles qu’il put lire dans cette Phalange à laquelle il collaborait, ce fut une longue étude de Gérard de Nerval sur la manière dont le culte d’Isis se célébrait à Pompéi, qu’en revenant d’Égypte il avait visitée. Il s’était assis sur les ruines, dans le temple de la déesse, et il avait médité avec tristesse sur le sort réservé aux traditions religieuses du genre humain, réservé « au Christ lui-même, ce dernier des révélateurs, qui, au nom d’une raison plus haute, avait, autrefois, dépeuplé les cieux ».
Ô nature s’écriait-il, ô mère éternelle ! Était-ce là vraiment le sort réservé au dernier de tes fils eétestes ? Les mortels en sont-ils venus à repousser toute espérance et tout prestige, et, levant ton voile sacré, déesse de Saïs ! le plus hardi de tes adeptes s’est-il donc trouvé face à face avec l’image de la Mort ? Si la chute successivedes croyances conduisait à ce résultat, ne serait pas plus consolant de tomber dans l’excès contraire et d’essayer de se reprendre aux illusionsdu passé ?
Je ne sais si notre poète feuilleta les volumes dès lors traduits de la Symbolique de Creuzer ; je ne sais pas davantage s’il connut l’ouvrage de Benjamin Constant. Il est très probable qu’il lut celui de Quinet. Quoi qu’il en soit, la substance de cette littérature et la conception nouvelle de l’histoire des religions ne pouvaient manquer de lui être transmises par l’intermédiaire de son ami Louis Ménard. De celui-ci, les idées en cette matière nous sont amplement exposées dans des ouvrages de haute érudition ou de vulgarisation scientifique, La Morale avant les philosophes et Le Polythéisme hellénique, et dans ces Rêveries d’un païen mystique, qui sont, en même temps qu’un des petits chefs-d’œuvre du xixe siècle, un curieux document sur un état d’âme sinon unique, tout au moins très particulier. De ces trois livres, les deux premiers ne furent publiés que vers 1860, après l’apparition, par conséquent, des Poèmes Antiques ; le troisième parut plus tardivement encore. Mais les théories qu’y développe l’auteur étaient d’origine fort ancienne chez lui et déjà fixées dans leurs grandes lignes en 1845, quand Leconte de Lisle le connut.
Louis Ménard n’appartenait à aucune religion déterminée ; mais il se flattait dans une certaine mesure de participer à toutes. Loin d’exclure aucune divinité de son culte, il était disposé à y admettre, non pas tour à tour, mais à la fois, toutes celles qu’avait adorées l’humanité.
Le temple idéal où vont mes prières
Renferme tous les dieux que le monde a connus.
Évoqués à la fois de tous tes sanctuaires,
Anciens et nouveaux, tous ils sont venus.
Les dieux qu’enfanta la Nuit primitive, et ceux que la terre adore en sa vieillesse les dieux contemplateurs, perdus dans un rêve sans fin, et les dieux qui règlent avec ordre et harmonie la vie de l’univers ; les dieux guerriers et les dieux pacifiques, tous ils sont là, attestant par leur sacrifice leur caractère divin ; et même, au fond du temple, une chapelle discrète est réservée
à la Mère du Christ :
Fleur du Paradis, Vierge immaculée,
Puisque ton chaste sein conçut le dernier Dieu,
Règne auprès de ton fils, rayonnante, étoilée,
Les pieds sur la lune, au fond du ciel bleu[1].
Et ce n’est pas là, comme on pourrait croire, une fantaisie de poète. C’est l’expression même de la conviction de Louis Ménard. Selon lui, « pour l’intelligence qui embrasse dans leur harmonie les révélations successives du divin, chaque anirmation de la conscience humaine est un des rayons de l’universelle vérité, une des faces du prisme universel[2]. » La raison est incapable d’exprimer la vie : « les questions d’origine échappent à l’observation et à la science cependant l’esprit humain ne peut se désintéresser de ces problèmes ; il faut donc qu’il se contente de solutions mythologiques, puisqu’il ne s’en présente pas d’autres. » Ces révélations partielles, exprimées en symboles hiéroglyphiques, forment à elles toutes la mystérieuse explication de l’univers, le voile d’Isis, ce riche manteau dont chaque peuple a tissé un pan avec amour. Car les peuples naissent, vivent et meurent, et avec eux leur religion, qui est leur âme. « Un peuple qui a renié ses dieux est un peuple mort[3]. » Tous les cultes se remplacent les uns les autres : celui du Christ, qui est venu le dernier, disparaîtra à son tour, et alors la grande nuit enveloppera le monde, car il ne semble pas au « rêveur dont j’analyse les songeries que dans notre âge positif un culte nouveau puisse s’établir.
Ménard est le dévot de tous les dieux et le fidèle de toutes les
religions. Pourtant il y a une religion qu’il préfère et des dieux
qui lui semblent plus beaux. Cette religion, c’est le polythéisme
hellénique ; ces dieux, ce sont les dieux de l’Olympe, Zeus, Héra,
Athéna, Apollon, qu’il se garde bien de confondre avec les dieux
latins auxquels on les assimile d’ordinaire. Depuis longtemps
on ne veut voir dans leur légende « qu’un tissu de fables immorales et absurdes » il y faut saluer au contraire « les grands symboles par lesquels les contemporains d’Hésiode et d’Homère
traduisaient leur intuition des lois générales du monde[4] ». Les
uns expriment le sentiment de la vie universelle les autres incarnent les principes primordiaux des choses ou les forces élémentaires de la nature ; les autres, les lois modératrices de l’univers. Les luttes où ils se heurtent sont une image de l’harmonie du monde obtenue par l’équilibre des contraires. Cette variété
paraissait à Louis Ménard beaucoup plus conforme à la réalité,
plus satisfaisante pour l’esprit que l’unité de l’lahveh biblique.
Mais la meilleure justification du polythéisme hellénique, elle
était pour lui dans le merveilleux développement de la civilisation grecque.
« Les religions sont la vie des peuples elles en
répondent devant l’histoire ; l’art, la science, la morale et la
politique s’en déduisent comme une conséquence de son principe[5]… Un jour viendra où la religion qui a fait la Grèce si grande
sera jugée selon ses œuvres. Elle a passé vite, comme la beauté,
comme le printemps, comme le bonheur ; mais elle a créé la civilisation grecque, et on ôterait plutôt le soleil du ciel que la Grèce
de l’histoire[6]. » Elle en occupe « le point culminant ». Depuis lors,
il n’y a eu que décadence, et Ménard en veut à Socrate et, avec
Socrate, à tous les philosophes grecs qui ont détruit la religion
de leur pays et ouvert ainsi une ère d’horreur, d’abaissement,
d’oppression et de ténèbres pour l’humanité.
Si je me suis attardé à exposer par le menu les conceptions religieuses du « païen mystique », c’est que du même coup j’exposais par avance, au moins en partie, les conceptions religieuses de Leconte de Lisle. Celles-là ont, dans une large mesure, déterminé celles-ci. Le fait a été signalé il y a déjà longtemps, dès 1870, par quelqu’un — probablement Thalès Bernard — qui connaissait bien l’auteur des Poèmes Antiques, et sa personne autant que son œuvre. Ce « gaspilleur » de génie, — comme Barrès appelle quelque part Louis Ménard, — qui possédait à lui tout seul des aptitudes qui auraient suffi à six, et qui, pour cette raison, n’a pas laissé de chef-d’œuvre, qui était peintre, poète, chimiste, philosophe, helléniste, historien, critique d’art, n’a pas seulement initié son ami à la culture grecque ; il lui a transmis quelques-unes des idées générales qui sont l’armature de son œuvre. C’est grâce à lui qu’au romantisme ou byronisme de Qaïn s’est superposée, sans le détruire ni même le recouvrir toujours entièrement, une conception plus neuve et plus féconde. Par elle, et non pas purement par le goût du pittoresque et du bizarre et une sorte de manie archéologique, s’explique cette revue universelle des mythes, des symboles, des cosmogonies et des théogonies qui compose pour une bonne part l’œuvre poétique de Leconte de Lisle. Il convient d’ailleurs de noter qu’en s’inspirant des idées de son ami, il les a modifiées selon la tournure de son caractère et de son esprit. De mystique qu’elle était chez son initiateur, la curiosité des religions est devenue chez lui proprement historique. Lui-même, lorsqu’il a loué, et critiqué aussi, le jour où il prenait séance à l’Académie française, La Légende des Siècles de Victor Hugo, il a très bien su, en disant ce que son illustre prédécesseur n’avait pas fait, définir ce qu’il avait voulu faire « accorder une part égale aux diverses conceptions religieuses dont l’humanité a vécu, et qui toutes ont été vraies à leur heure, puisqu’elles étaient les formes idéales de ses rêves et de ses espérances ». À leur heure : toute la différence entre Ménard et lui est là. Ces antiques croyances auxquelles il s’intéresse en philosophe, elles ne sont pour lui qu’un passé mort. Il ne satisfait pas, — ou ne trompe pas —, en rassemblant ces mystérieux symboles, un besoin de croire : c’est son imagination de poète à quoi il donne jeu en les reconstituant. Son Panthéon, à lui, n’est pas un sanctuaire où on s’agenouille. C’est un musée où l’on passe, où l’on regarde avec curiosité, avec admiration parfois, et d’où l’on sort, tout imprégné de la mélancolie des choses qui ne sont plus.
Toutes les religions qui ont jamais existé, depuis les plus informes jusqu’aux plus belles, ont droit, nous l’avons vu, de retenir l’attention du poète. Avec ce sens du relatif qui est le sens historique, il dégage de chacune d’eues, en la simplifiant au besoin, ce qu’elle contient d’original. Au Kalewala, recueil des antiques traditions finnoises, il emprunte, pour en orner son poème du Runoïa, le mythe d’Ilmarinnen, l’éternel Forgeron, qui sur l’enclume d’or forge le couvercle de l’univers,
La tente d’acier pur, étincetante et ronde,
et, de son marteau divin, fixe,
dans l’air vermeil,
Les étoiles d’argent, la lune et le soleil.
Ailleurs, par la voix d’un barde celtique, il chante le premier matin de la race des Purs, le paisible sommeil du roi Dylan, bercé dans son palais de nacre par le murmure des grandes eaux, et la beauté des choses et le bonheur de l’homme, jusqu’au jour où le vieux dragon Avank,
Aux sept têtes, aux sept becs d’aigle, aux dents de fer,
Aux yeux de braise, au souffle aussi froid que l’hiver,
envieux de cette béatitude, rompt les digues de l’océan et ouvre
un passage aux flots qui submergent l’univers ; puis, la vie
à nouveau pullulant sur la terre, et les migrations des Kymris,
voguant en flottilles innombrables, à travers la nuit et la tempête, vers l’Occident inconnu[7].
Sans se laisser rebuter par la diffusion du récit, la complication des détails, la barbarie des noms, il
tire de l’ancienne Edda le récit de l’origine des choses : la naissance du géant Ymer, celle du roi des Ases, que la Vache
céleste nourrit du lait de ses mamelles sacrées ; le meurtre d’Ymer,
dont le cadavre forme de son crâne le ciel, de ses yeux les astres,
les rochers de ses os, et dont le sang produit le déluge ; le couple
humain sortant de l’écorce du frêne, la défaite des génies du
Le plus beau, le meilleur d’une immortelle race
L’aube a de ses clartés tressé ses cheveux blonds,
L’azur céleste rit à travers ses cils longs,
Les astres attendris ont, comme une rosée,
Versé des lueurs d’or sur sa joue irisée,
Et les Dieux, à l’envi, déjà l’ont revêtu
D’amour et d’équité, de force et de vertu
enfin les sombres jours, les jours des épreuves sacrées, les puissances mauvaises déchaînées, les astres tourbillonnant
au vent
comme une grêle d’or, et se heurtant les uns contre les autres, et
volant en éclats ; la Terre s’enfonçant
avec horreur
dans
l’Océan noir[8]. Si ces légendes sont étranges, elles sont poétiques,
et on comprend qu’elles aient séduit l’imagination de Leconte
de Lisle. Mais, avec la même conscience, il contera, et par deux
fois, la Genèse polynésienne, qui est bien, en fait de cosmogonie, ce qu’on peut trouver de plus plat et de plus sec. Le divin
Mahouï, après avoir longtemps de son dos musculeux remué les
montagnes et soufflé la flamme par les cratères des volcans, s’apaise enfin, son œuvre étant accomplie.
Il s’endormit dans Pô, la noire Nuit sans fin,
D’où vient ce qui doit nattre, où ce qui meurt retombe,
Ombre d’où sort le jour, l’origine et la tombe,
Dans l’insondable Pô, le Réservoir divin[9].
On le voit, aucune métaphysique, si rudimentaire soit-elle, ne paraît à Leconte de Lisle indigne d’être revêtue de ses vers. Mais, comme il est naturel, c’est aux grandes religions qui ont régné ou qui règnent encore sur l’humanité qu’il s’attarde avec prédilection.
Il s’est intéressé, un des premiers, sinon le premier, parmi les poètes de son temps, aux religions de l’Inde. Elles venaient de nous être révélées, grâce aux travaux des indianistes anglais, allemands et français du xixe siècle. Les grandes épopées et les livres sacrés, le Ramayana, le Mahabarata, le Rig-Véda, le Bhâgavata-Purâna venaient d’être traduits chez nous, dans la période qui va de 1840 à 1850, par les soins de Fauche, de Langlois, d’Eugène Burnouf. À la plus ancienne de ces religions, au naturalisme préhistorique dont les Védas sont le monument, il emprunta ce sentiment profond de la vie universelle, cette adoration des forces élémentaires qu’il a exprimés dans l’Hymne à Sûrya et dans la Prière védique pour les morts. De ces deux morceaux, l’un décrit en vers majestueux et calmes la courbe du soleil dans l’espace, depuis l’aube où il s’élève dans le ciel, jusqu’au soir où il redescend dans les flots de la mer. L’autre, adressée à Agni, le dieu du feu et de la lumière, supplie le Berger du monde d’accueillir l’homme pour qui vient de s’ouvrir la tombe maternelle :
Ne brûle point celui qui vécut sans remords.
Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,
Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !
Mais plutôt de ta gloire éclatante et subtile
Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des morts !
Au Bhâgavata-Purâna, il demanda les formes modernes de la pensée religieuse des Hindous. Il en tira les éléments d’une conception panthéiste de l’univers, magnifiquement symbolisée dans la description de Baghavat, ou Visnou, ou Hari, puisque sous ces trois noms, c’est le même dieu en qui s’incarne le monde :
Hari, le réservoir des inertes délices,
Dont le beau corps nageait dans un rayonnement,
Qui méditait le monde, et croisait mollement
Comme deux palmiers d’or ses vénérables cuisses…
À ses reins verdoyaient des forêts de bambous
Des lacs étincelaient dans ses paumes fécondes
Son souffle égal et pur faisait rouler les mondes.
Qui jaillissaient de lui pour s’y replonger tous.
Un Açvatha touffu l’abritait de ses palmes ;
Et dans la bienheureuse et sainte Inaction
Il se réjouissait de sa perfection,
Immobile, les yeux resplendissants, mais calmes.
Du bouddhisme enfin, il retient la notion de l’ascétisme qui, par la mortification et l’extase, fraye au sage le chemin vers l’Infini, le libère des passions terrestres et de son individualité, l’unit à l’Essence première, et le perd dans la béatitude du Nirvâna.
Les religions de l’Inde sont des religions de la nature, mais d’une nature exubérante, qui accable l’homme de sa fécondité et de sa grandeur leurs symboles ont quelque chose de démesuré et de monstrueux. Les dieux de la Grèce sont aussi des personnifications de la nature, mais d’une nature tempérée, bienveillante, plus à la mesure de l’être humain. Leconte de Liste a vu, comme l’enseignait la mythologie de son temps, en eux et en leurs aventures, la figuration des phénomènes cosmiques. Il a célébré Le Réveil d’Hélios comme il avait chanté la gloire de Sûrya. Il a conté l’histoire d’Héraklès solaire, et salué, comme jadis les femmes de Byblos. Le Retour d’Adônis. Mais, moins encore que par leur puissance, c’est par leurs proportions parfaites et par leur noble beauté que ces dieux plus voisins de l’homme l’ont touché. En même temps qu’ils incarnent les forces de la nature universelle, ils symbolisent aussi les instincts profonds de notre nature humaine. Les uns suscitent à leur gré ces passions redoutables qui troublent les cœurs et bouleversent le monde. Les autres protègent et dispensent les vertus qui font les sages et les héros. Il y a lutte entre ces êtres divins. Le poème d’Hélène, que l’on peut, du reste, interpréter diversement, est un épisode de cette lutte, et l’intérêt véritable n’en consiste point dans la trahison infligés à Ménélas, ni dans la chute de la Laconienne aux bras du Phrygien, mais dans l’antagonisme qui met aux prises d’un côté Éros, dompteur du ciel et dominateur du monde, Aphrodite, dispensatrice des voluptés dégradantes ; de l’autre, Zeus, protecteur de l’hospitalité, Pallas-Athéné, déesse de la sagesse, et la chaste Artémis.
Leconte de Lisle n’a pas dissimulé les côtés voluptueux et sensuels du paganisme hellénique. Mais il a pris plaisir à en faire ressortir aussi les cotés nobles et intellectuels. Tandis que les superstitions grossières demeuraient abandonnées à la foule, des âmes élevées accueillaient avec sympathie une interprétation des mythes qui s’accordait avec l’idéalisme d’un Platon, ou le mysticisme de l’école d’Alexandrie. C’est ce paganisme épuré, en quelque sorte, dont le poète a déploré là disparition et dont il a célébré la grandeur en des vers qui rappellent de très près la prose de Louis Ménard que je citais tout à l’heure :
Écoute au bord des mers, au sommet des collines,
Sonner les rythmes d’or sur les lèvres divines,
Et le marbre éloquent, dans les blancs Parthénons,
Des artistes pieux éterniser les noms.
Regarde, sous l’azur qu’un seul siècle illumine,
Des îles d’Ionie aux flots de Salamine,
L’amour de la patrie et de la liberté
Triompher sur l’autel de la sainte Beauté
Dans l’austère repos des foyers domestiques
Les grands législateurs régler les Républiques,
Et les sages, du vrai frayant l’âpre chemin,
De sa propre grandeur saisir l’Esprit humain !
Tu peux nier nos Dieux, ou leur jeter l’outrage.
Mais de leur livre écrit déchirer cette page,
Coucher notre soleil parmi les astres morts.
Va, la tâche est sans terme et rit de tes efforts.
Non, ô Dieux protecteurs, ô Dieux d’Hellas, ma mère,
Que sur le pavé d’or chantait le vieil Homère,
Vous qui vivez toujours, mais qui vous êtes tus,
Je ne vous maudis pas, ô Forces et Vertus
Qui suffisiez jadis aux races magnanimes,
Et je vous reconnais à vos œuvres sublimes !
Ainsi répond à l’évêque Cyrille, qui la somme de renoncer
à ses dieux morts et à leur culte impur, et de confesser « l’unique
et sainte vérité », Hypatie, la belle philosophe, la vierge savante,
dont les chrétiens, en la lapidant, feront une martyre.
Le paganisme ainsi conçu prétend rivaliser avec la morale chrétienne. Les deux conceptions présentent de profondes différences que dans le Chant Alterné — l’Églogue Harmonienne de 1846, — Leconte de Lisle a fait admirablement ressortir. Deux voix, auxquelles, dans la première rédaction du poème, il avait donné les noms significatifs de Pulchra et de Casta, célèbrent en stances qui se répondent le caractère dominant de l’ancien culte et du nouveau. Je citerai seulement les dernières, dans la version originale
Dans l’Attique sacrée aux sonores rivages,
Dans la douce Ionie aux souffles amoureux,
Partout où le soleil éclaire un monde heureux,
La volupté divine a reçu mes hommages !
Partout où l’on gémit, où murmure un adieu,
Partout où l’âme humaine a replié son aile,
J’ai fait germer toujours l’espérance éternetle,
Et j’ai guidé la terre au-devant de mon Dieu !
Moi, je suis la beauté, la forme enchanteresse,
Chère à tout cœur gonfté par de chauds battements
Et je n’ai point d’égale, et comme une maîtresse,
J’enveloppe le monde entre mes bras charmants
Je suis l’amour sans tache, impérissable flamme,
Aurore du seul jour qui n’ait pas de déclin
Les yeux ne m’ont point vue, et je veille dans t’âme,
En y parlant du ciel à ce monde orphelin !
« Le poète alors, prenant la parole, confondait dans une même adoration ces deux aspirations de l’âme vers un idéal éternel :
Ô beauté, que le sage et l’artiste ont aimée,
Rayon des anciens jours qui dores l’avenir
Et toi, sainte pudeur, ô lampe parfumée,
Que rien ne peut jamais ternir !
Divin charme des yeux — ô chasteté bénie !
Double rayonnement d’un immuable feu !
Sur ce monde échappé de sa main infinie
Vous êtes la lumière et l’empreinte de Dieu !
Cette conclusion a disparu du texte de 1852. Au lieu de réconcilier dans un même culte les deux religions antagonistes, le poète, selon la version nouvelle, les regarde, avec un regret mélancolique, sombrer toutes les deux dans le même oubli. Sans doute il cède à un scrupule d’artiste ; il veut dissimuler son moi, effacer tout vestige de lyrisme romantique, et donner au morceau le caractère d’objectivité absolue qu’il a choisi pour être le signe distinctif de sa poésie. Mais on peut se demander s’il n’a pas eu le désir de retirer au christianisme une adhésion qu’il ne se souciait pas de lui donner, un hommage qu’il était de moins en moins disposé à lui rendre. La loi de Jésus lui apparaît surtout comme une loi qui contraint, qui violente et mutile la nature humaine. C’est ainsi qu’il la définit par la bouche même de son fondateur :
Je suis le sacrifice et l’angoisse féconde
Je suis l’Agneau chargé des souillures du monde
Et je viens apporter à l’homme épouvanté
Le mépris de la vie et de la volupté !
………………………………………………………
Je romprai les liens des cœurs, et, sans mesure,
J’élargirai dans l’âme une ardente blessure.
La vierge maudira sa grâce et sa beauté
L’homme se rentra dans sa virilité
Et les sages, rongés par les doutes suprêmes,
Sur leurs genoux ptoyés inctinant leurs fronts blêmes,
Purifiront au feu leur labeur insensé[10].
Ce n’est pas qu’il ne puisse y avoir dans cette doctrine de l’austérité et du renoncement, de l’humiliation de l’esprit et de la mortification des sens, une grandeur abrupte et comme une sorte de beauté sauvage qu’un poète du tempérament de Leconte de Lisle ne pouvait méconnaître. Un de ses plus beaux poèmes[11] est consacré à exalter les âmes ardentes, que chassait vers la Thébaïde, au iiie siècle de notre ère, le dégoût de la corruption qui submergeait l’empire comme une mer, ces anachorètes qui, dans la solitude, déchiraient « d’une main éperdue » leur chair encore frémissante des passions du monde, et dont les os blanchissaient dans les antres du désert. En ces « rêveurs », en ces « martyrs » en ces « vaillantes créatures », il a salué des poursuivants de l’idéal et des « amants désespérés du ciel » Mais dans une rédaction antérieure, dont la pièce actuelle n’est qu’un abrégé très adouci, il gourmandait avec véhémence ces « orgueilleux » ces « fous sublimes » qui trouvaient une jouissance condamnable à piétiner tout ce qu’il pouvait y avoir dans leur vie d’affections naturelles et de sentiments humains :
Ah ! fuir le sol natal, les tendresses premières,
Étouffer dans son cœur les souvenirs amis,
L’amour et la beauté, ces divines lumières…
C’était commettre un crime, et vous l’avez commis.
Entre la religion de la beauté harmonieuse et de la nature librement épanouie, et la religion de la contristation volontaire et de la souffrance voluptueusement embrassée, entre le paganisme et le christianisme, tels qu’il se les représentait, son choix, s’il en avait eu un à faire, n’aurait pas été douteux. Il faut toujours, sur cette matière, en revenir à cette belle pièce d’Hypatie qui, dans l’édition de 1852, ouvrait les Poèmes Antiques comme une déclaration solennelle et une profession de foi :
Ô Vierge, qui d’un pan de ta robe pieuse
Couvris la tombe auguste où s’endormaient, tes Dieux,
De leur culte éclipsé prêtresse harmonieuse,
Chaste et dernier rayon détaché de leurs Cieux !…
Le vil Galiléen t’a frappée et maudite[12]
Mais tu tombas plus grande ! Et maintenant, hélas !
Le souffle de Platon et le corps d’Aphrodite
Sont partis à jamais pour les beaux cieux d’Hellas !
Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
Dans ton linceul de Vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros !…
Je n’ai en vue, en ce moment, bien entendu, que le christianisme considéré pour ainsi dire en soi et dans son essence, abstraction faite des formes sous lesquelles il s’est organisé et perpétué au sein des nations. Pour une de ces formes, en particulier, pour l’Église catholique, Leconte de Lisle a toujours nourri, — nous y reviendrons plus tard — la plus profonde horreur. Mais, s’il n’a pas varié dans son aversion pour « la religion dégénérée du Christ », du moins il a toujours parlé du Christ lui-même avec infiniment de respect et une sorte de piété. Dans le temps de son séjour à Rennes, ému peut-être et comme gagné par la contagion d’une ferveur religieuse dont quelques-uns de ses plus chers amis lui donnaient le spectacle, — le pieux Rouffet, par exemple, ou bien encore Houein, « charmant garçon, doux, religieux et instruit », — il avait composé sur Jésus enfant une petite pièce intitulée Issa ben Mariam, dont le titre trahit une recherche, assez curieuse pour l’époque, de couleur exotique, mais dont l’inspiration est tout orthodoxe. Elle décrit en strophes délicatement nuancées le repos de l’enfant-dieu, et conclut ainsi
Tu dormais plein de grâce, enfant de l’Orient.
L’ange des songes d’or ouvrait en souriant
Ses ailes sur ta tête blonde,
Et ta mère veillait son trésor précieux ;
Mais nul ne devinait que de tes faibles yeux
Jaillirait l’aurore du monde !
Mais nul ne devinait, mystérieux martyr,
Que de ton sang sacré fécondant l’avenir
Sombre de haine et de souffrance,
Un jour tu doterais la frêle humanité
Des rayons de l’aurore et de la liberté
Et de l’immortelle espérance !…
Plus tard il devait revenir maintes fois à la personne du Christ, et son œuvre définitive contient au moins une dizaine de passages où Jésus est mis en scène sous des aspects différents. Je laisse de côté La Passion dont on a grossi le recueil posthume du poète, étant bien avéré que, malgré la dédicace : À ma mère, elle ne fut jamais qu’une de ces besognes plus ou moins lucratives dont Leconte de Lisle était contraint de s’acquitter par les nécessités de la vie. Ce commentaire rimé du Chemin de la Croix ne rend à l’analyse ni émotion religieuse ni sentiment poétique. Ces quatorze ou quinze tableaux ont de l’imagerie pieuse, telle qu’elle est trop souvent exécutée, la banalité et la froideur. D’autres, moins orthodoxes, sont infiniment plus touchants, parce que le cœur du poète s’y est librement exprimé. Tantôt il a peint le Dieu de la crèche,
le dernier-né des familles divines,
Le fruit de leur sillon, la fleur de leurs ruines,
L’Enfant tardif, promis au monde déjà vieux,
Qui dormit deux mille ans dans le berceau des Dieux[13],
et tantôt l’époux divin, le pâle jeune homme à qui se voue le
tendre cœur des vierges :
Il est noble et grand comme Gabriel…
De ses cheveux blonds le rayonnement
L’enveloppe et fait luire chastement
Sa beauté parfaite[14].
Il a suivi le Christ au cours de sa vie publique il l’a montré, lui, le dieu miséricordieux, tout « pâle de courroux », chassant à grands coups de fouet les vendeurs du temple,
crevant les sacs, les escarcelles
Pleines d’argent, poussant les bœufs sur les vaisselles,
Et les outres de vin sur les riches tissus,
Et l’âne sur l’ânier et le tout par-dessus[15].
Il l’a montré au jardin des Olives,
S’abattant contre terre avec un grand soupir,
Désespérant du monde et désirant mourir
tandis que sous les murs de Tsiôn étincelle dans l’ombre la torche
de Judas[16]. Il l’a montré sur la colline âpre et nue qu’ensanglante
le soleil couchant, suspendu au gibet, entre les deux suppliciés :
Il était jeune et beau sa tête aux cheveux roux
Dormait paisiblement sur l’épaule inclinée,
Et d’un mystérieux sourire illuminée,
Sans regrets, sans orgueil, sans trouble et sans effort,
Semblait se réjouir dans l’opprobre et la mort.
Certes, de quelque nom que la terre le nomme,
Celui-là n’était pas uniquement un homme[17]…
Il l’a montré à sa dernière heure, poussant vers les sombres nuées un cri d’angoisse et d’épouvante, ne croyant plus à sa mission ni à sa divinité, doutant de lui-même et s’entendant
déjà désavouer par l’avenir :
Descends de ton gibet sublime,
Pâle crucifié, tu n’étais pas un Dieu !…
Cadavre suspendu vingt siècles sur nos têtes,
Dans ton sépulcre vide il faut enfin rentrer.
Ta tristesse et ton sang assombrissent nos fêtes ;
L’humanité virile est lasse de pleurer.
Le poète, il est vrai, relève le blasphème. « Non, s’écrie-t-il, Fils du charpentier, tu n’avais pas menti ! »
Tu n’avais pas menti ! Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ;
L’homme peut, sans frémir, rejeter ta mémoire,
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents !…
Car tu sièges auprès de tes Égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu :
Les âmes, en essaims de colombes mystiques,
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu !
Et, comme aux jours altiers de la force romaine,
Comme au déclin d’un siècle aveugle et révolté,
Tu n’auras pas menti, tant que la race humaine
Pleurera dans le temps et dans l’éternité[18].
Il semble que Leconte de Lisle ne se résigne pas sans peine à livrer à l’oubli cette grande figure, qui incarne aux yeux du monde, des incrédules aussi bien que des croyants, la compassion épanchée sur toutes les misères humaines et l’infinie miséricorde. Il faut pourtant qu’elle y descende et s’y ensevelisse comme les autres, puisque c’est la commune destinée de tous les êtres surnaturels auxquels l’humanité a voué successivement son admiration et son amour. Tel est, en fait d’histoire des religions, le dernier mot du poète. Il nous est donné dans la grande pièce, d’une magnifique tristesse, intitulée La Paix des Dieux, œuvre de ses dernières années, qui figure en tête de ses Derniers Poèmes et peut servir de conclusion, dans l’ordre d’idées où nous sommes, à toute son œuvre.
L’homme demande au Démon qui le hante sans cesse, à « cet âpre désir des choses éternelles » qui fait à la fois sa vie et son tourment, de lui ouvrir « la Cité du silence et de l’ombre », le sépulcre où dorment les Dieux évanouis. — Le Charnier divin ! répond le Spectre ; regarde, il est au fond de ton propre cœur :
Là sont tous tes Dieux morts, anciens songes de l’Homme,
Qu’il a conçus, créés, adorés et maudits…
Et les uns après les autres, il évoque leur image et il les appelle par leur nom les Dieux de l’Égypte, Ammon-Râ, ceint des bandelettes funèbres, et Thoth le Lunaire, et Anubis l’aboyeur, et Isis, et Apis ; les dieux du Gange ; les Baalim des nations farouches, le sinistre Iahveh, le sombre Ahrimân, et les dieux assyriens, et les Kymriques, et les Aztèques, et les Scandinaves, et les Immortels assis autour du Kronide sur le Pavé d’or ; enfin, dans le brouillard qui monte et l’enveloppe,
Le blond Nazaréen, Christ, le fils de la Vierge,
Qui pendait tout sanglant, cloué nu sur sa croix…
Et l’Homme, désespéré, pleure sur ses Dieux morts. Mais du fond de lui-même il entend monter, « triste comme un sanglot », une voix, la voix de son inexorable Raison :
Rien ne te rendra plus la foi ni le blasphème,
La haine ni l’amour, et tu sais désormais,
Éveillé brusquement en face de toi-même,
Que ces spectres d’un jour, c’est toi qui les créais.
Mais va ! Console-toi de ton œuvre insensée !
Bientôt ce vieux mirage aura fui de tes yeux.
Et tout disparaîtra, le monde et ta pensée,
Dans l’immuable paix où sont rentrés les Dieux !
Ainsi, l’homme, en ce monde, n’a d’autre secours à espérer que de lui-même et de l’humanité. Ce qu’il doit en attendre, il en pourra juger d’après son histoire, telle que le poète, nous le verrons, la lui met sous les yeux.
- ↑ Les Rêveries d’un païen mystique : Panthéon.
- ↑ Ibidem : Le banquet d’Alexandrie.
- ↑ Ibidem : Le voile d’Isis.
- ↑ La Morale avant les philosophes.
- ↑ Ibid
- ↑ Du Polythéisme hellénique.
- ↑ Poèmes Barbares : Le massacre de Mona.
- ↑ Poèmes Barbares : La légende des Nornes.
- ↑ Derniers Poèmes : Le Dernier des Maourys.
- ↑ Poèmes Barbares : Le Runoïa.
- ↑ Poèmes Barbares : Les Ascètes.
- ↑ Le texte de 1852 porte exactement : L’homme en son vol fougueux t’a frappée et maudite.
- ↑ Poèmes Barbares : Le Runoïa.
- ↑ Poèmes Barbares : La Fille de l’émyr.
- ↑ Poèmes Barbares : Les Paraboles de dom Guy.
- ↑ Poèmes Tragiques : La Bête écarlate.
- ↑ Poèmes Barbares : Le Corbeau.
- ↑ Poèmes Barbares : Le Nazaréen.