Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/03

Boivin & Cie, éditeurs (p. 47-71).




CHAPITRE III


LES DÉBUTS LITTERAIRES :
LECONTE DE LISLE À PARIS



I



Une fois passées les premières effusions de joie qui suivirent le retour de Leconte de Lisle au pays natal, il fallut songer aux affaires sérieuses et choisir une carrière. Sans la licence en droit, le jeune homme ne pouvait ni avoir accès à la magistrature ni être régulièrement inscrit au barreau. Quand il s’installa à Saint-Denis, fût-ce bien, comme le disent ses biographes, en qualité d’avocat ? Ce dut être plutôt, j’imagine, en qualité d’homme d’affaires. Mais quel homme d’affaires que ce poète de vingt-cinq ans ! Il habitait, dans le beau quartier de la ville, et dans une des rues les plus riantes de ce quartier, une maisonnette entourée de manguiers et d’arbres à pain, qui avait vue d’un côté sur la montagne, de l’autre sur la mer. Le site était admirable. Il s’y ennuya. Dans sa résidence nouvelle, il n’avait ni camarades, ni amis, personne avec qui disserter à perte de vue sur ses sujets favoris, religion et politique, littérature et art personne avec qui fumer, comme jadis, « le poétique cigare » au bord de la mer. Il se sentait « horriblement seul il n’avait pas oublié son cher Adamolle, « l’ami », « le frère », auquel en quittant Bourbon, il avait juré une amitié éternelle ; et Adamolle ne l’avait pas oublié non plus. Mais Adamolle n’était pas à Saint-Denis ; il était resté sur les Hauts de Saint-Paul, dans l’habitation paternelle ; il s’était marié. Il n’y avait d’autre ressource que de correspondre avec lui de temps à autre. Et c’est grâce aux cinq ou six lettres de Leconte de Lisle à Adamolle qui nous ont été conservées qu’il nous est possible d’avoir, sur cette période de sa vie, quelques demi-clartés.

Dans ces lettres, il n’est guère question, comme on peut le croire, des affaires que fait, ou plutôt que ne fait pas Leconte de Lisle. Depuis qu’il a écrit dans les journaux de Rennes et de Dinan et dirigé La Variété, il se sent homme de lettres jusqu’au bout des ongles. Le plus clair de ses loisirs, dans sa petite maison sous les manguiers, se passe à composer des vers, et aussi des nouvelles, qui sont d’un placement plus facile dans les gazettes du lieu. Adamolle se charge d’en faire insérer une dans le Courrier de Saint-Paul. Négociation épineuse, car Leconte de Lisle, avec ce caractère entier et cette raideur orgueilleuse que nous lui connaissons, est peu disposé à se soumettre aux volontés d’un directeur de journal. En envoyant sa copie à Adamolle, il le somme d’exiger en son nom « qu’il ne soit pas retiré un mot, une virgule, un alinéa ; sinon, non ! c’est-à-dire, renvoie-moi le tout ». Deux lignes plus bas, il y revient encore : « Ne fais pas la moindre concession au sujet de la bluette que voici j’en serai cruellement — et il répète, et il souligne — cruellement désobligé. » Les pourparlers ainsi engagés n’aboutissent pas. Le directeur du Courrier n’ayant point fait à Leconte de Lisle « les propositions qu’il était en droit, pensait-il, d’attendre de lui », le poète invite Adamolle à retirer le manuscrit. « Je t’écris cela parce que le bon plaisir d’un journaliste est moins que de la fumée pour moi, et que je suis habitué à leur imposer mes façons d’être et de voir, et non à supporter leurs éloges ou leurs critiques, dont je me soucie excessivement peu, et pour cause. » Question de principe. Il faut faire aussi la part de la mauvaise humeur. À la fin d’une de ces lettres, Leconte de Lisle l’avoue lui-même : « Je suis dans un de mes jours noirs aujourd’hui et je souffre affreusement, pour les causes que je t’expliquerai. »

De quoi souffre-t-il, et par qui ? Nous ne pouvons là-dessus que faire des conjectures. Très probablement, il souffre du contact journalier avec les planteurs et les négociants de Saint-Denis. Tout créole qu’il fût d’origine et de tempérament, il n’aimait pas les créoles, et les jugeait sans indulgence. « Le créole, écrivait-il quelques années plus tard, a le cœur fort peu expansif et trouve profondément ridicule de s’attendrir. Ce n’est pas du stoïcisme, mais bien de l’apathie et, le plus souvent, un vide complet sous la mamelle gauche, comme dirait Barbier. Ceci soit dit sans faire tort à l’exception, qui, comme chacun sait, est une irrécusable preuve de la règle générale[1]. » Autant que par leur sécheresse de cœur, les créoles qu’il fréquentait lui déplaisaient par leur vulgarité d’esprit, leur horreur des idées, leur incapacité d’enthousiasme, leur indifférence aux beautés de la nature. « Le créole — c’est toujours lui qui parle — est un homme grave avant l’âge, qui ne se laisse aller qu’aux profits nets et clairs, au chiffre irréfutable, aux sons harmonieux du métal monnayé. Après cela tout est vain, amour, amitié, désir de l’inconnu, intelligence et savoir ; tout cela ne vaut pas un grain de café. » Et il ajoute « J’ai toujours pensé que l’homme ainsi fait n’était qu’une monstrueuse et haïssable créature. Qui donc en délivrera le monde ?[2] » Ce n’est pas tout. Lui qui est depuis longtemps imbu d’idées philosophiques et humanitaires, lui qui vient de passer six années en France, où il n’y a point d’esclaves, il doit souffrir du traitement barbare infligé par des maîtres sans entrailles à ces pauvres noirs, ces grands enfants, forts, paresseux et bons, pour qui il se sent une naturelle sympathie. Mais surtout il souffre du manque d’harmonie entre lui et les membres de sa famille la plus proche ; il souffre de n’être pas compris des siens. Sa famille a fait, pour l’envoyer en France, elle fait encore pour le soutenir à Saint-Denis des sacrifices qu’elle estime naturellement considérables et dont elle se juge peu récompensée. Elle est déçue dans ses espérances et dans ses ambitions, humiliée dans son orgueil. On raille, paraît-il, « le poète ». On devine ce que cette simple phrase évoque de menus froissements, de blessures d’amour-propre, de coups d’épingle qui se répètent et qui font plaie. Toutes ces causes réunies, et la dernière à elle seule serait suffisante, l’amenèrent à un état de crise sur lequel nous éclairent quatre lettres, toutes les quatre du début de 1845.

« Voici quatorze mois que je suis à Bourbon : 420 jours de supplice continu ; — 10 080 heures de misère morale ; — 60 480 minutes d’enfer ! Il n’est pas Dieu possible que cela ne compte pas plus tard ». Ainsi débute la première de ces lettres, écrite tout au commencement de janvier, puisqu’elle porte à son destinataire des souhaits de bonne année. On ne s’étonnera pas, après cela, que Leconte de Lisle n’ait dès lors qu’une idée en tête, qui est de s’en retourner en France. Une occasion s’est offerte, que, pour des raisons que nous dirons tout à l’heure, il n’a pas voulu saisir. Il est déçu, mais non désespéré. Il a confiance en lui ; il se sent destiné à autre chose qu’à « la vie stupide » qu’il mène. Et là-dessus il entame sans crier gare, pour l’édification d’Adamolle, une longue dissertation philosophique en jargon d’école, à travers laquelle on démêle assez facilement, sous l’impersonnalité apparente, le besoin de protester contre les sentiments qu’on lui prête dans son entourage et l’idée qu’on s’y fait de lui. Comme il est au-dessus de son milieu, indifférent aux affaires de ce monde, ne s’intéressant qu’aux choses de l’esprit et aux spéculations métaphysiques, étranger et distant, les gens qui n’ont pas les mêmes goûts que lui — ou, comme il dit, « le vulgaire » — lui reconnaissent une belle intelligence, mais l’accusent d’être égoïste et de manquer de cœur. L’objet de sa dissertation est d’établir que l’on ne saurait séparer le cœur de l’intelligence, que « le cœur n’existe que parce qu’il y a intelligence » et que « s’il y a intelligence, il y a virtuellement cœur aussi, alors même que ce mode ne nous serait pas visible et palpable. » Cette démonstration n’a pas paru péremptoire à Adamolle, et il a eu sans doute l’imprudence de le dire, car il se fait taxer, dans la lettre suivante, écrite le 18 janvier 1845, d’hérésie en matière de logique. Il a eu le tort plus grave — dans le but très louable d’incliner son irritable ami à modérer ses désirs et à se soumettre à la loi commune — de risquer une distinction entre les joies réelles de l’homme, celles qui s’offrent à sa portée, qu’il n’a qu’à étendre la main pour saisir, et les joies factices, qu’il va, à sa peine et à son dam, chercher trop loin ou trop haut. Son correspondant le rétorque avec vigueur : « Les joies réelles ne sont ni l’amour, ni l’amitié, ni l’ambition comme on les conçoit sur terre, car tout cela passe et tout cela s’oublie ; mais elles sont dans l’amour de la beauté impérissable, dans l’ambition des richesses inamovibles de l’intelligence, et dans l’étude sans terme du juste, du bien et du vrai absolus, abstraction faite des morales factices d’ici-bas. Les joies fausses sont dans la vie vulgaire ; les joies réelles sont en Dieu ». Adamolle s’est permis enfin d’insinuer que si Leconte de Lisle veut aller à Paris, c’est qu’il trouve l’existence, à Saint-Denis, monotone, et qu’il ne serait pas fâché de se distraire un peu. « Ce que je chercherais à Paris, mon vieil ami, ne serait pas une vie plus émotionnée (sic)… Ce que je désirerais là-bas, c’est au contraire une vie plus calme que celle-ci, plus propice à l’étude, et non plus bruyante. J’ai toujours détesté le bruit que font les hommes, et eux aussi… » Il veut se persuader qu’au fond Adamolle éprouve les mêmes souffrances que lui, mais qu’il estime plus sage de dissimuler son mal. « Crois-moi, le remède à cette gangrène générale est une vraie foi en un Dieu vrai. Quel est ce Dieu ? Nous en parlerons quand tu voudras ». Adamolle est tout étourdi de cette philosophie. Il admire les principes de son ami, il envie la quiétude qu’ils lui ont apportée ; il se déclare prêt à aborder avec lui la question de Dieu. « Hélas ! Hélas ! répond Leconte de Lisle, ce sont bien là ces principes tant et si vainement cherchés par beaucoup d’intelligences fortes et belles sans doute, mais trop préoccupées d’intérêts contingents ; mais pour qu’ils m’aidassent à conquérir cette heureuse quiétude dont tu parles, il faudrait que je puisse m’abstraire d’un monde aveugle ou de mauvaise volonté. Or, un homme, quel qu’il soit, peut-il s’abstraire incessamment de l’humanité ? » Pour ce qui est de Dieu, de sa substance et de ses attributs, il renvoie son correspondant aux Sept Cordes de la Lyre, de Mme Sand. « Une part de vérité est contenue dans ce poème magnifique. » Adamolle n’est guère capable de suivre son ami si haut. Ces aperçus sur la nature de l’Être lui rappellent surtout leurs conversations de jadis sur la grève de Saint-Paul. Il regrette le temps passé il regrette de ne plus retrouver l’ami qu’il a connu. Et Leconte de Lisle découvre avec stupeur l’abîme qui s’est creusé entre lui et celui qu’il aimait le plus, abîme qui ne pourra se combler. La page vaut qu’on la cite tout entière. Il y a quelque chose qui serre le cœur dans le spectacle de ces deux âmes qui, malgré elles, se détachent l’une de l’autre, quelque chose aussi qui force le respect dans l’obstination farouche avec laquelle la plus fortement trempée suit sa voie, sans plus regarder en arrière :


Je m’aperçois avec une sorte de terreur que je vais me détachant, en fait. des individus, pour agir et pour vivre, par la pensée, avec la masse seulement. Je m’efface, je me synthétise ! C’est le tort, — si c’en est un — de la poésie que j’affectionne entre toutes. J’ai donc dû te paraître un égoïste, mon ami, alors même que tout au rebours, c’était l’oubli de ma propre individualité qui donnait cette apparence mauvaise et misérable à mes actions, ou plutôt à mon manque d’action. Hélas ! mon vieux camarade, il ne faut pas s’accoutumer à vivre seul, car le contraire se réapprend facilement [on attendrait plutôt se désapprend]. Ne crois pas cependant que cela tue le cœur, parce que cela l’élargit. L’individu en souffre, l’homme s’en irrite, mais qui sait si Dieu n’y gagne pas ? Quant à nous, mon cher Adamolle, vois un peu ! Nous nous sommes séparés durant de longues années, nous avons aimé d’autres hommes, et ils nous ont aimés ; notre cœur a ressenti d’autres besoins que ceux auxquels satisfaisait notre première affection. Nous avons été heureux, nous avons souffert et nous nous sommes à demi retrouvés. D’où vient-il donc que nous devions nier l’amitié qu’il ne nous a pas été donné de poursuivre aussi naïve qu’autrefois ? La faute n’en est ni à moi ni à toi. Tu t’es marié, tu as vécu d’une vie inflexible dans ses limites. Je me suis aventuré aussi dans une route divergente, et j’ai cherché ma plus grande somme de bonheur dans la contemplation interne et externe du beau infini, de l’âme universelle du monde, de Dieu dont nous sommes une des manifestations éternelles. Il ne faut pas douter, mon ami. Il faut laisser aux niais et aux lâches leurs stupides négations du cœur immortel et de l’intelligence divine de l’homme, car c’est là de la misère morale, mille fois plus affreuse que la misère matérielle, puisque c’est une dégradation de Dieu en nous. Tu as souffert, mon vieil ami, mais l’épuration est dans la douleur. Tu as aimé saintement, mais l’amour illumine à jamais notre cœur. Et tu te dis glacé, désespéré, sans désirs et sans passions ! Tu te mens à toi-même. L’homme qui a souffert et qui a aimé, quelle que soit sa grandeur, quelle que soit son humilité, s’il a souffert, s’il a aimé saintement, cet homme ne s’éteindra jamais, pas même sous l’haleine de ce qu’on nomme la mort et qui n’est que le réveil.


De ce pathos romantique, tout enguirlandé des festons de la rhétorique à la mode, il résulte avec la dernière évidence que Leconte de Lisle ne se sent plus, avec les gens parmi lesquels il vit, rien de commun. Il n’a, dans ces conditions, qu’une chose à faire : c’est, puisqu’il le peut, de s’en aller. Après bien des hésitations, il accepte la proposition que lui ont faite, par l’intermédiaire de son ami Villeneuve, un étudiant qu’il a jadis connu à Rennes, les rédacteurs de La Démocratie Pacifique, journal phalanstérien de Paris. On lui promet « en attendant mieux, 1.800 fr. par an d’appointements fixes et l’impression, aux frais de l’École sociétaire, d’un volume de poésies prêt à être publié ». En avril 1845, vraisemblablement, il s’embarquait sur le trois-mâts La Thélaïre, capitaine Bastard, à destination de Nantes. La traversée dura deux mois. À ce voyage se rapporteraient les impressions d’où sont nées beaucoup plus tard deux pièces des Poèmes Tragiques, L’Albatros et Sacra fames, qui évoquent, au milieu de la tempête, le puissant oiseau, le « roi de l’espace »,


Fendant le tourbillon des rauques étendues,


ou, dans la solitude de l’Atlantique,


Le sinistre rôdeur des steppes de la mer,


le requin immobile entre deux eaux, le corps inerte et l’œil terne, guettant la proie que happeront ses redoutables mâchoires. Une de ces légendes dont on se plaît à embellir la vie des poètes veut que, pendant les longues journées de flânerie sur le pont du navire, il ait relu le cahier de poésies qu’il emportait avec lui, et que, feuillet par feuillet, il l’ait jeté à la mer, ne gardant que la seule Hypatie, qui figurera en tête des Poèmes Antiques. Il me paraît peu probable qu’au mois d’avril 1845, Hypatie fût déjà composée moins probable encore que le jeune poète dispersât de si bon cœur aux souffles de l’Atlantique le mince volume sur lequel reposait toute sa fortune. Quoi qu’il en soit, en juin 1845, il était à Nantes, et de Nantes il allait à Brest rejoindre Paul de Flotte, sous les auspices duquel il devait se présenter rue de Beaune, aux bureaux de La Démocrate Pacifique, où il était attendu.

II

L’auteur de la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, l’inventeur de l’harmonie universelle fondée sur l’attraction passionnelle et obtenue par l’organisation phalanstérienne, Charles Fourier, était mort en 1837 sans avoir réussi ni à imposer ses idées au public, ni à les réaliser dans les faits. Mais, sous le nom d’École sociétaire, un petit nombre de fidèles, groupés autour de Victor Considérant, avaient recueilli l’héritage du Maître et s’occupaient de propager la bonne doctrine. Après l’avoir prêchée de ville en ville, ils avaient, en 1843, créé ou ressuscité, pour la répandre, deux organes, une revue mensuelle, la Phalange, et un journal quotidien, la Démocratie Pacifique. C’est à l’une et à l’autre de ces publications que Leconte de Lisle s’était engagé à collaborer. Il ne s’y était pas décidé sans avoir hésité beaucoup et, pour commencer, refusé. Ce n’est pas qu’il eût de la répugnance pour les conceptions fouriéristes. On se souvient que La Variété avait, en son temps, signalé avec sympathie comme « un ouvrage sérieux a tranchant sur la foule des romans nouveaux, le livre où Mme Gatti de Gamond traçait le plan d’un Essai de réalisation d’une commune sociétaire, d’après le système de Charles Fourier. Mais, en 1845, s’il était d’accord en gros avec l’école, s’il pouvait même dire « qu’il partageait entièrement certains de ses principes », il se trouvait en dissidence avec elle « à l’endroit des conséquences arbitraires qu’à son avis, elle en déduisait « faussement ». D’où ses scrupules, « n’étant pas homme, disait-il, à écrire contre sa conscience en quoi que ce soit ». Ces scrupules, il avait fini, la nécessité aidant, par s’en dégager. Pour pouvoir vivre à Paris, il fallait entrer à La Démocratie Pacifique ; pour y entrer, il fallait être phalanstérien. « Je l’étais, tu l’es, écrivait-il, dès son arrivée en France, à son ami Bénézit, nous le sommes tous, nous qui croyons aux destinées meilleures de l’homme et qui confessons la bonté de Dieu artistes et hommes de science, nous tous qui savons que l’art et la science sont en Dieu, et que le beau et le bien sont aussi le vrai. Cela étant, j’y suis arrivé. » Ce fouriériste par persuasion n’était guère en état, on le comprend, de prêcher l’Évangile nouveau. Il lui fallait tout au moins commencer par l’apprendre. Pour lui en donner le loisir, on n’utilisa ses services que dans la partie littéraire des deux périodiques. Jusqu’à la fin, ou peu s’en faut, de 1846, il ne contribuera à La Démocratie Pacifique que par un ou deux comptes rendus de théâtre et par des nouvelles qui sont fort intéressantes, mais qu’il serait trop long d’analyser ici. Elles sont faites avec ses souvenirs de toute sorte souvenirs de son enfance à Bourbon, souvenirs de sa courte escale au Cap de Bonne-Espérance, souvenirs de ses lectures de Rennes, souvenirs d’Hoffmann et de Jean-Paul, souvenirs de Balzac et de Musset le tout dans le plus pur goût romantique d’après 1830. À La Phalange, il réserve ses vers. Ce sont de longues pièces en alexandrins à rimes plates, amples, oratoires, tout à fait dans le ton et dans l’esprit de ces poèmes sur La Gloire et le Siècle ou sur Lélia dans la solitude, qu’il insérait jadis dans La Variété. L’inspiration s’en accorde avec les sentiments et les idées du groupe phalanstérien en ce qu’ils ont de plus large et de plus général. L’un d’eux, Hélène — ce n’est pas la pièce du même nom qui figure dans les Poèmes Antiques — débute par un hymne à la beauté grecque,


                                la vivante harmonie
De la forme parfaite alliée au génie


vers qui le poète, comme autrefois Chénier et après lui Musset, rêve d’aller en un doux pèlerinage au « paradis païen », à


                               la contrée immortelle,
Où rayonne Aphrodite au cœur de Praxitèle,
Ou les dieux helléniens, Paros immaculé
De qui le ciel attique a seul été foulé,
Jaillissent, lumineux, sous la main qui les crée,
Dans leur nudité chaste et leur pose sacrée…


Mais ce n’est là qu’un rêve Lui aussi, il se rend compte qu’il est « venu trop tard dans un monde trop vieux ». La beauté antique, dont Hélène est le symbole, appartient au passé. La beauté à qui doit aller l’admiration des hommes, c’est la beauté de l’avenir.


Oh ! cherchons en avant l’Hélène universelle !
Non le marbre vivant, mais l’astre au feu si beau
Qui reluit dans nos cœurs comme un sacré flambeau !
La multiple beauté dont l’attraction lie

D’un lien d’amour le ciel et la terre embellie,
Et qui fera tout homme, au moment de l’adieu,
Plus digne de ce monde et plus digne de Dieu !…


Et les lecteurs de La Phalange penseront sans doute que cette beauté idéale se trouvera réalisée un jour par l’École sociétaire. Un autre poème, Architecture, élève une protestation énergique contre les restaurateurs, tes maçons, les badigeonneurs, les bourgeois — suprême insulte ! — qui salissent donjons et cathédrales. Non que le poète ait la moindre sympathie pour l’âge dont ces édifices sont les vestiges, ou la moindre tendresse pour le culte qu’ils abritent encore. Il en parle avec autant de dédain que font ses nouveaux frères. Au « vieux catholicisme » dont il prédit la ruine, il oppose « un plus divin système » ; au-dessus des églises gothiques, des temples vermoulus


Dont le sens est futile et ne nous suffit plus


il voit


Le temple harmonieux, en qui le monde espère.
Se dresser lentement à l’horizon prospère.


Ce système, pourquoi ne serait-ce pas celui de Fourier ? ce temple, pourquoi ne serait-ce pas le phalanstère ? — Une autre pièce, La Robe du Centaure, — qui sera recueillie plus tard, avec de notables changements, dans les Poèmes Antiques, — évoque l’image d’Hercule, rongé jusqu’aux moelles par la fatale tunique qui s’est collée à sa chair, et montant sur le bûcher dont la flamme « l’exhalera dans les cieux ». Et c’est là un magnifique symbole de ces passions dévorantes qui font à la fois la douleur et la grandeur de l’homme :


Ô saintes passions, inextinguible ardeur,
Ô source de sanglots ! ô foyer de splendeur !…
Passions, passions, enivrantes tortures,
Langes divins, linceul des fortes créatures.
Gloire à vous, qui toujours sous notre ciel terni
Chauffez l’autel glacé de l’amour infini !
Insondable creuset d’alchimie éternelle,
L’esprit qui défaillait retrempe en vous son aile

Et sur la hauteur sainte où brûle votre feu,
Vous consumez un homme et vous faites un dieu !


Mais les disciples de Fourier, en lisant ces vers, ne manqueront pas de se souvenir que leur Maître a fait de l’attraction passionnelle la loi de l’univers moral, et qu’il a vu dans le libre jeu des passions se développant sans heurt et sans contrainte, le principe même de l’universelle harmonie et la collaboration au plan divin. Voici enfin la parabole des Épis — car c’est bien, dans un cadre apocalyptique, une parabole à la manière de l’Évangile, — qui semble avoir été composée tout exprès pour réconforter leur courage et les exciter à poursuivre sans trêve leur propagande. Le poète est transporté en esprit sur le sommet d’une montagne. De là, il voit, sur toute l’étendue du globe, des millions et des millions d’épis poindre et surgir au-dessus des sillons, parure de la terre, émerveillement du ciel. Mais, tandis que la moisson dorée se balance dans la lumière, sournoisement, insensiblement, les herbes mauvaises, la ronce, l’ivraie, se glissent parmi elle, l’envahissent et l’étouffent. Est-ce donc là le sort réservé à toute généreuse pensée ? De toutes les forces de son âme, le poète proteste contre le « sens terrible », contre la « leçon d’enfer »


Non ! quelle que soit l’ombre où vainement médite
L’humanité perdue en sa route maudite,
Enfants de Dieu, certains de l’appui paternel,
Apôtres ignorés de son dogme éternel !
Vous qui, pour la nature inépuisable et belle,
N’avez jamais trouvé votre lyre rebelle,
Oh ! non, dans ce tumulte où vont mourir vos voix,
Comme l’oiseau qui chante en la rumeur des bois,
Que le siècle aveuglé vous brise ou vous comprime,
Ne désespérez point de la lutte sublime !
Épis sacrés ! un jour, de vos sillons bénis,
Vous vous multiplierez dans les champs rajeunis,
Et dépassant du front l’ivraie originelle,
Vous deviendrez le pain de la vie éternelle


Si la pensée est flottante, les vers sont éloquents, et je regrette de ne pouvoir citer plus largement les pièces auxquelles ils appartiennent et qui demeurent enfouies dans la revue fouriériste où il n’est guère facile d’aller les chercher. Ils firent sensation parmi les rédacteurs de La Démocratie Pacifique. L’un d’eux en parla avec éloges dans le numéro du 3 janvier 1846. Il y signalait « un sentiment élevé de la grandeur de l’homme et des splendeurs de la nature, de nobles élans vers l’idéal, une facture sévère et d’une rare distinction ». La fin de l’entrefilet dut, pour Leconte de Lisle, gâter tout. « On peut regretter, ajoutait le critique anonyme, la limpidité de la poésie du XVIIIe siècle. Il y avait, par bonheur, au nombre des lecteurs de La Phalange, des gens qui avaient le goût moins timide. Deux jeunes littérateurs, du même âge environ que Leconte de Lisle, lui firent particulièrement fête. Tous deux étaient imbus d’opinions avancées, tous deux passionnés pour la Grèce antique. L’un Thalès Bernard, fils d’un conventionnel, avait été, avant d’entrer au ministère de la guerre, le secrétaire de l’helléniste Philippe Lebas. Il occupait ses loisirs à traduire, en le complétant, le Dictionnaire mythologique de Jacobi. L’autre, Louis Ménard, à peine sorti de l’École normale supérieure, où il n’était resté que deux mois, avait publié, en 1843, une traduction en vers du Prométhée délivré d’Eschyle. Par eux Leconte de Lisle fut introduit dans une société plus littéraire que le groupe phalanstérien. Ils le mirent en relations notamment avec Baudelaire, que Louis Ménard avait eu pour camarade à Louis-le-Grand, avec Théodore de Banville, qui venait de donner coup sur coup Les Cariatides et Les Stalactites. C’était le moment où la renaissance hellénique suscitée par Chateaubriand et par Chénier, favorisée par la sympathie générale pour la cause de l’indépendance grecque, hâtée par les récits des voyageurs, accomplie par les découvertes des archéologues, les articles des critiques, les travaux des philologues et des esthéticiens, gagnait la poésie et l’art. Leconte de Lisle n’était pas grand clerc à cette époque, en matière d’antiquité. Il ne savait guère le grec, et on peut se demander même si vraiment il le sut jamais à fond, bien qu’il ait passé une partie de sa vie à traduire les poètes grecs. Mais, il avait naturellement le goût de la grandeur simple, des attitudes calmes et des lignes harmonieuses. Il avait comme un pressentiment de la beauté grecque. Ses amis n’eurent pas grand peine à le convertir au culte nouveau. Il y fit une profession de foi solennelle dans le poème à la Vénus de Milo que La Phalange publia dans les premiers mois de 1846. La statue fameuse, que le hasard d’un coup de bêche donné par un paysan avait fait découvrir en 1820 dans une des Cyclades, était depuis vingt-cinq ans au Louvre, où elle recevait les hommages de ses adorateurs. C’est, j’imagine, au sortir d’une visite au musée, que Leconte de Lisle conçut les stances suivantes, que je tiens, et pour cause, à citer dans leur rédaction originale :

Salut, marbre sacré, rayonnant de génie,
Déesse irrésistible au port victorieux,
Pure comme un éclair et comme une harmonie,
Ô Vénus, ô beauté, blanche mère des Dieux !

Force génératrice en univers féconde,
De l’ombre et de la mort souffle toujours vainqueur,
Ô reine, nudité sublime, âme du monde,
Salut ! ta gloire ardente illumine mon cœur !

Salut ! à ton aspect le cœur se précipite,
Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs ;
Tu marches, fière et nue, et le monde palpite,
Et le monde est à toi, déesse aux larges flancs…

Bienheureux les enfants de la Grèce sacrée !
Oh ! que ne suis-je né dans leur doux archipel
Aux siècles glorieux où la terre inspirée
Voyait les cieux descendre à son premier appel !

Allume dans mon sein la sublime étincelle ;
N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ;
Et fais que ma pensée en rythmes d’or ruisselle,
Comme un divin métal au moule harmonieux !

Déesse ! fais surtout qu’embrasé de ta flamme,
À ton culte éternel je consacre mes jours,
Que je n’étouffe pas sur les autels de l’âme
La forme, chère aux dieux, la fleur de leurs amours

Sur le globe altéré de ta sainte caresse,
De l’Olympe infini daigne abaisser les yeux :
Sois de l’humanité la divine maîtresse,
Et berce sur ton sein les mondes et les cieux.

Cette année 1846 marque véritablement, dans la carrière poétique de Leconte de Lisle, une étape, et une étape décisive. Il se rendait compte lui-même que depuis qu’il avait quitté la Bretagne il avait fait de grands progrès. « Mon séjour à Bourbon, écrivait-il à Bénézit en 1845, ne m’a pas été inutile dans un sens : j’y ai vécu seul avec mes livres, mon cœur et ma tête… Les deux années qui nous ont séparés ont été favorables au développement de ma poésie ; ma forme est plus nette, plus sévère et plus riche que tu ne l’as connue ; à Rennes, je n’avais guère que des dispositions, comme on dit. » Avec ce qu’il appelle lui-même ses « poèmes grecs », il inaugure une nouvelle manière, moins « énergique » et moins « vivante », de son propre aveu, que l’ancienne, mais supérieure « sous le rapport de la pureté et de l’éclat ». Ces formules, que j’extrais d’une lettre au même Bénézit du 11 octobre 1846, méritent d’être retenues. Elles marquent le moment précis auquel Leconte de Lisle abandonne, sous les influences que nous avons indiquées, non pas le romantisme (il restera un romantique, dans le fond du cœur, toute sa vie), mais l’esthétique romantique, et en conçoit une autre, mieux appropriée à sa nature morale et à ses goûts littéraires, où le sentiment aura sa pudeur, où il sera discipliné, contenu, d’aucuns diront étouffé par l’art. Dans la seconde moitié de 1846, et en 1847, paraissent successivement dans La Phalange une dizaine de compositions dans lesquelles un sujet grec et mythologique sert parfois encore d’expression et de symbole à une pensée toute moderne, mais dans lesquelles aussi l’élément pittoresque et plastique, la couleur locale, l’exactitude archéologique prennent rapidement une place de plus en plus grande et qui tend à devenir prépondérante. Ces poèmes, dont deux seulement ont été rejetés par l’auteur de son œuvre définitive, Les Sandales d’Empédocle et Tantale, — forment comme le premier noyau des Poèmes Antiques, dans lesquels ils entreront, après avoir subi des modifications plus ou moins profondes, la plus apparente consistant dans la substitution des noms de la mythologie hellénique à ceux de la mythologie romaine. C’est l’Idylle Antique et l’Églogue Harmonienne, — actuellement les Éolides et le Chant alterné, — c’est Hylas, Glaucé, Thyoné, des fragments d’Orphée et Chiron — le futur Khirôn — et Niobé. Une série d’autres pièces continuent de traduire les inquiétudes métaphysiques, religieuses, sociales, dont la pensée de Leconte de Lisle est assaillie : La Recherche de Dieu, Le Voile d’Isis, Les Ascètes (celle-ci publiée non pas dans la Phalange, mais dans la Revue indépendante de Pierre Leroux et de George Sand). Un seul poème, La Fontaine des Lianes, que nous retrouvons avec une insignifiante modification de titre, dans les Poèmes Barbares, évoque les paysages de l’île natale.

Dans tout cela, qu’y a-t-il pour le fouriérisme ? Le titre de l’Églogue Harmonienne ; une bien vague allusion dans Tantale, pris pour symbole du vulgaire qui ne peut pas, ou ne veut pas, assouvir sa soif de vérité aux sources qui lui sont offertes (entendez, s’il vous convient, aux flots purs de la doctrine sociétaire). Dans La Recherche de Dieu, l’inspiration, sinon proprement fouriériste, du moins, au sens le plus large, socialiste à la façon de 1840, est évidente. Le poète se présente comme un vieillard centenaire, — assez proche parent du Moïse d’Alfred de Vigny, — qui a passé sa longue vie à s’enquérir de Dieu. Il l’a demandé aux prophètes et aux sages, à la nature et aux religions, et ni les prophètes, ni les sages, ni la nature, ni les religions n’ont répondu. Il a cru, à l’exemple de la candide Allemagne — cette conception suffirait à dater la pièce —, le trouver dans les douces affections du foyer et de la famille ; il a cru le trouver encore dans le délire de la passion et de la volupté ; c’est en vain, et il se désespère, et il se lamente. Mais l’Esprit de la terre — un cousin de « l’Esprit de la lyre » que fait, dans les Sept Cordes, si éloquemment et si abondamment parler George Sand, — arrête ses cris pusillanimes, et, en même temps que ses plaintes, celles du genre humain tout entier :


Cesse ta morne plainte, et songe, Humanité,
Que les temps sont prochains où de l’iniquité.
Dans ton cœur douloureux et dans l’univers sombre.
Les rayons du bonheur s’en vont dissiper l’ombre…
Ô roi prédestiné d’un monde harmonieux,
Marche, les yeux tendus vers le but radieux !
Marche à travers la nuit et la rude tempête,
Et le soleil demain luira sur ta conquête !
Ô sainte créature aux désirs infinis,
Que de trésors sacrés, à tes pieds réunis.
Pour prix de tes douleurs et de ton saint courage
Vont racheter d’un coup de longs siècles d’orage !
Le travail fraternel, sur le sol dévasté,

Alimente jamais l’arbre de liberté :
La divine amitié, l’ambition féconde,
La justice et l’amour transfigurent le monde !
Et de la profondeur de l’éternel milieu,
Du pô)e couronné de son cercle de feu.
Des monts, des océans, des vallons, de la plaine,
De l’humanité sombre encore, et d’ennuis pleine,
Mais radieuse et belle en ce jour glorieux,
Des fertiles sillons, des calices joyeux,
De ma lèvre entr’ouverte et d’amour animée,
Caressant d’un baiser ma planète embaumée,
Dieu, Dieu que tu cherchais, pauvre esprit aveuglé,
Dieu jaillira de tout, et Dieu t’aura parlé !


Le Voile d’Isis est une leçon à l’usage des rois. Le « thérapeute » qui fait ses dévotions dans le temple de Saïs entendez le fidèle de la religion nouvelle, de la religion de l’avenir, vante le bonheur de ceux qui sont initiés aux mystères de la déesse. Survient le Pharaon — mettons, si vous voulez, que le Pharaon ce soit Louis-Philippe. Gonflé de sa puissance et de sa gloire, il veut forcer les portes du sanctuaire et monter sur l’autel. Mais le thérapeute ne se laisse pas émouvoir. Il barre la route à cet orgueilleux, et au trouble de son cœur il oppose la sérénité de « l’homme obscur, couronné de justice », qui lit dans le ciel comme dans un livre et connaît le secret des temps futurs :


Il sait, il voit ! — Au loin, plus heureuse et plus belle
Aux desseins créateurs cessant d’être rebelle,
L’humanité surgit à ses yeux étonnés
Et de liens fleuris les peuples enchaînés
Des concerts éclatants de leur joie infinie
Chantent dans sa beauté la nature bénie !
Heureux ce juste, heureux ce sage, heureux ce dieu !
L’amour et la science ont accompli son vœu
Et désormais sa vie est comme une onde pure,
Qui dans un lit plein d’ombre et de soleil murmure,
Certaine qu’au delà d’un monde encor terni,
Elle se bercera dans l’arome infini !


Ni La Recherche de Dieu, ni Le Voile d’Isis, n’ont été admis par Leconte de Lisle dans le recueil de ses œuvres. Niobé, au contraire, figure en belle place dans les Poèmes Antiques. Telle que nous la lisons aujourd’hui, la pièce, après avoir évoqué le « marbre sans pareil », le « marbre désolé » en qui s’est muée la mère douloureuse et tragique, s’arrête sur une interrogation qui reste en suspens :


Oh ! qui soulèvera le fardeau de tes jours ?
Niobé ! Niobé ! souffriras-tu toujours ?


Dans le texte de La Phalange, la question recevait aussitôt sa réponse :


Non, s’il est vrai que l’âme aux lyres des poètes
Parfois ait délié la langue des prophètes ;
Si le feu qui me luit éclaire l’avenir,
Ô mère, ton supplice un jour devra finir.
Un grand jour brillera dans notre nuit amère.
Attends, et ce jour-là tu renaîtras, ô mère !
Dans ta blancheur divine et ta sérénité
Tu briseras le marbre et l’immobilité
Ton cœur fera frémir ta poitrine féconde ;
Ton palais couvrira la surface du monde,
Et tes enfants, frappés par des dieux rejetés,
Tes enfants, ces martyrs des cultes détestés,
Seuls dieux toujours vivants que l’amour multiplie,
Guérissant des humains l’inquiète folie,
Chanteront ton orgueil sublime et ta beauté
Ô fille de Tantale ! ô mère Humanité


Cette prédiction, confuse de style et obscure de sens, pouvait s’appliquer, en 1847, aux adeptes du Phalanstère, ni plus ni moins qu’à tous ceux, et ils ne manquaient pas, qui prétendaient avoir en poche une recette infaillible pour faire le bonheur du genre humain. Elle tenait si peu au corps de l’œuvre que l’auteur, en 1852, réduira le plus aisément du monde cet appendice à quelques vers d’une signification encore plus vague, et que, dans la version définitive, il pourra, sans inconvénient aucun, le supprimer tout à fait. Que conclure de là ? Que si, entre 1840 et 1848, dans l’âge d’or du socialisme, au temps où ses théories se développaient dans les nuages, sans contact avec la réalité, Leconte de Lisle, comme beaucoup d’autres écrivains, a caressé de beaux rêves de justice, de fraternité, de félicité universelle, et céiébré d’avance la réouverture du Paradis terrestre, il n’a jamais, — il était pour cela trop profondément artiste, — voué sa poésie à développer les conceptions parfois incohérentes ou bizarres de Fourier, ni lié, fort heureusement, le sort de ses vers à celui d’un système déjà caduc[3].

III

De la meilleure foi du monde, cependant, le poète, au bout de quelques mois de séjour à Paris, avaitdonné son adhésionà la pensée du Maître. Le 31 juillet 1846, il écrivait à son ami Bénézit une lettre du plus pur esprit phalanstérien. Il s’y élevait contre « les infâmes théories des économistes français et anglais », de ces économistes qui étaient les bêtes noires de Fourier. « L’école sociétaire, poursuivait-il, dont je fais partie, a pour mission de combattre ces calomnies divines et humaines. Elle est venue fonder le droit du pauvre au travail, à la vie, au bonheur Elle a donné et donne chaque jour les moyens scientifiques d’organiser sur la terre la charité universelle annoncée par le Christ n’oublions pas que Fourier se donnait volontiers comme le réalisateur des « promesses de Jésus-Christ, annonçant bien formellement un révélateur pour la patrie industrielle » — et, depuis vingt ans, sa devise est celle-ci en tête de toutes ses publications Vos omnes fratres estis ! Vous êtes tous frères ! » Suivait une diatribe enflammée contre le catholicisme, objet d’horreur pour les nations. « Que les démons catholiques aillent grincer des dents où bon leur semble, tandis que les génies heureux de l’Éden berceront entre leurs bras l’humanité outragée longtemps, mais qui renaîtra jeune et belle, au soleil de l’amour et de la liberté. » On le voit, la prose de Leconte de Lisle n’est pas, en cette matière, beaucoup plus précise que ses vers. Il compensait, comme il arrive souvent, le vague des conceptions par l’ardeur des convictions et par la violence du langage. Un des rares articles politiques qu’il ait insérés dans La Démocratie Pacifique, — il y en a trois en tout, entre le 25 octobre et le 29 novembre 1846, — est un appel non déguisé à l’insurrection. Après avoir évoqué, dès les premières lignes, le souvenir de la Convention Nationale, et réclamé l’avènement du droit et de la justice, l’auteur avertit les riches et les rois de prendre garde d’heure en heure approche « la guerre de celui qui n’a rien contre celui qui a tout ! » Il souhaite « une rénovation progressive et pacifique a mais, si la révolution ne peut se faire sans que le sang coule, « souvenons-nous, s’écrie-t-il en terminant, que nos pères ont combattu et sont morts pour le triomphe de la justice et du droit, et que nous sommes leurs héritiers. »

Il faut faire ici la part de rhétorique et de la surexcitation qui régnait à cette époque dans le petit cénacle mi-littéraire, mi-politique que fréquentait Leconte de Lisle, où, à des écrivains et des artistes d’opinions très avancées, comme Ménard et Thalès Bernard, le peintre Jobbé-Duval, le sculpteur Jacquemard, se mêlaient des révolutionnaires comme de Flotte, des bohèmes comme Bermudez de Castro, gentilhomme espagnol de la noblesse la plus authentique, qui sera expulsé de France après 1848, ou Cressot, que notre poète, quelqué dix ans plus tard, définissait « l’être le plus maigre et le plus nerveux que le soleil ait éclairé, homme de corde, homme de poignard, homme de fioles de poison, dramaturge et poète élégiaque ». Il faut tenir compte aussi de la situation personnelle de Leconte de Lisle, qui semblait revenu aux plus sombres jours de sa vie à Rennes. Dans la semaine même où il rédige l’article de La Démocratie Pacifique que j’ai cité tout à l’heure, écrivant au fidèle Bénézit, il fait allusion à « de cruels embarras de sa vie ». « Ils ont été de toute sorte pour moi en ces derniers temps, poursuit-il, moraux et matériels. J’en suis sorti avec plus d’une blessure. Le trouble et la nuit s’étaient faits dans ma conscience, mais je me suis aperçu à temps que je courais à ma perte morale. La lutte a été rude de grandes incertitudes m’ont assailli et m’ont déchiré en quatre sens contraires mais, au moment où cet orage intellectuel et moral prenait fin, voici que les exigences inexorables de la matière ont commencé leur œuvre. » Et il avoue des inquiétudes d’argent. Déjà, quelques mois plus tôt, il avait dû refuser àson ami de lui prêter 300 francs, parce qu’il ne les avait pas. Faut-il s’étonner s’il prend en haine une société qui étouffe l’intelligence ? « Cela ne durera pas, s’écrie-t-il, il ne faut pas que cela dure. L’heure viendra où il faudra bien que tout cela croule. Avec quelle joie je descendrai de la calme contemplation des choses pour prendre ma part du combat et voir de quelle couleur est le sang des lâches et des brutes. Les temps approchent à grands pas, et plus ils avancent, plus je sens que je suis l’enfant de la Convention et que l’œuvre de mort n’a pas été finie. Que l’heure est longue à sonner ! Quand demain viendra-t-il ? Peut-être jamais. » Je sais bien qu’à cette lettre il y a un post-scriptum. Son auteur, en la relisant, s’est effrayé de ce qu’avait écrit sa plume : « Ne tiens pas compte de toutes les choses incohérentes que je viens de te dire : ma tête n’est pas encore bien remise ; j’ai la fièvre et le spleen ». On comprend tout de même mieux, quand on a lu ces confidences, que Leconte de Lisle ait accueilli avec un enthousiasme sans bornes la révolution qu’il avait appelée de ses vœux.

Il s’y jette à plein cœur et à plein corps. Un des premiers soins du gouvernement provisoire nommé le 24 février a été de charger, le 4 mars, une commission de préparer l’émancipation des noirs dans toutes les colonies françaises. Il est entendu qu’une large indemnité sera accordée aux propriétaires. Ceux-ci, néanmoins, sentent leurs intérêts menacés. Leurs mandataires en France protestent contre la mesure annoncée. Ils contestent au gouvernement provisoire le droit de la prendre. Cette attitude indigne les jeunes créoles de Paris. Sur l’initiative de Leconte de Lisle, une réunion a lieu ; il y prend la parole, il entraîne l’assistance ; une adresse au Gouvernement, qu’il a rédigée, est signée séance tenante.

Les soussignés, jeunes créoles de l’île de la Réunion, présents à Paris, viennent porter leur adhésion complète, sans arrière-pensée, au gouvernement de la République.

Nous acceptons la République dans toutes ses conséquences.

L’abolition de l’esclavage est décrétée, et nul Français n’applaudit plus énorgiquement que nous, jeunes créoles de l’île de la Réunion, à ce grand acte de justice et de fraternité que nous avons toujours devancé de nos vœux.

Nous tenons pour insensés et ennemis de leur pays ceux qui oseraient opposer une résistance coupable au décret libérateur du gouvernement provisoire.

De la rue de Grenelle, où on s’est rassemblé, on se rend en cortège à l’Hôtel de Ville, et c’est Leconte de Lisle à qui revient l’honneur, bien mérité, de remettre entre les mains du gouvernement le généreux manifeste. La démarche eut en haut lieu tout le succès qu’on en pouvait attendre. Quelques semaines plus tard, par le décret du 27 avril, l’esclavage était définitivement aboli. Elle en eut beaucoup moins à la Réunion. Les planteurs, que ruinait plus ou moins le changement de régime, en voulurent à ces jeunes gens, surtout à celui qui avait pris la tête du mouvement, et M. Leconte de Lisle donna satisfaction à leur rancune en supprimant à son fils la modeste pension qu’il lui avait faite jusqu’alors.

À cette date du 27 avril, Leconte de Lisle n’était plus à Paris. Dès les premiers jours, en bon révolutionnaire, il s’était affilié à un club. Lorsque le Club des Clubs, que dirigeait Marc Dufraisse, entreprit, avec l’approbation du ministère de l’Intérieur, de centraliser, en vue des élections prochaines, les efforts des clubs parisiens et d’envoyer des délégués en province pour y faire de la propagande, Leconte de Lisle et son ami Jobbé-Duval furent parmi ceux sur lesquels se porta son choix. Le rôle de ces « apôtres », comme les dénommaient les instructions rédigées à leur usage, était purement officieux. Ils étaient censés « voyager pour leurs propres affaires, pour visiter des amis, des parents, ou même pour leur plaisir » ; ils devaient user non pas d’autorité, mais de persuasion, « ne pas perdre une minute, créer des clubs, associer les électeurs, unir les républicains, faire pénétrer le républicanisme par tous les pores », et rendre compte, chaque jour, au Comité révolutionnaire des résultats de leur mission. Leconte de Liste fut envoyé tout naturellement en Bretagne, sous couleur de visiter sa famille de Dinan. M. Louis Leconte n’était plus maire depuis un an déjà, mais il avait toujours beaucoup de prestige dans la ville et d’influence sur ses concitoyens. Il est peu probable qu’il fût disposé à patronner son jeune cousin. Leconte de Lisle, froidement accueilli, fit de son mieux. Il assista à la plantation, le 14 avril, sur la place du Guesclin, d’un arbre de la liberté, en présence des autorités, du clergé, des pompiers et de la garde nationale. Il fonda un Club républicain démocratique. Il harangua le peuple. Mais, dénué de relations et de ressources, il « s’éreinta » — c’est son mot —, sans autre bénéfice que d’assurer, par ses déclarations enflammées, le succès de la liste réactionnaire. Et un beau jour qu’il avait prononcé, probablement, un discours plus violemment anticlérical que d’habitude, menacé d’être lapidé par la foule, il dut se sauver en sautant par la fenêtre.

Il se vengea de son échec en déblatérant tout à son aise sur « l’état d’abrutissement, d’ignorance et de stupidité » de la Bretagne. « Que le grand diable d’enfer emporte les sales populations de la province ! » écrivait-il à Louis Ménard. Mais cette prise de contact avec la réalité, hors des milieux parisiens et de l’atmosphère surchauffée des clubs, eut l’avantage d’une leçon de choses. Elle ôta au jeune délégué à la propagande toute illusion sur les chances d’avenir du régime issu, deux mois plus tôt, des journées de février. Dès le 30 avril, il écrivait à Louis Ménard :

Tout est peut-être à recommencer. Il est clair comme le jour qu’on veut nous escamoter la Révolution. L’Assemblée sera composée de bourgeois et de royalistes. Elle votera de belles et bonnes lois réactionnaires, laissera l’ordre social et politique existant sous Louis-Philippe subsister indéfiniment, et qui sait ? nous imposera bientôt une autre royauté. Eh bien ! on en verra de rudes. Je ne désespère pas, pour mon compte, d’aller crever au Mont-Saint-Michel.

Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance ! Que le peuple est stupide C’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. Aussi ne sera-ce pas pour lui que nous combattrons encore, mais pour notre idéal sacré. Qu’il crève donc de faim et de froid, ce peuple tacite à tromper, qui va bientôt se mettre à massacrer ses vrais amis.

Voici que la réaction m’a rendu communiste enragé… Le peuple français a besoin d’un petit Comité de Salut public qui le force, comme disait cet autre au club Blanqui, d’après Mme de Staël, à faire un mariage d’inclination avec la République.

C’est dans cet état d’exaltation, accru sans doute encore par les mesures d’ordre prises par le gouvernement après la manifestation du 15 mai, notamment par l’arrestation de son ami Paul de Flotte, que les journées de juin trouvèrent Leconte de Lisle. Y joua-t-il un rôle, et lequel ? Fit-il le coup de feu sur les barricades, avec de Flotte ? ou se contenta-t-il, avec Louis Ménard, de porter aux insurgés la formule du fulmi-coton ? Fut-il arrêté, soit pour avoir de la poudre dans ses poches, soit pour toute autre raison ? Il faut bien le croire, puisqu’il racontait lui-même qu’il avait passé en prison quarante-huit heures, « les plus longues heures de sa vie ». Il sortit, en tout cas, de cette terrible crise, totalement désabusé sur l’efficacité des révolutions et bien résolu à ne plus s’y mêler désabusé sur le compte du peuple, qui « a été balayé sur les boulevards par quatre hommes et un caporal » et qui « est rentré chez lui, froid, indifférent et inerte » ; désabusé sur les démocrates actuels, les Blanqui, les Louis Blanc, les Barbès, « trop bêtes et trop ignorants ». Il gardait sa foi dans la République, « rêve sacré de sa vie », dans la transformation magnifique » de la société actuelle, dans l’avenir de l’humanité. Mais il devenait « de jour en jour moins sectaire en fait de socialisme », et surtout il comprenait qu’il avait autre chose à faire en ce monde que de pérorer dans les clubs ou de descendre dans la rue. Avant tout, il était poète. Même au plus fort des agitations politiques, il ne l’avait jamais oublié. « Tout cela n’empêche pas, mon ami, écrivait-il de Dinan à Louis Ménard, que je ne vive toujours sur les hauteurs intellectuelles, dans le calme, dans la contemplation sereine des formes divines. Il se fait un grand tumulte dans les bas-fonds de mon cerveau, mais la partie supérieure ne sait rien des choses contingentes. » Il mettait entre les activités, même spirituelles, une hiérarchie. Au sommet, l’art et les artistes ; au plus bas degré, la politique et les politiciens. C’est ce qu’il explique, non sans véhémence, à Louis Ménard, que l’expérience n’a pas instruit. N’a-t-il pas publié, au début de 1849, dans Le Représentant du Peuple, un récit des derniers événements où il a flétri les fusillades de juin ? Condamné à quinze mois de prison et 10.000 francs d’amende, il s’est réfugié à Bruxelles, où il rédige des brochures révolutionnaires et continue, en compagnie d’autres exilés, cette vie d’exaltation factice et de discussions stériles que Leconte de Lisle a désormais en horreur. Il admet, lui, que l’artiste ait des opinions politiques, et qu’au besoin il descende, pour les défendre, « dans le tumulte des choses passagères » ; mais non pas que, pour elles, il déserte son art et avilisse son esprit.


Comment l’artiste ne voit-il pas que tous ces hommes voués aux brutalités de l’action, aux divagations banales, aux rabâchages éternels des mesquines et pitoyables théories contemporaines, ne sont pas pétris du même limon que le sien ? Comment ne s’aperçoit-il pas que ces hommes paraissent s’inquiéter de la réalisation d’un idéal quelconque, parce qu’ils ont beaucoup plus de sang dans les veines que de matière cérébrale dans le crâne ? La grossièreté de leurs sentiments, la platitude et la vulgarité de leurs idées ne le blessent-elles point ? La langue qu’ils parlent est-elle semblable à la sienne ? Comment peut-il vivre, lui qui était l’homme des émotions délicates, des sentiments raffinés et des conceptions lyriques, au milieu de ces natures abruptes, de ces esprits ébranchés à coups de hache, toujours fermés à toute clarté d’un monde supérieur ? Une loi de nécessité harmonique n’enveloppe-t-elle pas et ne dirige-t-elle pas ce qui est ? Ces hommes ont été confinés par elle aux infimes échelons de la grande hiérarchie humaine.


Et que son ami ne lui objecte pas que la lutte continue entre les principes qu’ils confessent tous deux et les iniquités sociales. Elle durera toujours, cette lutte, mais il est plus d’une façon d’y prendre part :


…Les grandes œuvres d’art pèsent dans la balance d’un autre poids que cinq cent millions d’almanachs démocratiques et sociaux. J’aime à croire, et puisse le rapprochement monstrueux m’être pardonné, — que l’œuvre d’Homère comptera un peu plus dans la somme des efforts moraux de l’humanité que celle de Blanqui… Ne t’enfonce pas dans cette atmosphère où tu ne saurais respirer. Je te le dis sincèrement, la plus grande peine que je pourrais éprouver serait de te voir, toi que j’aime et que j’estime entre tous, comme homme et comme poète, descendre pour toujours dans ces bas fonds de notre malheureuse époque de décadence, pour y consumer en efforts stériles, en déviations déplorables, ta jeunesse et ton intelligence…

Donnons notre vie pour nos idées politiques et sociales, soit, mais ne leur sacrifions pas notre intelligence, qui est d’un prix bien autre que la vie et la mort, car c’est grâce à elle que nous secouerons sur cette sale terre passionnée la poussière de nos pieds pour monter à jamais dans les magnificences de la vie stellaire. Ainsi soit-il !


En attendant, et tant qu’on demeure sur cette misérable terre des hommes, il faut vivre. Or Leconte de Lisle, privé de la modeste pension qu’il recevait de sa famille et des maigres appointements qu’il touchait à La Démocratie pacifique, où depuis 1848, il a cessé de collaborer, n’a plus de moyens d’existence. Dans le premier moment, l’idée lui vint de s’en retourner à Bourbon on peut se demander s’il y eût été, à cette époque, beaucoup mieux reçu qu’à Dinan. Le ministre de l’instruction publique lui rendit service en n’accueillant pas la candidature qu’il avait posée, en qualité de « bachelier ès lettres, ancien rédacteur de la Revue Indépendante et de plusieurs autres recueils périodiques e à une chaire d’histoire au Collège national de l’île de la Réunion. Un an plus tard, il proposait à Ménard de partir avec lui pour son pays. « Nous nous bâtirons une case dans les bois, et nous fumerons le calumet de paix à l’ombre des nates et des tamariniers. Nous serons heureux et nous aurons beaucoup d’enfants ; notre vie sera douce et tranquille, notre vieillesse sera honorée. L’ironie de cette boutade déguise mal le découragement. Dans l’intervalle, Leconte de Lisle a essayé sans succès de faire du journalisme. Il n’a pas pu rester à La Réforme, le journal de Lamennais, où on l’a trouvé trop anticlérical il n’a même pas voulu entrer à La Cité du peuple, sachant d’avance qu’on ne l’y garderait pas deux jours. Il loge chez les amis qui veulent bien lui offrir un asile. Il en est réduit pour subsister, à donner des leçons de grec et de latin. Il cherche des travaux de librairie. Il place chez le libraire Ducloux une traduction de l’Iliade. Par un nouveau coup de la guigne qui décidément s’attache à lui, son manuscrit est égaré par l’éditeur. En guise de compensation, Ducloux s’offre à lui imprimer un volume de vers, ce volume de vers que tout jeune poète rêve de publier, auquel celui-ci songe depuis 1840. Et c’est ainsi que paraissent les Poèmes Antiques, vers la fin de novembre 1852.

Cette date clôt la période des débuts littéraires de Leconte de Lisle. L’histoire de sa vie devient désormais, avant tout, l’histoire de ses œuvres. Et cette histoire est fort simple : en 1852, les Poèmes Antiques ; en 1855, les Poèmes et Poésies ; en 1862, les Poésies Barbares ; les trois volumes réduits à deux dans les éditions nouvelles de 1872 et de 1874, par la répartition entre les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares du contenu des Poèmes et Poésies ; en 1884, les Poèmes Tragiques ; en 1895, l’année qui suit la mort du poète, les Derniers Poèmes. Quitte à revenir plus tard, et selon que l’occasion s’en présentera, à la biographie de Leconte de Lisle, le moment paraît venu de faire passer sa poésie au premier plan, et d’étudier les grands aspects de sa pensée et de son art.



  1. Leconte de Lisle : Sacatove.
  2. Ibidem.
  3. Les poèmes écrits à cette époque portent parfois des traces de la terminologie fourieriste. Mais la seule pièce de Leconte de Lisle qui se rattache etroitement au système est une Ode à Fourier, morceau de circonstance, sans intérêt littéraire, composé par le poète pour le banquet phalanstérien du 7 avril 1846, jour anniversaire de la naissance du maître, et inséré dans le compte rendu que donna de la fête la Démocratie Pacifique du 8 avril.