Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/02

Boivin & Cie, éditeurs (p. 26-46).




CHAPITRE II


LES ANNÉES DE JEUNESSE :
LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT À RENNES



I



Peu de temps après l’arrivée de Leconte de Lisle à Dinan, survint une longue lettre adressée par son père à M. Louis Leconte. Il est indispensable d’en citer au moins quelques passages. Outre que la sollicitude dont ils témoignent est fort touchante, ils éclairent d’un jour très vif le caractère du futur étudiant en droit.

M. Leconte de Lisle ne cachait pas la peine que lui avait causée le départ de son fils. « J’ai beau chercher à me faire une raison de son absence, écrivait-il, quand son souvenir me revient, et il me revient souvent, mes yeux se mouillent. Je me laisse volontiers pleurer. Puisses-tu, mon ami, n’être jamais obligé de te séparer de tes enfants à d’aussi immenses distances ; cela nuit au bonheur de la vie. » Puis, avec la minutie du père le plus attentif, il multipliait les recommandations que lui suggérait sa tendresse. « Mon premier désir est qu’il habite le quartier le plus aéré et par conséquent le plus sain… Il est peu difficile pour la nourriture quant à la pension, qu’elle soit saine, c’est tout ce qu’il lui faut. Sous ce rapport, il n’est pas sensuel. S’il était possible qu’une personne fût chargée de son linge (celle chez qui il logerait, par exemple), cela serait fort utile pour lui, car nul, que je sache, ne porte plus loin l’insouciance en pareille matière… Je n’ai pas le désir qu’il soit un fashionable, mais cependant je serais désobligé que sa mise ne fût pas soignée. Veuille, mon ami, y donner la main, sans permettre l’excès contraire, qui jusqu’ici n’a jamais été dans ses goûts… Nous désirons vivement, Élysée et moi, qu’il puisse tenir son rang, qui le force à sortir des habitudes de trop de laisser aller qui lui sont naturelles. Si je me sers du mot rang, je veux dire tout simplement une bonne société. Peu soucieux qu’il était ici de voir le monde, nous craignons qu’il vive trop retiré, ce qui est toujours peu avantageux pour un jeune homme, lorsqu’il est destiné, si rien ne s’y oppose, à entrer dans la magistrature… »

Ses parents veulent donc qu’il ait des maîtres de dessin, de musique, d’escrime et de danse, et on prévoit dix francs par mois pour ses menus plaisirs, en recommandant que l’oncle soit inflexible sur la reddition des comptes : « Cela lui apprendra à avoir de l’ordre. Il n’est point habitué à garder de l’argent. Dans le principe, ne lui confie que l’argent de ses plaisirs et de ses leçons particulières, non qu’il soit aucunement capable d’en mésuser, mais il est si étourdi qu’il laisserait son secrétaire ouvert, et il pourrait être dupe. Lorsqu’il sera habitué à soigner lui-même ses affaires, il est digne de toute confiance : lui aussi sera un honnête homme. »

Tel qu’il est, avec sa touche familière et franche, qui ne dissimule point les ombres, d’ailleurs légères, ce portrait nous peint au vif un jeune créole, d’excellente famille, bien élevé, un peu insouciant et désordonné, sympathique en somme. Telle ne fut pas l’impression qu’il produisit sur ses parents de Dinan. Dès le premier jour, l’oncle et le neveu à la mode de Bretagne sentirent qu’ils ne s’accorderaient guère. En écrivant à Bourbon pour annoncer l’arrivée du voyageur, M. Louis Leconte crut devoir signaler qu’il avait remarqué chez lui de la tendance à la coquetterie, un peu de vanité et d’amour-propre. Trois mois après, nouvelle lettre, qui était, celle-là, un véritable réquisitoire. Charles était accusé « d’affecter un mépris sauvage pour tout ce qu’on est convenu de respecter dans la société d’être froid et inégal de caractère, de manquer de politesse on lui reprochait ses opinions républicaines, sa prétendue myopie qui n’était qu’affectation et pose, ses dépenses exagérées pour sa toilette, ses achats excessifs de livres ; enfin certains déportements qui révélaient un tout autre personnage que « la demoiselle » qu’on avait annoncée.

Au moment où partait cette lettre, Leconte de Lisle avait déjà quitté la ville où il avait été vu d’un si mauvais œil. L’oncle, qui tenait à conserver intacte sa respectabilité bourgeoise et à ne se point brouiller avec la préfecture, s’était empressé d’évacuer sur Rennes ce neveu indocile et frondeur, qui risquait de faire scandale dans la société dinannaise, et de briser son avenir administratif[1]. On l’y avait logé non pas peut-être dans le quartier sain et aéré qu’aurait voulu son père, mais à deux pas d’un parent qui devait veiller discrètement sur lui. Il attendait là l’ouverture des cours de la Faculté de Droit, quand il découvrit que, pour prendre sa première inscription, il lui fallait exhiber un diplôme de bachelier ès lettres. Personne dans la famille ne s’en était avisé. Il fallut en référer à Bourbon. M. Leconte de Lisle, le père, déclara l’examen en question « ridicule » l’exigence « absurde », et s’en prit tout droit au ministère : « Je ne sais, en vérité, écrivait-il, quand le gouvernement cessera de faire des sottises. » Force fut bien de s’incliner, et de se mettre en devoir de remplir les formalités préliminaires : production d’un acte de naissance, d’une autorisation paternelle, toutes pièces à faire venir de Bourbon. Il y en avait pour plus de six mois. Après avoir séjourné à Rennes jusque vers la mi-janvier 1838, Leconte de Lisle s’en retourna à Dinan. Mais, si peu de temps qu’il eût passé dans la capitale de la Bretagne, il l’avait bien employé, selon ses goûts. Il y avait noué des relations littéraires avec deux poètes de son âge. L’un, Robiou de la Tréhonnais, un ridicule qui écrit, dira Leconte de Lisle, des vers sans rime ni raison, et qu’il prendra volontiers pour tête de Turc. L’autre, Julien Rouffet, un garçon doux, sentimental et pieux, qui ne tardera pas à quitter Rennes pour Lorient, où il exercera la profession de clerc de notaire. Entre les deux amis s’échangera, du début de 1838 à la fin de 1840, une correspondance assidue dont la partie la plus précieuse, je veux dire les lettres de Leconte de Lisle, a été conservée et publiée[2]. Elle est, pour l’étude de la période où nous entrons, du plus haut intérêt.

Donc, à la fin de janvier 1838, le jeune homme était de nouveau à Dinan, non plus, cette fois, sous le même toit que son oncle. Il avait en ville sa chambre et sa pension. Il avait l’honneur de dîner à table d’hôte avec les principaux fonctionnaires de l’endroit. Les opinions de ces personnages officiels ne cadraient guère avec les siennes. Avec son caractère intransigeant et hautain, il enrageait de ne pouvoir, lui « enfant rétorquer tout à son aise les notabilités de la ville. Il préparait, ou il était censé préparer son baccalauréat. Les maîtres et les classes ne le gênaient guère. Une tradition locale veut qu’il ait été élève au collège de Dinan. Mais, outre qu’il aurait été peut-être assez difficile d’astreindre à la discipline scolaire ce grand garçon de dix-neuf ans et demi, fort peu disposé à se laisser brider, le collège, à la suite d’une rivalité avec le séminaire où il avait eu le dessous, n’avait pas rouvert ses portes en octobre 1837. Les cours n’y furent repris que le 1er mai 1838. Les lettres de cette époque ne contiennent aucune allusion aux études classiques, aux régents, au terre à terre de ce que les jeunes Dinannais d’aujourd’hui appelleraient le « bachotage ». Elles donnent l’idée d’un genre de vie infiniment plus plaisant et brillant, dans le cadre archaïque de la petite ville bretonne où la destinée avait conduit Leconte de Lisle.

Dinan est bâti sur le bord d’un plateau qui domine de haut la vallée de la Rance, à l’endroit même où la rivière s’élargit pour former peu à peu le magnifique estuaire qui deviendra, en s’évasant toujours, la rade de Saint-Malo. Elle a encore son château féodal, ses anciens remparts, dont on a fait en partie de belles promenades, ses églises gothiques, ses vieilles maisons, penchées l’une vers l’autre des deux côtés des rues étroites qui dévalent jusqu’à la rivière par le faubourg du Jerzual. On y a, du haut de la tour Sainte-Catherine, une vue admirable sur les coteaux boisés qui encaissent la vallée, et nous savons par Leconte de Lisle qu’il eut là, en automne, des impressions exquises. Mais tandis que l’hiver de 1837-1838 enveloppait la Bretagne de son voile de brume, il songeait beaucoup moins sans doute à admirer la nature qu’à prendre sa part des divertissements qui ne manquaient point à la société du lieu. On dansa beaucoup à Dinan cet hiver-là. Parmi les jeunes Bretonnes se mêlaient les beautés de la colonie anglaise qui séjournait sur les bords de la Rance. Leconte de Lisle distingua aussitôt l’une d’elles, miss Carolina Beamish, « la femme la plus gracieuse, la plus noble que son œil eût jamais contemplée » ; il s’empressa de lui dédier un sonnet. Mais la sœur de Carolina, Marie Beamish, fit sur lui une impression encore plus profonde, et qui dura longtemps à notre connaissance, au moins dix-huit mois. Pour le « doux ange, au doux nom de Marie », pour « le jeune cœur voilé d’une ombre virginale » qu’il aimait d’un idéal amour, il écrit maintes pièces, sonnets, romances, poèmes, où il platonise et pétrarquise tout à loisir. Il a dans la ville une réputation de poète il ne tiendrait qu’à lui de faire paraître dans l’Annuaire de Dinan, dont son oncle est l’éditeur, plusieurs de ses compositions ; elles y figureraient en bonne place, côte à côte avec celles des poètes bretons en vue : M. du Breil de Pontbriand, le vicomte de Lorgeril, Hippolyte de la Morvonnais, Édouard Turquety. Il refuse, sans qu’on sache trop pourquoi, avec une certaine hauteur. Est-ce pour faire pièce à son oncle ? Est-ce crainte d’être éclipsé par ces illustrations de province ? On trouve, dans une de ses lettres, un aveu qui est à retenir, car il vient du plus profond de sa nature : il se reconnaît orgueilleux, et doué « d’une envie de dominer plus forte parfois que sa volonté même ». Cet instinct dominateur, il l’exerce à plein sur le tendre et timide Rouffet. Il le conseille, et il le protège il ne cherche point, chose remarquable, à lui imposer ses opinions philosophiques ; il le tance, à l’occasion, d’exprimer dans ses vers, lui, « disciple du Christ », le désir de la mort et le découragement de ta vie il s’entremet pour placer ses vers au Dinannais, ou pour lui chercher un emploi dans une étude ; il lui communique ses jugements sur les nouveautés littéraires, sur Jocelyn, sur le Caligula d’Alex. Dumas, sur Ruy Blas ; il critique les productions du jeune homme, et le prie, en retour, de lui dire ce qu’il pense des siennes « dans le détail ». Cependant, l’hiver se passe, et aussi le printemps, le printemps breton, précoce et doux, que Chateaubriand a décrit tes vacances arrivent. Leconte de Lisle emploie août et septembre à faire « une tournée artistique » en Bretagne avec trois peintres paysagistes de Paris. Le voilà qui court les grands chemins, à pied, un sac de peinture sur le dos. Son oncle et sa tante en sont scandalisés Aussi sont-ils heureux de le voir, au mois d’octobre, partir pour Rennes, ses papiers cette fois bien en règle, en vue d’y affronter les épreuves du baccalauréat.

Le 14 novembre 1838, il est reçu, sans gloire. Ses notes, que voici, ne sont pas brillantes. Sa composition écrite — une dissertation latine, en ce temps-là est « suffisante ». À l’oral, il est « faible » en arithmétique et en algèbre, « très faible » en géométrie, en physique et en chimie en philosophie, « passable » ; en grec « médiocre » (c’est de l’Homère qu’on a fait expliquer à ce futur traducteur d’Homère) « assez bon » en latin, en rhétorique, en histoire et géographie. Encore s’estime-t-il bien traité il s’attendait à un échec. Mais, « MM. les examinateurs se sont montrés extraordinairement bienveillants » à son égard — en raison peut-être de son origine coloniale — ; les demandes qu’on lui a faites étaient des plus faciles, aussi a-t-il pu y répondre passablement ; « le résultat, conclut-il, a été plus favorable que je ne le méritais ». Peu lui importent, d’ailleurs, les satisfactions de pure vanité. L’essentiel, pour lui, c’est d’être définitivement hors de page, libre de s’abandonner tout entier à son goût pour l’inaction physique — il s’avoue franchement « apathique » — et pour la flânerie littéraire. La ville où il habite maintenant est noire et triste, surtout par ces courtes journées de novembre, où tous les nuages de l’Atlantique viennent crever sur la Bretagne ; il y est seul, mais il s’y trouve heureux. « La ville de Rennes, écrit-il, me plaît beaucoup ; rien ne me manque : la bibliothèque, le théâtre, une chambre tranquille, et point d’amis !!!! Que demanderais-je de plus ? »

Le jeune misanthrope a même poussé l’amour de l’isolement et de l’indépendance jusqu’à ne donner de ses nouvelles à ses parents qu’à de longs intervalles. Ceux-ci ne lui en ont pas gardé rancune. Ils l’ont défendu contre les acerbes critiques de son oncle, expliquant par un caractère froid, réservé, peu communicatif, l’attitude dédaigneuse qu’on lui reproche, affectant de prendre pour exaltation de jeune homme et amour du paradoxe les opinions subservives, en politique et en religion, qui ont exaspéré l’adjoint au maire de Dinan. S’ils ont eu quelque sujet de se plaindre du silence prolongé de Charles, le succès au baccalauréat a tout fait oublier. Et M. Leconte de Lisle, avec la même minutie qu’il a mise à organiser la vie matérielle de son fils, lui trace maintenant le programme de ses occupations d’étudiant. Il l’engage, pour compléter son éducation juridique, à travailler une heure le matin, et autant le soir, dans l’étude d’un avoué il lui recommande, en vue de sa future carrière, de suivre des cours d’anatomie et de physiologie — « ces connaissances sont de toute utilité en médecine légale » — de botanique, de chimie ; d’assister à ceux de la Faculté des Lettres ; d’étudier, à ses moments perdus, la flûte et le paysage, et de fréquenter la bonne société. Ces instructions du père étaient fort sages. On verra par la suite quel compte le fils devait en tenir.

Il ne se fit pas prier pour suivre les cours de la Faculté des Lettres. Ce dut être, j’imagine, pour le public lettré de Rennes, la grande attraction de l’hiver 1838-1839. La Faculté, qui venait d’être créée et qui n’avait pas encore de logis à elle, les inaugura, le 1er décembre, dans la salle des séances du Conseil municipal. M. Th. Henri Martin traita de l’histoire de la Tragédie chez les Grecs et chez les Romains ; M. Émile Delaunay, des origines de la littérature française. L’année suivante, à ces deux enseignements s’ajoutèrent la philosophie, l’histoire, les littératures étrangères. M. Varin fit, en « deux immenses tableaux aux proportions gigantesques » — ce sont les termes qu’emploie un de ses auditeurs, qui est peut-être Leconte de Lisle — la peinture de « l’ancien monde romain, le monde de l’esclavage et de la corruption », et, avec des « couleurs plus vives et plus étranges », celle de la a barbarie ». Charles Labitte étudia La Divine Comédie. À l’issue des cours, la jeunesse qui les fréquente va continuer au café de Bretagne, en fumant des pipes, les discussions entamées en sortant. Le soir, elle se rend au théâtre pour y applaudir la troupe du lieu ; à l’occasion, les artistes venus de Paris, M. et Mme Volnys, du Gymnase, Frédérick-Lemaître, Léontine Fay, Mme Dorval. « Je n’ai pas besoin de vous dire, écrit Leconte de Lisle à Rouffet, que je suis un habitué du théâtre. » Pour Mme Dorval, il a de l’enthousiasme ; pour Léontine Fay, il a un sentiment : « Mon Dieu, avoue-t-il à son confident ordinaire, que je suis enfant encore ! Pendant quinze jours je serai inquiet, tourmenté, incapable d’aucun travail ; c’est à peine si je puis vous écrire, tant mes idées sont confuses… Entre nous, je crois que je suis amoureux. » Ou bien encore, après souper, on se réunit chez Édouard Alix, horloger de son métier, écrivain à ses heures, ami d’Édouard Turquety, le poète catholique, la grande illustration rennaise vers 1840, ami aussi d’Alexandre Nicolas, le professeur de rhétorique du Collège royal. Alix offre à ces jeunes gens l’hospitalité de son salon, à leurs vers celle de son album. Ce sont les soirées de Saint-Paul qui recommencent, avec leurs longs far niente, animés de controverses ou égayés de causeries. C’est l’indépendance et le vagabondage de l’esprit, se jetant sans autre guide que sa curiosité et sa fantaisie dans toutes les avenues qui s’ouvrent devant lui. Et cela, pour Leconte de Lisle, c’est le bonheur, un bonheur qu’il ne se lasse pas de savourer et qu’il décrit en termes vraiment lyriques à son ami Rouffet :

Ô joies de la libre pensée, longs et doux rêves que nulle ombre n’obscurcit, ravissements inaltérables, oublis de la terre, apparitions du ciel, que sont près de vous le bien-être matériel et la considération des hommes ? Ivresses intelligentes, que sont près de vous leurs grossiers bonheurs ?

Ils vous traitent d’inutilités, les insensés ! Et cette injure qu’ils vous jettent d’en bas devient leur propre châtiment, car elle donne la mesure de leur âme. Présents divins, parfums consolateurs, qu’importe à la pensée que vous avez choisie les blasphèmes de la foule ? Vous l’emportez trop haut pour qu’ils parviennent jusqu’à elle.

Ô rayons de la poésie, vous brûlez parfois ; mais la souffrance que vous causez n’a rien de commun avec la douleur terrestre. Vous brûlez et guérissez tout ensemble… Ô rayons, vous avez des ailes, dont le souffle embaumé rafraîchit votre propre flamme

Nous suivons une vie de pleurs et d’angoisses améres te sol est couvert de ronces et de pierres, et nos pieds sont nus ; mais que vous veniez à vous reposer dans notre cœur, pleurs, angoisses, blessures disparaissent ; car vous êtes aux lèvres de l’âme un avant-goût des félicités du ciel.

Ô joies de la libre pensée, ô longs et doux rêves que nulle ombre n’obscurcit, ravissements inaltérables de la terre, apparitions célestes, à vous le songe de ma vie humaine, à vous le dévouement de mon intelligence bornée. à vous la réalité de mon existence immortelle !

De ces hauteurs, comment retomber à la basoche et au droit, « ignoble fatras, déclare le jeune homme, qui me fait monter le dégoût à la gorge » ? Aussi ne met-il pas les pieds à la Faculté, perdant, faute d’assiduité, les inscriptions qu’il a prises. En juillet 1839, sa résolution est arrêtée. « J’ai abandonné le Droit », écrit-il à Rouffet. Et, sans désemparer, il lui propose de publier en commun un recueil de poésies. La grosse affaire est de trouver un titre. Leconte de Lisle en a un tout prêt, qui ne manque pas d’une grâce symbolique : Les Rossignols et le Bengali. Les rossignols, ce sont les grands poètes de la métropole, auxquels le petit bengali, exilé de son île lointaine, demande de lui faire accueil. Mais Rouffet objecte avec raison que ce titre, excellent pour son ami, ne vaut rien pour lui-même. Effusions poétiques est banal ; Cœur et âme bien prétentieux. On songe encore à Sourire et Tristesse, ou à Deux voix du cœur. Entre temps on écrit à Gosselin, l’éditeur de Lamartine, pour lui proposer l’affaire. On se doute de ce que Gosselin dut répondre. Mais Leconte de Lisle est possédé du démon de la littérature. Il ne peut se résigner, dit-il lui-même, à rester ignoré. Il envoie à la Revue des Deux Mondes une pièce dédiée à George Sand, qui, naturellement, n’est pas insérée. À défaut de la Revue des Deux Mondes, il se rabat sur les journaux qui sont à sa portée. Il publie des vers dans Le Foyer, journal de littérature, musique, beaux-arts, et en même temps programme des spectacles, qui paraît à Rennes, tous les dimanches, pendant la saison théâtrale. Il en donne à L’Impartial de Dinan. Mais la fin de l’année scolaire amène avec elle une échéance redoutable. Que va dire la famille de Bourbon quand elle apprendra que l’étudiant en droit n’a pas même affronté l’examen ? M. Leconte de Lisle, mis au courant par son cousin de Dinan des fredaines du jeune homme, parmi lesquelles l’achat d’une paire de lunettes et d’une pipe en écume garnie d’argent pour le prix scandaleux de 16 francs, a d’abord montré de l’indulgence « Je courbe la tête, priant Dieu qu’il s’amende, plus en état, à des distances pareilles, de pleurer, malgré mon caractère sévère que de heurter trop durement le coupable, craignant d’ailleurs de frapper à faux et à contre-temps. » Mais il finit par se fâcher. En novembre 1839, Leconte de Lisle reçoit de Bourbon une lettre qui trouble sa conscience : « Si vous saviez, confie-t-il à Rouffet, les craintes, les remords, les vaines espérances qui me torturent ! En décembre, l’oncle de Dinan lui signifie que sa famille lui a décidément coupé les vivres, pour manifester son mécontentement du peu d’empressement qu’il met à l’étude du Droit ; qu’il ne dispose plus en sa faveur que de quatre à cinq cents francs, sur lesquels il a l’ordre de payer, jusqu’à épuisement, sa chambre et sa pension, sans lui donner le moindre argent en sus. Le résultat le plus clair de la mesure, c’est de jeter Leconte de Lisle définitivement dans la carrière d’homme de lettres ; et quelle carrière ! « Je vais donc, écrit-il à son ami, goûter d’une nouvelle existence ; je vais donc vivre de mon propre travail, ce qui me paraît peu probable cependant, car je ne suis bon à rien, si ce n’est à réunir des rimes simples ou croisées, lequel travail n’a pas cours sur la place, comme dit Chatterton. »

II

Le premier usage qu’il fait de sa liberté, c’est de coopérer activement à la mise en train d’une revue littéraire qu’up groupe de jeunes Rennais, auditeurs de la Faculté des Lettres, s’occupent de lancer. C’est Alexandre Nicolas, qui se chargea, en tête du premier numéro, de présenter ces jeunes gens au public comme les promoteurs d’ « une croisade intellectuelle ». Après avoir établi la supériorité du Christianisme et de la loi du progrès qu’il apportait au monde sur les conceptions matérialistes de la société patenne, « serait-ce donc, continuait-il, une tentative déplacée que de former un recueil où toutes les inspirations littéraires fournies par la pensée chrétienne aux jeunes poètes, où toutes les nobles émotions que les arts sortis du Christianisme peuvent communiquer aux historiens, aux moralistes naissants, trouveraient un lieu qui les réunît, un foyer domestique… », et cela en Bretagne, « dans cette terre chrétienne et catholique, où s’était levé l’astre de Chateaubriand ». On voit sous quel patronage se mettait la revue naissante. L’illustre écrivain agréa l’hommage et répondit par des vœux de bon succès.

Sous réserve de ces tendances morales et religieuses qui semblent avoir été celles du professeur de rhétorique au Collège royal plus encore que des étudiants qu’il patronnait, La Variété, comme le voulait son titre, professait le plus large éclectisme. Elle faisait appel aux jeunes talents, « à tous ceux qui se sentent tourmentés par ces voix intérieures qui révèlent à l’âme les mystères de la poésie, entraînés par l’espoir de faire quelque chose de bien. Pour assurer la bonne tenue littéraire du recueil, le comité de rédaction prévenait, par une note sur la couverture, qu’il n’admettrait les articles « qu’après un examen scrupuleux ». À en juger par la critique qu’ils font, non seulement des productions de leurs pairs, mais des œuvres des littérateurs en vogue, ces jeunes semblent avoir étéassez exigeants. Les Rayons et les Ombres, qui paraissent justement en 1840, sont jugés par eux « au-dessus de tout éloge ». Mais l’admiration qu’ils professent pour Balzac et George Sand ne les empêche pas de reconnaître que le style de l’un est diffus, et que telle pièce de l’autre — c’est de Cosima qu’il s’agit — « n’a pas réussi au Théâtre. Français et ne méritait pas de réussir ». Ils goûtent peu « les lions littéraires » du genre de Théophile Gautier, les écrivains « qui font de l’art pour l’art », et ils raillent avec esprit Alexandre Dumas qui, au lieu de composer des œuvres nouvelles, passe son temps à copier ses manuscrits et à les expédier à tous les souverains de l’Europe, lesquels, en retour, le couvrent de décorations. Et eux, qui se montrent si difficiles, font-ils œuvre qui vaille ? Bénézit, qui est musicien, donne un Essai très étudié sur la Romance ; Julien Rouffet, des vers pleins de sentiments ingénus et de grêces faciles Mille, les Mémoires d’une puce de qualité, qui de la Cour de Versailles a passé à celle de Vienne, pour revenir aux Tuileries avec Napoléon, et dépeint non sans humour un monde qu’elle a fréquenté de près. Le principal rédacteur, comme on s’y attend, c’est Leconte de Lisle. Sous son nom, et sous des pseudonymes divers, il fournit une bonne part de chaque livraison critique, chroniques, nouvelles, poésies, il s’essaye dans tous les genres et dans tous il se distingue. Ses essais littéraires méritent de retenir particulièrement notre attention. On n’y trouve pas sans doute des idées profondes ; mais ils prouvent une connaissance personnelle assez étendue de la littérature française et des littératures étrangères, doublée d’une aptitude remarquable chez un si jeune homme à concevoir des idées générales et à les organiser en vastes synthèses. La « trilogie raisonnée », pour me servir de son expression, autrement dit la triple étude qu’il consacre à Hoffmann, à Sheridan et à André Chénier, a pour objet de montrer le rapport secret entre ces trois écrivains, différents de nationalité et de talent, mais qui tous les trois ont réagi, chacun à sa manière et dans son pays, contre le sentimentalisme excessif du xviiie siècle et régénéré l’art. Je laisse à Leconte de Lisle la responsabilité de sa théorie. Ce qu’il dit de Chénier nous intéresse particulièrement, parce que, tel que nous le connaissons déjà, nous ne nous attendions guère à l’entendre parler ainsi. Il admire profondément fauteur des Bucoliques et des Élégies, il voit en lui l’héritier direct de Corneille, le rénovateur de la poésie française, « le Messie littéraire » mais il déclare qu’il lui a manqué une chose, sans laquelle « il n’a pu accomplir son œuvre » : à savoir, l’inspiration chrétienne. Il n’a voulu connaître que le glorieux passé de la Grèce antique ; « la sublime et douloureuse tristesse » de la Grèce moderne a échappé à ses regards. « Les rêves sublimes du spiritualisme chrétien, cette seconde et suprême aurore de l’intelligence humaine, ne lui avaient jamais été révélés. » Peut-être même, ajoute le critique, ne les eût-il pas compris. Heureusement, il est venu après lui un autre Chénier, « un Chénier spiritualiste, disciple du Christ, ce sublime libérateur de la pensée, un Chénier grand par le sentiment comme par la forme, M. de Lamartine »

On reconnaît ici les idées de M. Alexandre Nicolas. Le professeur de Rennes a-t-il donc eu assez d’influence pour y convertir — pour convertir au sens plein du terme — le jeune créole incrédule et têtu qui apportait de son ue un si superbe mépris pour « la religion dégénérée du Christ » ? Au fond, les idées de Leconte de Lisle n’ont pas changé. Il n’a pas abandonné ses opinions politiques. En cette année 1840, n’étant pas, comme il dit à Rouffet, « républicain pour des prunes », il ne peut s’empêcher de protester en vers que d’ailleurs il se garde de publier — contre le retour annoncé des cendres de l’Empereur.


Tu vas abandonner dans son immensité
Ce phare qui disait : Ici l’aigle a quitté
L’ombre des bords humains pour la voûte éternelle
Ô cendre, ne viens pas !………
Ne viens pas rappeler qu’il étouffa vingt ans
La Vierge Liberté qui naissait dans le monde !
Ne viens pas rappeler qu’en un jour triomphal
Il plongea dans son sein le glaive impérial !…


Il n’a pas davantage renoncé à ses convictions philosophiques, Mais dans ce milieu breton, tout imprégné de poésie religieuse, au contact de ces jeunes gens, ses amis, dont la plupart sont sortis des séminaires ou des collèges ecclésiastiques de la province, il s’est enthousiasmé non pas pour le catholicisme à la Turquety, non pas même pour le traditionalisme à la Brizeux, mais pour un large spiritualisme, qu’il oppose à ce qu’il appelle d’un terme énergique « la brutalité du siècle, l’appétit de jouissances, le mépris de la pensée et de l’art. Ses dieux littéraires, en 1840, c’est, avec Victor Hugo, George Sand et La Mennais George Sand « poète éclatant


                                       Âme que le génie
Fit d’un rayon d’amour, d’orgueil et d’harmonie.
Lyre où tombe un reflet de l’immortalité,
Qui chante dans l’extase et dans la majesté !…


George Sand, « prêtresse de l’art


               Sans qui périrait tout un monde,
Le monde de l’esprit, orbe des divins airs,
Qui d’elle, son soleil, reçoit ses mille éclairs !


Parmi les héroïnes qui passent dans ses romans, celles qu’il préfère, ce sont « les anges candides », Indiana ou Geneviève, c’est la « mystique Hélène » des Sept Cordes de la Lyre ; par-dessus tout, c’est i’énigmatique Lélia,


            Sublime esprit, éclair de son génie.
Mélange de beauté, de force et d’ironie,
Cœur éteint et brûlant, abtme, être inouï,
Dont le regard d’amour ou d’audace éblouit…


C’est cette incarnation du romantisme délirant, ce paradoxe psychologique, cette


Création étrange, âme vierge et blasée


cherchant de passion en passion un idéal qu’elle n’atteint jamais, c’est elle que l’imagination de Leconte de Lisle, à la suite de George Sand, dresse dans la solitude du Monteverdor, parmi les glaciers et les cimes, « seule en face de Dieu », comme un symbole de la conscience désorientée et tourmentée de l’humanité moderne.


Ô femme, que fais-tu ? Le bonheur effacé
Fait-il battre ton cœur au doux nom du passé ?
Les jours étincetants de ta fraîche jeunesse
Parfument-ils ton âme en leur lointaine ivresse,
Alors qu’avec l’amour et la sainte beauté
Les anges te dotaient de leur sérénité ?
Lorsque l’oiseau du ciel, s’éveittant à l’aurore,
Emplissait de ses chants les feuilles qu’elle dore.
Lorsque le vent léger frémissait dans les fleurs.
Te souvient-il des jours où, tes beaux yeux en pleurs,
Tu mêlais à ces voix ton hymne d’innocence,
Et de Dieu dans le ciel, tu cherchais la présence ?…
— Non, plus de chants, de pleurs, et surtout plus d’amour
Lélia ! ton Éden se ferme sans retour ;
L’antique Chérubin pour toi reprend son glaive,
Car l’espérance a peur de la nuit de ton rêve !
Car ton front est gonfté d’orages et de deuil,
Car tu n’as plus qu’un Dieu qui t’entraîne : l’orgueil
L’orgueil ! qui, devant toi, superbe créature,
Fait se taire et pâlir la splendide nature !
L’orgueil qui, sur le bord des abîmes glacés,
Te dresse, pâle et grave, et les deux bras croisés.
Jetant sur l’horizon où tout songe en silence
Un regard enivré plein d’un mépris immense !


Après l’avoir ainsi magnifiée, le poète, assurément, l’engage

à fléchir cette superbe indomptable, à s’humilier, à pleurer :

Oh ! pleure, et doucement soulève ta jeune aile,
Pour retrouver enfin l’enceinte maternelle !…
Pleure ! — Les pleurs d’amour dont s’emplissent nos yeux
Mettent une rosée en nos cœurs soucieux !
C’est le doux souvenir qui charme la souffrance
Que nous laisse en fuyant la menteuse espérance ;
Dans l’ombre de la nuit c’est un rayon lointain
Qui prédit le lever d’un céleste matin !…
Ange déshérité, contemple sa lumière
Dans ce rêve divin qu’on nomme la prière ;
De l’oubli de la terre enveloppe ton cœur.
Entends ces douces voix qui t’appellent : ma sœur !
Et, livrant ton beau front aux brises immortelles.
Laisse l’espoir divin t’emporter sur ses ailes…


Telle est, du moins, de cette Lélia dans la solitude, la version orthodoxe, celle que les lecteurs de La Variélé eurent sous les yeux et qui s’accordait avec les tendances religieuses affichées par la revue. Mais il y en eut, dans le même temps, une autre, où le poète, loin d’incliner « le sombre esprit », « l’âme inconsolée », à la soumission et à la prière, l’exhortait à résister, à se raidir, à défier les puissances d’en haut


À quoi bon, Lélia, tous ces regrets infimes ?
Ne laisse pas longtemps tes deux ailes sublimes
                  S’engourdir dans le deuil ?
Vers le ciel irrité lève ta forte tête ;
Le courage n’est beau qu’au sein de la tempête…
                  Le génie, c’est l’orgueil !…


Cette version-là, Leconte de Lisle ne la publia pas il n’en confia le texte qu’à son ami Rouffet. N’était-ce pas déjà, en 1840 ou 1841, dans le milieu où il vivait, une hardiesse assez remarquable que de dédier publiquement à M. F. Lamennais quelques strophes enthousiastes, d’une belle langue et d’un large mouvement


Quand la maison divine, aux âges prophétiques,
Voyait ses voûtes d’or veuves des saints cantiques.
Et l’herbe de l’oubli crottre dans ses chemins,
Une voix descendait sur l’aile du tonnerre,
Et soudain quelque front vengeur et centenaire
                  Planait sur les pâles humains

Vieillard ! es-tu l’enfant de ces hommes sublimes
Qui du Carmel pour tombe avaient choisi les cimes,
Et de là, dans l’éclair, remontaient vers leur Dieu ?

Vieillard viens-tu comme eux, dans ta large agonie,
Jeter aux nations le cri de ton génie
               Ainsi qu’un immortel adieu ?…

Dans l’amour et l’espoir, au fond des solitudes,
S’abreuvant aux flots purs de célestes études,
Ta croyance a coulé loin du siècle grondant,
Jusqu’à l’heure où tes cieux oubtiés du vieux monde,
Abaissant leurs regards sur ta tête profonde,
               L’ont ceinte d’un éclair ardent !

Le monde, enseveli dans sa morne tristesse,
Comptait les jours sacrés que chanta sa jeunesse !
Le monde pour son Dieu prenait l’iniquité
Prophète ! il attendait, couvert de sa nuit sombre,
Que ton geste sauveur lui désignât dans l’ombre
               L’étoite de la liberté !


Le Messie que Leconte de Lisle apostrophait en ces termes, c’était l’auteur des Paroles d’un Croyant. Dans ce livre, dont la forme insolite est directement imitée de l’Évangile, Lamennais condamnait la cité de Satan, la société moderne, abîme d’oppression et d’iniquité ; il esquissait à grands traits, il appelait, il prédisait une société meilleure, la cité de Dieu, où devaient régner l’égalité, la justice, la liberté et l’amour. En lisant ces pages enflammées, Leconte de Lisle crut voir se lever


Un radieux soleil de jeunesse et de fête
        Sur notre vieille humanité !


Du messianisme à la façon de Lamennais, il n’y avait, jusqu’au socialisme, qu’un pas. Parmi les étudiants de Rennes, on ne comptait pas que d’anciens et fidèles disciples des séminaires. On y trouvait aussi des esprits avancés, des fouriéristes notamment, qui propageaient les doctrines de leur maître. La Variété, à l’occasion, s’était intéressée aux publications de l’École sociétaire. En vérité, il était temps, dans les premiers mois de 1841, qu’elle cessât de paraître, faute de pécune. Encore un peu, et ses premiers patrons l’auraient désavouée. On peut même se demander s’ils ne l’avaient pas déjà fait.

III

De cette tentative, Leconte de Lisle avait retiré de notables satisfactions d’amour-propre. Non seulement il s’était vu imprimé tout vif, mais ses camarades l’avaient choisi comme président du comité de rédaction. « Ainsi me voilà par le fait, annonçait-il à Rouffet avec un orgueil non déguisé, rédacteur en chef d’une publication littéraire. C’est encore bien peu, sans doute, mais enfin c’est un premier échelon. » Il faisait, dans son petit cercle, figure de Mattre. On lui dédiait des articles et des vers. Mais sa situation matérielle était devenue, depuis la fameuse lettre de décembre 1839, de plus en plus précaire. Dans le courant de l’année 1840, il est à bout de ressources. Le 26 mai, il écrit à Rouffet : « J’ai maintenant une prière à vous faire, c’est de ne m’écrire que lorsque vous pourrez affranchir vos lettres, car on refuse de les payer pour moi, et je ne possède plus un centime… Je suis maintenant dans un accès de tristesse et d’inquiétude, car je ne sais que devenir. Si je pouvais trouver une place quelconque qui me permît de vivre et d’écrire, je l’accepterais avec joie. Tenez, il y a des moments d’abattement où l’expansion même me fait mal. Il m’est impossible de vous analyser toute ma colère et mon ennui. » L’idée lui était venue de fonder avec Rouffet et Houein, un de leurs amis, un pensionnat à Quintin, petite ville des Côtes-du-Nord. L’un aurait fait le grec et la philosophie, l’autre le latin et le français lui se réservait la rhétorique, la géographie et l’histoire. L’entreprise n’était guère réalisable pour des gens dénués du moindre capital. Leconte de Lisle se tira d’affaire tant bien que mal en vendant ses livres et ses effets. Au mois d’octobre, il fut heureux d’aller se mettre un peu au vert chez l’oncle Leconte, à Dinan. Il y prit quelques semaines d’un repos dont il avait besoin. « Dinan, écrivait-il à Rouffet, m’a laissé dans l’âme un souvenir de calme et de bien-être moral. Jamais cette petite ville ne m’a paru plus pittoresque. L’automne qui jaunit les feuilles, et le soleil levant ou couchant qui les dore une seconde fois, font des vallées qui entourent les vieux murs de vivants contes des Mille et une nuits. Puis, mon oncle a été bon pour moi, et ce n’est pas peu dire. Les rédacteurs des deux journaux m’ont fait du charlatanisme, et, pour tout dire en un mot, j’ai fumé platoniquement mon cigare sur les fossés pendant vingt jours, en admirant les belles dames et demoiselles anglaises qui s’y promènent depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, inclusivement. » Si l’oncle avait été bon pour le neveu, c’est que le neveu avait fait à l’oncle de belles promesses. Il avait promis de ne plus vendre ses hardes, de prendre ses inscriptions et desuivrelescours. Chose étonnante ! il tint parole… pendant trois mois. Le 29 janvier 1841, il était admis au premier examen de baccalauréat en droit, avec deux rouges et une noire. Mais, cet effort une fois fait, il retomba dans ses errements habituels. L’oncle le sut, et se fâcha. Le 7 février, le pauvre Leconte de Lisle s’empressa de faire amende honorable. « Votre lettre, mon cher oncle, m’a fait beaucoup de peine. La promesse que j’avais faite à ma tante-de ne plus me défaire de mes vêtements n’a pas été oubliée. Si vous avez été informé que je persistais à vendre mes habits, on vous a fait un infâme mensonge. Quant à mes mauvaises connaissances, mon cher oncle, l’influence qu’elles exercent sur ma conduite se réduit à me faire rester dans ma chambre toute la journée, si ce n’est pour aller aux cours. Nous nous rassemblons le soir pour causer, et à cela se réduit mon crime. Depuis quelque temps, je suis on ne peut plus assidu à la Faculté. Si je suis appelé devant elle pour quelques absences, je viens d’écrire au doyen pour lui expliquer mes motifs, et j’espère qu’il y aura égard. J’ai maintenant la ferme volonté de terminer le plus tôt possible mes études de droit mais si je recevais d’aussi affreuses lettres que par le passé, je ne sais trop ce que je ferais. Je suis bien avec papa maintenant, et j’ai une grâce à vous demander, c’est de ne pas lui écrire contre moi. Fiez-vous encore à ma promesse de travail, je la tiendrai… » Serments d’ivrogne ! du moins M. Leconte les jugea tels, car il fut inflexible. Deux mois plus tard, le jeune homme se plaignait de ne pas recevoir d’argent il suppliait son oncle de lui « faire parvenir cinq francs au moins ». Au mois de septembre, nouvelle requête. Cette fois, c’est un appel désespéré. Il « manque absolument de tout » ; il ne sait même plus comment se faire la barbe ; il a été obligé de recourir à la bonne volonté » d’un ami « pour se procurer un peu de sirop, attendu qu’il avait la fièvre et que la soif le dévorait. Toutes ses instances sont vaines. Sa famille rêve toujours pour lui d’une place de substitut, ou de procureur du roi, ou de juge auditeur au tribunal de Saint-Denis. Elle espère triompher de sa mauvaise volonté en le laissant, pendant le temps qu’il faudra, au régime de la vache enragée. On ne lui envoie plus d’argent, on ne lui écrit plus. Avec une aussi forte tête, la manière forte n’avait pas grandes chances de succès. Elle faillit mettre les choses au pire. Peu s’en fallut que Leconte de Lisle ne versât dans la bohème, et de l’espèce la plus déplaisante. N’avait-il pas imaginé, de concert avec un camarade — un capitaliste celui-là, le fils d’un notaire de la ville — de fonder un journal satirique, intitulé Le Scorpion. On se doute de ce que peut être, dans une ville de province, un journal satirique, de quels ragots il vit, à quelles inavouables rancunes, à quelles basses vengeances, à quelles louches entreprises il peut servir d’instrument. Rien que le titre de celui-ci était inquiétant. L’imprimeur auquel les deux associés s’adressèrent, quand il vit de quoi il retournait, refusa tout net. Sans sourciller, ils le citèrent à comparaître, le 28 décembre 1842, devant le tribunal civil de Rennes, en vertu de l’article 7 de la Charte de 1830, qui accordait à tout Français le droit de publier ses opinions. Le refus de l’imprimeur était une atteinte à la liberté de la presse. L’avocat du défendeur n’eut pas de peine à répondre qu’on ne pouvait forcer un imprimeur à imprimer un journal dont le premier numéro risquait de le conduire en police correctionnelle, et, sur avis conforme du procureur du Roi, les demandeurs furent déboutés, le 9 janvier 1843.

Cette fois, c’était la fin. La vie à Rennes n’était plus possible. À la hâte de quitter une résidence dont il avait épuisé les maigres charmes, se joignait chez le jeune homme le désir de retrouver sa famille et de revoir son île natale. Il avait, depuis longtemps déjà, le mal du pays. Pendant les premiers mois de son séjour en France, le changement de vie, la nouveauté des objets avaient distrait sa pensée de tout ce qu’il laissait derrière lui. Mais, depuis 1839, il y songeait souvent, et il n’y songeait pas sans regrets. Quelques lignes de Byron, qui lui tombaient sous les yeux, ramenaient-elles son souvenir vers les montagnes de Bourbon : « Oh ! s’écriait-il, »


Oh ! j’ai pu vous quitter, Reines orientales
Qui couronnez vos fronts de clartés aurorales…
Oh ! j’ai pu vous quitter !… Je vous aimais pourtant
J’ai fui vos pieds d’encens pour le pâle occident,
J’ai préféré la tombe aux clartés de l’aurore !
Filles du Ciel natal, vous reverrai-je encore ?


Rimait-il une odelette à une galère, ce joli coquillage des mers du sud, si commun dans les parages de Bourbon, qui ressemble, quand il vogue à la surface des flots, à une carène minuscule surmontée d’une voile de gaze, il la chargeait en pensée d’un message pour sa patrie :


Ah ! perle de l’onde azurée.
Si vers l’aurore diaprée
Tu touches la rive sacrée,
Hélas que j’ai fui (sic) sans retour,
Ô ma précieuse nacelle,
Mon cœur te conduira vers elle,
Car tu lui portes mon amour.


À Rouffet, qui lui avait dédié quelque pièce de vers où il lu parlait des siens, il répondait « Vos vers sont touchants, mon ami. Ils ont reporté ma pensée vers l’île éloignée où j’ai vu ma mère, et je vous sais gré des larmes dont ils ont rempli mes yeux… » Et, à son tour, il épanchait en vers, dans le sein de son ami, son âme oppressée :


Vous m’avez bien compris : mon ciel étincelant,
Mes beaux arbres, les flots de mes grèves natales
Ont laissé dans mon cœur teur souvenir brûlant…
Oui, j’éprouve loin d’eux des tristesses fatales…

Ô mon île, mon doux et mon premier berceau,
Mère que j’ai quittée ainsi qu’un fils rebelle,
J’irai sous tes palmiers me choisir un tombeau…
La France est douce aussi, mais la France est moins belle.

Mangoustans, frais letchis dont j’aimais le parfum !
Oh ! mes jeux tout enfant, à l’ombre des jam-roses !
Mon Orient vermeil, qui brûlais mon front brun !
Aube qui me frôlais de tes lèvres de roses !


Pardon ! J’ai loin de vous égaré mon destin !
Pourtant je vous aimais, ô brumes diaphanes
Feuillages nonchalants que perlait le matin,
Et vous, ô mes ravins, et vous, ô mes lianes


Enfin il allait les revoir. Au mois de septembre 1843, il rentrait dans la maison des Hauts de Saint-Paul. C’était vraiment le retour de l’enfant prodigue. Il fut accueilli comme tel, à bras ouverts, bien qu’il ne rapportât pas le précieux talisman, le diplôme de licencié en droit qui lui aurait ouvert tout grand l’accès de la magistrature. On ne l’en considérait pas moins chez lui, si nous en croyons une lettre de son frère Alfred à l’ami Adamolle, comme « hautement placé quant à la littérature », pourvu d’idées « de haute philosophie » et « de principes irréprochables ». Avec cela on devait faire son chemin dans l’île ; et sa famille, envahie d’un optimisme bien naturel en pareille circonstance, estimait sans doute comme lui, mais pour d’autres raisons, que pendant ce long séjour à Rennes, s’il n’avait pas conquis le grade désiré, après tout il n’avait pas perdu son temps.



  1. Il venait d’être nommé maire de la ville en juillet 1837.
  2. Leconte de Lisle, Premières Poésies et Lettres intimes, publiées par B. Guinaudeau, Paris, 1902.