Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/01
DE LECONTE DE LISLE
Il existait vers la fin du xviie siècle, à Pontorson, en Normandie, sur les confins de la Bretagne, une famille de petite bourgeoisie dont les membres étaient, de père en fils, apothicaires, chirurgiens ou médecins. L’un d’eux, Michel Le Conte, sieur de Préval — un apothicaire celui-là — épousa la fille d’un contrôleur aux recettes foraines, François Estienne, sieur de Lisle. Ces « noms pompeux, » comme eût dit Molière, ne doivent pas faire illusion. Ce n’étaient pas des titres de noblesse, mais de simples surnoms empruntés à des terres très roturières pour distinguer entre eux les nombreux enfants des familles bourgeoises de ce temps-là. L’Isle, ou plus exactement l’Isle-Saint-Samson, était une ferme sise dans la commune actuelle de Pleine-Fougères, département d’Ille-et-Vilaine, arrondissement de Saint-Malo. À la mort de François Estienne, elle passa à sa fille et à son gendre. Le fils de ceux-ci, Jacques-François-Michel, sieur de Préval, se fit recevoir docteur en médecine et s’installa à Avranches, qui est à quelques lieues de Pontorson. Des douze enfants qu’il eut, l’aîné, Charles-Marie, né en 1759, que l’on appela Leconte de Lisle, émigra de Normandie en Bretagne, s’établit comme apothicaire à Dinan, s’y maria avec la fille d’un ancien négociant et échevin de la ville, Guillemette-Louise Bertin, et y mourut en 1809, laissant deux enfants, Charles-Guillaume-Jacques, né en 1787, et Guillemette-Marie, née en 1790.
Charles-Guillaume-Jacques, selon l’alternance en vigueur depuis près de 150 ans dans la famille Le Conte, était destiné à la profession médicale. Il ne faillit pas à sa vocation. En 1813, il était nommé chirurgien sous-aide au corps de Bavière ; en 1814, il était maintenu en la même qualité à la Grande Armée. Le retour des Bourbons le rendit à la vie civile. D’humeur aventureuse sans doute, il eut l’idée d’aller chercher fortune aux colonies. En 1816, il passait à Bourbon. Peu de temps après, il y épousait une jeune créole, Suzanne-Marie-Élysée de Riscourt de Lanux. Mlle de Lanux appartenait à la société aristocratique de l’île. Elle descendait d’une vieille famille du Languedoc, dont un représentant, le marquis François de Lanux, avait, au dire de Leconte de Lisle, pris part à une conspiration contre le Régent — probablement la conspiration de Cellamare —, s’était, après la découverte du complot, réfugié en Hollande, et enfin était venu s’établir, en 1720, à l’île Bourbon. Elle apportait en dot ce qui faisait la richesse des colons : des terres et des esclaves. De médecin, l’ancien chirurgien sous-aide se fit planteur. Aussi longtemps que subsista l’esclavage, il n’eut pas lieu, semble-t-il, de s’en repentir. En 1837, notamment, il adressait à une maison du Havre une cargaison de sucre de 100.000 kilos.
C’est de ce mariage que naquit, le 22 octobre 1818, date authentique fournie par son acte de naissance, Charles-Marie-René Leconte de Lisle, le futur auteur des Poèmes Antiques et des Poèmes Barbares. De ses premières années, nous ne savons guère que ce qu’il en a dit lui-même. Une note rédigée de sa main, avec une concision à laquelle les auteurs de confidences et de mémoires ne nous ont guère habitués, résume en une ligne les événements marquants de ses dix premières années. « Venu en France à trois ans ; retourné à Bourbon avec ma famille à dix ans. » C’est à Nantes, le grand port de commerce en relations directes et suivies avec les îles, que se passèrent ces sept années. L’enfant ne fut pas, comme le laissent entendre certains de ses biographes, élève au Collège royal, aujourd’hui Lycée, de cette ville. Une tradition assez plausible, mais qu’il est, à cent ans de date, bien difficile de vérifier, veut qu’il ait fait ses premières classes dans une institution privée. Quels souvenirs se rattachaient pour lui à Nantes, à part l’image confuse de la cité, de ses rues, de ses places, des promenades publiques où on le menait jouer ? Nous n’en savons rien. Ce qui paraît certain, c’est qu’il avait gardé de ce premier séjour en France une impression vague, mais délicieuse. Voici comment il l’exprimait, non pas dans la vieillesse ou l’âge mûr, où les souvenirs de la première enfance apparaissent presque toujours dans un lointain doré, mais entre dix-huit et dix-neuf ans : « Son bord embaumé », dit-il en parlant de la France,
Me vit, encore enfant, sur son sein amené
J’ai foulé ses vallons aux fleurs fraîches écloses
Ma bouche a respiré la senteur de ses rosés.
Oh ! son tiède soleil, l’encens de ses matins
Souvent ont caressé mes loisirs enfantins
De rayons enivrants et d’amour et de flamme,
Et leur image chère est gravée en mon âme.
À cette époque, il n’avait pas de désir plus amoureusement
caressé que de retourner en France. Déjà il avait conscience de
sa valeur. La France, pour lui, c’était l’avenir, la réalisation
de son rêve « de gloire et de génie ». Mais quand il y sera revenu
et quand il y sera définitivement fixé, c’est vers Bourbon que se
tournera sa pensée mobile. Il aura, toute sa vie et jusqu’à ses
derniers jours, la nostalgie de la terre natale, de l’île fortunée
où il avait passé les années insouciantes de l’adolescence,
années heureuses, années fécondes, pendant lesquelles son âme
s’imprégna lentement de la beauté des choses, et s’ouvrit à
la poésie et à l’amour.
Il y avait donc une fois un beau pays, tout rempli de fleurs, de lumière et d’azur. Ce n’était pas le Paradis Terrestre, mais peu s’en fallait, car les anges le visitaient parfois. L’Océan l’environnait de ses mille houles murmurantes, et de hautes montagnes y mêlaient la neige éternelle de leurs cimes aux rayons toujours brûlants du ciel…[1]
Tel est, décrit par Leconte de Lisle lui-même, l’aspect qu’offre l’île de la Réunion — Bourbon, comme on disait encore en ce temps-là — aux voyageurs qui l’aperçoivent de la pleine mer ; ils la comparent volontiers à « une corbeille de fleurs et de fruits aux pénétrants aromes » ; les premiers qui la virent l’appelèrent Éden. Si, après l’avoir contemplée de loin, nous voulons, au moins en imagination, pénétrer dans ce séjour de délices, nous n’avons qu’à prendre encore le poète pour guide :
L’île Bourbon, nous dit-il, est plus grande et plus élevée que l’île Maurice. Les cimes extrêmes sont de dix-sept à dix-huit cents toises au-dessus du niveau de la mer ; et les hauteurs environnantes sont encore couvertes de forêts vierges où le pied de l’homme a bien rarement pénétré. L’île est comme un cône immense dont la base est entourée de villes et d’établissements plus ou moins considérables. On en compte à peu près quatorze, tous baptisés de noms de saints et de saintes, selon la pieuse coutume des premiers colons. Quelques autres parties de la côte et de la montagne portent aussi certaines dénominations étranges aux oreilles européennes, mais qu’elles aiment à la folie : l’Étang Salé, — les Trois Bassins, — le Boucan-Canot, — l’Îlette aux Martins, — la Ravine à malheur, — le Bassin Bleu, — la Plaine des Cafres, etc. Il est rare de rencontrer entre la montagne et la mer une largeur de plus de deux lieues, si ce n’est à la Savane des Galets et du côté de la rivière Saint-Jean, l’une sous le vent et l’autre au vent de l’île. Au dire des anciens créoles, la mer se retirerait insensiblement et se brisait autrefois contre la montagne elle-même. C’est sur les langues de sable et de terre qu’elle a quittées qu’ont été bâtis les villes et les quartiers. Il n’en est pas de même de Maurice qui, sauf quelques pics comparativement peu élevés, est basse et aplanie. On n’y trouve point les longues ravines qui fendent Bourbon des forêts à la mer, et qui, dans la saison des pluies, roulent avec un bruit immense d’irrésistibles torrents et des masses de rochers dont le poids est incalculable. La végétation de Bourbon est aussi plus vigoureuse et plus active, l’aspect général plus grandiose et plus sévère. Le volcan, dont l’éruption est continue, se trouve vers le sud, au milieu de mornes désolés, que les noirs appellent le Pays Brûlé[2].
C’est dans la région qu’on appelle les Hauts de Saint-Paul,
c’est-à-dire sur les collines qui dominent de sept à huit cents mètres
la ville du même nom, entre deux de « ces déchirures de montagnes
qu’on nomme des ravines », que s’étendait la plantation, ou,
comme on disait là-bas, l’habitation possédée par la famille
Leconte de Lisle. Dans une de ses nouvelles, le poète en a fait,
sous un nom supposé, une très précise description :
L’habitation de Villefranche, comprise du nord au sud entre les ravines de Saint-Gilles et de Bernica, était bornée, dans sa partie basse, par la route de Saint-Paul à Saint-Leu, qui séparait les terres cultivées de la savane de Boucan-Canot. C’était une vaste lisière qui, d’après la concession faite au premier marquis de Villefranche (entendez : au marquis de Lanux), devait s’étendre de la mer aux sommets de l’île… L’emplacement où s’élevait la demeure du marquis était situé sur la cime aplanie d’un grand piton, d’où la vue embrassait la baie de Saint-Paul, la plaine des Galets et les montagnes qui séparent le quartier de la Possession de Saint-Denis. Vers l’ouest, en face de la varangue sous laquelle fumait M. de Villefranche, la mer déroulait son horizon infini. C’était un vaste tableau, où resplendissait, aux premières lueurs du soleil, cette ardente, féconde et magnifique nature, qui ne s’oublie pas…[3]
Et voici comment, du haut de ce belvédère naturel, Leconte de Lisle put voir bien des fois, à l’aurore, ce paysage magnifique s’éclairer peu à peu et se colorer à ses yeux :
Rien n’est beau comme le lever du jour du haut des mornes du Bernica. On y découvre la plus riche moitié de la partie sous le vent, et la mer à trente lieues au large. Sur la droite, aux pieds de la Montagne à Marquet, la savane des Galets s’étend sur une superficie de trois à quatre lieues, hérissée de grandes herbes jaunes que sillonne d’une longue raie noire le torrent qui lui donne son nom. Quand les clartés avant-courrières du soleil luisent derrière la Montagne de Saint-Denis, un liséré d’or en fusion couronne les dentelures des pics et se détache vivement sur le feu sombre de leurs masses lointaines. Puis il se forme tout coup, à l’extrémité de la savane, un imperceptible point lumineux qui va s’agrandissant peu à peu, se développe plus rapidement envahit la savane tout entière et, semblable à une marée flamboyante, franchit d’un bond la rivière de Saint-Paul, resplendit sur les toits peints de la ville et ruissette bientôt sur l’île, au moment où le soleil s’élance glorieusement au delà des cimes les plus élevées dans l’azur foncé du ciel. C’est un spectacle sublime qu’il m’a été donné d’admirer bien souvent…[4]
Derrière lui, sur les pentes supérieures, s’étendait, « dans toute l’abondance de sa féconde virginité », la forêt de Bernica.
Gonflée de chants d’oiseaux et des mélodies de la brise, dorée par-ci par-là des rayons multipliés qui filtraient au travers des feuilles, enlacée de lianes brillantes aux mille fleurs incessamment variées de forme et de couleur, et qui se berçaient capricieusement des cimes hardies des nates et des bois-roses aux tubes arrondis des papayers-lustres, on eût dit le Jardin d’Arménie aux premiers jours du monde, la retraite embaumée d’Ève et des Anges amis qui venaient l’y visiter. Mille bruits divers, mille soupirs, mille rires se croisaient à l’infini sous les vastes ombres des arbres, et toutes ces harmonies s’unissaient et se confondaient parfois, de telle sorte que la forêt semblait s’en former une voix magnifique et puissante[5]
Et quand l’enfant s’éloignait de la maison paternelle, du chalet de bois au toit roux, avec sa varangue basse, il allait, en ses vagabondages, jusqu’au gouffre où le ruisseau de Bernica, gonflé par les pluies, « roulait sourdement travers son lit de roches éparses », entre deux murailles de pierres calcinées par le soleil ; ou bien il errait dans l’ombre profonde de la ravine Saint-Gilles, parmi les cactus et les aloès, suivant des yeux le vol
Des martins au bec jaune et des vertes perruches,
courant après les « sauterelles rosés et « les grands papillons aux
ailes magnifiques » et voyant de loin, au débouché de la gorge, se
dessiner la silhouette bronzée de quelque bouvier amené de
Madagascar avec les bœufs dont il a la garde, qui,
Un haillon rouge aux reins, fredonne un air saklave.
Et songe à la grande Île en regardant la mer[6].
Telle est, esquissée à grands traits, la nature merveilleuse au milieu de laquelle Leconte de Lisle passa toute son-adolescence, de sa dixième à sa dix-neuvième année. C’est elle qui fut sa grande éducatrice, et qui fit un poète de « l’enfant songeur couché sur le sable des mers ».
Il ne semble pas, en effet, que Leconte de Lisle ait été, dans sa jeunesse, un écolier remarquablement studieux. Quand il se présenta au baccalauréat, en 1838. devant la Faculté des Lettres de Rennes, il dut, selon l’usage du temps, indiquer où il avait fait ses classes. « À Nantes, déclara-t-il, et à la maison paternelle. » Il n’avait pu acquérir, dans l’institution nantaise qu’il avait fréquentée à huit ou neuf ans, que les connaissances les plus élémentaires. Quant à l’instruction donnée dans la famille, on sait qu’elle est assez sujette à deux inconvénients, l’excès d’indulgence et l’irrégularité. Si l’on en croit certains témoignages, M. Leconte de Lisle aurait élevé son fils sévèrement. Mais, d’autre part, en tenant compte de l’ardeur du climat, de la nonchalance et de la liberté des mœurs créoles, on a peine à croire qu’il ait pu lui donner un enseignement très suivi. Et quel était au juste le degré d’instruction de l’ancien chirurgien sous-aide de la Grande Armée ? Il apprit sans doute à son élève ce qu’il savait : un peu de latin, un peu de sciences naturelles. Pour le reste, l’enfant n’eut guère à compter que sur les livres qui tombèrent à portée de sa main. Il avait, heureusement, un goût marqué pour la lecture. Il lut de bonne heure, et beaucoup. Une anecdote souvent citée en est la preuve. Pendant une absence de son mari, Mme Leconte de Lisle fit un séjour à Saint-Denis. Elle avait mis son fils comme externe dans une pension de la ville
Se fiant à la régularité de sa conduite habituelle, elle fut fort étonnée de recevoir la visite du chef d’institution qui lui demanda pourquoi son élève avait disparu depuis une semaine. Stupéfaite, la mère questionna son fils, qui arrivait tranquillement à l’heure de la rentrée, sans se douter de l’inquisition qui l’attendait. L’enfant se troubla, rougit et finit par avouer qu’au lieu de se rendre en classe, il allait passer toute sa journée à la bibliothèque, où un vénérable conservateur avait consenti à lui prêter sur place Walter Scott. Leconte de Lisle en était à La Prison d’Édimbourg quand cet innocent manège fut découvert mais le titre du roman n’eut rien de fatidique pour lui, car au lieu de le gronder sa mère, enchantée, lui acheta tous les romans de l’illustre auteur écossais, en le priant seulement de les lire désormais à la maison[7].
Cette prédilection de son adolescence ne se démentit jamais. Leconte de Lisle lut beaucoup d’autres livres mais, jusque dans sa vieillesse, il eut un faible, dont certains s’étonnaient, pour Walter Scott.
La nature, la rêverie, les longues lectures exaltaient l’imagination. La sensibilité s’éveilla, avec l’amour, vers la quinzième année, comme il est naturel dans un climat où l’enfance passe vite et où les passions de l’homme s’agitent déjà chez l’adolescent. Le premier amour que Leconte de Lisle éprouva, et qui devait laisser sa trace sur sa vie tout entière, fut un amour à la fois brûlant et platonique. Il avait pour objet une jeune cousine germaine, Mlle de Lanux, la fille d’un frère de Mme Leconte de Lisle, qui, au grand scandale des siens, avait épousé une quarteronne. La jeune fille habitait, elle aussi, dans les Hauts, à Bellemène, d’où, selon la coutume, elle descendait chaque dimanche en « manchy », sorte de palanquin porté par huit noirs vigoureux se relayant quatre par quatre, pour assister à la messe dans l’église de Saint-Paul. L’adolescent, timide et sauvage, épiait de loin, pendant l’office, « un léger chapeau de paille à roses blanches et à rubans cerise, qui se tenait incliné sur un livre » ; et quand ce chapeau se relevait, il demeurait immobile, pâle, inondé de joie et de frayeur, et il pleurait. Il était amoureux, « et amoureux de la plus délicieuse peau orangée qui fût sans doute sous la zone torride ! amoureux de cheveux plus noirs et plus brillants que l’aile d’un martin de la montagne ! amoureux de grands yeux plus étincelants que l’étoile de mer qui jette un triple éclair sous la houle du récif… ! » Un jour, étant à cheval, il croisa, sur les routes de la montagne, le léger manchy aux rideaux de batiste. Comme la surprise et l’émotion le clouaient sur place, lui et sa monture, barrant l’étroit chemin, « les noirs prirent le parti de déposer le manchy à terre et d’avertir leur maîtresse qu’un jeune blanc les empêchait d’avancer ». Hélas ! quelles paroles sortirent alors du manchy : il devait s’en souvenir bien longtemps. « Louis, cria une voix aigre, fausse, perçante, saccadée, méchante et inintelligente, Louis, si le manchy n’est pas au quartier dans dix minutes, tu recevras vingt-cinq coups de chabouc ce soir ! » Et le jeune homme indigné, en s’effaçant pour laisser passage, de déclarer solennellement : « Madame, je ne vous aime plus. »
J’ai laissé Leconte de Lisle conter lui-même ce roman de son adolescence, tel qu’il le consigna tout au long, un peu plus tard, dans une nouvelle qui a pour titre : Mon premier amour en prose. Je ne garantis pas que tous les épisodes en soient d’une absolue authenticité. Leconte de Lisle n’était pas homme, même dans sa jeunesse, à livrer ses secrets sans précaution. Il a mêlé ici la fiction et la vérité. La scène finale est bien mélodramatique et nous savons, d’autre part, que, bien qu’elle eût pour mère une quarteronne, Mlle de Lanux avait non pas une peau orangée, des cheveux brillants comme l’aile du martin et des yeux noirs, mais des yeux bleus, des cheveux blonds et le teint rose. Et ce que l’histoire ne dit pas, ce qui fut très probablement la première grande douleur de Leconte de Lisle, elle mourut prématurément. Mais son image ne cessa de hanter la mémoire du poète. À plusieurs reprises, séparées par de longs intervalles, il l’évoqua dans ses vers. C’est la vierge en sa fleur, dans tout l’éclat de sa beauté merveilleuse et fragile, que nous entrevoyons, sous ses légers rideaux, dans l’admirable élégie intitulée Le Manchy :
Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la ville en manchy de rotin,
Par les rampes de la colline…
Et tandis que ton pied sorti de la babouche
Pendait, rose, au bord du manchy,
À l’ombre des bois noirs touffus et du letchi
Aux fruits moins pourprés que ta bouche
Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur,
Teinté d’azur et d’écarlate,
Se posait par instants sur ta peau délicate
En y laissant de sa couleur,
On voyait, au travers du rideau de batiste,
Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre améthyste.
Ainsi tu t’en venais, par ces matins si doux,
De la montagne à la grand’messe,
Dans ta grâce naive et ta rose jeunesse,
Au pas rythmé de tes Hindous.
Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
Ô charme de mes premiers rêves !
Et, dans L’Illusion suprême, quand l’homme, parvenu auterme de la vie, se retourne vers son passé perdu et emplit une dernière fois ses yeux des visions qui hantaient sa jeunesse, c’est sur celle-là qu’il arrête le plus longtemps son souvenir :
Et tu renais aussi, fantôme diaphane,
Qui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane,
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois
Ô chère vision, toi qui répands encore,
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d’aurore
Au fond d’un cœur obscur et glacé désormais !
Les ans n’ont pas pesé sur ta grâce immortelle.
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté
Il te revoit, avec tes yeux divins, et telle
Que tu lui souriais en un monde enchanté !
Cet amour de son adolescence, cet amour ardent et pur, timide
et profond, muet et passionné, il a survécu à tous les autres,
il a effacé tous les autres. Il a été pour Leconte de Lisle — et cela
est un trait de son caractère qu’il ne faut pas négliger, car cela
est le signe d’une belle âme fidèle, candide et fière — il a été non
pas un pressentiment, ou un prélude, ou un présage, mais la
forme idéale et parfaite de l’amour.
La poésie n’est pas seulement affaire de sentiment. Elle est un art qui, comme tous les arts, suppose des dispositions naturelles et exige un apprentissage. Le goût d’écrire en vers était déjà dans la famille, tant du côté paternel que du côté maternel. L’apothicaire de Dinan dont Leconte de Lisle fut le petit-fils n’était pas toujours affairé autour de ses mortiers et de ses bocaux. Il. tournait le quatrain et avait, dans sa ville, réputation de poète. C’est à lui qu’on avait demandé, en 1790, les vers à inscrire sur l’autel de la Patrie, le jour de la Fédération. Ni son talent ni son civisme ne l’empêchèrent d’être incarcéré sous la Terreur. Aussi, quand les prisons se rouvrirent, célébra-t-il d’enthousiasme sa libération et celle de ses compagnons d’infortune dans une pièce de poésie qui eut le plus franc et même le plus populaire succès. « Ces vers, dit un contemporain, se répandirent avec la rapidité de l’éclair dans les salons et dans les ateliers. » Du côté maternel, il y avait mieux encore. Geneviève de Riscourt de Lanux, la fille de ce François de Lanux qui fut le trisaïeul de Leconte de Lisle, avait épousé, à Bourbon, Paul de Parny. Elle fut la mère d’Evariste-Désiré de Forges, chevalier, puis vicomte de Parny, l’auteur des Élégies et de La Guerre des dieux, le chantre d’Éléonore, le libertin sensuel, passionné et grivois qui, pendant un demi-siècle et jusqu’à l’apparition de Lamartine, passa, concurremment avec Delille, pour le plus grand poète français. Son arrière-petit-neveu n’en faisait pas grand cas, du moins vers le milieu de sa vie on en comprendra les raisons, si on compare seulement l’histoire d’Hylas, telle qu’elle est contée dans La Journée Champêtre, avec l’Hylas des Poèmes Antiques. Mais si, vers 1835, Parny, en France, était déjà bien oublié, à Bourbon il faisait encore figure, et l’on ne manquait pas, dans la famille Leconte de Lisle, de tirer vanité d’une parenté aussi illustre. Notre adolescent avait lu, d’assez bonne heure, quelques-unes au moins de ses œuvres. Sur le cahier où, vers seize ou dix-sept ans, il copiait ses morceaux favoris, on lit des vers de Parny et, au-dessous, une pièce d’un obscur auteur de cette époque qui déplorait ta mort du grand homme. Parny et aussi Baour-Lormian, voilà ce que Leconte de Lisle trouva sur les rayons des bibliothèques créoles ce sont eux qui avaient charmé les générations du premier Empire ; c’est par eux qu’il fut initié aux règles du langage poétique. Il découvrit, sans doute assez vite, les Méditations. Quelqu’un lui mit entre les mains Les Orientales. Il en fut enthousiasmé. « Ces beaux vers, écrivait-il bien des années plus tard — c’est dans son discours de réception à l’Académie française, où il entra, comme on sait, à soixante-huit ans — ces beaux vers, si nouveaux et si éclatants, furent pour toute une génération prochaine une révélation de la vraie Poésie. Je ne puis me rappeler, pour ma part, sans un profond sentiment de reconnaissance, l’impression soudaine que je ressentis, tout jeune encore, quand ce livre me fut donné autrefois sur les montagnes de mon île natale, quand j’eus cette vision d’un monde plein de lumière, quand j’admirai cette richesse d’images si neuves et si hardies, ce mouvement lyrique irrésistible, cette langue précise et sonore. Ce fut comme une immense et brusque clarté illuminant la mer, les montagnes, les bois, la nature de mon pays, dont jusqu’alors je n’avais entrevu la beauté et le charme étrange que dans les sensations confuses et inconscientes de l’enfance. Il n’est pas douteux, et nous aurons l’occasion d’y revenir, que Les Orientales, particulièrement les grandes compositions aux couleurs contrastées et violentes, Les Têtes du Sérail, La Ville Prise, Le Feu du Ciel, n’aient exercé sur l’art de Leconte de Lisle, tel qu’il se révèle surtout dans les Poèmes Barbares, une profonde influence. Mais, à dix-sept ans, il n’en a pas compris encore ni l’originale et étrange beauté, ni le rapport secret avec son propre génie. Il suit le goût du temps et le penchant de son âge ; il donne dans l’élégiaque et le sentimental. Sur le cahier où il transcrit ses vers favoris, il copie, des Orientales, Grenade et L’Enfant Grec, où le pittoresque domine, mais aussi Fantômes, qui est un morceau de pur sentiment, pêle-mêle avec quelques pièces des Feuilles d’automne, le Désespoir de Lamartine, son appel au peuple de 1830 Contre la Peine de Mort, et une poésie d’un auteur inconnu, Les Deux Muses (la Muse classique et la Muse romantique), à la fin de laquelle il écrit naïvement : « Sublime ! » Son admiration se trompe quelquefois d’objet. Même après plusieurs mois de séjour en France, il mettra encore sur le même pied Rességuier et Victor Hugo, Alfred de Vigny et Mme Tastu. Son excuse, c’est que beaucoup de gens qui auraient dû être plus éclairés que lui en faisaient autant. Pouvait-on exiger d’un « jeune sauvage » plus de discernement et de flair que des connaisseurs parisiens ?
Les premiers vers que nous possédions de Leconte de Lisle trahissent les mêmes tendances et la même évolution rapide. C’est un cahier intitulé Essais poétiques de Ch. Leconte de Lisle. Il contient une douzaine de pièces, accompagnées d’un envoi daté de novembre 1836. Les unes paraissent antérieures, les autres postérieures à cette date. De « ces premiers accents que son âme soupire », certains doivent remonter à la dix-septième ou même à la seizième année. Balbutiements touchants, mais balbutiements, et qui sentent encore l’enfance. La syntaxe en est incorrecte et la langue incertaine ; les tours d’un français suranné et le zézaiement du langage créole s’y mêlent à des expressions alors insolites, empruntées aux poètes nouveaux. Ils ont la grâce indécise de l’adolescence, avec une pointe à la fois de langueur et d’enfantillage qui trahit l’origine exotique.
Qui, toi, pauvre créole,
Veux-tu chanter aussi ?…
Une douce parole
Comme un éclair a lui.
Et de la poésie
Une lueur d’espoir,
Une lueur amie
Advient fraîchir ma vie
Léger soupir du soir,
Puis jusqu’en ma pensée
Délirante d’amour,
D’odorance enivrée,
Semble un rayon du jour.
Oh ! laissez-moi chanter !
Qu’importe ma faiblesse ?
Car flamme enchanteresse
En moi paraît glisser,
Comme aux flots s’insinue
L’astre aux pâles rayons,
Et mon âme est émue
D’inconnus et doux sons !
Au long sentier des roses
J’irai par légers pas ;
Je parlerai tout bas
Et de petites choses…
Puis le ton s’affermit, la facture devient plus solide. Une autre pièce traite un thème courant chez les poètes de l’époque impériale en octosyllabes attendris et galants qu’on pourrait glisser sans disparate dans un recueil de Millevoye :
Jeune beauté, de ton empire
Jouis aux heures du printemps,
Car ce règne si doux expire
Et tous ces charmes qu’on admire
Cèdent aux insultes du temps…
Enfin, voici quatre pièces aux titres éloquents : Sa voix, L’Aveu, La Désillusion, Le Souvenir, qui sont comme quatre chapitres en vers du petit roman qui nous a été conté tout à l’heure. L’une d’elles esquisse le portrait de l’objet aimé :
Jamais d’un front plus blanc, plus doux et blonds cheveux,
En contours gracieux, en soyeuse auréole,
Ne tombèrent ainsi sur un cou plus neigeux
Et sur une plus rose épaule.
Une autre tâche à définir le charme de sa voix :
Sa voix est le parfum tombé de l’aubépine,
Vierge blanche qui dort au front de la colline
Sur son lit de bluets…
Une autre, en des termes où la virtuosité déjà remarquable de la forme traduit la sensation toute vive, et qui font penser à l’ode fameuse de Sapho, exprime le trouble du jeune homme en présence de celle qu’il aime :
Sais-tu que ton œil pur est mon ciel azuré ?
Sais-tu que ton regard est ma divinité ?
Ta bouche, mon aurore ?
Sais-tu que le baiser sur tes lèvres cueilli
Est un feu délirant, le seul rayon ami
Dont mon âme se dore ?
Sais-tu bien que je tremble en écoutant ta voix
Que la fièvre me prend lorsque je t’aperçois
Et gracieuse et belle ?
Sais-tu qu’en te touchant je ne sens plus ma main
Que mon cœur palpitant s’échappe de mon sein,
Semblant dire : « C’est elle » ?
Le sais-tu ?… Non, sans doute. Oh ! tu n’y penses pas…
Et moi je suis contraint, au seul bruit de tes pas,
De m’appuyer bien vite,
Car ma tête est en feu, mon front est enivré,
Mes pieds semblent fléchir, et mon regard troublé
Et te cherche et t’évite.
Ces vers sont-ils jamais passés sous les yeux de celle à qui ils étaient adressés ? Cela n’est guère probable. Ils ne furent lus sans doute que de l’ami privilégié que Leconte de Lisle avait choisi pour être le confident à la fois de sa passion et de son talent. Cet ami, Adamolle, était le fils d’un riche planteur des Hauts de Saint-Paul. Les deux jeunes gens s’étaient liés l’un à l’autre d’une de ces amitiés d’adolescents qui ont de l’amour l’emportement, la jalousie et les orages. À peine Leconte de Lisle fut-il parti pour la France, Adamolle eut peur que son ami ne t’oubliât. Il lui écrivit une lettre émue, désolée, inquiète, que nous n’avons pas, mais que nous pouvons imaginer facilement la lettre de celui des deux pigeons qui reste au colombier. À cette lettre, voici ce que Leconte de Lisle, tout bouleversé, répondit :
… Mon ami, mon frère — laisse-moi te nommer ainsi — je te crois trop persuadé de mon affection pour qu’il me soit nécessaire de te répéter que jamais elle ne s’éteindra. Ne viens donc plus me causer une peine inutile en paraissant croire que de nouvelles connaissances pourraient, une seconde, me faire oublier mes vrais, mes seuls amis ; nous nous comprenons, ô mon ami ; entre nous, c’est à la vie, à la mort ! Ah ! crois-tu donc à cette amitié d’une heure, à ce sentiment bâtard que les hommes qualifient trop souvent d’un nom sacré ? Oh non, tu n’y crois pas, n’est-ce pas ?… Tu sais trop bien que, pour la véritable amitié, il faut l’union intime du cœur et de l’âme ; mon ami, nous sommes donc nés l’un pour l’autre, car nos cœurs n’en font qu’un, et nos âmes sont sœurs.
Oh ! mon cher Adamolle, combien je regrette que notre langue ne puisse rendre l’ardeur de mon amitié !… Ah ! écris-moi souvent… Tu dois comprendre tout le charme que j’éprouve à recevoir quelque souvenir de toi quel plaisir je ressens en tâchant d’y répondre.
Oh ! jamais, non, jamais aucun autre ne te remplacera dans mon cœur, jamais rien n’altérera notre chère intimité ! Nous sommes séparés l’un de l’autre, peut-être pour toujours… Ah ! que du moins le souvenir, seul bien qui nous reste, emplisse, en quelque sorte, l’énorme espace qui nous désunit, adoucisse un peu l’amertume des regrets et des larmes de l’absence ! Mais cet espace lui-même, qu’est-il ? Rien, non, rien ! Je te vois, je te parle, je te serre d’ici dans mes bras ! ô mon ami si cher, s’il ne faut pour nous rejoindre un jour que surmonter des obstacles proportionnés aux forces humaines, ah ! sois-en sûr, tu me reverras, je te reverrai aussi, et nous oublierons alors, dans notre joie, et nos maux et nos regrets passés !…
Cette exaltation de sentiment et de langage, ce lyrisme à la Rousseau, paraît avoir été un caractère commun à la plupart des jeunes créoles qui furent, aux environs de 1836, les compagnons d’âge et les amis de Leconte de Lisle. Pendant la semaine, tous ces fils de planteurs, dispersés dans les habitations des Hauts, y menaient la vie des gens de leur caste oisiveté entrecoupée par accès d’activité violente, parties de chasse, longues flâneries sous la varangue de la maison paternelle, lectures solitaires, chevauchées à travers champs. Le dimanche, ils descendaient à la ville ; ils s’y retrouvaient entre camarades ; ils allaient — c’est Leconte de Lisle qui le dit — « fumer le poétique cigare au bord de la mer ». Ils s’asseyaient, le soir, sur la plage de sable noirâtre,
Au bruit pensif du flot que la vague soulève,
et, tandis que de leurs « lèvres émues s’exhalaient les « épais tourbillons de fumée,
Vapeur exaltatrice à leurs cerveaux ardents,
ils causaient. Ils parlaient d’avenir, de gloire et de poésie. Ils parlaient de politique et de religion. Et, comme la société au milieu de laquelle ils vivaient était conservatrice et traditionaliste, par cet esprit de contradiction qui est, chez les tout jeunes gens, manifestation d’indépendance, ils étaient démocrates et libres penseurs. Ils tenaient « les sentiments républicains et philosophiques » pour « les plus vraies comme les plus nobles des opinions humaines ». Ils détestaient les rois et abhorraient les prêtres. L’âme du cercle, le chef de la troupe, c’était Leconte de Lisle. Le rôle allait à son caractère. De son ascendance aristocratique il tenait cette hauteur un peu dédaigneuse et intimidante qu’il conserva toute sa vie. Il était de ceux qui sont nés pour commander, et non pour obéir. Cet empire qu’il exerçait naturellement sur ses compagons d’âge, il le mit au service des idées libérales et humanitaires qu’il avait puisées dans la lecture des philosophes du xviie siècle. Il les avait trouvées dans les livres ; il les avait peut-être entendues tomber des lèvres de son père. M. Leconte de Lisle, suivant des témoignages un peu vagues, mais concordants, était, comme la plupart des bourgeois français de son temps, très probablement comme son propre père, l’apothicaire de Dinan qui composait des vers pour la fête de la Fédération, grand admirateur de Voltaire et de Jean-Jacques. Ajoutez qu’il était médecin, et qu’au début du xxe siècle, les médecins étaient ordinairement des incrédules. C’est vraisemblablement dans la bibliothèque de la maison paternelle que le jeune Charles avait trouvé l’ouvrage de l’abbé Raynal dont il avait extrait, pour le copier sur son cahier de poésies, la citation suivante : « La raison, dit Confucius, est une émanation de la divinité la loi suprême n’est que l’accord de la nature et de la raison ; toute religion qui contredit ces deux guides de la vie humaine est une religion infâme. » Et, au-dessous, il avait ajouté : « Telle est la religion dégénérée du Christ. » Voilà pour les prêtres. Quant aux rois, ils n’étaient pas mieux traités. Dans une lettre à Adamolle, de 1837, les Espagnols, qui « s’entremangent pour deux rois », sont qualifiés d’ « insensés » un pays qui se révolte contre sa reine est un pays « qui commence à bien pensera et Louis-Philippe est flétri très sincèrement par Leconte de Lisle comme le plus despotique et le plus sanguinaire des tyrans. J’insiste sur ces opinions de jeunesse, parce que, contrairement à ce qui se passe chez la plupart des hommes, elles ne varieront pas. Il se pourra — et nous le verrons plus tard — qu’en traversant de certains milieux, elles se colorent de nuances superficielles qui peuvent, à l’observateur inattentif, donner l’illusion du changement. Le fond des idées de Leconte de Lisle est toujours resté identique à lui-même. Il n’y a eu dans sa pensée ni hésitation, ni évolution. Il n’avait ni l’âme compliquée, ni l’esprit ondoyant, ni le caractère flexible. Tel il était à dix-neuf ans, tel il devait être toujours.
Cependant, les années se passent, l’âge s’avance, le moment est venu de choisir une carrière. Il n’est pas question, pour le descendant des Lanux, de se faire, comme ses aïeux de Pontorson, d’Avranches et de Dinan, médecin ou apothicaire. Il ne convient pas non plus à ce jeune homme bien doué et noblement ambitieux de vivre indolemment sur son domaine du produit de ses cannes à sucre et du travail de ses noirs. D’ailleurs, la famille est nombreuse. Charles a derrière lui deux frères et trois sœurs. Toute cette progéniture ne peut évidemment subsister de l’héritage paternel. Puisque l’aîné a le goût du travail intellectuel, des études, des lettres, on en fera un magistrat. Pour être magistrat, il faut faire son droit pour faire son droit, il faut aller en France. Qu’à cela ne tienne, on l’y enverra. À Dinan, M. Leconte de Lisle a un cousin, M. Louis Leconte, avoué de son métier, adjoint au maire de la ville, candidat à une sous-préfecture. Cet homme posé, ce personnage important, bien vu du gouvernement, est le mentor tout désigné pour introduire le jeune homme dans la bonne société de la métropole et lui ouvrir l’accès d’une carrière. On lui expédiera Charles par le premier bateau. Notre apprenti poète ne demande pas mieux. Il est probable qu’il n’a point de vocation marquée pour la magistrature ; le droit, sait-il même ce que c’est ?… Oui, il le sait : c’est la liberté, c’est la France, c’est la littérature, c’est la gloire… Le 11 mars 1837, il s’embarque à destination de Nantes. Lorsqu’il monta sur le navire, le cœur lui battit sans doute il battait, ce cœur de vingt ans, d’impatience, de curiosité et de désir.
En ce temps-là, les longs-courriers qui transportaient de Bourbon en France passagers et marchandises mettaient semaines sur semaines à faire le voyage. À celui qui portait Leconte de Lisle il fallut plus de trois mois. Il fut retardé dans sa marche non pas par le mauvais temps, mais par des calmes interminables. « Je ne connais rien de plus insipide à la mer, écrivait le jeune voyageur, que cette uniformité du ciel et de l’eau, sans qu’une fraîcheur aucune ride la face huileuse des vagues sur lesquelles le navire se balance légèrement sans bouger de place ; les jours se succèdent et se ressemblent nous ne savons que faire, tout nous endort, et
la voile tendue
Ne demande qu’un souffle à la brise attendue. »
On fume, on rêve, et bientôt on s’ennuie, surtout quand pour la première fois on vient de quitter sa famille. Certains biographes de Leconte de Lisle lui font accomplir, avant son embarquement pour la France, des voyages de moins grande portée, mais assez longs encore, à Madagascar, à Ceylan, dans l’Inde, aux îles de la Sonde. Il semble que ce soit une erreur. Voici, en effet, ce qu’au bout de quelques jours de traversée, il écrit à son ami Adamolle : « C’est une chose bien cruelle qu’un premier départ, lorsque, pour un temps illimité, l’on quitte tout ce que l’on aime. C’est une chose pleine d’amertume, qu’il faut avoir éprouvée, pour en exprimer avec vérité les diverses sensations. Je puis te dire en conscience tout le malaise et l’isolement où on se trouve plongé, car je suis du nombre de ceux qui la connaissent à fond. » Heureusement les escales où s’arrête le navire apportent quelque diversion à son chagrin. Au bout d’une vingtaine de jours de navigation, on arrive au Cap. Le spectacle est magnifique :
6 h. soir. Le ciel s’empourpre des derniers regards du soleilqui jette encore aux grandes hachures de la côte de longues gerbes lumineuses dont l’éclat se fond mollement aux légères brumes amoncelées par le soir sur le front des montagnes nues ; une large baie se creuse peu à peu, ceinte de rochers tailladés à grands traits ; le bleu de la mer y contraste avec singularité, s’opposant aux feux qui se brisent sur leurs flancs gigantesques. Jamais tableau plus grandiose et plus féerique ne s’offrira à mes yeux. C’est False-baie, éloignée du Cap de quelques heures.
À cinq heures du matin, nous doublons la pointe est de Bonne-Espérance. Une immense échappée de vue se déroute à nos yeux. La Croupe du lion, énorme sentinelle accroupie au-dessus de la ville, dessine ses larges contours, et, plus loin, la Table épand sa blanche nappe de brume, comme un voile, sur les blanches maisons du Cap que l’on distingue au fond de la baie. Là sont ancrés vingt-huit navires de toutes nations.
Quand il descend à terre, c’est un émerveillement d’une autre
nature. Le Cap est « une ville tout à fait européenne » : elle a « des
rues larges et bordées de fort belles maisons anglaises, des magasins très brillants à l’extérieur, une immense place d’armes, une
vaste bourse, un palais de justice… » Leconte de Lisle la visite
à loisir. Il explore aussi les environs il se rend, avec ses compagnons de voyage, chez un riche propriétaire
de Constance,
M. Cloots. « Comme il n’y était pas, nous entrâmes au salon pour
nous reposer. M. Lenoy marchait devant nous ; il s’arrête tout
d’un coup et recule, tout interdit ; nous avançons… Une panthère
énorme, accroupie au fond de l’appartement, fixait sur nous ses
yeux brillants et féroces ; sa queue se redressait à l’entour de
ses flancs tachetés et sa mâchoire entr’ouverte laissait voir de
blanches et longues dents qui ne nous rassuraient pas. Cet
animal était empaillé avec tant d’art qu’il était impossible de ne
pas le croire vivant. » Ce fut la première rencontre de Leconte
de Lisle avec
La reine de Java, la noire chasseresse,
dont la silhouette sinueuse et souple traverse les Poèmes Barbares.
Il entendit hurler sur la grève du Cap les chiens sauvages dont
il devait, bien des années plus tard, interpréter les lamentables
aboiements. Il vit des babouins et des autruches. Il put même
contempler de près deux lions, vivants cette fois, un mâle et
une femelle. Il est vrai qu’ils étaient en cage. Le mute n’a que
deux ans, il est déjà magnifique ; ses bonds sont effrayants et
sublimes ; quand il rugit, les murs de sa prison en tremblent. »
Mais plus qu’aux animaux féroces, empaillés ou non, il s’intéressa
aux dames du pays. Il les trouva, en général, « assez mal faites
Mais il y avait des exceptions ; et, en cette matière, c’est l’exception qui importe. « Nous logeons, écrivait-il, chez Mlle Bestaudig,
grosse Hollandaise très gaie. Elle a deux nièces fort jolies, qui
nous font de la musique chaque soir et chantent en hollando-français. » Ce hollando-français, et les jolies bouches d’où il sortait,
et les frais visages qu’ornaient ces jolies bouches ne laissèrent
pas de faire une vive impression sur le tendre cœur de notre créole :
Anna, jeune Africaine aux deux lèvres de rose,
À la bouche de miel, au langage si doux,
Tes regards enivrants, où la candeur repose,
Accordent le bonheur quand ils passent sur nous.
Anna, quand ta main blanche au piano sonore
Harmonise, en jouant, tes purs et frais accents,
Nos cœurs muets d’ivresse et forcés par tes chants
Écoutent… Tu te tais ils écoutent encore !
De ton front rose et blanc, Anna, tes bruns cheveux
En anneaux arrondis, en soyeuse auréole,
Tombent si mollement sur les contours neigeux
De ton cou qui se fond à ta mouvante épaule.
Anna, lorsque ta robe aux replis gracieux
Nous frôle en se glissant, nos âmes en frissonnent,
Comme les feuilles d’arbre inclinent et résonnent
Sous les soupirs légers des vents voluptueux.
La pièce, que j’interromps à regret, est dédiée « à Mlle Anna Bestaudy ». Une fois en mer, l’image de la « jeune Africaine » dut hanter les rêveries du poète. Aux approches de Sainte-Hélène, elle fut supplantée par le fantôme de Napoléon. Le jeune voyageur ne pouvait manquer d’aller faire son pèlerinage « à la tombe du grand tyran ».
Nous y montâmes le soir, écrit-il à Adamolle, il pleuvait, et tu dois concevoir combien était gai l’inculte rocher où dort le grand capitaine. Vouloir retracer ici ce que j’éprouvai ne te rendrait pas ma pensée à fond. Ce furent d’abord la pitié, le respect, l’admiration, car il était affreux de comparer ce qu’il fut à ce qu’il est aujourd’hui, de penser à l’empereur et au pauvre captif des Anglais, et cela sur sa tombe. Mais bientôt je me rappelai le jeune et invincible soldat de notre grande République, je me représentai le consul demi-despote, puis enfin l’empereur absolu de ce noble pays qui servit de base à sa gloire ; et alors le respect et la pitié firent place au mépris et à la haine : c’est le partage des tyrans, et Napoléon ne fut aussi qu’un tyran ; tyran plus grand que les autres, et pour cela même encore plus coupable…
Le reste de la traversée s’effectua sans incidents. Vers la fin de juin, Leconte de Lisle débarquait à Nantes. De là, il gagnait immédiatement Dinan, où il devait séjourner sous la protection de son oncle, M. Louis Leconte — son oncle à la mode de Bretagne, — en attendant l’établissement à Rennes et la reprise des cours de la Faculté de Droit. Avec son arrivée en France s’achevait l’époque fortunée de sa vie, l’âge des éveils, des émois et des ravissements, le temps d’insouciance et de libre flânerie qui avait passé si vite et qu’il devait regretter toujours.