Le vol sans battement/Nécessité de l’observation des voiliers

Édition Aérienne (p. 443-447).

NÉCESSITÉ DE L’OBSERVATION
DES VOILIERS


Je me rends bien compte que la généralité des aviateurs doit être dans une grande perplexité, lorsqu’elle songe à ces manœuvres de vol qu’elle ne connaît pas.

Il ne suffit pas d’adorer l’aviation, de combiner des appareils, de les chiffrer même à grands renforts de formules, pour se sentir en équilibre sur deux ailes. Non, cela est insuffisant, et le penseur le comprend dès qu’il met la main à la pâte, c’est-à-dire dès qu’il commence à construire.

Il se dit ceci : que ferai-je de ce grand appareil ? Comment m’en servirai-je ? Quelles manœuvres dois-je produire pour glisser avec succès sur l’air ? car songer à le faire ramer est impossible. Là apparaît l’ignorance. L’aviateur ne sait non seulement pas voler, mais même pas comment on vole. À ce moment, il se rend compte que toutes les observations qu’il a faites sur les rameurs n’ont absolument aucune utilité, que là n’est pas … le rythme que doit avoir la grosse bête humaine, l’allure que doit avoir le gros oiseau humain, que ce qu’il a vu n’est pas reproduisible, puisque le battement brise les ailes. Les rares voiliers qu’il a entrevus dans sa vie lui reviennent à la mémoire, et là, devant l’aéroplane, à pied-d’œuvre, il est forcé de se dire : C’est là qu’est la voie ; c’est ce vol qu’il faut apprendre et non celui du rameur.

Ce sont ces mille évolutions qu’il faut posséder comme on a su son catéchisme. Et on ne sait pas ! Oui, il faut absolument posséder le vol à la voile. Chaque aviateur devrait faire comme moi, vivre parmi les planeurs, c’est le seul moyen d’apprendre ; car c’est une science complexe qui ne s’assimile pas du premier coup d’œil. Passer outre, se dire qu’on apprendra en pratiquant n’est pas bien raisonner. Pour voler, il ne s’agit pas d’apprendre, mais de savoir. Quand vous serez lancé avec la vitesse d’un train ou enlevé par le coup de vent, il ne sera plus temps de réfléchir. Si l’observation, si la manœuvre mille fois vue n’a pas fait entrer dans votre instinct le sentiment du mouvement juste à produire, vous ne réussirez pas ; et gare ! en aviation, quand on ne réussit pas, c’est au moins le bain.

J’aimerais pouvoir enseigner ce que je sais, mais je reconnais que c’est absolument impossible sans les exemples à pouvoir mettre à l’appui, puis c’est vouloir dépeindre le mouvement. Cela ressemblerait à l’étude de la natation en calle sèche ou à celle du billard faite dans les livres.

Il faut donc absolument savoir son métier de volateur, puis le pratiquer beaucoup. Hors de cela pas de salut. Donc, beaucoup voir et se fier à son brave instinct qui sortira mieux d’embarras que toutes les réflexions possibles.

Je recommande donc instamment au lecteur d’abandonner complètement l’impression prépondérante, innée chez tout humain, du vol ramé. Cette impression est créée chez nous par la vision perpétuelle du rameur. Depuis notre enfance, nous sommes habitués à voir l’oiseau frapper l’air et non glisser, et nous ne remarquons pas que nous ne voyons que des petits oiseaux.

Ce n’est pas le seul vol ramé que nous étudions ici, c’est l’autre vol, celui qui est malheureusement rare, qui est le glissement. Il est un autre mode de se transporter dans le milieu aérien qui est employé par l’oiseau de forte masse, c’est le vol plané, mode de translation qui est absolument l’antithèse de celui des petits oiseaux, procédé duquel on peut dire que, s’il n’est pas exactement inimitable, il a cependant résisté jusqu’à ce jour à tous les efforts intellectuels de l’humanité qui désirait le reproduire.

Le rameur est pour nous un leurre, un phare trompeur qui nous dirige sur les écueils.

Voyez plutôt le grand voilier, quand il est forcé de ramer. Regardez-le avec attention et vous comprendrez de suite ses efforts et sa souffrance. Quand les grands vautours partent du sol plat, ils font positivement de la peine à voir. Ces ailes trop grandes plient à se rompre ; on ne craint pas pour la plume qui est élastique, mais pour l’os qu’on a peur de voir se briser. Puis, ne croyez-pas qu’il essaye de s’envoler franchement comme un pigeon qui part ; bien au contraire, il s’élance à la course avant même de battre des ailes et, au moyen de sauts nombreux et énergiques, il finit par atteindre la vitesse qui permet aux ailes d’être utiles, de pouvoir le porter. Jamais un gros voilier n’a songé à ramer franchement ; il sait qu’il ne le peut pas, il a conscience de l’impuissance de ses ailes et, aurait-il la force, il n’ose les soumettre à cette épreuve.

Et dire que l’aile du plus grand vautour et du plus grand albatros n’a que rarement un mètre cinquante : 1,50+1,50+0,30 = 3,30 ; il y a peu d’oiseaux de cette envergure. L’aile de nos appareils doit avoir au moins quatre mètres : concluez vous-mêmes.

Il faut donc abandonner l’idée enracinée que, pour voler, il faut absolument frapper l’air, faire l’effort violent de renonciation à nos idées reçues et parfaitement établies, on devrait dire fixées, vissées en nous depuis notre naissance… qui nous disent qu’on ne vole qu’en battant des ailes. Il faut laisser nos rêveries irréalisables du vol gracieux : le passereau, l’insecte doivent être oubliés comme évolution, et reporter nos pensées sur le glissement. Il faut donc le voir ce vol qui se fait sans effort, ou, si on ne le peut, croire ceux qui l’ont vu.

Bien peu de personnes aptes à analyser le vol plané se sont trouvées dans des conditions heureuses pour observer les grands maîtres de ce genre souverainement étrange de translation ; mais cependant beaucoup de gens, qui ont des yeux pour s’en servir ; ont aperçu, non pas la démonstration catégorique du vol sans battement, mais des essais, des ébauches de cette manœuvre. Ainsi, tout habitant du bord de la mer a perpétuellement en vue le goëland, oiseau qui plane à peu près, mais bien rarement ; celui qui réside à la campagne aperçoit de loin en loin la buse, le Jean-le-Blanc, quelquefois le milan, tous oiseaux qui sont très intéressants par moments, mais qui malheureusement ne sont visibles qu’à des intervalles si éloignés les uns des autres que ces observations ne se lient plus.

Il faut donc, maintenant que le vol à la voile est dénoncé à l’étude, observer sans cesse et ne pas se décourager… On passera peut-être un temps-très long sans voir aucun acte de vol digne d’intérêt, mais il ne faut pas abandonner l’étude ; une fois ou l’autre on sera récompensé par la vue d’une évolution qui restera gravée d’une manière indélébile dans l’entendement et qui persuadera que tel acte peut se faire sans ramer.

Toutes ces observations rares et espacées, cousues bout à bout, réunies dans la mémoire, feront comprendre qu’il est un autre point par où la question de l’aviation peut êtrre attaquée avec bon sens et chance de succès. Cette démonstration fractionnée n’aura jamais sur l’entendement cet effet de flamme de Bengale, aveuglante tant elle est lumineuse, d’un grand vautour entrevu seulement cinq minutes, mais avec de l’ordre, un esprit d’analyse bien entendu, on tirera cependant un parti très avantageux de toutes ces bribes éparses d’évolution.