Le vol sans battement/Du repos en acte d’aviation

Édition Aérienne (p. 448-455).

DU REPOS EN ACTE D’AVIATION


Il m’a été souvent demandé comment je pensais disposer l’aviateur pour lui permette de stationner longtemps dans les airs, pour permettre, en un mot, le vol plané dans lequel, une fois parti, le temps ne se mesure plus et peut durer tant que souffle le vent.

La position verticale de l’aviateur indiquée dans les aéroplanes de l’Empire de l’air et de la présente étude n’est assurément pas pénible mais ne peut cependant pas durer plusieurs heures sans fatiguer énormément. Il faut pouvoir changer de position et se mettre à son aise.

Dans le départ et l’atterrissage, cette position debout est excellente, elle permet la course, le lancé et l’abordage. En marche, elle produit un retard qui, pour les premiers essais, sera plutôt un avantage qu’un défaut ; c’est le ralentissement, la course lente, qui sont procurés par cet écran opposé à la marche qu’est la surface du corps de l’homme présentée à l’action du vent.

Une fois lancé, bien en route, ayant atteint le vent actif des hauteurs, il faut pouvoir changer de position afin de se délasser d’abord, puis surtout de mieux couler dans l’air en lui offrant moins de prise. On arrive bien facilement à ce résultat au moyen d’une série de courroies qui permettront de s’asseoir à son aise, d’étendre horizontalement les jambes, de se coucher pour ainsi dire sur le dos, sur un côté ou sur l’autre. On ne sera pas exactement comme sur un lit ; mais, cependant, les positions variées et tout à fait de repos qu’on pourra prendre permettront, au point de vue de la fatigue, la station indéfinie.

Il sera même facile, au moyen de couvertures imperméables, développées au moment où le vol n’est plus qu’une question d’attention et de temps, de s’isoler complètement du courant aérien qui doit être singulièrement âpre en hiver, surtout quand on va contre lui. Il faut bien admettre qu’une fois bien lancé, quand on a atteint une hauteur de deux ou trois cents mètres, que le vent porte franchement, l’acte d’aviation se borne à une simple direction fournie par une faible pression de mains. L’angle des ailes a été étudié, il est fixé par un moyen quelconque, on n’a donc plus à s’inquiéter que de la direction horizontale qui se produit au moyen d’une faible traction sur la corde qui fait présenter un plan de retard à l’un ou à l’autre annulaire. Cette direction fournie par ces plans est, d’après les expériences faites sur des aéroplanes de petite, de moyenne et de grande taille, d’une sensibilité extrême ; une traction égalé à un kilogramme, doit certainement décider bien franchement d’un sens de mouvement : c’est donc une manœuvre très douce.

Il ne faut point croire que, dans le vol de parcours à la voile, l’attention et l’activité aient besoin d’être constamment dans un état de surexcitation fébrile. Certainement que, dans les premiers exercices, il n’en sera pas autrement : la peur, l’inconnu de cette situation nouvelle, l’étrange mouvement auquel on livre son individu ne sont pas sans donner des frissons épouvantables. Cela ne pourrait même pas durer longtemps ; mais, on s’habitue à tout, et on s’habituera à cet exercice comme on s’est fait peu a peu à tous les actes insolites de la gymnastique. La quiétude reviendra et on finira, par l’habitude, à regarder de haut tout aussi tranquillement qu’on regarde les passants dans la rue d’une fenêtre élevée. C’est tout simplement le fait de huit jours d’exercice.

Le ballon nous renseigne sur l’effet que produit la vue de haut. Tous ceux qui s’occupent d’aviation se sont probablement offert ce spectacle. Nous avons donc tous remarqué que le seul moment pénible, celui dans lequel le sentiment de la conservation est ému, est la hauteur du sommet maisons, et cela à la première ascension, quand ce spectacle est absolument nouveau. Plus haut, à cent mètres, cette impression désagréable s’éteint peu à peu ; à cinq cents elle n’existe plus chez la plupart des personnes. J’ai remarqué que des dames qui s’élevaient pour la première fois dans le ballon captif de Giffard[1] avaient repris à cette hauteur tout leur calme ; elles causaient comme à terre, s’inquiétaient des monuments, du spectacle, mais nullement de leur sécurité.

Le vertige n’est sensible, pour la plupart des gens, que jusqu’à 50 mètres, plus haut il s’éteint. Il en sera très probablement de même pour l’aéroplane ; je ne puis cependant l’affirmer, n’ayant pas dépassé dans ma fameuse course la hauteur d’un mètre, mais je le crois fermement et c’est à se le figurer, étant donné surtout que les petites nacelles deviennent tout aussi bien en hauteur votre « chez vous » que la grande plate-forme circulaire du ballon de 1878.

Quant à l’effet produit par la rapidité de la translation, tout le monde le connaît et a remarqué que l’impression ne croît pas avec la vitesse. On regarde passer tout aussi tranquillement le paysage, du rapide que du train omnibus. On sera donc chez soi au bout de quelques jours ; le tout est de s’habituer à l’effet ennuyeux du départ. Au-delà on sait que le danger s’éloigne, qu’il est là-bas, bien loin à la terre, et que pour l’atteindre il faut beaucoup de temps.

L’oiseau nous renseigne sur ces points ; lui-même, l’être qui est né pour voler, est en plein éveil quand il part ou quand il aborde ; il n’a assurément pas peur, mais cependant toutes ses facultés sont en activité. Arrivé à cent mètres, il est visible que son attention diminue.

Beaucoup de voiliers, surtout dans les pays chauds, volent souvent de longues heures, la demi-journée entière, dans le seul but de se soustraire à la chaleur. Le milan est dans ce cas. En été, dans les jours où le thermomètre est à 40°, de dix heures à trois heures de l’après-midi, tout milan qui n’est pas occupé par les soins de son nid disparaît dans les airs. Il stationne à mille mètres environ d’altitude. On les aperçoit par groupes de quinze ou vingt individus paraissant gros comme des hirondelles, volant contre le vent ou le hasard les pousse, puis quand ils sont allés assez loin, revenant au-dessus du point de départ, regagnant par quelques orbes bien sentis la hauteur qu’ils ont perdue et recommençant ce manège pendant de longues heures. C’est dans ce vol inconscient, fait à cette hauteur, qu’on doit supposer le repos de l’oiseau.

Les corbeaux du Caire (corvus cornix) qui sont des rameurs, et qui par conséquent ne peuvent s’offrir cette station dans les hautes régions, cherchent l’ombre pour éviter ce long coup de soleil qui dessèche et brûle tout. On les voit s’ingéniant à trouver un petit coin au Nord où l’infernal soleil d’Egypte ne frappe pas. Ils sont là le bec grand ouvert, jalousant leurs voisins qui vont se rafraîchir là-haut à peu-de frais.

Le corbeau du désert produit l’ascension en planant, mais la corneille mantelée n’a jamais pu réussir cet exercice. Il faut qu’elle frappe l’air quand même. On comprend qu’à sa place on ferait bien mieux qu’elle et qu’il serait facile, ayant sa grande surface et sa masse, d’éviter les neuf dixièmes des efforts auxquels elle se livre intempestivement. Mais revenons aux voiliers.

J’ai vu de nombreuses fautes de vol commises dans cette circonstance particulière, produites par cet oiseau impeccable : le milan. Il n’est possible de se les expliquer qu’en admettant que cet oiseau dormait. Ma conviction est qu’il a là haut des moments de somnolence très accusés ; on perçoit le réveil de la bande entière qui reprend ses sens quand elle a trop baissé ou trop avancé. Je n’oserais en dire autant des vautours, car je n’ai pas pu les étudier à la hauteur où ils se tiennent ordinairement : la lunette n’y porte pas, et, comme je ne parle que de ce que j’ai bien vu, je ne puis affirmer ; mais cependant certains indices l’indiqueraient. Il aurait comme le milan, des moments d’absence, surtout sur le coup de trois heures.

Le sommeil au vol chez l’oiseau étonne à première pensée ; mais, si on y réfléchit, on arrive à comprendre qu’il n’offre aucun danger. Effectivement que peut-il arriver ? Rien de bien désastreux. Si l’évanouissement. de la volonté est complet, comme dans le sommeil profond, les ailes peuvent fléchir, comme j’ai vu le fait se produire chez le grand vautour, ce qui n’est cependant pas certain, mais cette absence ne peut pas être de longue durée ; l’oiseau est, de suite, réveillé par ce déséquilibrement insolite, et se remet de suite en position de vol ; ce n’est donc pas bien dangereux, surtout quand on a un kilomètre au-dessous de soi pour se rattraper.

Il pourrait survenir la rencontre de deux oiseaux. J’ai vu ce fait plusieurs fois chez les milans et une fois entre autres, d’assez près. Ils n’étaient pas à plus de deux cents mètres de hauteur, au beau soleil de midi, par 45 à mon thermomètre, avec, enfin, tout ce qu’il faut pour bien dormir.

Deux oiseaux d’une bande de flaneurs qui prenaient le frais s’approchèrent lentement l’un de l’autre ; la route qu’ils suivaient était presque parallèle mais devait cependant se réunir au sommet de l’angle. Ordinairement, les milans ne s’approchent pas autant que cela sans donner des signes, certains et parfaitement discernables, soit d’amour soit de colère. Là rien ; l’angle diminuait peu à peu et le contact eut lieu. Le réveil fut parfaitement visible. À l’étonnement succéda la colère, et la lutte commença, dès qu’ils se furent remis d’aplomb sur leurs ailes.

Quand l’aviation sera chose faite, on remarquera que le repos de quelques instants, une légère sieste d’une demie-heure, est possible sans s’exposer au moindre danger. — Si d’une hauteur de 3.000 mètres, on laisse l’appareil descendre à son gré, si on abandonne la direction après l’avoir parfaitement fixée comme équilibre vertical, c’est-à-dire si l’angle qui produit la course est immuable, que le vent soit moyen et régulier, comme cela se rencontre très souvent à cette hauteur, en combien de temps l’aéroplane arrivera-t-il à la surface ?

Sa course sera la production de cercles d’autant plus grands que les ailes seront plus semblables. Le parcours rectiligne n’est possible, même pour les oiseaux, qu’au moyen de corrections permanentes fournies par la volonté ; la course en ligne droite doit donc être écartée, car elle est impossible dans ce cas-là. Admettons l’orbe probable d’un aéroplane de cette taille, et donnons-lui 600 mètres de longueur par tour ; enfin supposons le calme dans la descente, afin de pouvoir tabler sur autre chose que sur une foule d’inconnus. Cet aéroplane, vu sa grande taille, sa forte charge, est, par le fait de son importance, pourvu des qualités que donne la masse et que jamais les aéroplanes minimes ne peuvent atteindre. Cet angle de chute que j’ai à tort fixé à 10°, d’après des expériences sans nombre faites avec des aéroplanes en papier, doit être bien moins fort. Faute d’avoir pu étudier ce cas en grand, nous sommes obligés de voir ce que produit l’aéroplane animé de 2.500 grammes et de 7.500 grammes, qui sont pour nous parfaitement connus : le milan et le grand vautour. Ici encore les chiffres précis sont impossibles à fournir, mais l’estimation, le bon juger, porte à dire qu’on peut, sans aucune exagération, le diminuer de la grosse moitié, surtout pour ce cas, et admettre qu’il est en gros de 5 degrés.

Cinq degrés font à peu près 11 m. 70 de parcours pour 1 mètre de chute ; mettons 12 mètres. 3.000 fois cette quantité 12 mètres, puisque nous partons de 3.000 mètres de hauteur, font 36.000 mètres à parcourir. Admettons une translation de 10 mètres à la seconde, ce qui est exagéré, nous trouvons 3.600 secondes qui font juste une heure, temps que durera cette descente. L’aviation aura donc ses instants de repos.

À propos de cette supputation de temps, le lecteur doit remarquer combien sont timides et incertaines toutes les données qui servent de base à ce simple calcul. Les coefficients varient du simple au double ; rien n’est fixe, rien n’est précis ; ce sont, sans jeu de mots, des comptes en l’air. À ceci je répondrai simplement que celui qui a fait l’Empire de l’air et le Vol sans Battement n’en sait pas davantage et qu’il a la loyauté de l’avouer. Ce dont il est certain cependant, c’est que l’angle sous lequel l’air est attaqué pour produire la sustentation est variable avec le but que se propose l’oiseau. Ainsi l’angle employé par le grand vautour pour planer rapidement n’est pas le même que celui qu’il utilise pour figurer l’ascension en attendant la brise, et, pour atteindre du coup l’excessif comme manœuvre, n’est pas celui qu’il emploie dans la tombée verticale, allure dans laquelle tout mouvement de translation est exactement éteint.

Cet angle qu’on a tant cherché n’existe donc pas. Ce n’est pas une donnée fixe, puisqu’il varie avec le vent qu’il fait et ce que l’oiseau veut faire.

  1. Le grand aérostat captif à vapeur de l’ingénieur Henri Giffard, réalisa un millier d’ascensions au cours de l’Exposition de 1878. 35.000 personnes environ furent ainsi enlevées à 500 mètres dans les airs. Le ballon formait une sphère de 36 mètres de diamètre, la nacelle circulaire avait 6 mètres de diamètre. On utilisait, pour la manœuvre du câble de 600 mètres, deux machines à vapeur de 300 chevaux et un frein régulateur à air.