Édition Aérienne (p. 377-382).

BALLON


Depuis la publication de l’Empire de l’air, un grand malheur est arrivé à l’aviation. Les ballons de l’Etat ont eu un commencement de réussite comme direction. Ils ont réussi à équilibrer un courant d’air de dix mètres à la seconde[1].

Cette ombre de résultat a suffi pour arrêter toute étude. On n’a plus voulu entendre parler que des ballons dirigeables, tout autre ordre d’idées a été écarté. Cela se calme cependant ; les ballons aussi. On commence à réfléchir et à analyser ce qui a été offert comme expérience sérieuse, et on attend le complément.

L’humanité se dit : la France à coups de millions dépensés, a réussi à obtenir un petit résultat, assurément intéressant, mais qui, en somme, est absolument insuffisant ; ce n’est pas du tout ce qu’on demande. Le résultat obtenu a peut-être un intérêt comme manœuvre de guerre, mais ne dépasse assurément pas cela. L’humanité, en général, n’a pas l’emploi de ces faibles vitesses ; elle attend une rapidité plus grande, avec une patience remarquable, il faut le reconnaître.

Les gouvernants, qui, certainement, n’ont pas fait des études spéciales sur cette question, se disent : en n’économisant rien on arrivera : c’est une question de moteur. Il faut léger et puissant ; avec du temps et de l’argent la réussite est certaine.

Si ce raisonnement était juste, on arriverait assurément, mais il ne l’est pas, et on n’aboutira pas par ce chemin.

Il était cependant à croire que beaucoup de dépenses, beaucoup d’intelligence, des découvertes nouvelles, des moteurs plus puissants, permettraient d’activer les propulseurs jusqu’au point de pouvoir atteindre une vitesse utile.

C’est là qu’apparaît l’écueil.

Afin de ne pas perdre de temps à attendre que ce moteur soit trouvé, nous allons en faire un ; c’est la locomotive.

Attacher à cette machine, par le point choisi, le ballon. Opérer par le calme ; marcher seulement à la vitesse de 3G kilomètres à l’heure, qui est celle des trains omnibus, pendant 10 heures, et voir ce que sera devenu le ballon.

Il est inutile d’insister.

C’est la faiblesse de l’enveloppe qui est la pierre d’achoppement. C’est le point faible du ballon ; et c’est un vice d’origine.

Le ballon animé est par la faiblesse de l’enveloppe destiné à durer très peu. Dans l’aérostat ordinaire, on n’a qu’à soigner la dilatation. Avec de l’attention, on est sur qu’il ne crèvera pas, mais, dans celui qui avance contre le vent, on perçoit l’usure qui se produit à chaque instant sur cette mince pellicule ; on comprend, qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, le frottement aura raison de ce rien qui soutient.

Et ce frottement est constant ; le ballon avance donc constamment vers la destruction, chaque fois qu’il sort de son rôle de flotteur. Plus la vitesse est grande, plus le danger croît. En l’exagérant, on arrive fatalement à l’écrasement final.

Pour atténuer ce vice de naissance, il faut franchir un pas immense. Il faut grossir démesurément l’aéronef.

Attaquons d’emblée le million de mètres cubes.

Nous nous trouvons en face d’un ballon qui, s’il est sphérique, a, à peu près, 125 mètres de diamètre, grandeur qui est acceptable ; ce n’est en somme pas si monstrueux qu’on le suppose à première vue.

Nous obtenons par cet énorme volume : bénéfice de frottement, bénéfice de solidité et bénéfice de commodité.

Le frottement diminue dans une proportion qui doit avoir une certaine corrélation avec la diminution de la surface. Malgré qu’on ne puisse la préciser, on peut assurer qu’elle est énorme. N’insistons cependant pas trop sur ce point, malgré la donnée réconfortante qui dit que les surfaces croissent comme les carrés et les volumes comme les cubes, car, malgré cette assurance heureuse, il ne serait pas absolument impossible qu’on se trouvât en face de difficultés non encore entrevues par la mécanique pratique, qui n’a au reste jamais eu l’occasion d’étudier l’action du vent sur d’aussi vastes surfaces.

Avec un énorme cube, la solidité de l’enveloppe peut être attaquée sérieusement. Ce n’est plus la pellicule, la pelure d’oignon à laquelle on aurait affaire, c’est un cuir complexe d’un centimètre d’épaisseur, auquel on pourrait demander résistance et étanchéité complète.

Sur les commodités qui seraient permises par le fait de cette force ascensionnelle, nous ne nous étendrons pas. Nous attirerons seulement l’attention sur les perfectionnements qu’il sera permis de donner aux propulseurs et aux machines.

Oui, il y a à faire et beaucoup dans le ballon ! Notre ennemi, pour arriver à posséder toutes ses facultés, doit grossir énormément, au contraire, dans des proportions remarquables. Reste la question financière. Il n’est pas probable qu’une machine et une enveloppe soient au-dessus des moyens pécuniaires de notre époque.

Bien ! Le ballon de nos rêves existe, le million de mètres est construit, parfait comme solidité, comme perfection, comme puissance. À quoi arrivera-t-il comme vitesse ? Atteindra-t-il six mètres à la seconde ?

Non seulement nous l’espérons, mais nous le croyons.

Est-ce le résultat que nous cherchions ? Est-ce ce que l’humanité désire ?

Non, assurément ! elle veut aller autrement vite que cela et par d’autres temps. Si le voyage aérien n’est possible que dans des jours spéciaux et rares, malgré que la statistique dise le contraire, il n’entrera forcément pas dans la pratique. Ce sera toujours une expérience plus ou moins bien réussie, plus ou moins drôle, mais la masse ne l’utilisera pas.

Dix mètres de vitesse, par le calme absolu, telle semble être la limite de l’aéronef de l’avenir ; ce qui fait la vitesse des trains omnibus dans l’air parfaitement calme, ou l’arrêt par un léger vent.

À cette vitesse, nos aéroplanes, à nous aviateurs, commenceront seulement à entrer en action ; il faut cette rapidité de vent pour qu’ils puissent supporter leur charge. Maintenant quant à celle qu’il pourront braver, c’est autre chose. Il n’y a pas grande difficulté à construire, même en grand, un appareil capable de lutter contre un vent de 25 mètres et avancer sur lui de 5 mètres. Il s’agit seulement de pouvoir déplacer assez le centre de gravité, le porter assez à l’avant pour être en équilibre avec cette vitesse, puis avoir un appareil assez perfectionné pour pouvoir diminuer la surface en s’attaquant à la largeur de l’aile de la quantité que comporte ce courant d’air rapide.

Là sont les seules difficultés ; sauf celle du capital.

Il finira bien par venir à nous. A force de mécomptes, l’humanité sera bien forcée de regarder de notre côté, et de chercher si dans nos timides essais il n’y a pas quelque chose de bon.

En tous cas, le résultat est à nous aviateurs, et aviateurs à la voile seulement. Nous seuls sommes appelés à résoudre le problème de la station presque perpétuelle dans l’air ; et station économique, démocratique, à l’usage de tous, du pauvre comme du riche, la machine à cent francs, et non le monstre qui coûte des millions.

Pourquoi alors ne l’avez-vous pas fait ? Pourquoi les quelques aviateurs que vous avez ralliés au vol à la voile ne l’ont-ils pas exécuté ? Ils n’étaient pas entravés comme vous l’êtes par la maladie et les besoins de la vie ; eux pouvaient agir et cependant, ils n’ont rien produit ! Tandis que nous, les partisans du ballon dirigeable, nous avons tenu tète à un vent léger. Comme vous venez de le dire, c’est insuffisant, mais c’est un résultat positif et d’ici peu, nous ferons mieux.

Nous, les aviateurs rameurs, nous avons produit des oiseaux qui volent en pleine séance ; pour nous aussi, ce résultat positif ira en progressant. Vous n’avez donc pas raison d’être aussi exclusifs que vous l’êtes !

Ce qu’on nous reproche est exact, mais à cela nous pouvons répondre que, si le problème n’a pas été démontré par nous, si nous n’avons pas eu la quantité de vie et d’action suffisante pour mener à bien ce problème, ce n’est pas une preuve qu’il ne le sera pas un jour par d’autres plus actifs, plus hardis qui suivront notre voie. Puis, si l’homme n’a pas encore osé se livrer sérieusement à ce glissement sur l’air, des oiseaux de masse presque comparable à la sienne s’y livrent chaque jour… et nous montrent que nous sommes dans le bon chemin. Pour vous il n’en est pas ainsi ; vous n’êtes pas avec la Nature ; nul ballon n’a été créé par elle ; nul rameur de forte masse n’a été construit par cette mécanicienne divine qui sait tout, qui fait tout plier à sa volonté, qui crée l’organe et l’anime.

Non, vous ne la suivez pas ! et nous, c’est pas à pas que nous nous mettons à sa suite, que nous tâchons de la comprendre et de l’imiter.

Il est donc compréhensible que notre croyance soit énergique.



  1. Le premier voyage aérien avec retour au point de départ fut réalisé par les capitaines Charles Renard et Krebs, le 9 août 1884. Il fut constitué par un parcours de 7 k. 600 (Chalais-Villaconblay et retour) couvert en 23 minutes.