Le vol sans battement/Ballon alpestre

Édition Aérienne (p. 383-389).

BALLON ALPESTRE


Je m’étais bien proposé de le construire ; mais, pour cela comme pour beaucoup d’autres choses, je n’ai pas dépassé l’intention. Ce qui prouve qu’on ne fait pas tout ce que l’on veut dans la vie de ce monde.

Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup parcouru les pays montagneux : Bugey, Suisse et Savoie. Il m’est arrivé bien souvent d’être obligé de faire plusieurs lieues pour franchir seulement en droite ligne moins d’un kilomètre. Cette dépense inutile de temps et de force m’irritait. Quand je pensais que le point que je voulais atteindre était là en face, à un jet de pierre, et que, pour Y arriver, il me fallait plusieurs heures de marche pénible, il me venait à l’idée de chercher à esquiver cette difficulté.

Le besoin crée l’outil.

J’avais donc pensé construire un ballon ainsi fait :

Faire en soie très fine, très légère et parfaitement résistante, un petit ballon de cent et quelques mètres cubes. L’imperméabiliser de la manière la plus absolue possible ; faire en somme qu’il puisse fonctionner sans perte trop sensible pendant une journée. Lui mettre un filet en cordonnet de soie pour éviter la charge : en somme, produire un ballon où rien n’a été épargné pour bien faire. Cela est facile au reste, il n’a que six mètres de diamètre : c’est presque un jouet.

A cet appareil, pas de soupape et pas de nacelle. L’aéronaute est pendu à un système de courroie très solide qui lui laisse toute liberté de mouvements.

Afin de procurer une demi-direction, l’aéronaute sera pourvu d’un aéroplane léger lui aussi. La forme de cet aéroplane sera à peu près celle de mon essai n° 3[1] ; seulement, on lui ajoutera une direction horizontale active. Il est un rameur et un planeur. Pour le rendre actif comme rameur, on recouvre la carcasse de l’aéroplane d’un filet en cordonnet de soie à mailles larges de cinq centimètres de côté, bien tendu, et sur ce filet on colle par un des côtés des bandes de papier du Japon de dix centimètres de largeur sur un mètre de longueur. Ces bandes sont fixées par le côté avant, en dessous de l’appareil, sur un centimètre de largeur, les neuf autres sont donc flottants ; ils pendent perpendiculairement. Sur le bord libre de ces bandes on fixe dans un repli de papier des tiges de plumes ébarbées bien fines, bien résistantes. Je m’étais adressé aux rémiges du martinet ; mais, vu la difficulté de se procurer cet oiseau en Europe, les rémiges de pigeon suffiront.

A ces petites barres, on attache un fil de soie, qui va se fixer par l’autre bout à une maille du filet. Le but cherché est d’empêcher la feuille de papier d’atteindre la perpendiculaire, ce qui pourrait faire qu’à un battement par le calme ou vent arrière, elle ne s’applique sur le côté avant, ce qui ne remplirait nullement l’effet cherché. L’ouverture permise par la longueur du fil est de 45 degrés. Collé du côté avant, bord pendant dirigé à l’arrière.

Il est facile de comprendre le mécanisme de ces soupapes. Quand l’aile se relève, toutes ces soupapes sont ouvertes et laissent passer l’air, quand l’aile s’abaisse, la pression les applique énergiquement contre le filet. J’ai construit un plan rigide de deux mètres carrés de surface sur ce système, qui a donné des différences entre l’effort d’enlèvement et celui d’abaissement que les ailes des grands oiseaux n’atteignent pas.

C’est un appareil un peu long et très délicat à construire, mais qui est parfaitement solide. Certain papier chinois ou japonais de première qualité, car il y a une foule de qualités, est résistant comme une étoffe et léger comme du papier à cigarettes. Les coutures à la colle tiennent parfaitement. Il est certain que, si l’on a à craindre la pluie, on peut se servir d’étoffe de soie très légère.

On aura certainement des appréhensions de se confier à un appareil en papier, mais, quand on aura bien palpé ses effets, on s’y confiera. Puis, dans le cas présent, ce n’est pas lui qui est le support, c’est le ballon ; l’aéroplane n’est là que pour diriger autant qu’il le peut, l’aviateur et l’aérostat.

Le tout bien construit, bien établi, il reste à s’en servir. Le ballon enlève pratiquement 100 kilog. L’aéronaute et ses annexes pèsent 70 kilog., le ballon et son aéroplane 5 kilog., total 95 kilog. Il reste donc une force ascensionnelle de 5 kilog. qu’on équilibre au moyen de 10 kilogrammes de plomb de chasse disposés dans les poches des vêtements.

L’homme, le ballon et l’aéroplane pèsent donc 5 kilog., c’est-à-dire qu’ils ne s’enlèveront que sous l’effort produit par l’aéroplane, effort très minime au reste — 5 kilog., ce n’est rien — et qu’on entretient égal en se délestant au fur et à mesure du besoin.

Maintenant on comprend que, lorsque le chemin est grand comme l’air et qu’on ne pèse que 5 kilog., ou même moins si l’on veut, — car rien ne gêne, si on veut faire une petite ascension, de se l’offrir en se délestant, — en comprend, dis-je, quelle facilité on doit avoir pour se mouvoir par le temps calme, condition expresse de l’emploi de cet appareil. Mais cette condition est facile à trouver dans les beaux jours de l’été ; il n’y a guère que les sommets sur lesquels le calme ne s’établit pas. Dans les vallées à mi-côte, on rencontre très souvent, dans la saison chaude, cette immobilité de l’atmosphère que nous recherchons pour cet appareil.

On voit quelle facilité de se mouvoir on possède avec cet engin. Les flancs perpendiculaires des montagnes alpestres n’existent plus. L’ascension fatigante est annulée. On se précipitera avec enthousiasme dans le vide, et on abordera sans grand effort sur le flanc opposé. Une descente du Mont-Blanc devient un jeu tout comme sa montée. Là, plus de crainte de l’avalanche, et mieux, on joue avec l’abîme.

Coût, quelques centaines de francs.

Il y aura bien un revers à la médaille, mais il n’est pas bien déplaisant. L’écueil, c’est le vent ! L’ascension n’est certainement pas faisable à heure ni même à jour fixe ; à cela on lui répond en choisissant bien son temps et son heure. La matinée, jusqu’à dix heures, est très souvent utilisable, et en six heures, on fait bien du chemin et on voit bien des choses. Si cependant on était pris par un courant d’air gênant, il resterait toujours le moyen de se délester et de fuir avec lui. On irait tomber loin, on serait un peu dépaysé, mais le cas ne serait pas mortel.

Pour pouvoir présenter toujours le visage au point vers lequel on se dirige, il faudra se munir d’un bambou fin et long de 5 à 6 mètres, à l’extrémité fine duquel sera fixée une palette, d’un mètre environ de longueur sur cinquante centimètres de largeur. Cette palette légère, en étoffe tendue sur un léger bâti, servira de gouvernail. Il sera facile, avec un faible effort sur ce long levier, de se retourner du côté où on voudra aller. L’extrême pointe du bambou sera ferrée, toujours très légèrement, d’un outil d’acier, pouvant remplir l’office de gaffe, harpon, crochet, etc., etc.

Le point difficile, dans cet appareil, est la production de l’hydrogène sur place, au pied des montagnes. Mais rien ne prouve que, si ce genre de divertissement était demandé, appareils et hydrogène ne soient fournis par les grands hôtels qui exploitent les sites pittoresques. C’est assurément, une annexe intéressante pour ces établissements, et, quand l’ascension se trouvera prête, et qu’elle sera réduite à une question d’argent, les aéronautes se trouveront.

Ce qui décidera les timides, et qui formera par la suite autant d’aéronautes, c’est le sentiment qu’on aura d’être absolument l’arbitre de ses mouvements. Avec le ballon ordinaire, on est emporté à la diable. Il y a bien certainement quelques aéronautes qui sont assez maîtres de leur lest pour se tenir à une hauteur régulièrement la même, mais ils sont rares, ce sont les professeurs de l’art ; puis, quand leur lest est épuisé, cette tenue dans l’altitude est finie. Dans cet appareil, la question lest est exactement la même ; il faudra apprendre à s’en servir, mais l’important n’est pas là : c’est l’aéroplane qui est l’outil intéressant. Il permet, en ramant, de monter presque sans fatigue, puisqu’on ne pèse presque pas ; pour redescendre, il suffit de ne plus agir, on tombe alors lentement. L’aéroplane, par son action de glissement sur l’air et l’inclinaison des plans qu’il peut présenter, puis par ses organes de direction horizontale, permet d’imprimer un sens de mouvement, qui est d’autant plus actif et précis que le calme est plus grand et le poids de l’ensemble plus considérable ; par conséquent l’aéronaute qui se dirigera le mieux sera celui qui sera le plus chargé.

Comme on le comprend de suite, il y aura là, comme partout au reste, un léger apprentissage à faire ; mais il n’offrira aucun danger. En tout cas, il sera aidé par le désir qu’auront les opérateurs de renouveler les impressions curieuses qu’ils auront déjà ressenties, et le désir de mieux faire comme direction.

C’est cet aéroballon qui formera les timides ; c’est lui qui créera la demoiselle aéronaute !

Ceci semble, à première vue, un peu avancé ; mais nous ne le croyons pas. Effectivement, quand une jeune personne aura eu la curiosité de se boucler les attaches du ballon, d’enfourcher l’aéroplane, quand elle verra qu’elle reste à terre exactement comme auparavant, elle s’enhardira. Au bout de quelques minutes, elle se permettra une légère pression sur les ailes. L’effet produit sera un petit saut d’un mètre environ nullement effrayant. Encouragée par l’innocuité de cette manœuvre, elle s’en permettra un second, puis un troisième, etc., et, finalement, au bout de quelques séances, elle deviendra une aéronaute accomplie.

Et nous aurons formé ainsi une pléiade d’ascensionnistes des deux sexes, nous aurons créé une nouvelle couche de pratiquants du royaume de l’air. Le ballon quittera un peu la fête foraine pour entrer définitivement dans le sport ; et ce ne sera pas malheureux ! Il ne restera plus alors que l’ascension scientifique et l’ascension humoristique.

L’apport sérieux de cet appareil sera de familiariser l’homme avec l’emploi de l’aéroplane. Il apprendra à s’en servir, à compter sur lui, et, au moyen de certains tours d’adresse, arrivera par instant à ne porter que sur lui. Il s’ingéniera à se passer de plus en plus de son support, le ballon, tout comme un nageur novice diminue de plus en plus la puissance de ses lièges, ou comme l’enfant qui apprend à marcher quitte peu à peu son petit chariot roulant.

Voilà comment l’humanité timide s’enhardiera et arrivera par une série d’études préparatoires à se confier à l’aéroplane.


  1. Voir l’Empire de l’air, p. 247 et 248