Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries/04

(Dupré-Carra, Léon)
[s.n.] (p. 68-95).
Chapitre IV

Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, Bandeau de début de chapitre
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE IV


Les deux groupes principaux des Contrepéteries extrinsèques. — Contrepéteries vulgaires.



L es Contrepéteries extrinsèques, douées d’une extrême mobilité, se faufilent partout, à tort et à travers : ici, elles se contentent de dépouiller un substantif sans défense de l’une ou de plusieurs de ses lettres, prises isolément, pour les remplacer aussitôt par des éléments de même nature empruntés à des mots voisins ; ailleurs, elles se livrent à des amputations audacieuses de syllabes entières, compensées par des greffes d’importance égale.

De là, deux catégories distinctes, que je désignerai respectivement sous les titres de Contrepéteries vulgaires et de Contrepéteries transcendantes.

Loin de moi la pensée, en qualifiant de vulgaires les premières de ces permutations, de vouloir jeter sur elles un discrédit immérité : elles ont fait la joie de nos pères et continueront, longtemps encore, à amuser nos enfants. Je veux simplement entendre par là qu’elles sont les plus répandues et les plus fréquentes, à la portée de toutes les bourses, si je puis employer cette comparaison téméraire.

En revanche, les Contrepéteries transcendantes, d’une essence vraiment supérieure — en tant que combinaisons, — courent beaucoup moins les rues, et semblent être le fruit de conceptions géniales, réservées à l’aristocratie du talent.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

Les Contrepéteries vulgaires se subdivisent en deux classes, suivant qu’elles résultent de permutations de consonnes ou de permutations de voyelles.

Les premières sont, de beaucoup, les plus nombreuses et forment à elles seules près des deux tiers des contrepéteries actuellement connues.

La raison en est simple les voyelles constituent l’ossature des mots, dont les consonnes seraient les muscles déterminant le contour des formes extérieures. Or, il est moins pénible de disséquer des parties molles que de désarticuler des vertèbres : la résistance de celles-ci rebute l’anatomiste inexpérimenté, toujours tenté de s’en tenir au moindre effort.

Ainsi les Contrepéteries de consonnes s’offrent-elles, en quelque sorte, d’elles-mêmes, tandis que les Contrepéteries de voyelles, beaucoup moins maniables, exigent un savoir et une pratique ignorés des débutants.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

La souplesse et la multiplicité des Contrepéteries vulgaires de consonnes leur permettent de s’adapter à tous les genres et à tous les milieux : rien de ce qui est humain — et même de ce qui ne l’est pas, — ne leur est étranger, et l’on pourrait composer avec ces antistrophes universelles la plus riche des encyclopédies.

Éprouvez-vous le désir d’oublier le bruit de la capitale dans la contemplation de scènes champêtres ? Regardez cette jeune fille qui suce le pis de la vache. Voulez-vous, au contraire, entreprendre l’étude des bas-fonds parisiens ? Regardez cette marmite qui suce le vit de l’apache. La magicienne, d’un coup de sa baguette, vous a porté où vous vouliez aller.

Vous aimez les Rosa Bonheur ? Alors jetez les yeux sur ce coin de paysage nivernais, tout inondé de soleil, avec ces laboureurs caressant le cou de leurs bœufs. Seulement méfiez-vous du faux jour, et ne venez pas me soutenir, avec un de mes amis, trompé par un éclairage défectueux, que ces bons laboureurs caressent le bout de leur queue.

Tout près, dans un clair décor de gerbes dorées, de robustes moissonneurs sont occupés à empiler de vieilles faulx ; vous les retrouverez, d’ailleurs, leur journée finie, derrière les meules de blé mûr, mais occupés maintenant à enfiler de vieilles peaux.

Si vous préférez aux sites agrestes les vastes horizons de mer, embarquez-vous sur cette pimpante goëlette qui se balance gracieusement sur les flots, et allez voir passer les merles sur la dunette : vous y trouverez certainement plus de charme qu’à rester enfermé dans les cabinets du bord pour regarder passer les merdes sur la lunette. Vous pourrez, en outre, observer de près la manœuvre de ces immenses lignes dont se servent les pêcheurs en quête de thon, et ce spectacle vous intéressera plus que la vue des pêcheurs en tête de cons auxquels vous vous heurtez, le soir, sur les quais mal éclairés des ports de commerce. Faites bien attention, par exemple, au retour de cette promenade, à vous faire remettre sans encombre votre valise sur la berge, car un accident est trop vite arrivé ; vous risquez, en effet, de recevoir une balise sur la verge, ce qui vous exposerait, en rentrant chez vous, à subir, sanglant, les reproches amers de votre femme, déjà furieuse de votre fugue de quelques heures.

Mais les vacances, hélas ! sont terminées et il faut regagner la ville, avec son attirail de désagréments, de conventions mondaines et de plaisirs frelatés.

Voilà, d’abord, votre concierge, persuadé de sa haute importance et convaincu qu’il vous accorde une grâce, chaque fois qu’il vous tire le cordon : on a bien raison de dire que les concierges sont vains, en retournant à leur usage le proverbe de nos ancêtres : « les cons vierges sont sains ».

Et puis, c’est votre fils qui rentre, un soir, la mine piteuse, et proteste d’abord, devant votre insistance paternelle, qu’il « revient du cours » ; enfin, pressé de questions, il finit par avouer, et vous êtes obligé d’aller faire examiner par un spécialiste la pine miteuse qu’il a rapportée du boudoir d’une donzelle du Quartier.

Il faut alors faire préparer les remèdes les plus urgents ; mais le pharmacien est occupé : il est à boucher de l’extrait de Saturne, et son potard, qui vient de toucher de l’extrait de sa burne, est en train de se laver les mains.

Enfin, vous tenez les médicaments et vous regagnez en hâte votre domicile, suivi de votre rejeton qui marche, comme un chien fouetté, la queue entre les jambes. Mais vous aviez compté sans les embarras de la rue : la nuit est venue et, avec elle, la fraîcheur : aussi le passage est-il intercepté par un groupe de charpentiers faisant cercle autour d’un feu de poutres ; ce qui suggère à M. votre fils, par une association d’idées bien naturelle, que, de même, beaucoup d’ennuis gravitent autour d’un peu de foutre.

Vous avez traversé le cercle des charpentiers, mais, arrivé devant votre porte, vous tombez sur un rassemblement, compact et tumultueux. On raconte que le charcutier du rez-de-chaussée a été vu lié sur son char ; les commentaires vont leur train et l’on parle déjà d’une autre affaire Steinheil. Renseignements pris, tout se réduit à un incident vulgaire : un client, entré dans la boutique à l’improviste, avait simplement vu le digne commerçant chier sur son lard, et l’imagination de la foule avait grossi la nouvelle.

Dans les salons, la Contrepéterie de consonnes exerce également ses ravages : on rencontre souvent dans ces lieux de réunion select des femmes à l’allure douteuse s’ingéniant à copier le ton et les manières des dames à l’allure fouteuse qui font les délices des music-halls et autres rendez-vous de plaisirs défendus.

Combien de jeunes filles, prétendues innocentes, racontent, en minaudant et en se donnant des airs poétiques, qu’elles adorent les nids à verdure, alors que leur pensée sous-entend les vits à nerf dur dont rêvent toutes les adolescentes en mal de puberté.

Je ne cite que pour mémoire le jeune homme à la mine de plomb, qui parcourt mélancoliquement les groupes de danseurs, tandis que, sur son passage, les vieilles mamans chuchotent qu’il doit avoir une pine de melon.

Et je passe sous silence le capitaine de dirigeable, qui descendait dans le ballon, aux acclamations d’une foule enthousiaste, atterrissait sans encombre dans la cour d’une maison de tolérance, débandait, quelques heures plus tard, dans le salon de cet établissement, et finissait par éprouver les plus grandes difficultés à regonfler son appareil dont le filet s’était rompu.

Si nous faisons une incursion dans le domaine de l’histoire, nous voyons les permutations de consonnes projeter une vive lueur sur des points peu connus, et contribuer aussi à clore des controverses stériles.

Les Romains, lorsqu’ils régnaient en maîtres sur l’empire d’Orient, avaient à Byzance des empaleurs de curie, investis de la mission redoutable de procéder, dans chacune des divisions de la Cité, à l’inverse de nos exécutions capitales modernes. Il ne s’agit donc point d’enculeurs de Paris, ainsi que l’affirme, dans un ouvrage fort estimé, un érudit bénédictin auquel les premières atteintes de la cataracte ne permettaient plus de se livrer avec sûreté à l’épigraphie et à la lecture des manuscrits originaux.

Tout le monde sait que Jeanne d’Arc avait une cotte de mailles, mais peu de gens ont entendu parler de la motte de caille de la pucelle d’Orléans : c’est pourtant un détail qui ne manque point d’intérêt et tout à l’honneur de la libératrice du territoire.

L’actualité elle-même gagne à être passée au crible de la contrepéterie : l’horrible drame de Corancez est encore présent à tous les esprits, et l’on se rappelle avec quelle habileté l’infâme Brierre parvint, au début, à égarer les recherches de la justice. Il ne fallut rien moins que la découverte du coutre dans un vieux fût défoncé pour confondre l’assassin. Et pourtant Brierre niait toujours, prétendant, avec l’aplomb des grands criminels, qu’il était victime d’une odieuse machination et que l’on n’avait, en réalité, trouvé que le foutre dans un vieux cul défoncé.

Enfin la Contrepéterie de consonnes rend, dans l’exercice des divers métiers, des services inappréciables. Je rappellerai, dans cet ordre d’idées, l’embarras de ce malheureux caviste de l’épicerie Potin, qui ne savait comment s’y prendre pour enlever un fausset à une barrique entourée de caisses de savon :

— Si vous voulez déboucher le trou du fût, passez la main entre les caisses, lui expliqua le contremaître, qui, pour rendre sa démonstration plus claire, ajouta avec beaucoup d’à-propos :

— C’est comme pour déboucher le trou du cul ; on passe la main entre les fesses.

Il y a cent à parier contre un que la leçon a porté et est restée gravée dans la mémoire de l’ouvrier.

Les professions libérales — c’est-à-dire les métiers des gens qui pourraient largement vivre de leurs rentes, — sont soumises aux mêmes lois que le travail manuel. Un garçon de valeur, qui grossoyait du matin au soir des actes authentiques dans une étude de banlieue, avait pour marotte d’établir, à la fin de chaque année, le décompte exact des minutes perdues par son patron. Inutile de dire que ce clerc remarquable ne parvint jamais à atteindre son but, aussi insaisissable que l’époque incertaine où le blair du notaire dût atteindre son cul. Le tabellion ne se priva point, d’ailleurs, de le faire sentir à son obscur collaborateur, et celui-ci ne put qu’enregistrer une expédition dont il avait été le naïf artisan.

Les nombreux exemples qui précèdent ont dû convaincre le lecteur de l’universalité du premier groupe des Contrepéteries vulgaires : les permutations de consonnes s’appliquent à tous les temps et à tous les pays ; elles n’ont pas d’âge et

ne connaissent point de frontières.

Le cadre de cet ouvrage ne me permet pas, à mon grand regret, de m’attarder plus longtemps à ces intéressantes antistrophes ; mais, en leur adressant un dernier salut, je prie le Ciel, s’il nous réserve un second Victor Hugo, de lui inspirer une nouvelle Légende des Siècles tissue de ces ingénieuses équivoques, bien dignes de tenter un poëte.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

Avec les Contrepéteries vulgaires de voyelles nous pénétrons dans un monde relativement fermé : elles se réfugient dans les cénacles académiques et prennent des allures déconcertantes et mystérieuses, dans le but évident de se distinguer de la foule et de se faire rendre des hommages particuliers.

La transposition dans les mots des éléments sonores équivaut à un bouleversement des points de repère de l’oreille ; aussi l’organe de l’ouïe — et de bien d’autres — ne parvient-il à saisir immédiatement les déplacements de consonnances qu’après un certain entraînement.

Le coulissier apoplectique, qui protège ouvertement l’ingénue des Bouffes-Lamothe, est là pour confirmer mon dire : tous ses amis proclament qu’il est rouge comme un veau de Nice, et cependant aucun d’eux peut-être n’a songé à le dépeindre rouge comme un vit de noces.

Les piliers élégants des cercles où l’on joue connaissent bien, aussi, l’interdiction formelle faite au croupier de ponter ; mais ils paraissent en revanche ignorer totalement ce principe élémentaire de bienséance qu’un croupion ne doit pas péter.

Ils trouvent très spirituel, dans le cours d’une partie de baccara, de coller leurs bûches dans le cou du banquier, sans réfléchir que la moindre fausse manœuvre les exposerait à coller leurs bouches dans le cul de cet estimable cartonneur, absorbé par l’examen des tableaux.

La Contrepéterie de voyelles a failli provoquer, dans un lycée que je m’abstiendrai de nommer, un scandale retentissant. Une mère de famille étant venue visiter ses fils, élèves internes de l’établissement, reçut du proviseur cette indication renversante :

— Madame, vos enfants s’amusent dans la fesse du pion.

L’excellent universitaire, travaillé par un commencement de paralysie générale, avait confondu la pièce du fond avec la fesse du pion, ce qui laissait planer sur les répétiteurs l’injuste soupçon de complaisances coupables envers les potaches confiés à leurs soins.

Puisque nous sommes dans les maisons d’enseignement, restons-y, et passons des lycées de garçons aux collèges de jeunes filles.

Dans l’une de ces pépinières de femmes savantes, le réfectoire des « grandes » était en révolution : une superbe tête de veau blanchie, agrémentée de fines herbes, n’avait pas l’heur de plaire à ces demoiselles. Ce fut la surveillante — une jolie brune, ma foi ! — qui trouva le mot de la situation :

— Si on leur servait des têtes de vits blancs chauds, souffla-t-elle à l’économe, elles ne feraient pas tant les difficiles.

Pensée profonde, que n’eût pas désavouée une inspectrice générale.

De la France à l’Espagne il n’y a qu’un pas, d’autant moins infranchissable qu’il n’existe plus de Pyrénées. Mais, au temps où ces montagnes dressaient encore leurs cimes entre les deux pays, le voyageur pouvait observer le défilé pittoresque des contrebandiers montés sur leurs mules avec des patins, — ces accessoires de locomotion hivernale étant indispensables à la traversée des glaciers. La campagne terminée, et la vigilance des douaniers désormais mise en défaut, il était non moins curieux d’assister aux orgies de ces négociants irréguliers de la frontière, montés sur leurs malles avec des putains, et dépensant, en quelques heures, en des noces crapuleuses, le produit de leurs opérations illicites.

Les typographes ont la spécialité d’introduire dans la copie de regrettables Contrepéteries de voyelles. Je me garderais bien de leur en adresser un reproche, car, quoi qu’on en dise, les travailleurs du livre ne sont pas toujours de bonne composition ; mais mon impartialité d’écrivain et le devoir d’éclairer mes semblables m’obligent, cependant, à signaler quelques-unes de ces coquilles.

Dans une Histoire de la guerre franco-allemande, publiée sous les auspices du ministère de l’Instruction publique, on lit avec stupéfaction que des écumeurs de champs de bataille, sortis on ne sait d’où, avaient trouvé sur les lieux du sanglant désastre de Sedan un nombre considérable d’étrons sous les caissiers. On n’avait, jusque-là, jamais entendu dire que cette terrible rencontre se fût produite entre comptables : tout au plus, les héros de cette funeste journée l’étaient-ils, envers Dieu, de l’existence qu’ils sacrifiaient à la patrie. En l’espèce, il ne s’agissait, du reste, que d’un stock formidable d’étriers tombés sous les caissons, à l’instant où la cavalerie perdait pied devant les forces écrasantes qui devaient nous enlever deux provinces et nos dernières illusions sur les bienfaits du régime impérial.

Un important ouvrage illustré sur les Coutumes celtiques a perdu toute valeur du fait d’une erreur typographique inexcusable. Dans la description d’un pardon fort connu, l’auteur dit que « les Bretons sont arrivés leur pen-bass à la main », ce que l’imprimeur interprète : « les Bretons sont à rêver leur pine basse à la main ». Et ce qu’il y a de plus grave, c’est que le dessinateur, sur la foi de ce texte trompeur, a représenté une scène indigne de tout pardon.

De semblables bévues sont toujours extrêmement fâcheuses ; mais où leur gravité devient exceptionnelle, c’est lorsqu’elles se produisent dans des publications destinées à la jeunesse. C’est précisément le cas d’un roman honnête, approuvé par Monseigneur l’archevêque de Tours, et distribué en prix dans les écoles chrétiennes : je n’en indique pas le titre afin de ne point exciter des curiosités malsaines. Dans l’un des passages les plus dramatiques de cette œuvre d’imagination, il est question d’une dame russe portant autour du cou une fourrure à longs poils d’un prix inestimable, que le tzar, lui-même, avait daigné admirer. Or, le correcteur avait probablement la tête ailleurs quand il revoyait ses épreuves, car il met en scène une dame rousse, portant au trou du cul une fourrure à longs poils tellement extraordinaire que l’autocrate de toutes les Russies en était resté baba.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
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Tels sont les types principaux des deux groupes des Contrepéteries vulgaires. Je me suis efforcé d’atténuer l’aridité du sujet à l’aide de nombreux exemples, choisis avec tout le discernement qui me caractérise. À mes disciples, maintenant, de profiter de cet enseignement tout paternel : il ne manquera point de leur ouvrir des horizons insoupçonnés et sera, en outre, pour eux le meilleur préventif contre les atteintes déprimantes de la neurasthénie : prendre les choses en riant, et non les roses en chiant, n’est-ce pas, en effet, le précepte fondamental de l’hygiène et le commencement de la sagesse ?


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