Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries/05

(Dupré-Carra, Léon)
[s.n.] (p. 96-140).
Chapitre V

Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, Bandeau de début de chapitre
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE V


Les Contrepéteries transcendantes



S i tu es chrétien, lecteur, découvre-toi ; si Jéhovah est ton Dieu, enfonce ton chapeau sur ta tête ; si Mahomet t’éclaire, retire aussitôt tes chaussures : les portes d’or du Temple vont s’ouvrir devant toi ; je te convie à contempler la Perfection suprême, et à goûter les joies infinies des Élus.

Tu as prêté à mes discours, parfois plaisants, souvent sévères, une attention bienveillante et docile, et tu m’as suivi, sans te plaindre, dans les sentiers abrupts où je guidais tes pas. Maintenant la montagne est gravie, et son sommet touche le ciel ; recueille-toi et rends grâces : la récompense t’attend, dans les limbes éthérés des Contrepéteries transcendantes.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

Les permutations vulgaires soulèvent un coin du voile qui recouvre l’expression de la pensée humaine, et permettent d’entrevoir les richesses latentes enfermées dans l’enveloppe des mots ; mais elles sont impuissantes à livrer les clefs du trésor, car le sésame, jamais, ne poussa sur les places publiques. À ceux-là, seulement, que la faveur divine a marqués de son sceau, appartient le pouvoir de sonder les abîmes de la parole et d’en surprendre les secrets.

Oublions donc les transpositions simples de consonnes ou de voyelles isolées et leur mécanisme facile ; après les notions élémentaires, abordons les connaissances supérieures, dont les données plus larges, mais aussi plus complexes, conduisent à la solution des plus angoissants problèmes.

Nous allons voir, ici, des syllabes entières se déplacer et se remplacer mutuellement, en entraînant parfois, dans leur course vagabonde, des lambeaux des parties voisines : certains mots, même, pris dans leur intégralité, s’intervertissent dans la phrase, qui acquiert alors une signification nouvelle, toujours plus instructive que son sens primitif.

Aucune règle, en somme, n’asservit les Contrepéteries transcendantes, qui se jouent librement des difficultés ; mais, sous les caprices apparents de la fantaisie, l’art seul reste maître, et la conservation des consonnances, caractéristique des antistrophes, demeure scrupuleusement observée.

La haute portée philosophique et morale des Contrepéteries transcendantes se manifeste dans toutes les branches de l’activité humaine et contribue puissamment à l’avancement des sciences et à la découverte de la Vérité. Je vais, d’ailleurs, étudier, aux points de vue les plus divers, ces permutations éminemment fécondes, et montrer, en m’appuyant sur des expériences probantes, quelles ressources inépuisables elles mettent entre les mains de qui sait les comprendre et les utiliser.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

« Si l’empire appartenoit à la beauté et non à la force, a dit Buffon, le paon seroit, sans contredit, le roi des oiseaux… Mais ces plumes brillantes, qui surpassent en éclat les plus belles fleurs, se flétrissent aussi comme elles, et tombent chaque année. »

Un brave propriétaire campagnard, qui n’avait jamais lu les œuvres du grand naturaliste, m’exprimait les mêmes choses, en termes différents :

— Comme il est beau mon paon ! Et quelles superbes plumes ! Il paraît qu’autrefois on en faisait des flûtes. Mais je crains que la mue ne perde sa queue.

— Et que sa queue ne pue la merde, répondit, en écho, comme une voix lointaine, prophétique de dangers imminents.

À mon retour de cette visite champêtre, les allées et venues des paysans, se rendant par groupes au lieu de leur travail, me firent, pour la première fois, saisir l’importance des situations respectives des mots dans les phrases.

Beaucoup d’écrivains abusent de l’inversion, s’imaginant, à l’aide de cet artifice de rhétorique, donner à leur style un cachet spécial d’élégance ou d’originalité ; mais, en pareille matière, la prudence s’impose, car le renversement de la forme peut apporter à l’expression de la pensée des modifications imprévues.

Quand vous écrivez, par exemple : « Ces villageois s’en vont aux champs en bande », vous dépeignez exactement la scène rustique que vous voulez représenter au lecteur. Il n’en serait plus de même si vous mettiez : « Ces villageois s’en vont en bande aux champs. » Ce tableau, moins large, et d’une tonalité moins relevée, risquerait d’effaroucher votre éditeur et serait en contradiction avec les qualités viriles que l’on attribue généralement aux gens habitués à vivre au grand air.

La santé florissante des hommes de la nature m’amène à déplorer la condition précaire des habitants des villes. Les poumons des citadins absorbent journellement un nombre incalculable de microbes et se désorganisent peu à peu sous l’action délétère d’atmosphères empestées : rien de surprenant, alors, à ce que le laboureur, à la fois jeune et vigoureux, brusquement transplanté dans ces milieux de culture, autres que ceux qui l’ont vu naître, en perde sa belle mine, — j’ajouterai même emmerde sa belle pine, — dans les cloaques infects de la dépravation urbaine.

Ces malheureux enfants, livrés sans défense aux séductions dissolvantes des villes, se pervertissent vite aux contacts impurs des courtisanes ; ils se dégoûtent du travail et sont assez sots pour aller sucer des chopines avec les modistes. De là à devenir assez chauds pour aller sucer des pines avec les sodomistes, il n’y a qu’un pas, — Rabelais dirait une antistrophe ; — ces tristes égarés sont pris par la débauche, dont ils dégringolent rapidement les pentes, — sans préjudice de ceux qui les mènent tout droit devant la Cour d’assises.

Elle est loin, maintenant, la chaumière paternelle ! Avec quelle joie naïve on y accueillait les dames qui mettaient les pieds dans la ferme, et comme on riait de bon cœur quand, par hasard, les femmes mettaient les pieds dans la merde ! Dès qu’un charretier voulait traverser la rivière, on aidait le passeur à sortir la clef du bac, et jamais le sapeur à sortir l’abbé du clac, — ce spectacle peu édifiant étant rare, Dieu merci, dans les paroisses rurales.

Je prie mes lecteurs, et surtout mes lectrices, de me pardonner l’accès de pessimisme dont je n’ai pu me défendre : on a dit bien des fois que l’époque contemporaine était un tournant de l’histoire, et je serais tenté de l’admettre, à en juger par le relâchement indéniable du sens moral et le mépris outre des croyances les plus respectables, qui se décèlent aujourd’hui.

La Séparation des Églises et de l’État est l’un des navrants épisodes de cette course vers la décadence. Les consciences catholiques, atteintes dans leur foi en l’éternité… du budget des cultes, exhalèrent vers le ciel le suprême cri d’alarme.

« Les francs-maçons veulent voler nos vierges ; empêchez-les, bon Saint-Pierre, et surtout ne tardez pas ! », s’écria, dans les affres de l’agonie, le chœur suppliant des martyrs.

Mais la prière fut sans écho. Le Seigneur voulait-il, en ses voies ignorées, prolonger sur la terre les souffrances de ses brebis ? On le crut tout d’abord. Une note d’en-haut, reçue par le Saint-Siège, et demeurée longtemps secrète, renferme la clef du mystère. Les transmissions, on le sait, sont souvent défectueuses, et l’adresse avait été sabotée.

« Les francs-maçons veulent violer nos verges ; empétardez-les, bon Saint-Père, et surtout ne chiez pas ! », voilà le texte atrocement défiguré, qui parvint aux autorités célestes et qu’elles jetèrent au panier.

Le sabotage des correspondances est, évidemment, le mal du jour et les pernicieuses excitations de la Confédération générale du travail ne sont point étrangères à la maladie lente qui mine le service des postes. La propagande révolutionnaire d’énergumènes sans mandat, et tous plus ou moins timbrés, a fini par oblitérer totalement le sentiment du devoir chez des fonctionnaires jusqu’alors dévoués ; sous prétexte de les affranchir, on enrôle les postiers dans une dernière levée, en vue du coup de tampon final, et on les prend comme facteurs de la rénovation sociale. S’ils recouvrent jamais leur valeur, nous n’en aurons pas l’étrenne : contentons-nous donc de les taxer, en toute franchise, d’inconscience coupable, et de les recommander à l’attention spéciale du Sous-secrétaire chargé de les administrer.

Je ne voudrais pas cependant accabler d’injustes critiques les jeunes femmes préposées aux rapports avec le public. Le coup de tampon final, auquel je faisais allusion tout à l’heure, ne préoccupe guère ces gracieuses employées, non plus, d’ailleurs, qu’un mode de percussion moins général et plus discret : le mot de guichet, dit-on, est familier aux demoiselles des postes, mais cela n’implique pas qu’elles usent du godemiché.

L’agitation syndicaliste a certainement, depuis quelques années, jeté le trouble dans les grandes administrations de l’État. Mais doit-on rendre responsable des difficultés actuelles, ainsi que le voudraient les esprits timorés, la loi du 21 mars 1884 ? Je ne le crois pas. La solidarité ouvrière a existé de tout temps et l’Assemblée constituante ne l’avait même pas entamée. Bien plus, les anciennes corporations se rendaient mutuellement des services plus touchants, mille fois, que l’action commune des syndicats contre le capitalisme moderne : les pédicures, par exemple, prodiguaient à l’œil — de perdrix, naturellement, — leurs soins les plus empressés aux mères des cordonniers ; ils allaient même jusqu’à soigner gratis les cors des merdonniers, par respect pour la solidarité, purement abstraite celle-là, créée par les consonnances.

Mon tempérament s’accommode mal de la discussion des problèmes économiques, presque toujours irritants, et la plupart du temps insolubles. Mais je ne peux pourtant point passer sous silence la grosse question soumise à l’examen des Chambres : l’impôt sur le revenu.

Il est certain que l’assiette actuelle renferme, comme on dit, moins de beurre que de pain : cette dernière denrée est même extraite, par morceaux importants, de la bouche du contribuable, qui commence à avoir la perception très nette du rôle de dupe qu’on lui fait jouer. De nombreux avertissements ont ému les pouvoirs publics, qui ont enfin compris que le remaniement de la matière fiscale s’imposait inéluctablement. Si l’on veut parer au fléau menaçant de la dépopulation, il faut, avant tout, faire décharger les prolétaires, sans se préoccuper de la débandade des rentiers. « À grosses têtes fortes patentes », telle est la formule que je préconise. Des gens méprisables ont érigé en axiome la formule inverse « À grosses tantes fortes tapettes » ; je ne les en félicite point, mais je dois cependant reconnaître qu’ils s’inclinent, eux aussi, devant le principe de proportionnalité défendu par tous les amis véritables de la démocratie.

Les impôts, quels qu’ils soient, ne feront jamais le bonheur de ceux qui les paient, mais il est assez piquant de voir les prodigues marcher en tête de l’armée innombrable des récalcitrants. Tel joueur risque délibérément ses cinquante louis sur un coup de baccara, qui se fait tirer l’oreille pour verser un droit de quarante sous à la caisse de l’établissement. Le dégoût de la cagnotte est très répandu dans les cercles : c’est une vérité manifeste, et l’on aura beau alléguer que le personnel des tripots est assez mélangé et que le cadet de la gougnotte y est, aussi, fort répandu, cela n’enlève rien à la justesse de mon observation.

La passion du jeu ne sévit pas seulement parmi les représentants du sexe fort : nombre de dames adorent tripoter les cartes, — en dehors de celles qui sont contraintes à cet exercice par la police des mœurs. Mais elles font toujours preuve d’une prudence extrême, car elles redoutent les pertes, surtout si les parties sont grosses. J’ai connu, jadis, une respectable douairière qui passait régulièrement la main au boston d’un vieux routier, réputé pour son habileté à profiter des moindres fautes de ses adversaires. De méchantes langues insinuaient bien qu’elle ne pouvait, à la fois, tenir son jeu et passer la main aux roustons d’un vieux bottier — quatrième insignifiant de ces séances mémorables — ; mais je n’ai jamais voulu le croire, et j’ai toujours mis la réserve de mon excellente amie sur le compte de la passivité inhérente au tempérament féminin.

Ce souvenir lointain me rappelle l’époque où je faisais mes premières armes en des sauteries familiales panachées d’écolières en vacances et de tournées d’orgeat. J’étais timide alors, et je me torturais la cervelle pour en tirer quelqu’une de ces banalités stupides que tout cavalier bien élevé se croit obligé de servir à ses danseuses. « Parmi ces dames j’en aperçois de fort belles » était mon cliché favori, et l’on ne s’imagine pas les heures de méditation profonde représentées par l’enfantement de cette exclamation polie.

Si j’eusse su, pourtant, j’en aurais sûrement creusé une autre. J’avais, un soir, la langue empâtée par une sacrée galette de boulanger, que plusieurs verres d’orgeat successifs n’avaient pu faire couler ; croyant faire plaisir à la fille de mon hôte, et aussi pour rompre un mutisme embarrassant entre deux figures de quadrille, je m’armai de mon plus gracieux sourire, et, lançant un regard admiratif vers un groupe de jeunes mariées dont je frôlais les jupes, je modulai, d’une voix bien timbrée :

— Parmi ces femmes j’en aperçois de bordel.

La sacrée galette de boulanger m’avait retourné mon cliché !

J’étais trop innocent pour mesurer l’inconvenance de mes paroles, mais je vis bien qu’elles étaient mal accueillies, car l’une des charmantes personnes auxquelles j’avais cru adresser un compliment délicat s’écria moqueusement, en me désignant à ses compagnes :

— Ce jeune homme bande comme un salaud.

Je saisis fort bien l’intention malveillante de ce propos rageur, — sans toutefois en discerner le sens. J’ai appris, depuis, qu’une fureur mal contenue avait également troublé l’élocution de mon ennemie involontaire, dont la colère à mon endroit se voulait synthétiser en cette observation désagréable : — Ce jeune homme danse comme un ballot.

Je suis à l’abri, il y a beau temps, de ces mésaventures chorégraphiques et un maquignon, fort estimé dans les foires, me disait encore dernièrement que je ressemblais à ses vieux chevaux et que je devais avoir les jambes plus raides que la queue. Le bougre ne se trompait pas et je serais rudement embarrassé aujourd’hui pour esquisser la moindre polka ou le plus léger semblant de valse.

Et cependant — sans avoir jamais sonné de la trompe, — je m’intéresse toujours aux exercices du corps ; le cirque m’attire, et les sauts périlleux des acrobates ou les facéties désopilantes des clowns sont un régal pour moi.

En ce dernier genre de bouffonneries anglo-américain, je n’ai rien vu, de ma vie, de plus cocasse que le travail en liberté d’un braque et d’une marmotte, présentés par un certain Auguste auquel l’affiche faisait les honneurs de la grande vedette. Le public ne se lassait pas de regarder ces bêtes, admirablement dressées, s’enfiler sur la piste, le poil hérissé, la queue en l’air, et se livrer à des mouvements de va-et-vient précipités, chaque fois que l’une ou l’autre voulait retirer son cou après une passe brillamment disputée : les dames criaient bis et les messieurs étaient enthousiasmés. Si je n’ai pas raté ce numéro sensationnel, ce n’est certes point la faute du programme : la direction annonçait en effet, par le canal de ce document officiel, le travail en liberté d’un braquemart et d’une motte, présentés par le célèbre Auguste de l’Hippodrome de Chicago.

On ne commet pas d’erreurs pareilles — ou plutôt on ne devrait pas les commettre. Je sais bien que nul n’est infaillible, — à part le pape, bien entendu — ; mais il est des fautes lourdes qu’un peu de réflexion ou de retenue éviteraient sans peine, au grand profit de l’intérêt général.

Que de réputations inattaquables ont payé un tribut d’infamie immérité à des inadvertances ou à des légèretés répréhensibles, dont les auteurs ont traîné, jusqu’à la fin de leurs jours, le remords cuisant !

Une pauvre orpheline, en tous points adorable, recueillie par son aïeul maternel, fabricant de bicyclettes, motocyclettes et tandems, n’a jamais pu trouver d’époux parce que l’un de ses voisins, ami de la dive bouteille, avait prétendu l’avoir vue souvent baisotter sur les cycles de son grand’père. Ce poivrot n’était pas un méchant homme, mais l’abus d’alcools insuffisamment rectifiés l’avait un tantinet ramolli : il avait vu souvent l’enfant espiègle sauter sur les bésicles de son grand’père, et les fumées de l’ivresse ayant perverti chez lui la mémoire des mots, il confectionnait, de toutes pièces, une monstrueuse calomnie avec les bribes de ses souvenirs.

L’alcoolisme est la plaie de la société moderne ; il fait des êtres dégradés, se privant par là de l’avantage de pouvoir réclamer la plus infime réparation à leurs propriétaires, et destinés à finir prématurément — toujours en qualité de locataires — dans des asiles d’aliénés. On s’expliquerait encore cette passion funeste chez des gens dépourvus d’instruction et portés à chercher dans une excitation factice l’oubli des misères présentes ; mais elle devient inexcusable parmi les classes aisées, que leur culture intellectuelle devrait rendre inaccessibles aux atteintes d’une aussi basse dépravation.

J’ai honte de l’écrire, et pourtant je dois avouer que la contagion ne compte plus ses victimes au sein des représentants de l’élégance et du bon ton.

Invité par le doyen d’une Faculté catholique à assister à une soirée littéraire qui réunissait chez l’éminent professeur l’élite mondaine d’une grande cité, j’ai été péniblement impressionné par l’audition de l’admirable poëme d’Alfred de Vigny sur la mort de Roland. On attendait impatiemment ces rimes mélodieuses, que nous avons tous apprises au collège, et dont je me récitais in petto l’alexandrin initial :

J’aime le son du cor, le soir, au fond des bois

Un jeune maître de conférences, fort goûté des dames et diseur émérite, en devait détailler les beautés. Je le vis, en effet, sur un signe de notre hôte, avancer, d’un pas incertain, s’abîmer dans une révérence exagérée, puis, ayant essuyé de sa main gantée son front chargé de sueur, entamer en ces termes, à la stupéfaction générale, le chef d’œuvre de l’écrivain tourangeau :

J’aime le sort du con, le boire au fond des soies

Le malheureux était abominablement gris. Il ne put aller au delà de ce premier vers ; mais il s’obstinait à vouloir reprendre les autres au buffet et l’on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’il était assez plein pour être au moins vidé pendant quarante-huit heures.

Si la tare répugnante de l’ivrognerie ravale l’homme au-dessous du niveau de la brute, que dire alors de la femme qui s’adonne à cet ignoble penchant ! Sous l’influence de la boisson elle a tôt fait de perdre le charme pénétrant dont l’a gratifiée la nature pour se transformer en un objet de répulsion et de dégoût.

Le Royaume-Uni possède le triste privilège de battre le record en matière d’alcoolisme féminin : on rencontre sûrement, de l’autre côté du détroit, plus de typotes anglaises devant des canettes que, sur le continent, de capotes anglaises devant des tinettes, et les statistiques accusent tous les jours, en faveur des premières, une progression ascendante.

Je ne veux pas dire pourtant que nous soyons, en France, indemnes de ce vice honteux ; mais il n’est pas encore, chez nous, passé à l’état chronique, et il ne se manifeste que par intervalles, au hasard de l’occasion. C’est ainsi, par exemple, qu’au moment des fêtes du carnaval, les terrasses des cafés sont souvent encombrées par des grues en goguette en train de vider leurs Pernods ; on pourrait, d’ailleurs, revoir, le lendemain, les mêmes grues en Perrettes en train de vider leurs goguenots, incapables qu’elles sont, sous les effets de l’absinthe, de retirer leurs oripeaux de la veille pour vaquer aux soins du ménage.

La loi est malheureusement impuissante à enrayer les progrès d’un mal qui prend sa source dans l’imperfection humaine et dans la soif immodérée — c’est le mot — des jouissances matérielles, dussent-elles conduire fatalement à la déchéance et à la mort. C’est que nos législateurs ne s’inspirent plus, comme autrefois, de la volonté divine, bien inférieurs en cela au prophète musulman interdisant, au nom d’Allah vengeur, l’usage des liqueurs fermentées. La théocratie antique a fait plus pour la morale et pour l’hygiène que notre code répressif et nos sociétés de tempérance : elle mettait, il est vrai, les dieux dans les lois, mais ne mettons-nous pas, dans notre siècle de lumières, les doigts dans les lieux, au grand dam de la propreté la plus élémentaire et de la conservation de la santé publique ?

J’ai toujours eu, au reste, un faible très marqué pour les religions anciennes, et, en particulier, pour le culte de la Beauté et de l’Amour : aussi me suis-je imposé comme règle de conduite de garder la messe pour Vénus, et l’anus pour mes vesses, conciliant ainsi les exigences de ma foi et les infirmités de ma misérable nature.

Mon admiration pour la mythologie païenne a même failli me brouiller avec un camarade d’enfance qui, lui, ne peut pas sentir les habitants de l’Olympe et leurs sous-ordres préposés à l’expédition des affaires terrestres :

— Ne me parle pas de tes Parques, me déclarait-il un jour, parce que les quenouilles de ces grues me dégoûtent.

— Je comprendrais une aversion pareille si tu me disais que les culs de ces grenouilles te dégoûtent, mais je ne sache pas qu’elles t’aient jamais accordé leurs faveurs.

— Vous êtes tous les mêmes ! s’écria-t-il, d’un ton qui n’admettait pas de réplique, et vous voyez les choses au travers du prisme de vos illusions. Sur la foi de traductions bourrées de contre-sens vous vous représentez les infernales fileuses trônant, auréolées de leur pudeur de vierges éternelles, au milieu de salles ornées de paires de quenouilles énormes, alors que les textes primitifs, une fois dépouillés des erreurs grossières de l’éxégèse, les montrent telles qu’elles sont, c’est à dire trônant au milieu de sales nœuds ornés de paires de couilles énormes. Or, je n’aime pas le bordel, et je répète que vos Mœres gréco-latines me dégoûtent profondément.

L’argument était écrasant et je jugeai inutile d’insister. Si j’avais eu pourtant plus de présence d’esprit, j’aurais pu demander à ce contempteur féroce de la théogonie classique de m’expliquer sa prédilection bien connue pour la féerie du moyen-âge et les légendes fabuleuses des romans de chevalerie.

Il ne jurait que par le roi Arthur et une table ronde lui était indispensable pour prendre convenablement ses repas. J’ai vu bien des gens en colère, mais jamais au point de cet émule de don Quichotte, quand il vint m’annoncer que l’enchanteur Merlin — qu’il ne faudrait pas confondre avec l’auteur du Répertoire universel et raisonné de Jurisprudence, — était arrivé à mettre la cangue au cou de Mélusine.

— Tu auras lu trop vite, lui dis-je pour le calmer ; tes vieux bouquins sont difficiles à déchiffrer et ton enchanteur n’est peut-être arrivé qu’à mettre la langue au cul de mes cousines. Fais comme moi, ne t’en matagrabolise pas la cervelle.

Il voulut bien se rendre à ma manière de voir, mais ne s’en replongea pas moins dans ses histoires de serments solennels, d’adoubements et de tournois. Il revivait les prises d’armes épiques des gentilshommes bardés de fer et frémissait au fracas de quincaillerie qui sonnait l’hallali de la vertu de quelque noble dame impatiente de se donner au vainqueur.

— Vois-tu, s’écriait-il, le code de chevalerie est la pierre angulaire de la science des combats. Devant les sortilèges des magiciens le courage des preux ne suffit pas seul à assurer la victoire ; si le cœur est vaillant la lance doit être mortelle, ce que les statuts de l’Ordre résument en ce précepte fondamental : « Que le dard du joûteur soit toujours affûté. »

« Que le dard du fouteur soit toujours à juter », m’eût semblé une recommandation tout aussi judicieuse ; mais je ne lui en fis pas la remarque, de peur de le contrarier. Je l’abandonnai aux exploits de ses Amadis, et m’en fus, en rêvant aux modifications profondes apportées par le développement de l’industrie moderne à notre chevalerie contemporaine.

L’influence de l’Église romaine, aux temps de barbarie du régime féodal, s’est, certes, exercée sur la caste guerrière pour exalter chez elle les qualités de bravoure, d’abnégation et de fidélité, et transformer en champions à peu près propres du trône, de l’autel et de leur Dulcinée de répugnants soudards, dépourvus jusque-là de tout respect humain.

Mais cette éclaircie fut de courte durée : la nuit sombre de l’Inquisition allait s’abattre, terrifiante, sur la Chrétienté livrée aux mains sanguinaires des moines. Malheur au pauvre diable accusé d’hérésie ! Les juges instructeurs le déclaraient toujours coupable, et, s’ils reculaient, par hasard, devant une forfaiture, le Saint-Office, alors, faisait brûler les enquêteurs. Il a même fait, une fois, enculer les bretteurs, dans une affaire de coups d’épée confiée à un dominicain bègue, dont les tortionnaires avaient très mal compris la sentence.

À l’horrible cauchemar de la geôle, de la question et du supplice, qui hantait nuit et jour les esprits, se joignaient les exactions des ordres mendiants, qui vidaient les escarcelles. Les campagnes étaient parcourues, en tous sens, par des pères voyageurs, aux roulottes énormes, qui entassaient dans ces lourds véhicules les dîmes en nature prélevées sur les récoltes. Nous sommes, aujourd’hui, débarrassés de ces dangereux excursionnistes, mais d’autres les ont remplacés : les Anglais, maintenant, sillonnent, en de luxueuses automobiles, les coins les plus reculés de notre territoire, et ces lords voyageurs, aux roupettes énormes, encombrent les auberges de leurs personnes grincheuses et de leurs volumineux accessoires.

La manie des voyages s’est, d’ailleurs, emparée de la masse de nos concitoyens, et une foule de gens qui n’étaient jamais sortis de leur trou que pour rentrer dans un autre, ont élargi le cercle de leurs explorations. Aussi les agences d’excursions et les sociétés de transports font-elles des affaires d’or, tandis qu’à leurs côtés les œuvres de tourisme ne comptent plus leurs adhérents.

J’ai déjà parlé du Touring-Club de France et de sa sollicitude quasi maternelle envers les fervents des courses en plein air. Or, il a, ces jours-ci, mis le comble à ses attentions délicates en faisant installer des dépôts de vivres pour les étrangers, au milieu des monts ; et non pour les manger au milieu des étrons, ainsi que l’indique, en termes erronés, une pancarte brossée à la hâte.

Cet engouement récent pour les promenades lointaines est, chez nous, d’un heureux présage : nous étions trop enclins à nous incruster dans la métropole et à négliger la visite de nos possessions coloniales. En dehors de l’intérêt commercial considérable présenté par la connaissance parfaite des régions soumises à notre domination, que de traits curieux, d’observations piquantes et de remarques utiles les contrées encore vierges ne réservent-elles pas à qui veut en fouler les brousses mystérieuses ! Et que d’erreurs grossières et d’idées préconçues sont alors rayées du grand livre de la crédulité publique !

On se figurait encore, il y a quelques années, les nègres du Soudan français comme des guerriers féroces, avides de carnage, se plaisant au sein des massacres : on calomniait ainsi d’inoffensifs chasseurs, vivant au milieu des forêts.

Rien n’est plus touchant que les mœurs familiales de ces indigènes hospitaliers et doux : les hommes suivent les pistes, souvent imperceptibles, d’un gibier terrible ou rusé ; les femmes préparent, en ménagères habiles, le souper réconfortant, et, toujours inquiètes des dangers courus par leurs époux, elles se groupent, anxieuses, en compagnes fidèles, autour des flammes du foyer.

Tandis que le noir prend le vent pour retrouver le pied dans sa chasse, la noire reste près du feu.

Mais hélas ! sous les tropiques, comme dans les garnisons alpines, le retour des chasseurs n’est pas toujours joyeux. On mange des fruits trop verts, même dans les forêts vierges ; la chère la plus succulente est faible devant les ardeurs torrides de l’astre incandescent ; elle se corrompt vite au contact brûlant d’une atmosphère abominablement surchauffée, et provoque, alors, de ces bruyantes révolutions intestines, dont l’Amérique centrale revendique, en vain, le monopole. Les agapes familiales ont commencé dans la joie, elles finissent dans la débâcle, et, tandis que le noir prend le vent pour retrouver le pet dans sa chiasse, la foire reste près du nœud.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

Je crois, cher et inestimable lecteur, que cette dernière excursion à travers le continent mystérieux doit mettre un terme à notre voyage et nous rendre continents nous-mêmes.

Nous avons parcouru, sur les ailes légères de la Contrepéterie, le cycle complet des connaissances humaines ; nous avons pénétré, grâce à sa double vue, les ressorts les plus cachés de l’expression des sentiments et des idées, et fait sortir, resplendissante, la Vérité de son puits, alors qu’elle apparaît si terne aux regards indifférents du vulgaire.

La fée joyeuse de l’Antistrophe a entr’ouvert, pour nous, les portes de son palais enchanté, et nous a permis d’admirer une partie de ses trésors. Un jour, peut-être, nous conviera-t-elle à contempler encore d’éblouissantes autant qu’exhilarantes merveilles ; mais nous aurions, maintenant, mauvaise grâce à abuser de son hospitalité bienveillante et cordiale, — je dirais presque écossaise. Le monde des génies est irritable et fantasque, et le sage nous enseigne, d’ailleurs, qu’on se passe des lutins, lorsque la discrétion le commande, aussi facilement qu’on se lasse des putains qui ont vicié notre existence et mué en queue de poisson le lamentable reste de vie qu’elles nous ont laissé pour pleurer.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
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