Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries/03

(Dupré-Carra, Léon)
[s.n.] (p. 45-67).
Chapitre III

Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, Bandeau de début de chapitre
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE III


Un tour de jardin. — Contrepéteries intrinsèques et contrepéteries extrinsèques.



L es Contrepéteries revêtent les formes les plus inattendues et les plus diverses : tantôt elles surgissent spontanément, par une sorte d’attraction invincible, entre lettres ou syllabes voisines ; tantôt, elles procèdent de bouleversements violents dans la contexture des mots ou dans l’arrangement des phrases.

Mais, simples ou complexes, superficielles ou profondes, elles s’épanouissent toujours comme autant de fleurs délicieuses et suaves, que j’essaierai de grouper dans les plates-bandes ensoleillées d’un merveilleux parterre, près de qui le célèbre Jardin des racines grecques du vénéré Lancelot ne paraîtra plus qu’un potager vulgaire, arrosé par un pompier.

Et d’abord, deux allées principales s’ouvrent devant les pas du promeneur ; le Touring-Club de France, protecteur puissant et éclairé des sites pittoresques, a récemment agrémenté l’entrée de ces voies triomphales de poteaux indicateurs : sur celui de droite, on lit, en caractères énormes, ce renseignement topographique : Contrepéteries intrinsèques, et, sur celui de gauche, comme pendant naturel, la mention inverse : Contrepéteries extrinsèques.

Tels sont, en effet, les deux grands embranchements que je vais analyser et décrire.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

Les Contrepéteries intrinsèques, ainsi que leur nom l’indique, sont des permutations localisées dans l’intérieur d’un mot ; semblables aux monades de Leibnitz, elles n’ont pas de fenêtres ouvertes sur le dehors : tout se passe en famille, dans l’intimité de la maison commune. Mais aussi que de trésors cachés ces transpositions patriarcales ne mettent-elles pas au jour, et que de gemmes incomparables ne dégagent-elles point de la misérable gangue qui interceptait leurs feux !

La rosière de Viroflay, solennellement couronnée par le maire, dans l’éclat de la fête nationale, devient, pour la plus grande joie de la foule assemblée, la rosière de flaire au vit. Et n’est-ce pas, en somme, la fin prédestinée de cette innocente jouvencelle, qu’un mari, judicieusement agréé par l’autorité municipale, a pour mission d’initier aux mystères de l’amour ?

Dans un Traité de Zoologie, à l’usage des gens du monde, j’apprends que l’hippopotame est un quadrupède à merde énorme. Il est naturel, en effet, que le volume des excréments soit en rapport avec la corpulence de l’animal qui les rejette ; j’ai bien eu pour frère de lait un futur vérificateur des poids et mesures, qui tétait comme un moineau et qui déféquait comme un bœuf, mais c’est là un cas exceptionnel, indigne de retenir l’attention. Pour en revenir à mon Traité de Zoologie, l’auteur n’avait nullement en vue d’entamer une controverse de scatologie comparée : il voulait simplement enseigner à ses élèves que l’hippopotame était un animal à derme énorme ; mais il avait compté sans l’inévitable faute d’impression, auxiliaire née de la contrepéterie intrinsèque.

C’est encore grâce à cette pelure d’orange de la typographie qu’une Histoire romaine, rédigée conformément aux nouveaux programmes, représente Marius assis au milieu des urines de Carthage. L’infortuné général était bien excusable de chercher un peu de fraîcheur sous le climat brûlant de la terre africaine ; mais ne lui faire rencontrer cette satisfaction tant désirée que dans un ruissellement de pissotières, c’est vraiment par trop ajouter à ses malheurs.

« Ce profond philosophe réfléchit », dites-vous en considérant avec respect cet austère vieillard abîmé, depuis deux heures, dans une méditation intense, sur son siège d’académicien. — « Ce profond philosophe flaire et chie », murmurera à votre oreille la muse, toujours enjouée, de la contrepéterie intrinsèque, rétablissant la vérité.

Le syndicat des charpentiers, nouvellement affilié à la Confédération générale du Travail, me saura gré, je pense, de faire part à cette intéressante Compagnie de l’une de ses principales revendications : une timidité mal placée, l’a, seule, empêché jusqu’ici d’en saisir le pouvoir central. Ces laborieux prolétaires désireraient que l’on changeât le titre de leur corporation, afin de ne plus être confondus désormais avec les ouvriers partant chier, qui manquent régulièrement à l’appel les jours de manifestations publiques.

Mais j’aperçois, penchée sur votre épaule, une charmante jeune femme, — la vôtre, probablement, ou bien celle d’un autre, — qui ne perd pas un mot de la lecture que vous lui faites de l’impayable chef-d’œuvre que je compose en ce moment : vous aviez demandé à votre gracieuse compagne de vous réconforter, par sa présence, dans l’étude aride de la contrepéterie et elle s’est mise en quatre pour vous faire plaisir. Je vous en supplie, restez-en là et n’exigez jamais de son amour pour vous qu’elle se mette, un jour, en carte pour vous être agréable. Elle ne reculerait pas, sans doute, en fille soumise qu’elle est, devant un pareil sacrifice ; mais vous auriez, vous, à soutenir un rôle qui vous mettrait à dos vos meilleurs amis.

Comme on le voit, la contrepéterie intrinsèque, pour concentrée qu’elle soit dans la sphère restreinte d’un mot unique, n’en mérite pas moins les plus grands égards. Elle est même d’autant plus estimable qu’elle se prodigue plus rarement : les maîtres de la Renaissance avaient à peu près vidé le fond de son sac, et pourtant elle ne forme qu’une bien faible part du trésor qu’ils nous ont légué.

De nos jours, elle apparaît de loin en loin et semble rechercher, de préférence, les endroits écartés : on la signalait dernièrement à l’île de Groix, — la moins fréquentée des îles bretonnes, — où une jeune touriste, enthousiasmée de sa promenade de la journée, racontait, le soir, à l’Hôtel de la Marine, qu’elle avait vu le trou du notaire, — vous entendez bien le trou du Tonnerre, curiosité naturelle, soigneusement signalée par Joanne et Bædeker.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette

En tournant à gauche, dans l’allée des Contrepéteries extrinsèques, nous pénétrons dans la région la plus touffue du jardin : le regard s’étend, à perte de vue, sur une végétation plus luxuriante et plus variée mille fois que la flore des tropiques, et l’âme s’élève, radieuse, vers le Créateur, dont l’infinie bonté a placé sous nos yeux, enchantés et ravis, le spectacle de tant de merveilles.

Au contraire de sa sœur, casanière et modeste, la Contrepéterie extrinsèque aime le monde et le bruit ; elle quitte, d’un pied léger, la demeure paternelle pour s’en aller jeter, insouciante et mutine, le trouble dans les ménages voisins ; elle se plaît à porter le désordre dans les arrangements savamment combinés et rit ensuite, comme une petite folle, de ses espiègleries de gamine effrontée ; elle s’insinue partout, touche à tout, et fait le désespoir de ses parents et des gens rassis et paisibles, amis de l’ordre et de la tranquillité.

J’ai, d’ailleurs, moi-même, servi de tête de turc à cette évaporée. Par une violente bourrasque de décembre, je conduisais ma belle-mère au palais de l’Institut, où elle désirait assister à la réception solennelle de l’un des princes de la critique contemporaine :

— Le vent siffle dans la rue du quai, voulus-je m’écrier, tout assourdi par la rafale.

Mais j’avais compté sans la présence de la Contrepéterie extrinsèque, qui venait de s’attacher à mes pas :

— Le vit s’enfle dans la raie du cul, déclarai-je péremptoirement à la mère de ma femme, qui ne m’a jamais pardonné une inconvenance pareille, malgré une rectification immédiate et des excuses appropriées.

On s’est étonné à bon droit de l’indulgence excessive des tribunaux à l’égard des fauteurs de trouble qui ensanglantèrent les communes de Draveil et de Vigneux, lors de la grève des terrassiers. La surprise eût été moindre si j’eusse été en mesure de publier plus tôt le présent opuscule et de mettre la justice en garde contre les méfaits incessants de la Contrepéterie extrinsèque : le maréchal des logis de gendarmerie appelé à témoigner sur les premières bagarres, vint, en effet, déposer, sous la foi du serment, qu’il s’était trouvé en face d’une paire de masturbateurs, au lieu de la masse de perturbateurs qui s’était précipitée à l’assaut des chantiers.

Les parents ont grand tort de laisser les enfants s’emparer de tout ce qui leur tombe sous la main. Dans les corons du bassin houiller des départements du Nord, j’ai vu des bambins, pas plus hauts que ma botte, s’amuser avec des pioches de mineurs :

— C’est l’apprentissage qui commence, me disaient, non sans une certaine fierté, tout en sirotant leur schiedam, les vétérans à barbe blanche du pays noir.

C’est fort bien, mais l’habitude du danger engendre les pires imprudences : aujourd’hui les enfants s’amusent avec des pioches de mineurs ; demain ils s’amuseront avec des pineurs de mioches, et il sera trop tard pour se retrancher derrière l’enthousiasme professionnel.

À ma connaissance, cette inconscience inqualifiable est parvenue à son summum chez une famille israélite avec laquelle j’entretenais les meilleures relations.

Ces amis de vieille date villégiaturaient, chaque été, dans l’un des coins les plus pittoresques du pays vosgien et prenaient plaisir à voir leur délicieux bébé s’ébattre sur la berge d’un grand ravin, ombragé d’arbres séculaires et rafraîchi par un torrent aux eaux limpides et murmurantes. J’avais bien essayé, en usant de tous les ménagements nécessaires, de faire entendre au père et à la mère qu’ils eussent mieux fait de choisir pour leur moutard un autre lieu de récréation ; mais ils ne parurent pas me comprendre, et mes appréhensions furent trop tôt justifiées : ils n’avaient pas regagné Paris depuis huit jours que le mignon petit diable, en souvenir de ses bonnes parties de campagne, s’ébattait, avec toute la fougue de son jeune âge, sur la verge du grand rabbin.

Le caractère sacré des ministres de Dieu ne met donc point ceux-ci à l’abri des farces déplacées de la Contrepéterie extrinsèque. Cette incorrigible pécore n’allait-elle pas, ces jours derniers, colporter dans toutes les loges de concierges que la serge du vicaire avait étouffé la dame du fiacre, faisant ainsi peser sur un modeste prêtre, uniquement préoccupé du salut de ses ouailles, le soupçon odieux d’un crime abominable ? En réalité elle avait arrangé — ou plutôt dérangé — à sa manière un fait-divers du Petit Parisien, relatant, avec la précision habituelle de ce journal à grand tirage, que la verge du sicaire avait étouffé la femme du diacre, — ce qui n’était pas tout à fait la même chose.

Les louables tentatives des partisans de la paix, dont je m’honore de partager les conceptions généreuses, n’ont pu, malheureusement, prévenir l’horrible conflagration qui vint semer le deuil et l’épouvante parmi deux grandes nations, jusqu’alors regardées comme les sentinelles avancées de la civilisation en Extrême-Orient : la Russie et le Japon, au lieu de s’en remettre aux décisions légales de l’arbitrage, préférèrent recourir au sort incertain des armes, au risque de propager l’incendie et de provoquer un cataclysme général. On s’attendait, à chaque minute, à voir la Chine se lever sous l’effort des Nippons, de même qu’en vertu d’un phénomène purement physiologique, la pine se lève, menaçante, sous l’effort des nichons, prête à pratiquer d’irréparables trouées dans les forteresses les plus impénétrables. L’histoire n’a pas eu à enregistrer cette complication désastreuse, mais les décharges répétées dont la Mandchourie fut le théâtre étaient bien faites pour produire, chez les peuples voisins, une excitation contagieuse, aux conséquences impossibles à prévoir.

Parmi les actes d’énergie accomplis par la troisième République, la loi sur les associations mérite, évidemment, une mention spéciale : elle eut pour résultat de mettre un terme à l’envahissement graduel de congrégations plus ou moins autorisées, qui eussent absorbé, aussi facilement qu’une hostie, la société laïque, sans la vigilance du ministre auquel incombait le maintien de la sécurité de l’État.

L’exécution de la volonté nationale n’alla point, d’ailleurs, sans protestations véhémentes, aggravées, par-ci par-là, d’une résistance opiniâtre à mains armées de vases de nuit et autres récipients, variés quant à la forme, mais identiques quant au fond, — et surtout au contenu.

Aussi ma surprise fut-elle grande de lire, un matin, dans une feuille départementale, que le supérieur d’un couvent de moines, dont l’expulsion venait d’être opérée la veille, avait retiré son capuce devant le préfet chargé de lui signifier l’arrêté du gouvernement.

— Voilà, pensai-je, une heureuse exception, et il ne sera pas dit que le respect de l’autorité soit méconnu par la totalité de nos adversaires ; il y a partout des gens sensés et ce digne ecclésiastique fait preuve d’une largeur d’idées à laquelle ne nous avaient point habitués ses collègues.

Mais mon illusion devait être de courte durée : le canard dans lequel j’avais relevé cette information sensationnelle publiait, le lendemain, une rectification non moins extraordinaire : le révérend père, dans un accès de folie mystique, s’était livré à des exhibitions indécentes, et avait, en particulier, retiré son prépuce devant le café fréquenté par les fonctionnaires civils et militaires de la localité.

Les mesures de protection, dont je viens de rappeler l’un des multiples épisodes, avaient jeté l’alarme dans les rangs du clergé séculier, nullement menacé cependant avant la déclaration de guerre de la papauté, qui devait aboutir fatalement à la rupture des relations entre la France et le Saint-Siège.

Certains prêtres timorés, soigneusement entretenus par les émissaires pontificaux dans la crainte de persécutions imminentes, se terraient dans l’ombre de leurs confessionnaux et se préoccupaient même de mettre hors de portée de la main des profanes les objets du culte et les images sacrées.

C’est ainsi que le desservant de ma paroisse, jeune ecclésiastique tout frais émoulu du séminaire diocésain, ne montrait plus sa vierge aux petites filles du catéchisme que derrière le panneau situé entre la sacristie et la porte du presbytère. Il a, d’ailleurs, dès que la Séparation fut un fait accompli, jeté le froc aux orties, sans oublier toutefois complètement les devoirs de son ancien ministère, car il m’est revenu qu’on l’a surpris, un soir, en train de montrer sa verge à la nièce d’un banquier, derrière le piano du salon de son hôte.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
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Si le lecteur a suivi attentivement les développements qui précèdent, il aura pu se faire une idée exacte des divergences primordiales qui différencient les Contrepéteries intrinsèques des Contrepéteries extrinsèques.

Les premières, forcément limitées et presque toutes connues à l’heure actuelle, sont comme les monuments lapidaires de l’art classique qui perpétuent, au travers de la diversité des écoles, les lignes essentielles de la beauté idéale ; les autres, au contraire, semées par une main prodigue dans le champ de la fantaisie, sont innombrables et toujours nouvelles, et c’est à leurs modes multiples et à leur infinie variété que je vais consacrer les derniers chapitres de cette minutieuse étude.


Le trésor des équivoques, antistrophes, ou contrepéteries, vignette
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