Édouard Garand (p. 52-53).

XVII

EN CANOT AUTOMOBILE


— Père Latulippe, quand nous tournerons le coin de la rue St-Georges et de la Côte du Passage, à Lévis, vous sauterez à bas de l’auto et vous vous rendrez au poste de police. Là, vous mobiliserez tous les agents disponibles et vous retournerez à la fosse du noyé où les agents prêteront main-forte à Tricentenaire dans la garde du Trésor.

Jules Laroche prononçait ces paroles pendant que son automobile filait à une vitesse vertigineuse sur la route Lévis-Jackman. De nombreux touristes arrêtaient leurs machines et les regardaient passer, curieux et anxieux.

Les ravisseurs étaient visibles au loin quand la route ne faisait pas de détours brusques.

— Nous gagnons du terrain, disait souvent le détective.

Ils entrèrent dans Lévis sans ralentir. Jules dut user de toute son expérience pour ne pas capoter en tournant le coin de la rue St-Georges, à peine 200 pieds en arrière des bandits.

Mais il perdit son avance quand il laissa le père Latulippe au poste de police.

Les deux autos traversèrent Lévis et gagnèrent Lauzon par la rue Wolfe. Jules eut l’ennui de voir un cycliste policier à ses côtés, lui commandant d’arrêter. Mais il lui fit voir son insigne de détective et continua.

Au bout de la ville de Lauzon, l’auto des ravisseurs ralentit, tourna et descendit une petite côte raide qui conduit à la grève de Gilmour.

Jules vit les bandits sauter dans un yatch, emportant Madeleine.

Que faire ?

Il y avait un canot-automobile ancré à quelques pieds du rivage. Le détective se lança à l’eau. Il ne savait pas nager mais il n’y avait que 4 pieds d’eau au-dessous du canot.

Y avait-il assez d’essence pour lui permettre de suivre ? Le moteur fonctionnerait-il ?

Questions angoissantes !

Enfin, il eut la joie de constater que les deux réponses étaient affirmatives et il partit.

Le canot devait appartenir à un maniaque de vitesse, car il dévorait l’espace, effleurant à peine l’eau, comme un hydroplane.

Le yatch se dirigeait vers l’île d’Orléans, en face.

Quand il fut près du rivage, le détective vit les bandits atterrir sur la grève et se sauver vers le chemin qui contourne l’île.

Quelques instants plus tard, il atterrissait lui-même. La chance l’attendait sur la route.

Comme il y arrivait, une automobile passa.

Il la héla et y monta :

— Une fille a été enlevée, dit-il au seul occupant de la voiture. Aidez-moi à poursuivre ses ravisseurs. Ils s’en vont en avant. Et si vous êtes capable de faire du 75 à l’heure, faites-le.

L’autre, un jeune homme, lui dit alors rapidement qu’il le reconnaisait pour le détective Laroche et que son automobile était à sa disposition. Immédiatement il donna à son char toute l’essence qu’elle pouvait brûler.

La course ne fut pas longue.

Les bandits ne s’étaient sans doute pas attendus d’être poursuivis jusque sur l’île, car ils filaient dans un char bon marché, pratiquement incapable de vitesse.

Quand Jules ne fut plus qu’à cent pieds en arrière, il sortit son revolver et creva deux des pneus de l’auto des ravisseurs. Mais ceux-ci continuèrent leur route.

Le détective aurait pu les dépasser. Mais il ne le voulait pas. C’était risquer sa vie inutilement. En effet, ils auraient certainement fait feu sur lui.

Que faire ?

Il ne voulait pas tirer sur eux de peur de blesser Madeleine qui était là.

— Crevons leur réservoir à essence, dit-il. Ainsi, ils n’iront pas loin.

La troisième balle tirée le creva et la gazoline se mit à couler, laissant une longue marque sur la route.

Le détective put à la fin distinguer que Madeleine était du côté gauche de l’auto en arrière. En effet, elle sortait souvent le bras en dehors et montrait une manche beige, la couleur de la robe qu’elle portait ce jour-là.

Il dit alors à son compagnon :

— Les bandits vont bientôt s’arrêter. Le moteur ne fonctionnera plus, faute d’essence. Pendant une fraction de minute, ils vont en être décontenancés, ils ne penseront pas à faire feu. C’est alors que nous les dépasserons. Vous vous pencherez sous le siège et conduirez ainsi votre auto, regardant la route du petit coin d’un unique œil. Moi, je me pencherai aussi sous le siège. Et vous verrez ce qui va arriver. Comprenez-vous bien ?

— Oui.

— Ils ralentissent, ils ralentissent. C’est le temps. En avant !

Le compagnon du détective avait compris.

Quand les deux automobiles furent côte à côte, les bandits ne s’en aperçurent pas de suite. Le détraquement de leur moteur les occupait exclusivement.

Jules en profita pour bondir et, saisissant Madeleine dans l’autre auto, il l’attira à lui de toute sa force, disant à son ami d’occasion :

— En avant ! À toute vitesse !

Pendant quelques secondes le détective lutta contre le poids de Madeleine qui voulait le faire basculer sur la route. Mais il vainquit et jeta Madeleine à l’arrière de l’auto, tout en lui demandant pardon de sa rudesse.

Le coup avait été fait si rapidement que les bandits n’avaient pas eu le temps d’y voir clair.

Madeleine et Jules étaient déjà loin quand ils firent feu. Toutes les balles ratèrent leur objectif.

— Maintenant, allez chercher de l’essence et poursuivez-nous, messieurs les bandits, s’écria en riant le détective.

En retournant une demi-heure plus tard à la fosse du noyé, après avoir retraversé le fleuve dans le canot-automobile, Jules dit à Madeleine avec un peu d’hésitation dans la voix :

— Madeleine, quand les bandits vous ont enlevée, j’ai senti une douleur si forte à mon cœur que j’ai compris que vous m’étiez bien chère.

— Monsieur Jules, quand vous m’avez attirée dans vos bras, m’arrachant à mes bourreaux, moi aussi j’ai senti une douleur à mon cœur, mais elle était bien douce.