Édouard Garand (p. 50-52).

XVI

L’ANNEAU DE FER


— Vous êtes encore en retard, monsieur Laroche.

Jules Laroche sourit à Madeleine :

— Vous vous trompez, mademoiselle, fit-il. Je ne vous avais pas promis d’arriver à 9 heures ce matin. D’ailleurs, j’ai bien failli ne pas venir du tout. Un peu plus, et je prenais le train pour l’éternité. Ah ! sans ce brave Café, ma carcasse ne vaudrait pas cher actuellement.

La bête remuait joyeusement le corps.

Le détective raconta à la jeune fille le drame de la nuit précédente. Celle-ci frémit en entendant cette histoire. Elle leva ses grands yeux purs sur le détective. Il semblait y avoir un peu de tendresse, un peu d’amour dans ce regard. Elle ne connaissait Jules que depuis quelques heures, et déjà son cœur battait plus vite à son arrivée. N’avaient-ils pas risqué leur vie, bravé des dangers ensemble ? C’est dans le péril que les grandes âmes sœurs se cherchent, se frôlent et se comprennent.

Après avoir été remettre les trois sacs entre les mains du chef de la police provinciale, à Québec, le jeune homme avait pris la route de St-Henri.

— Mon fidèle Tricentenaire est toujours ici ? questionna-t-il.

— Oui. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit.

En ce moment, il déjeune, son revolver sur la table, près de lui. Il n’a pas voulu que le père Latulippe se couchât dans notre chambre de réserve. Le vieillard dut se résigner en pestant à dormir sur un sofa, dans la pièce même où votre secrétaire a passé la nuit.

— Vous n’avez pas eu d’autre alerte après mon départ ?

— Non. Tout a été bien tranquille.

Tricentenaire parut. Son maître lui dit d’aller se mettre au lit, qu’il l’avait bien gagné.

Madeleine apprit au détective que le père Latulippe dormait encore, ronflant comme un orgue. Le notaire n’était pas encore levé, lui non plus.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, dit alors Jules Laroche. Il ne faut point laisser le temps aux bandits de réfléchir et de se réorganiser. Nous devons agir vite. Je regrette d’éveiller le père Latulippe. Mais c’est absolument nécessaire.

Le vieux se fit tirer l’oreille pour se lever, mais il finit par sourire aux câlineries de Madeleine et par se décider à prendre son chapeau.

Le détective leur déclara, quand ils furent tous assis dans le Sedan, Madeleine et lui à l’avant, et le père Latulippe et Tricentenaire sur la banquette d’arrière :

— Il va nous falloir agir avec la plus grande prudence. Nous sommes rendus à la dernière étape. Il se peut que Labranche ait un émissaire caché dans les environs qui nous guette en ce moment et qui va nous suivre jusqu’à la fosse du noyé. Soyons donc sur nos gardes. Tricentenaire est armé. Moi, de même. Vous, mademoiselle Madeleine ?

— Oh ! moi, j’ai mon mignon revolver dans mon corsage.

— Il n’y a que vous, père Latulippe, qui êtes sans défense.

Le détective voulut donner au vieillard un revolver qu’il sortit d’une des pochettes du Sedan.

Mais le centenaire eut un grand geste comique :

— Non, non, pas de ça ! Jamais ! répondit-il, un pistolet, c’est bien trop dangereux. Je pourrais me tuer sans le vouloir avec ça.

C’était inutile d’insister. Le détective savait qu’il ne réussirait pas à vaincre l’entêtement peureux du père Latulippe.

L’automobile s’ébranla et prit, quelques arpents plus loin, la vieille route du Petit St-Henri.

À deux milles environ de Pintendre, Jules dit au vieux qu’il allait faire avancer sa machine très lentement afin de lui permettre de se reconnaître si possible.

Le père Latulippe fouillait les alentours du regard. Tout à coup, il dit au détective :

— Arrêtez ! arrêtez !

Le Sedan stoppa immédiatement.

— Je crois que nous ne sommes pas loin de l’endroit où j’ai failli me noyer dans mon jeune temps, remarqua le vieillard.

Ils descendirent tous de voiture et avancèrent sur le bord de la rivière Etchemin que la route longe pendant un mille.

Le père Latulippe suivit pendant plusieurs minutes la rive accidentée. Souvent il s’arrêtait et examinait les rochers sur sa route. Mais il secouait la tête, marmotant :

— Non, non. Ce n’est pas ça. Allons plus loin.

Une demi-heure se passa ainsi en recherches.

À la fin, le vieillard se trouva en face d’un rocher qui avançait dans la rivière. Sur le bord de ce rocher, il y avait un trou profond d’environ deux pouces de diamètre.

Le vieillard se pencha et examina longuement l’orifice. Puis il regarda, la tête au-dessus de l’eau, la paroi verticale du rocher.

— Je crois, dit-il en hésitant, que c’est ici que j’ai failli me noyer. Il n’y a plus d’anneau de fer. Mais ce trou-ci pourrait bien être l’endroit où on avait attaché cet anneau que le temps et un flottage de billots trop dur auront arraché.

Le détective dit alors :

— Supposons que c’est bien ici qu’était l’anneau, et tâchons de résoudre le problème en nous servant de cette base hypothétique.

Il sortit de sa poche le bout de parchemin et relut :

« Le soleil se lève ; je sors de ma maison.
Je fais 512 pas vers la rivière. Je m’arrête
et regarde. Le soleil donne sur la fosse du
noyé. Je fais 21 pas, le soleil dans le dos.
Ici est le salut de la Nouvelle-France.

Le détective déclara ensuite à Madeleine et au père Latulippe :

— Ici est le salut de la Nouvelle-France. « Ici », c’est la fosse du noyé et « le salut de la Nouvelle-France », c’est le trésor de Bigot. Plus nous avançons dans nos recherches plus cette opinion me semble vraie. Servons-nous-en comme point de départ. L’anneau disparu était tout près de la fosse du noyé. En refaisant en sens inverse le trajet parcouru autrefois par Marcel Morin et décrit sur le bout de parchemin, je devrai finalement arriver à l’endroit où s’élevait sa maison.

Le père Latulippe interrompit Jules :

— Si vous retrouvez les ruines de cette demeure, dit-il, je suis sûr que là, je pourrais m’orienter pour retrouver la fosse du noyé.

Le détective relut encore la copie du parchemin puis il déclara :

— Du trou laissé béant par la disparition de l’anneau, je vais faire 21 pas. Mais dans quelle direction ? Quand Marcel Morin a fait ces 21 pas, il avait le soleil dans le dos. C’était le matin. Le soleil se levait. Or le soleil se lève au sud-est. En me dirigeant vers le sud-est, j’arriverai donc à l’endroit où se trouvait Marcel Morin avant de parcourir les 21 pas. De là, je m’en vais faire 512 pas, le dos à la rivière. Peut-être n’arriverai-je pas du premier coup aux ruines. Mais en répétant la même marche dans toutes les directions d’un demi-cercle, prenant pour centre de la circonférence l’endroit où je me serai arrêté après les 21 pas, je finirai certes par découvrir les ruines, s’il en reste.

Ce qui fut dit fut fait.

Le détective travailla une longue heure sous les regards attentifs du père Latulippe.

Madeleine s’était éloignée un peu et rêvait dans un bosquet.

Jules Laroche était tout en nage. Six fois, il avait fait 512 pas sans résultat.

Enfin, du haut d’un coteau boisé, il appela le père Latulippe et Tricentenaire qui était resté dans l’automobile.

Quand ils furent arrivés sur le sommet du coteau, le détective lui montra des ruines. Le carré d’une maison apparaissait encore presque distinctement parmi les herbes et les branches.

Le vieillard contempla longtemps les ruines, puis regarda vers la rivière :

— Oh ! je me reconnais à présent, s’écria-t-il. Je pourrais retrouver la fosse du noyé les yeux fermés. Suivez-moi, je vais vous y conduire.

Le vieillard prit le devant et descendit le coteau, suivi de Tricentenaire et de son maître.

Pas un mot ne fut échangé. Le détective avait perdu un peu de son calme. Allait-on enfin retrouver le trésor enfoui depuis près de 200 ans ?

Le père Latulippe se dirigea en droite ligne vers la rivière. Quand il ne fut plus qu’à quelques pieds de l’Etchemin, il obliqua et continua sa marche pendant quelques instants. Puis, s’arrêtant, il écarta les broussailles et dit au détective :

— C’est ici.

Un tertre apparaissait, bien visible, avec au milieu, une pierre taillée en forme de tomahawk.

Jules Laroche allait se pencher sur le tertre, quand il entendit la voix de Madeleine crier dans un grand accent de détresse :

— Maman, maman ! Au secours, monsieur Jules !

Cri de fille aimante qui, dans le malheur, appelle d’abord sa mère instinctivement !

Qui donc avait enlevé la jeune fille ?

Immédiatement, le détective fut sûr que c’était la bande de Jean Labranche qui faisait le coup, espérant que Madeleine entre leurs mains, le père Latulippe ne révélerait pas son secret.

Voler au secours de la jeune fille ! Ce fut sa première pensée. N’occupait-elle pas déjà peut-être une grande place dans son cœur ?

Mais allait-il laisser la fosse du noyé seule, sans gardien, à la merci des voleurs ? car le trésor était là. Il n’en doutait point.

— Tricentenaire, dit-il hâtivement, tu vas rester ici et surveiller cette fosse. Si quelqu’un tente de s’en approcher, fais feu et blesse, tue, s’il le faut. Je t’enverrai du renfort de Lévis. Vous, père Latulippe, venez avec moi.

Il dut traîner derrière lui le vieillard que son grand âge empêchait de courir. Mais il avait agi si rapidement que quand il se lança en auto à la poursuite des ravisseurs, leur machine venait à peine de disparaître dans un nuage de poussière.