Édouard Garand (p. 46-50).

XV

LE CHIEN CAFÉ


Les ténèbres de la nuit sans lune étaient déjà moins opaques quand Jules Laroche arriva sur la crête du cap, près du sentier qui conduisait à la caverne, suivi de son fidèle Café.

Le chien humait l’air et avançait discrètement, se gardant bien de faire entendre le plus léger aboiement.

Avant de s’engager dans le sentier, Jules se pencha de nouveau sur le chien et lui parla à l’oreille. Le détective avait l’habitude d’en agir ainsi avec Café. L’animal semblait comprendre ce que son maître lui disait. Son instinct le guidait sans doute, et presque toujours sûrement.

— Café, murmura-t-il, prête toute ta bonne oreille de chien et écoute mes conseils. Je ne veux pas un aboiement, pas un bruit. Cache-toi toujours. Si je suis pris dans de mauvais draps, je te dirai quoi faire.

La bête dut remuer sa longue queue dans les ténèbres. Elle se frôla contre le détective qui lui caressa la tête.

Puis ils s’engagèrent tous deux dans le petit sentier.

Une faible lueur sortait de la caverne.

— Il y a quelqu’un, pensa le détective. Je n’ai pas de veine. Moi qui croyais pouvoir explorer la caverne et découvrir les bijoux, les objets de toutes sortes volés par les bandits ! Mais allons toujours voir.

Plus prudemment que jamais, le détective continua la descente.

Malheureusement, il ne vit pas un bandit posté en faction à l’entrée de la caverne.

La sentinelle l’avait bien remarqué.

Immédiatement, le détective entendit ces mots prononcés d’une voix rude :

— Qui va là ?

Jules caressa Café pour lui enlever tout désir d’aboyer, puis répondit :

— Un ami.

— Le mot de passe, ordonna l’autre, et vite !

Le détective se rappela la scène de l’après-midi et le mot de passe dont s’était servi Champlain lui revint à la mémoire. Il répondit d’une voix aussi calme et assurée que s’il se fût trouvé causant, chez lui, dans son cabinet de travail :

— Madeleine.

— Ce n’est pas tout.

— Non, je le sais. Mais il y a le « Trésor de Bigot ».

La sentinelle dit alors moins rudement.

— Tu es en règle, copain. Entre.

Mais le détective était prudent :

— Es-tu seul ici ? questionna-t-il.

— Oui, je garde les objets. Les autres sont au « Cheval de Bois », dans le Cap Blanc. Mais ils ne tarderont pas à venir.

Ils entrèrent à la caverne.

Le bandit éleva son fanal à la hauteur du visage de Jules Laroche pour contempler ses traits.

— Mais je ne te connais pas, dit-il, déjà soupçonneux.

Le détective s’efforça de rire :

— Non ! Je comprends cela, mon vieux. Ce n’est que d’aujourd’hui que je fais partie de la bande. J’ai été le camarade d’études du chef. Jean Labranche et moi, nous avons dié la médecine à l’université et nous étions dans le temps de bons copains.

L’homme était rassuré :

— Es-tu allé au « Cheval de Bois » ce soir ? questionna-t-il.

— Oui. J’arrive de Québec.

— Rien de nouveau ?

— Non, excepté que le père Latulippe est rendu chez le détective Laroche, rue des Remparts.

Le bandit sursauta :

— Es-tu sûr que c’est vrai ce que tu dis là ?

— Ah ! oui, aussi sûr que le diable existe.

— Alors, le maudit Tricentenaire nous a donc trahis ! Je n’aurais jamais cru cela de lui. Il semblait un fervent de la cause et manifestait à qui voulait l’entendre la plus grande admiration pour le génie du chef.

Le détective cherchait dans les subtilités de son esprit un moyen de se faire montrer les objets volés qui étaient cachés là.

— J’ai aussi une autre nouvelle fort inquiétante à t’annoncer.

— Quoi ? interrogea l’autre avec anxiété.

— Le bonhomme Lacerte a été arrêté.

— Diable ! Qu’est-ce que la police a contre lui ?

Le détective répondit :

— Il paraît que la police a découvert une partie de notre complot. Le bonhomme Lacerte a été identifié comme étant le mendiant qui a couché certain soir chez le notaire Morin, à St-Henri.

— Mais, alors, nous sommes en danger !

— Oui. On murmure même que le détective Laroche connaît l’endroit où se trouve cette caverne. Seule, l’identité du chef est ignorée. C’est pourquoi il m’a dépêché ici pour t’aider à cacher ailleurs les objets volés ; car il s’attend à ce que la police fasse un raid sur la caverne à bonne heure ce matin.

Le détective mentait avec un calme et un sang-froid admirables.

Le bandit était atterré :

— Répète le mot de passe, demanda-t-il à Jules qui répéta sans sourciller :

— « Madeleine », « Trésor de Bigot ».

L’autre se leva :

— Viens, nous allons transporter les sacs au dehors. Mais où les cacherons-nous ?

— Le chef a dit de creuser un trou et de les enfouir sous un bosquet, mais loin de la caverne.

Le bandit prit sa lanterne et se dirigea vers un coin de la caverne, suivi du détective.

Café, jusqu’alors, était resté dehors. Il profita de ce moment pour entrer sans être vu et se glissa avec une discrétion intelligente en arrière de la grosse boîte sur laquelle son maître était assis pendant la conversation qui venait de se terminer.

Le bandit tourna à l’endroit où la caverne semblait prendre fin et, à la lumière de la lanterne, un corridor étroit et bas apparut.

Ils le longèrent quelques instants, puis le criminel s’arrêta et sembla, dans l’obscurité, appuyer sa main sur un bouton.

On entendit le petit bruit particulier que fait la porte d’un coffre-fort qui s’ouvre.

Le détective vit, à la lumière de la lanterne, trois sacs bien gonflés, au fond d’un trou d’environ deux pieds de diamètre.

Le bandit sortit les trois sacs, en remit un à Jules Laroche et retourna vers la caverne, emportant les deux autres.

Ils se reposèrent tous deux avant de transporter les sacs dehors.

Le bandit paraissait pressé d’en finir, mais son compagnon lui fit entendre qu’il n’y avait pas de danger de se faire pincer avant le matin.

C’est alors que Jules commit une erreur grave. Il fouilla dans une de ses poches et en sortit son étui à cigarettes. Mais au même moment, le mouvement qu’il fit laissa voir à l’autre son insigne de détective, sous son veston.

Le bandit, vif comme l’éclair, sous l’empire de la pensée rapide qu’il avait affaire à un traître, sauta à la gorge du détective. Celui-ci, pris par surprise, roula sur le roc qui formait le plancher de la caverne. Mais il se ressaisit vite et se releva avant que l’autre l’eût rejoint.

Jules avait en face de lui un homme robuste, aux muscles d’acier. D’un coup de poing, le bandit eût pu assommer un bœuf. Mais le détective avait pour lui l’adresse et la science.

Cependant il fit mine de fuir. Le bandit courut pour le rejoindre et l’entoura par en arrière d’une étreinte d’acier.

C’était ce qu’attendait Laroche. Il pencha alors son corps en avant, dans un mouvement rapide et brutal, suivant la meilleure manière du jiu-jitsu. Son adversaire fut malgré lui soulevé de terre. Il perdit l’équilibre. Répétant son premier mouvement, le détective le fit sauter par-dessus sa tête et il retomba quelques pieds plus loin, s’écrasant sur le sol.

Il se releva aussitôt, meurtri mais plus enragé de lutte que jamais. Il voulut courir à un coin, sans doute pour prendre son revolver. Le détective l’en empêcha et une lutte corps à corps suivit.

Jules avait fait appel à toute sa science du jiu-jitsu pour mater le colosse en furie.

Ils roulèrent tous deux à terre. Café semblait impatient de prendre part à la lutte ; mais le détective lui fit signe de rester dans son coin, bien tranquille. Café obéit.

La lutte continuait, âpre, serrée, sans merci. Jules réussit à s’emparer d’une main du bandit et lui tordait le poignet. L’autre gémissait de douleur. Mais il se dégagea vite l’autre main et le détective reçut en pleine figure un coup de poing qui l’étourdit.

Des bruits de pas se firent entendre au dehors.

Le détective comprit que la bande arrivait. Il fallait en finir à tout prix, s’il voulait sauver sa vie.

Mais son adversaire qui, lui aussi, avait entendu le bruit, le retenait maintenant de toute sa force pour l’empêcher de prendre la fuite.

Jules fit signe à Café de se cacher mieux.

Il reconnut de suite le premier bandit qui entrait : c’était Jean Labranche. Le chef était accompagné de cinq compagnons, parmi lesquels trois n’étaient pas des inconnus du détective, car il les avait déjà fait condamner à la prison.

Labranche contempla les deux lutteurs, tira une bouffée de cigarette et demanda tranquillement :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Comme il n’obtenait aucune réponse des deux hommes, le chef s’adressa aux autres et leur ordonna :

— Séparez-moi ces deux brutes, dit-il.

Son ordre fut exécuté sur le champ.

Quand Jules Laroche, retenu par quatre poignes solides, apparut devant Jean Labranche, celui-ci eut un sourire moqueusement aimable :

— Je ne m’attendais pas, dit-il, à rencontrer ici, cette nuit, mon rival qui, plus heureux que moi, a réussi à s’accaparer le cœur de Madeleine.

Puis sérieusement, mais toujours avec un calme aussi superbe que celui que le détective affectait toujours, il commanda :

— Qu’on ligote cet homme. Mais je ne veux pas qu’on touche à un cheveu de sa tête. Celui qui le maltraitera de quelque façon que ce soit devra m’en répondre. Ce sont mes ordres.

Se tournant alors vers l’autre bandit encore tout essoufflé de la lutte qu’il avait soutenue, il poursuivit :

— Tu as bien travaillé, John. Je t’en récompenserai.

Le détective était déjà ligoté. Pieds et mains liés, il était impuissant comme un enfant dans son berceau.

Mais n’y avait-il pas Café ?

Il fit un signe de tête imperceptible au chien toujours caché derrière la boîte. Café comprit que son maître lui indiquait les trois sacs qui étaient restés dans un coin de la caverne, invisibles dans le pénombre. Un travail lent se fit dans sa cervelle de chien.

Allait-il comprendre ?

Le détective le regardait furtivement avec une angoisse qu’il ne pouvait toute dissimuler.

L’animal restait toujours à sa place, indécis. Soudain, le détective eut un éclair de joie. Café se levait…

Lentement, frôlant le mur pour ne pas éveiller l’attention des bandits, le chien se dirigea vers les sacs. Puis le détective le perdit de vue dans l’obscurité.

De longues minutes s’écoulèrent. Elles semblaient des siècles à Jules qui gisait par terre, ficelé, dans l’incapacité complète de faire le moindre mouvement.

Les bandits s’étaient éloignés de lui et causaient près de l’ouverture de la caverne.

De temps en temps, l’un d’eux jetait un regard sur lui. Le chef surprit un de ces regards et dit en riant :

— Ne t’inquiète pas, José. Le détective ne nous échappera pas. J’ai examiné attentivement ses liens.

À ce moment, Jules Laroche sentit la langue de son chien qui lui léchait la joue. Ses liens l’empêchèrent de manifester sa surprise autrement qu’en remuant la tête.

L’animal était revenu si prudemment que le détective ne l’avait pas remarqué.

— Cher Café, pensa-t-il, je lui avais dit de ne pas aboyer et il m’a obéi. Peu de chiens seraient restés aussi tranquilles pendant que leur maître était attaqué. Mais j’ai dû lui jeter plusieurs coups d’œil sévères pour arrêter son élan pendant la lutte puis, plus tard, quand ils me ficelaient.

L’un des bandits proposa une partie de cartes.

— Ça nous empêchera de dormir, dit le chef, jouons au poker.

— Je croyais que nous allions partir, remarqua le bandit qui avait assailli le détective.

— Pourquoi cela ?

— Mais le père Lacerte n’a-t-il pas été arrêté ?

— Oui, mais qui te l’a dit ?

— C’est le maudit détective.

— Il a été arrêté ; mais c’est un truc de la police. Ils ne peuvent faire de cause contre lui. Nous restons ici. Il n’y a pas l’ombre d’un danger.

Jules réfléchit qu’il était dans une fort dangereuse position. Dès que le chef disparaîtrait, sa vie serait en danger.

Mais comment faire ?

Il eut une idée.

Cette idée, il lui était impossible de la mettre à exécution sur l’heure.

Le moment favorable viendrait-il ?

Question angoissante.

Et puis, si on allait surprendre la présence de Café, plus d’évasion possible. Sans le chien, son plan ne valait plus rien.

Les bandits jouaient au poker. La partie commençait à être animée.

— S’ils pouvaient faire beaucoup de bruit, désira le détective.

Son désir fut bientôt accompli.

Une discussion s’éleva. L’un des bandits en accusa un autre d’avoir triché. Ce dernier, indigné de l’insulte, sauta à la gorge de son accusateur. Les autres essayaient vainement de séparer les deux nouveaux ennemis. Tout le monde criait.

La minute attendu par le détective était venue. Il se pencha sur Café et fit la mimique de mordre ses liens. Le chien sembla comprendre.

Puis il parla à l’oreille de l’animal :

— Va, va, Café, traîne-moi, dit-il.

Le chien ouvrit la gueule et mordit les liens de son maître. Le poids du détective était léger pour lui. N’était-il pas le roi des chiens par sa grosseur et son intelligence !

Il mordait solidement les cordes et il traînait le détective vers l’endroit où les sacs avaient été déposés.

Le bruit que faisait le corps en glissant sur le parquet était étouffé par la lutte des deux bandits que leurs camarades avaient jusqu’alors été impuissant à séparer.

Le détective ne savait où Café l’emmenait.

« Si la caverne a deux issues, se dit-il, je suis sauvé. Mais a-t-elle deux issues ? »

Le chien le traînait toujours. La nuit était trop noire autour de lui pour qu’il pût distinguer quoi que ce fut.

Le trajet dura deux longues minutes que le détectives prit pour une éternité.

Si les bandits allaient s’apercevoir trop tôt de sa disparition et se metre à sa poursuite !

Café avançait bien lentement. Le détective avait beau lui ordonner d’aller plus vite, l’intelligente bête se refusait à lui obéir de peur de lui faire mal contre les crêtes du rocher que Jules sentait de chaque côté de lui, dans l’obscurité.

Soudain, une brise fraîche caressa le visage du détective.

— Serait-ce une autre sortie de la caverne ? se demanda-t-il.

Une minute plus tard, il en était sûr ; car le chien faisait des efforts extrêmes de sa gueule pour le hisser au dehors par un trou qui laissait voir un coin du ciel étoilé, derrière des branches.

Après trois ou quatre tentatives infructueuses de Café, Jules fut enfin tiré de la caverne. Il était dans un petit bosquet formé par trois épinettes dont les branches, aidées de nombreuses broussailles, dérobaient l’ouverture à la vue.

Le détective regarda autour de lui.

Allait-il se faire traîner à son automobile ?

Non, car il lui serait impossible de faire avancer sa machine pieds et poings liés.

Il allait lui falloir d’abord trouver une personne secourable qui lui couperait ses liens. Car les bandits l’avaient si solidement ligoté que ses efforts n’aboutissaient à rien.

La lune s’était levée et l’aurore colorait décidément l’est.

Jules Laroche regarda de nouveau aux quatre coins de l’horizon et vit une maison au loin.

D’un signe de tête, il montra la maison à Café, puis :

— Hop ! En avant ! commanda-t-il.

L’animal mordit les liens de son maître, mais cette fois aux jambes, et le traîna.

Le trajet fut long ; mais personne ne les dérangea. Les bandits n’avaient sans doute pas encore constaté sa disparition.

Tout le monde dormait dans cette maison de cultivateurs.

— Jappe, jappe, Café, pour les éveiller, dit le détective.

Le chien se mit à aboyer. Ses aboiements sans réponse se changèrent en hurlements.

Cinq minutes se passèrent.

Mais les cris du chien ne se passèrent pas.

Un vieillard en bonnet de nuit apparut enfin à une fenêtre :

— Veux-tu te taire, animal ! s’écria-t-il. Tu vas réveiller la maisonnée.

Jules dit alors au vieux :

— Voulez-vous être assez bon de venir me couper ces liens-là, monsieur, demanda-t-il. J’ai été attaqué par des chenapans qui m’ont mis dans cet état.

— Des voleurs ! il y a des voleurs par ici, gémit le vieux, constatant que Jules était ligoté. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que le monde est donc méchant de nos jours ! Attendez, mon pauvre monsieur, je cours vous délivrer.

Le vieillard disparut. Puis la porte extérieure s’ouvrit.

Quelques instants plus tard, le détective voyait ses liens coupés.

Il se releva et étira longuement ses membres meurtris.

Puis il appela :

— Café !

Mais Café n’était nulle part.

Le vieillard le pressait de questions. Il lui expliqua ce qui venait de se passer. Le vieux ne cessait de lever les bras au ciel et de dire :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! La fin du monde est proche !

Il parlait comme le père Latulippe !

Café avait réussi à éveiller toute la maisonnée.

Dix ou douze personnes : hommes, femmes et enfants étaient maintenant groupés autour du détective qu’ils accablaient de questions.

Soudain Café fendit cette foule et vint déposer aux pieds de son maître un des sacs de la caverne. Le détective voulut lui faire une caresse de remerciement. Mais déjà le chien fuyait de nouveau.

Quelques minutes après, il revint tenant dans sa gueule le deuxième sac. Puis ce fut au tour du troisième.

— Bon Café ! dit Jules, se penchant sur lui, tu es le meilleur chien du monde.