Édouard Garand (p. 42-46).

XIV

LA FOSSE DU NOYÉ


L’explication de Tricentenaire était terminée. Le détective lui dit d’aller sortir le Sedan du garage.

— Il est évident, déclara-t-il, que le père Latulippe ne peut passer la nuit ici. Le bonhomme, dans l’état l’esprit où il est, n’aura rien de plus pressé demain matin que de se rendre chez le juge avec un avocat et de m’accuser de séquestration. Ce serait une affaire plutôt désagréable et qui gênerait mes mouvements dans la poursuite des criminels et la découverte du trésor. Nous allons donc immédiatement le conduire chez le notaire Morin, à St-Henri.

— Pourquoi pas chez lui, à Sorosto, fit Tricentenaire.

— J’aime mieux St-Henri. Mademoiselle Madeleine le calmera, lui expliquera ce qui s’est passé. Il faut que le vieillard entende raison si nous voulons qu’il nous livre le secret de la fosse du noyé.

Quand le père Latulippe vit Tricentenaire qui lui ouvrait la porte du Sedan, il fit une scène dans la rue, en face de la demeure du détective.

— Ah ! vous êtes des chenapans, s’écria-t-il, de nouveau en colère. Je vois le jeune poulain qui, après m’avoir enlevé mes liens dans la caverne, m’a reficelé et amené ici comme un paquet de vieux linge.

Jules fut impuissant à arrêter le poing du vieillard qui s’abattit sur la tête de Tricentenaire. En même temps, le père Latulippe poussa un cri de douleur. Le coup asséné avait sans doute ouvert une des plaies que la servante du détective venait de panser.

— Ah ! les sacrés lâches qui m’ont brûlé les doigts, pleura-t-il. Non, je ne vais pas à St-Henri. Je reste ici.

Et il cria de toute la force de ses poumons :

— Au secours ! Au secours !

Une foule de curieux s’était déjà formée autour du groupe composé du détective, de son secrétaire et du vieillard.

Un agent de police accourait.

Jules Laroche dut de nouveau expliquer les faits à l’agent. Ce dernier réussit à pacifier le père Latulippe qui, enfin, consentit à monter dans la voiture, à l’arrière.

Champlain allait s’asseoir près de lui quand le vieillard le repoussa :

— L’autre m’a promis que je serais seul sur mon siège. Va t’asseoir ailleurs, jeune poulain. Ainsi je serai plus sûr de ne pas me faire attaquer.

— Viens près de moi, fit le détective, qui cette fois remplaçait Tricentenaire au volant.

Enfin l’automobile s’ébranla et les nombreux curieux la regardèrent disparaître au coin du Château Frontenac.

Le trajet se fit sans incident jusqu’à St-Henri.

Tricentenaire ne jeta qu’une seule fois un regard en arrière ; car le père Latulippe lui dit qu’il ne voulait plus voir sa face de jeune poulain. Cette appellation ne semblait pas plaire beaucoup au secrétaire et factotum du détective.

Jules avait arrêté l’auto quelques instants à Sorosto pour envoyer Tricentenaire avertir la fille du vieillard que tout était pour le mieux et que son père était délivré.

Le notaire et sa fille étaient couchés quand ils arrivèrent à St-Henri. Il était en effet tard dans la soirée.

Le détective sonna à la porte. Il n’obtint aucune réponse.

Pendant cinq minutes il avait fait jouer la sonnerie sans succès quand il entendit soudain des bruits de pas descendre l’escalier sans doute.

— Qui est là ? fit la voix du notaire.

— C’est votre ami, le détective Laroche. Un silence…

Puis Jules entendit la voix du père Morin qui disait :

— Je ne reconnais pas sa voix.

Le détective ne put s’empêcher de sourire.

Le notaire prenait ses précautions !…

La voix de Madeleine s’éleva :

— Mais oui, papa, c’est monsieur Laroche. Je l’ai reconnue, sa voix, moi.

— C’est que, monsieur, qui que vous soyez, c’est la seconde fois qu’on sonne à notre porte ce soir et qu’on répond : « Monsieur Laroche » quand je demande : Qui va là ?

— Diable ! pensa le détective, Les bandits se font passer pour moi ! Ça se corse ! Ça se corse !

Mais le notaire ne voulait toujours pas ouvrir.

— Écoutez, dit-il, je vais téléphoner au curé de venir ici. S’il vous reconnaît, je vous laisserai entrer.

— Pourquoi déranger le curé, notaire. J’ai ici le père Latulippe. Reconnaîtrez-vous sa voix ?

— Non, non, ça ne fait pas. Le père Latulippe peut bien encore être entre les mains des bandits.

Le centenaire déclara alors :

— Vous savez, notaire, je ne sais pas du tout, moi, si ce sont des chenapans ou des honnêtes gens.

Le père de Madeleine téléphona au curé, car, quelques minutes plus tard, l’abbé Morin arrivait.

Le notaire ne fit plus d’objection et ouvrit la porte. Mais il tenait son revolver braqué sur les arrivants comme le curé, Jules Laroche, le père Latulippe et Tricentenaire entraient. Le père Latulippe se jeta dans les bras de Madeleine :

— Ah ! ma petite fille, ma petite fille, quelle terrible journée ! gémit-il. Mais je t’ai conservé le secret de la fosse du noyé. Je suis un vieil entêté, va ! On m’aurait tué là que je n’aurais pas parlé.

Le détective raconta ce qui s’était passé, n’omettant pas de faire mention de la conduite exemplaire de Champlain.

La jeune fille regardait le jeune serviteur avec admiration. Dire qu’elle l’avait cru traître à son maître !… Eh ! oui, elle avait eu de forts soupçons sur lui.

— Nous aussi, nous avons du nouveau depuis votre départ, monsieur Laroche. Papa l’a en partie raconté. Un homme a frappé à la porte, il y a environ une heure, et a voulu se faire passer pour vous. Mais je me suis de suite aperçue que ce n’était pas votre voix. Et nous n’avons pas ouvert.

— Vous avez bien fait.

Le notaire demanda au détective :

— Avez-vous des soupçons sur le but que cet individu se proposait en entrant ici ?

Le détective réfléchit :

— Oh ! dit-il, il n’y a qu’une explication possible. Les bandits seront retournés à la caverne et se seront aperçus que Tricentenaire les avait trahis et s’était sauvé avec le père Latulippe. Ce dernier entre nos mains, ils savaient bien qu’il allait dévoiler le secret de la fosse du noyé. Ils ont alors sans doute décidé d’enlever mademoiselle Madeleine qui est la seule à pouvoir faire parler le centenaire. C’est un bon raisonnement. De cette façon, ils n’obtenaient pas le secret de la fosse du noyé ; mais ils m’empêchaient de l’obtenir. D’ailleurs, ils auraient sans doute tenté d’enlever de nouveau le père Latulippe.

— Ô mon Dieu ! S’ils avaient réussi à me faire prisonnière j’en serais morte, s’écria Madeleine.

Jules Laroche dit alors :

— Il faut que j’aille cette nuit visiter la caverne. Mon chien Café doit m’avoir suivi jusqu’à St-Henri, car je lui ai fait signe de venir, en partant de Québec. Je suis sûr qu’il m’attend aux alentours de la maison. Café et moi, nous visiterons la caverne. Tricentenaire va rester ici et ne se mettra au lit qu’à mon retour. Toute la nuit, il veillera sur la sécurité du notaire et de sa fille. Je crois bien que les bandits ne reviendront pas ; mais il vaut mieux prévenir que guérir, comme dit le proverbe.

Jules se préparait à sortir, mais il se ravisa. Appelant Madeleine à l’écart, il lui dit :

Pourriez-vous faire parler le père Latulippe ce soir ? Peut-être ses indications me seraient-elles précieuses pendant ma course nocturne.

— Je peux essayer et je crois que le vieux ne détestera pas parler. Généralement bien fin matois doit être celui qui veut lui arrêter la langue.

Puis s’adressant au père Latulippe :

— Le temps est venu de raconter à votre petite fille, dit-elle, le secret de la fosse du noyé. Demain, il sera peut-être trop tard. Car qui sait ? Ils auront commis un grand crime parce que vous serez tu…

— Tu veux que je parle devant tout ce monde ? interrogea le père Latulippe.

— Oui. Ce sont tous de nos amis.

— Bien, bien ; je t’ai promis le secret et le père Latulippe ne fait pas vaines promesses comme les députés. Il est comme monsieur le détective ; quand il promet, lui, il tient. C’est pourquoi me voici à St-Henri près de toi, petite.

Madeleine alla s’asseoir sur les genoux du vieillard, comme elle en avait l’habitude, et lui dit, sur le ton d’une fillette demandant un conte à son aïeul :

— Le secret, grand-père, racontez-moi le secret de la fosse du noyé.

Le vieux se recueillit et commença, comme il commençait toujours ses histoires, par ces mots :

— J’ai cent-un ans, mes enfants. J’en ai bien vu des choses dans ma vie. J’ai vu, à Québec, les petits chars traînés par des chevaux ; j’ai traversé le St-Laurent en chaloupe ; j’ai vu le temps où le pont de glace prenait à tous les hivers entre Québec et Lévis. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas de téléphone, d’aéroplanes, pas de bateaux-passeurs sur le fleuve ; mais bon sang ! nous étions plus heureux ! Les jeunesses étaient plus honnêtes et les gens avaient plus de religion. Malheureusement tout s’en va à la ruine. Et je demande à Dieu qu’il ne nous envoie pas la fin du monde avant que je meure.

Jules réprima un sourire.

Enfin le vieillard entra dans le vif de son sujet :

— J’avais 19 ans, continua-t-il, et j’étais un fier gars bien planté, mesurant six pieds et un pouce. J’avais fait mon premier hiver en chantier dans les hauts du St-Maurice. Mais cet hiver-là, j’avais travaillé sur l’Etchemin. C’était le printemps. La débâcle s’était faite et nous suivions les billots sur la rivière. À un endroit, entre St-Henri et Pintendre, les billots bloquèrent. C’est alors que je vis sur la rive escarpée de l’Etchemin un gros anneau de fer qui servait au flottage. Je n’y fis pas attention sur le coup ; mais cet anneau s’est gravé dans ma mémoire quelques minutes plus tard quand je m’y accrochai pour sauver ma vie. On avait fait sauter le blocus à la dynamite et les billots étaient partis, descendant la rivière à une rapidité vertigineuse. Cet anneau m’avait sauvé la vie ; sans lui, j’aurais été précipité dans le courant rapide et, comme il y a une chute à peu de distance de l’endroit, ma mort était certaine. Quand je revins chez nous, je racontai l’histoire à mon grand-père qui dit connaître bien l’endroit : « Mais c’est tout près de la fosse du noyé », s’écria-t-il. Il nous raconta alors l’histoire suivante : Ah ! il y a bien, bien longtemps de ça. Le grand-père de mon grand-père n’était peut-être pas né. Et cependant je suis vieux. Des sauvages Hurons avaient élevé une petite fortification sur le bord de la rivière Etchemin, non loin de Pintendre. La tribu vivait là, de chasse et de pêche. C’était un poste d’avant-garde chargé de surveiller l’entrée du territoire huron. Un jour, une tribu iroquoise arriva à l’improviste. Cependant, bien que pris par surprise, les Hurons repoussèrent victorieusement l’attaque de leurs ennemis. Un jeune Iroquois fut fait prisonnier. Mon grand-père disait qu’il était beau à donner la chair de poule aux femmes. C’était le fils du chef de la tribu ennemie. Le jeune homme était aimable et doux. Il désapprouvait la conduite des guerriers de sa nation. La fille unique du chef huron se prit d’amour pour lui. Elle lui enseigna la langue huronne et ils parlaient tous deux d’amour chaque fois que la lune paraissait au firmament. Et si la nuit était sans lune et opaque, ils s’embrassaient doucement. À la fin, ils s’aimaient follement. C’est alors que le chef huron découvrit le secret et jugea que c’eût été une honte de marier sa fille à un Iroquois. Il fit venir deux sauvages qui s’emparèrent du prisonnier, lui lièrent les bras et les jambes et le jetèrent dans l’Etchemin. La jeune fille plongea aussitôt pour le sauver ; mais quand elle tira son amant de la rivière, il n’était plus qu’un cadavre. Alors elle l’embrassa plusieurs fois, pleura et s’arracha les cheveux. Après quoi, elle lui creusa une fosse et l’enterra. Puis elle monta sur le sommet d’un rocher et se jeta à la rivière. Quand on la retira de l’eau, elle était morte, elle aussi. Au moment de l’inhumation de son enfant, quelle ne fut pas la surprise du chef huron quand il s’aperçut que le cadavre avait disparu. Après avoir fait faire de vaines recherches partout, il ordonna à un sauvage de déterrer le jeune Iroquois, dont son amante avait creusé la fosse. On trouva le corps de la jeune fille au fond de cette fosse tenant dans ses bras l’amant adoré. Le chef huron fut profondément remué par cette découverte. C’est alors qu’il ordonna de remplir la fosse et de laisser les amants s’embrasser dans la mort. Puis il fit élever un tertre au-dessus de la fosse… Cette histoire a été transmise de père en fils depuis qu’il y a des blancs au Canada. On l’a toujours appelée l’histoire de la fosse du noyé.

Jules Laroche dit alors en souriant :

— On n’aime plus aussi intensément que cela de nos jours. Mais c’est une merveilleuse légende d’amour qui vaut cent fois bien des pièces de théâtre à base d’adultère.

— Mais ce n’est pas tout, grand-père, fit Madeleine, toujours assise sur les genoux du vieillard. Où est cette fosse du noyé ?

— Je ne veux pas vous expliquer où elle est, assis dans ma chaise, ici. Il faut que je me transporte sur les lieux. Ah ! il y a bien 20 ans que je n’ai pas été à cet endroit. Cependant, je suis sûr de m’y reconnaître si le gros anneau de fer est encore là. Mais y est-il ? Je le crois, car ces anneaux résistent des centaines d’années au travail destructeur du temps. Si, par malheur, il n’y est pas, je ne sais comment je m’y prendrai pour retrouver l’emplacement de la fosse du noyé. La fosse était tout près de l’anneau.

— Avez-vous entendu parler de Marcel Morin, le fondateur de St-Henri, père Latulippe ? questionna le détective.

— Sûrement, oui !

— Est-ce qu’on vous a dit dans votre jeunesse où il demeurait ?

— Mais oui. Les ruines de sa maison se voyaient encore dans mon jeune temps, non loin de la fosse du noyé.

Le détective prêta une oreille plus attentive.

— Pourriez-vous retrouver ces ruines ?

— Je ne sais pas. Mais, cependant, je crois que oui ; car je me rappelle, il y avait un chêne d’une grosseur énorme, tout près des ruines, quand je les ai visitées avec mon grand-père. Si le chêne est encore debout, je le reconnaîtrai peut-être.

Le détective n’était pas satisfait.

Voilà que la découverte du trésor allait dépendre d’un arbre et d’un anneau de fer.

Enfin !

Il prit congé de ses hôtes et fila seul dans la nuit, vers la caverne des bandits dont Jean Labranche était le chef.

Il était une heure du matin.

Le détective allait être obligé de faire vite avant le jour, car la nuit pâlit vite à cette saison de l’année.

Pourquoi Jules Laroche s’exposait-il à la mort en allant seul avec son chien Café visiter cette caverne ?

C’est qu’il voulait faire d’une pierre plusieurs coups. Il soupçonnait la bande d’être les auteurs d’une série de vols qui avaient mis le district de Québec en émoi, depuis quelques mois.

S’il pouvait convaincre les bandits de culpabilité dans ces vols en même temps que dans l’affaire du trésor de Bigot, ce serait un grand succès et la population du district dormirait plus tranquille.

Puis, revenant à la question principale, il pensa : Le père Latulippe dit que les ruines de la maison où demeurait le garde du Château St-Louis se trouvent tout près de la fosse du noyé. Ces paroles sont en accord parfait avec le bout de parchemin.

Jules savait maintenant par cœur ce qui était sur ce bout de parchemin :

 « Le soleil se lève ; je sors de ma maison,
je fais 512 pas vers la rivière. Je m’arrête
et regarde. Le soleil donne sur la fosse du
noyé. Je fais 21 pas, le soleil dans le dos.
Ici est le salut de la Nouvelle-France. »

C’est clair comme le jour, pensa le détective, qu’il faut me fier au parchemin. Il ne me fera pas faire fausse route. Le père Latulippe dit que ce n’est pas loin ; le papier déclare qu’il y a 512 pas. Mais je me demande comment il se fait que les descendants de Marcel Morin n’ont pas découvert le trésor. Le parchemin était pourtant facile à déchiffrer. Sans doute ils ne s’étaient jamais doutés que ce morceau de papier avait une relation quelconque avec le trésor de Bigot. Là était l’explication. Et puis, les mots : « Ici est le salut de la Nouvelle-France » étaient peut-être un mystère pour eux.

Jules obliqua dans le même chemin qu’il avait suivi l’après-midi à la poursuite de Tricentenaire et prit le « Petit St-Henri ».

Il résuma la situation :

— Jean Labranche avait le bout de parchemin. Ce document lui permettait de savoir que le trésor était près de la fosse du noyé. Mais il n’avait pas le père Latulippe pour lui révéler le secret de la fosse. Le détective avait donc l’avantage sur son adversaire, car il avait une copie du parchemin et le père Latulippe était à sa disposition. Tout allait bien.

À ce moment il stoppa près de l’endroit où il s’était arrêté l’après-midi.

Son chien sauta à terre.

— Café, murmura-t-il à l’oreille de l’animal, pas un aboiement. Sois tranquille, tranquille. Je compte sur toi pour me sauver s’il m’arrive malheur. Ce ne serait pas la première fois que tu me sauves la vie, mon bon Café.

Le détective se rappela alors plusieurs instants où son fidèle Café lui avait été d’une grande utilité et avait même protégé son existence en danger.

Le détective et l’animal prirent la direction de la caverne.