Édouard Garand (p. 14-17).

IV

LE VOL DANS LA NUIT


Les bons villageois de St-Henri dormaient paisiblement. Les dernières rumeurs du soir s’étaient éteintes. Tout le monde semblait couché. La lune donnait ses rayons doux à l’église qui projetait une ombre gigantesque sur la route.

De temps en temps on pouvait voir les phares d’une automobile venant de Scott ou de Lévis illuminer le pont de l’Etchemin. Elle roulait silencieusement, respectant le silence.

Le notaire Morin était couché depuis longtemps. Madeleine dormait. Mais le notaire était bien éveillé. Il avait peur. Le détective ne lui avait-il pas dit que sa vie était en danger ! La nouvelle du matin, celle de l’attentat au cimetière, l’avait bouleversé. Quand sa fille lui avait ensuite appris qu’elle était, elle aussi, à la recherche du trésor, il en avait été estomaqué.

Le vieux notaire chérissait en Madeleine, sa femme disparue. Elle était une vivante image de la morte qu’il avait tant aimée.

« Oh ! oui, pensait-il, nous faisions un bon ménage. Le curé nous citait toujours en exemple à l’époux qui allait se plaindre des négligences de sa femme, à l’épouse qui pleurait sur la brutalité et l’inconduite de son mari. »

Le vieux notaire adorait Madeleine. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. À quels effroyables dangers ne s’exposerait-elle pas dans cette affaire !

Il lui avait parlé ce soir, il lui avait demandé de renoncer à son projet d’accompagner le détective dans ses recherches. Mais elle s’était refusée à lui obéir. Elle l’avait caressé, câliné, et avait fini par obtenir son consentement.

Quels malheurs terribles allaient fondre sur eux !

Le vieillard frémit sous les couvertures de son lit.

Puis il se leva, ouvrit un tiroir et en sortit un portrait, celui de sa femme à 20 ans :

« Ô Madeleine, ma femme, pria-t-il, embrassant le portrait, tu es au ciel. Dis-moi ce qu’il faut faire pour sauver notre fille. Si je la perds, je serai seul au monde. Et je suis trop vieux, trop vieux pour supporter la froideur de la solitude. Éclaire-moi, ô mon épouse bien-aimée, montre-moi la voie… »

Le vieillard était très pieux, très attaché à la foi de ses ancêtres. Il fit une prière ardente à la Vierge. Quand il se releva sa figure était comme illuminée : « Qui m’a inspiré cette pensée, cette pensée merveilleuse, cette pensée sublime ? Est-ce toi, ô Vierge Marie, est-ce vous ô St-Joseph, patron du Canada Français ? Oui, Madeleine, je te laisserai poursuivre tes recherches avec le détective. C’est peut-être l’âme de mon grand aïeul, le garde du Château St-Louis, qui me souffle ce soir la direction à prendre. Nous retrouverons le trésor. Madeleine en disposera à son gré, et je sais que son gré sera le mien. Depuis trop longtemps, le malheur pèse sur notre famille. C’est cet argent maudit qui a causé toutes ces infortunes ; c’est lui qui me tient éveillé dans la solitude de la nuit. Nous retrouverons le trésor !

Le bruit que fit le vieillard en se remettant au lit éveilla Madeleine.

— Papa, tu ne dors donc pas ? demanda-t-elle.

Le notaire se garda de souffler mot, désirant faire croire à sa fille qu’il sommeillait profondément.

Madeleine, inquiète du bruit qu’elle avait entendu, se leva à son tour et entrebâilla la porte de la chambre de son père. Celui-ci paraissait dormir.

— Tiens, papa a oublié d’éteindre sa lampe. Elle s’avança sur la pointe des pieds vers le guéridon et souffla la lampe sans faire le moindre bruit. Elle reprit ensuite le chemin de sa chambre.

Après s’être tournée et retournée dans son lit, elle s’aperçut qu’elle aurait de la difficulté à se rendormir. Alors elle se croisa les mains sur ses deux genoux relevés et se prit à songer : Son ami Jean était venu ce soir. Il paraissait soucieux. À une question d’elle, il avait répondu que les affaires allaient mal en Bourse. Pauvre lui ! Elle lui avait raconté que le père Latulippe connaissait le secret de la fosse du noyé. Cela avait paru l’intéresser. Il avait demandé à voir les deux bouts de parchemin. Mais le vieux notaire avait refusé de les lui montrer, sous prétexte qu’il y avait déjà assez de personnes qui connaissaient l’histoire. « Ils sont dans le coffre-fort, dit le père, et ils y resteront jusqu’à ce que monsieur Laroche les demande. »

Au départ, vers dix heures, Jean lui demanda de l’embrasser. Mais elle refusa carrément. Elle n’était pas en amour avec lui et elle n’embrasserait que, que… que… qui ?

Monsieur Laroche lui semblait un jeune homme bien gentil. En une heure il avait débrouillé une bonne partie du mystère. Elle avait bien hâte au matin pour le revoir. Ils allaient faire de la bonne, de la splendide besogne ensemble ! La moustache de monsieur Laroche était adorable, ses yeux, fascinateurs. Madeleine s’assoupit. Tout à coup, elle s’éveilla en sursaut et s’assit dans son lit :

— Qu’est-ce qui m’a éveillée ? se demanda-t-elle.

On entendait un bruit qui était sur le point de s’évanouir dans le lointain.

« Ah ! pensa-t-elle, ce ne sont que des gens ivres qui s’en vont à Québec en auto. »

Mais au même instant, elle entendit les freins d’une auto crisser en face de la maison.

En deux bonds, elle fut à la fenêtre. Deux hommes venaient de descendre de l’automobile et se dirigeaient vers la demeure du notaire.

Vite, la jeune fille courut à la chambre de son père et le secoua :

— Papa, papa, dit-elle, il y a quelqu’un à la porte.

Au même moment le timbre de l’entrée sonna.

Le vieillard s’éveilla en sursaut.

Quand Madeleine l’eut mis au courant de ce qui se passait, il s’empara en tremblant du revolver dont lui avait fait cadeau le détective et descendit l’escalier qui conduisait à la porte :

— Qui va là ? demanda-t-il d’une voix incertaine.

— Simplement de pauvres touristes en panne, monsieur, fut la réponse.

— Que voulez-vous ?

— Nous aurions besoin d’une clef anglaise pour enlever un pneu crevé. Vous devez en avoir une.

— Oui, messieurs.

Le vieillard, rassuré, ouvrit la porte. Deux hommes entrèrent, le chapeau rabattu sur la figure, le paletot au collet relevé comme si on eût été en novembre.

— Attendez une minute messieurs, je vais aller quérir la clef anglaise.

Quand le vieillard revint avec l’outil, il n’y avait plus qu’un seul homme dans la pièce.

Celui-ci expliqua que son ami était retourné à leur voiture pour commencer la réparation. Puis il salua fort poliment et sortit.

Le vieillard remonta, soulagé de toute inquiétude. À sa fille qui l’attendait sur le palier, il déclara :

— Ce sont tout simplement deux automobilistes en panne à qui il manquait une clef anglaise.

Madeleine ne dit mot, mais l’inquiétude l’empoignait. Son père ne pensait pas plus loin que le bout de son nez. Pourquoi ces automobilistes dérangeaient-ils les gens en pleine nuit quand il y avait à deux pas de là un garagiste dont l’établissement était ouvert 24 heures par jour ?

La jeune fille alla de nouveau se coucher. Il lui semblait entendre des bruits étouffés qui montaient du rez-de-chaussée. Elle écouta, écouta… Il y avait certainement quelqu’un en bas…

N’y tenant plus, elle alla à pas de loup éveiller son père. Celui-ci écouta, mais il n’avait pas l’oreille aussi fine que sa fille :

— Bah ! dit-il, ce sont des rats tout simplement. Demain j’emprunterai le chat du curé.

Au même moment une sourde détonnation retentit qui fit vibrer toute la maison.

Le vieillard se leva, très pâle, et bafouilla :

— Je crois, ma fille, que tu as raison. Il y a quelqu’un au rez-de-chaussée. Allons-y voir ! Prends bien garde à toi, ma petite.

Le notaire s’empara de nouveau du revolver et ils descendirent tous deux à pas de loup le long escalier.

Une faible lumière filtrait à travers la tenture bien fermée à l’entrée du cabinet de travail.

Le vieillard regarda sa fille en tremblant. Celle-ci fit le geste de s’emparer du revolver ; mais son père la repoussa doucement.

À pas de loup, ils avancèrent sans faire le moindre bruit jusqu’à ce qu’ils fussent à portée de la tenture. Le vieillard écarta un peu cette tenture et vit un homme qui lui tournait le dos, accroupi près du coffre-fort dont la porte était tordue, en train d’examiner fébrilement des papiers. Il y en avait déjà des centaines d’éparpillés autour de lui.

Le vieillard braqua son revolver sur l’inconnu. Au même moment, Madeleine tira la tenture et dit :

— Les mains en l’air ou mon père fait feu !

L’homme sursauta, se tourna et leva les mains. Son chapeau rabattu lui cachait plus de la moitié de la figure. Il était impossible de lui distinguer les traits.

Madeleine courut au téléphone pendant que son père tenait toujours l’inconnu en joue.

L’opératrice devait être endormie car elle mit un temps interminable à répondre.

Enfin, Madeleine put avoir Québec. On lui donna la résidence de Jules Laroche. Mais encore là, pas de réponse ! Elle entendait la cloche du téléphone sonner et sonner. Personne ne répondait.

À ce moment une voix contrefaite, celle de l’inconnu, dit en ricanant, au vieillard :

— Notaire, ton revolver n’est pas chargé.

Monsieur Morin regarda instinctivement son arme. Au même instant, l’inconnu sauta sur lui, profitant de la seconde où il avait l’œil sur le revolver. D’un solide coup de poing, il fut renversé.

La jeune fille poussa un cri, laissa l’acoustique et s’empara du revolver que son père avait laissé tomber. Mais déjà l’inconnu avait passé la porte et fuyait vers l’automobile.

Madeleine ouvrit la fenêtre et tira deux, trois coups sur l’assaillant de son père. Mais celui-ci continua sa course et sauta dans la machine qui partit à toute vitesse vers Québec.

Ce que voyant, Madeleine revint à son père qui gisait inconscient sur le parquet.

Elle courut vers la cuisine et revint avec une serviette et de l’eau.

Le vieillard reprit vite ses sens.

— C’est le malheur de ma famille qui fond sur nous, gémit-il faiblement. Il y avait $1,000.00 dans la petite chambre secrète du coffre-fort. Un cultivateur m’a apporté cette somme hier pour que je la place sur hypothèque. Ah ! Malheur ! Elle est sans doute disparue.

Madeleine courut au coffre-fort et ouvrit la petite porte de la chambre secrète. Elle poussa un soupir de soulagement. La liasse de billets de banque était toujours là.

Le vieillard les compta. Il y avait bien $1,000.00

Mais qu’avait donc volé l’inconnu ?

— Les deux petits bouts de parchemin, s’écria-t-elle soudain.

Le père et la fille fouillèrent le coffre-fort, repassèrent papier après papier.

Les deux petits bouts de parchemin étaient disparus.

Madeleine se rappela alors que le détective en avait copié un l’après-midi précédent. Celui qu’il avait copié était le seul important.

— Monsieur Laroche a-t-il prévu ce qui allait arriver cette nuit ? se demanda-t-elle.

Elle ne put s’empêcher de sourire en pensant que monsieur Laroche était un malin, une fine mouche, comme disaient les cultivateurs de St-Henri.

À ce moment des coups répétés se firent entendre à la porte.

Madeleine regarda à la fenêtre. C’était les voisins que les trois détonations avaient éveillés et qui accouraient.

Le notaire dit à Madeleine :

— N’oublie pas la recommandation que nous a faite monsieur Laroche. Pas un mot de ce qui vient de se passer.

Le père et la fille dirent aux quelques personnes qui attendaient que les voleurs avaient tenté de les dévaliser, mais qu’ils avaient réussi à les mettre en fuite avant qu’ils ne pussent s’emparer des $1,000.00

Le curé arrivait à ce moment. Après que les voisins se furent retirés, le père et la fille l’amenèrent dans le cabinet de travail. Là, le notaire lui relata le vol :

— Quand j’entendis l’explosion, finit-il, j’eus la conviction intime qu’on avait fait sauter mon coffre-fort. Je me rappelai ensuite la visite des deux inconnus, puis la disparition de l’un d’eux quand je revins avec la clef anglaise et je suis sûr maintenant qu’un des deux hommes est resté dans la place et que c’est celui-là qui a fait le coup.

Le téléphone sonna.

Madeleine se précipita :

— Allo, fit-elle. Ah ! c’est vous, monsieur Laroche. Oui, je vous ai appelé. On vient de faire sauter notre coffre-fort. Comment ! Vous vous en doutiez ! Oui, et le voleur a emporté les deux bouts de parchemin.

Madeleine raccrocha l’acoustique :

— Monsieur Laroche me dit qu’il sera ici à 9 heures ce matin et que ce cambriolage ne le surprend pas le moins du monde. Le curé et le notaire se regardèrent bouche bée.

— Hein ! Il est fort ! s’écria la jeune fille.

Le curé dit alors :

— Il n’a pas volé le qualificatif « fameux » que les journaux lui donnent toujours quand ils parlent de lui.

Madeleine pensa, pensa… Ce jeune détective était merveilleux. Ne ressemblait-il pas à ces preux du moyen-âge pour lesquels il n’y avait pas d’obstacles insurmontables.

Et Madeleine pensait toujours…