Édouard Garand (p. 17-20).

V

LES MYSTÉRIEUSES DISPARITIONS DE TRICENTENAIRE


À six heures, chaque matin, Jules Laroche était invariablement debout.

Cette nuit-là, bien que l’appel téléphonique de Madeleine eût coupé son sommeil, il se leva avant que la sonnerie de son réveille-matin annonçât six heures.

Tricentenaire couchait dans la chambre voisine.

Jules l’appela.

Point de réponse.

Ce que voyant le détective traversa dans l’autre chambre.

Elle était vide.

Le lit n’était seulement pas défait. Tricentenaire n’avait pas couché là.

Jules Laroche se gratta la tête.

Son secrétaire découchait maintenant.

— Voyons, résumons, se dit le jeune détective : Tricentenaire se fait dire des paroles mystérieusement menaçantes par son père hier après-midi sur le bateau. À St-Henri, je le surprends à causer avec un individu suspect que le curé croit reconnaître comme le quêteux qui a couché à son presbytère et a copié l’inscription du monument. Une demi-heure plus tard, Mademoiselle Morin trouve que Tricentenaire a une ressemblance frappante avec un autre quêteux qu’elle a hébergé et qui doit être le père Lacerte, car son fils lui ressemble beaucoup. Enfin, ce matin, je découvre que Tricentenaire a passé la nuit au dehors. Où ? Mystère ! C’est louche ! C’est louche !

À ce moment, la porte extérieure de la maison s’ouvrit et quelqu’un monta l’escalier.

— C’est Champlain qui revient, se dit le détective. Je reconnais son pas.

Jules se sauva furtivement dans sa chambre, se coucha et fit semblant de dormir.

Tricentenaire entra dans sa chambre sans faire de bruit et entr’ouvrit doucement celle de son maître. Voyant que celui-ci était au lit et sommeillait, il referma la porte en souriant bizarrement.

— Ah ! l’animal, mâchouilla le détective, il pense m’avoir joué. Mais rira bien qui rira le dernier.

À ce moment il se releva, et après deux ou trois minutes d’attente, il appela :

— Tricentenaire ! Tricentenaire !

La voix dans la chambre voisine répondit :

— Oui, monsieur Laroche…

— Va préparer l’automobile, le « racer » ; c’est celle-là que je prends ce matin. Lave-là, nettoie-là bien partout ; je veux que sa surface égale celle d’un miroir.

— Oui, monsieur Laroche.

Le détective entendit un bruit de pas qui s’éloignaient ; Tricentenaire n’avait pas été lent à exécuter l’ordre reçu.

— Si ce sacré découcheur n’a pas dormi cette nuit, pensa-t-il, il commence sa journée par un travail qui va sans doute le faire jurer.

Quand Jules eut fini sa toilette, il était sept heures.

Il prit son chapeau, sa canne et sortit de sa maison, rue des Remparts. Deux minutes plus tard, il était sur la Terrasse Dufferin. À cette heure matinale, la Terrasse était presque toujours déserte.

Jules était le seul promeneur. Le Château Frontenac, l’Hôtel des Postes, le Palais de Justice dormaient encore. Seul, Champlain du haut de son monument, lui tenait compagnie. Et il ne le regardait même pas. Le fondateur de Québec lui tournait le dos, contemplant le Rond de Chênes, petit parc en face de lui.

Après avoir parcouru la Terrasse dans toute sa longueur, Jules alla s’accouder au garde-fou. Ses yeux errèrent sur le promontoire de Lévis où s’estompaient le Couvent, l’Hospice St-Joseph de la Délivrance, le clocher de l’église Notre-Dame, ressortant des maisons environnantes. Au loin, l’île d’Orléans sortait du brouillard matinal et apparaissait, verte comme une autre Irlande.

À ce moment, Jules entendit du bruit derrière lui. Il se tourna. Trois individus approchaient.

— Que me veulent ces inconnus ? se demanda-t-il.

Le premier lui demanda la charité d’une allumette pour son cigare.

Comme le détective mettait la main à sa poche, il reçut un formidable coup de poing sur le nez et chancela.

Mais il en fallait beaucoup plus pour le faire chanceler. Vite, il s’arma de sa canne et tomba sur la défensive. Malheureusement, il n’avait pas de revolver.

La canne tournoyait en sifflant autour de lui, pendant qu’il criait à tue-tête, appelant au secours.

Mais la lutte était désespérée. L’un des trois assaillants se jeta entre ses jambes et le fit tomber.

Les deux autres sortirent de la corde de leur poche et commencèrent à le ficeler. Cependant le détective se débattait de toutes ses forces entre leurs mains, et le travail de ses adversaires en était de beaucoup retardé. Soudain un bruit de pas très rapides se fit entendre au loin sur le plancher de bois de la Terrasse.

Jules regarda et vit des agents de police. Les autres aussi avaient vu. Ils s’enfuirent.

— Dieu ! Je l’ai échappé belle, dit le détective aux policiers qui arrivaient. Mais comment se fait-il que vous ayez su qu’on m’attaquait ?

Le chef de l’escouade, un sergent, déclara alors :

— Nous venons de recevoir un appel téléphonique. Un inconnu nous a dit que le détective Laroche devait être attaqué ce matin pendant sa promenade quotidienne sur la Terrasse Dufferin.

— Et qui est cet homme admirable qui vous a fourni un si merveilleux tuyau ?

— Il n’a pas voulu donner son nom. « Je préfère, m’a-t-il dit, garder l’anonymat. » Nous avons d’abord cru à une supercherie. Mais, à la fin, pour éviter toute critique, nous sommes venus, et nous n’avons pas eu tort.

Le détective les remercia chaleureusement et voulut les quitter. Mais le sergent demanda :

— Êtes-vous armé, monsieur Laroche ?

— Non.

— Dans ce cas, deux de mes hommes vont vous escorter jusque chez vous.

— C’est inutile, c’est inutile. Mes assaillants ne reviendront sûrement point.

Mais le sergent ne voulut pas en démordre et Jules dut partir, accompagné de deux agents.

Comme il sortait du Jardin-du-Fort pour prendre la rue des Remparts, il aperçut Tricentenaire qui fixait son regard obstinément sur la Terrasse.

— Il est inutile que vous alliez plus loin, dit-il aux policiers. Je demeure tout près. Contentez-vous de me regarder jusqu’à ce que j’aie disparu dans ma maison.

Les agents obéirent.

Jules traversa la chaussée.

Tricentenaire, regardant de l’autre côté et ne le voyait pas venir.

Le détective surprit une anxiété, une grande anxiété qui se peignait sur la figure de son serviteur.

— Champlain, demanda-t-il avec une teinte de sévérité, que fais-tu dans la rue ? Mon automobile est-elle lavée ?

La physionomie de Tricentenaire passa de l’anxiété à la joie quand il aperçut son maître.

— Mais, monsieur Laroche, on vous a attaqué, dit-il.

— Comment le sais-tu ?

— Vos vêtements sont tout sales. Vous avez un œil au beurre noir. Votre pantalon est déchiré.

— C’est vrai, fit le détective en riant, j’ai besoin d’un nouveau vernissage pour reconquérir mon air de dandy. Mais toi, Tricentenaire, comment se fait-il que tu ne sois pas en train de laver mon auto ?

Champlain, toussa, rougit, cracha, avala sa salive, cherchant une explication. À la fin, il dit :

— J’ai eu comme un pressentiment qu’il vous arriverait malheur, monsieur Laroche, et, comme je sais que chaque matin vous faites votre marche sur la Terrasse, je suis venu voir.

— Hein ! c’est une explication de spirite que tu me donnes là, jeune homme ! Enfin, passe ; va continuer ton ouvrage.

Champlain ne se fit pas prier pour disparaître.

Jules Laroche n’était plus satisfait, mais plus satisfait, du tout de son secrétaire et factotum.

Sa conduite était sûrement louche. Cependant le détective hésitait à croire Tricentenaire coupable de connivence avec l’ennemi. Par deux fois, le fils du père Lacerte lui avait sauvé la vie. Au cours d’une descente dans une fumerie d’opium, Champlain avait brûlé la cervelle d’un chinois qui était sur le point de décharger son revolver sur le détective. La seconde fois, Tricentenaire l’avait tiré de la rivière Jacques-Cartier au moment où il allait se noyer. Car la seule faiblesse de Jules dans son métier c’était qu’il ne savait pas nager. Jamais il n’avait réussi, malgré ses multiples efforts, à apprendre la natation.

« Enfin, se dit le détective en déjeunant, comment puis-je croire au double jeu d’un jeune homme qui, à deux reprises, m’a sauvé la vie, d’un jeune homme que j’ai tiré d’un véritable bouge d’infamie et à qui, depuis, j’ai fait la vie belle et agréable, d’un jeune homme qui s’est toujours montré dévoué à mes intérêts corps et âme ! »

Huit heures venaient de sonner.

— Bon, il est temps de partir pour St-Henri, se dit le détective. J’ai promis à mademoiselle Morin d’être là à neuf heures. Je serai sûrement en retard.

Il se rappela l’appel téléphonique de la nuit, le vol des bouts de parchemin.

Les bandits ne perdaient pas de temps. La nuit avant la veille, ils avaient profané la sépulture de Marcel Morin, croyant y découvrir le trésor, parce qu’ils avaient mal interprété l’inscription : « Emportant avec lui dans sa tombe le secret du trésor de Bigot, Intendant de la Nouvelle-France. »

Évidemment, Marcel Morin n’avait pas emporté avec lui dans sa tombe le trésor lui-même ; sa veuve n’aurait certes pas laissé les choses se passer ainsi. Les criminels qui avaient violé sa fosse avaient commis cet acte sacrilège après une lecture hâtive de l’inscription. S’ils eussent réfléchi, ils n’auraient pas accompli cette inutile et scandaleuse profanation. Mais ils avaient cru que le trésor était là, quand ce n’était que le secret de ce trésor que Marcel Morin avait emporté dans sa tombe.

Peut-être aussi, réfléchit Jules, les criminels ont-ils cru que ce secret était là, dans la fosse, sous la forme d’une lettre accusatrice.

Non, pensa le détective, revenant à sa première idée, les bandits ne perdent pas leur temps. Après avoir ouvert une tombe, ils volent les deux bouts de parchemin et m’assomment sur la Terrasse, tout cela en moins de 36 heures. Évidemment j’ai affaire à une bande bien organisée. La lutte sera serrée. Tant mieux ! J’aurai l’occasion de déployer tout mon talent avec mademoiselle Morin comme spectatrice. Et cette jeune fille me plait, me plait beaucoup.

Entendant du bruit dans la cour, Jules Laroche ouvrit la fenêtre et regarda. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Tricentenaire en train de donner une fessée des mieux conditionnées à un jeune homme :

— Ah ! Tu voulais briser le bel automobile de monsieur Laroche, animal ! Attrape ! Vlan ! Un coup de poing en pleine figure.

L’autre gémissait.

— Mais c’est quelqu’un que vous connaissez bien qui m’a envoyé faire le coup. Laissez-moi donc m’expliquer, Champlain.

— Eh ! Tricentenaire, cria le détective de la fenêtre, ne laisse pas échapper ce jeune bandit ; mais ne le tue pas non plus avant que j’arrive. Contente-toi de le tenir. Je descends.

Au lieu de faire ce qu’il disait, Jules Laroche quitta la fenêtre, puis y revint et regarda prudemment de façon à n’être point vu.

Tricentenaire poussait le jeune homme hors la cour en disant :

— Va-t-en et que je ne te revoie plus ici.

Cette désobéissance flagrante à son ordre formel ne sembla pas émouvoir le détective.

— Je m’y attendais, dit-il à voix haute.

Puis il descendit dans la cour.

— Le jeune bandit est parti, il s’est sauvé ? questionna Jules le plus naturellement du monde.

— Oui, monsieur Laroche, il a réussi à m’échapper malgré tous mes efforts.

— C’est curieux. Tu semblais le manier comme un jouet.

Tricentenaire ne répondit pas.

Son maître décida alors d’user d’un petit truc. Il ne savait pas du tout si Champlain était ou non sorti de la cour depuis son arrivée. Mais il questionna avec aplomb :

— Où étais-tu donc tout à l’heure ? Je t’ai appelé et tu n’as pas répondu.

— Oh ! J’étais allé à l’Hôtel Clarendon prendre mon déjeuner.

Décidément les allées et venues de Tricentenaire étaient suspectes.

Jamais auparavant, il n’avait déjeuné ailleurs que chez le détective.

Cependant celui-ci ne questionna pas davantage. Il avait pour habitude de parler à coup sûr, et il n’était pas sûr, pas sûr du tout de la culpabilité de Tricentenaire. Ce garçon lui semblait au-dessus de tout soupçon. Ne venait-il pas encore de lui donner une marque palpable de son dévouement en défendant l’automobile, propriété de son maître, contre le jeune bandit ?

— Après m’avoir attaqué, dit-il à Champlain, voilà qu’on attaque maintenant mon automobile. Quelqu’un a sans doute intérêt à ce que je ne me rende pas à St-Henri ce matin. Mais j’y vais et je pars tout de suite.

Le détective regarda partout autour de lui.

Tricentenaire avait disparu.

— Champlain, Champlain, appela-t-il.

Pas de réponse.

— Ah ! ça, ça devient agaçant, murmura-t-il. Enfin j’irai à St-Henri tout seul.

Il sauta dans son « Racer » et sortit de la cour. Quelques instants plus tard, il descendit la côte de la Montagne…

À ce moment, une autre automobile sortait de la même cour sur la rue des Remparts. C’était le « Sedan Buick » de Jules Laroche. Tricentenaire était au volant.

Il tourna, lui aussi, au Rond-de-Chênes, pour prendre la Côte de la Montagne ; mais il s’arrêta en face du « Neptune Inn » au pied de la Côte et attendit.

Le bateau de la traverse de Lévis cria, annonçant son départ.

Champlain continua alors sa route et alla se placer sur la rue Dalhousie, en face du ponton, attendant l’arrivée de l’autre bateau.