Édouard Garand (p. 6-10).

II

L’ATTENTAT SACRILÈGE


Le presbytère de St-Henri était une vieille maison enfoncée dans ses solives, au style frustre des siècles passés. En face, on pouvait voir un parterre aux plates-bandes soigneusement entretenues, dont le gazon d’un vert riche avait été fraîchement coupé.

La route Lévis-Jackman passait tout près. On entendait continuellement des sons de trompes d’automobiles. La route était fort fréquentée à cette saison de l’année. Pendant juin, juillet, août et septembre, les américains passaient par milliers, quittant leur pays sec, pour venir se mouiller la gorge dans la vieille et libre province de Québec. C’était un défilé incessant sur le pont qui unit les deux rives de la Rivière Etchemin à cet endroit.

Il y a à la sortie de ce pont un brusque détour très dangereux. C’est pourquoi les trompes d’automobiles jouaient incessamment une musique criarde aussi harmonieuse que celle des nègres qui descendaient autrefois le Mississippi.

Jules Laroche descendit sans hâte de sa Buick arrêtée en face du presbytère. Il jeta un coup d’œil rapide à l’église. Puis ses yeux se tournèrent du côté du cimetière. Quelle ne fut pas alors sa surprise en constatant que le champ des morts était rempli d’une foule de personnes qui semblaient, sur un ton bas, deviser avec animation.

— Comprends-tu ça, toi, Tricentenaire ? demanda-t-il à son compagnon, en pointant le cimetière.

— Sac à papier ! s’exclama Champlain, usant de son expression favorite, nous ne sommes pourtant pas au mois des morts. Si je ne me trompe, ce n’est aujourd’hui que le 15 juillet.

— Enfin, reprit le détective privé, il est bien inutile de nous casser la tête sur ce problème, quand le bon curé de St-Henri va sans doute nous expliquer le plus facilement du monde les raisons de cette foule assemblée dans le champ funèbre.

Jules Laroche jeta un coup d’œil sur le presbytère. Il vit le vieux curé Marin qui se promenait tranquillement sur sa galerie, lisant son bréviaire. Le prêtre était tellement absorbé dans sa lecture pieuse, que l’arrivée du détective et de son compagnon lui était passée inaperçue. Ce n’est que quand Jules Laroche commença à monter les marches qui conduisaient à la galerie, que le vieux curé quitta des yeux son bréviaire.

Apercevant le détective, il s’avança vers lui avec toute la rapidité que lui permettait son âge :

— Monsieur Laroche, s’écria-t-il, j’avais peur que vous ne veniez pas. Ah ! vous êtes mille fois le bienvenu. J’aurais voulu ce matin au téléphone vous expliquer de quoi il s’agissait ; mais l’opératrice nous a coupé la communication. Ah ! monsieur Laroche, un attentat épouvantable, inouï, a été commis cette nuit dans ma paroisse.

— Y a-t-il eu quelqu’un d’assassiné ? interrogea anxieusement le détective.

— Heureusement non, mais des malfaiteurs impies ont violé une tombe dans le cimetière.

— Tiens, c’est donc la raison pour laquelle il y a tant de monde dans le cimetière.

— Oui, mes paroissiens, indignés de cet attentat, vont de leurs yeux en constater l’horreur.

Il y eut un silence.

Jules Laroche se repliait sur lui-même avant de se lancer à l’assaut de ce problème.

Le curé le regardait.

En ce moment, Champlain entra dans la pièce :

— Monsieur Laroche, questionna-t-il, dois-je laisser l’auto sur le bord de la route ? Il y a danger que des passants peu prudents n’en bossent les ailes.

Le détective plongé dans ses réflexions se contenta de répondre :

— Fais comme si l’automobile t’appartenait.

Comme Champlain allait sortir, son maître se ravisa :

— Entre l’auto dans la cour, dit-il, et va au cimetière. Là, tu écouteras les conversations de tous, et tu me feras un rapport fidèle.

— Très bien, monsieur Laroche, comptez sur moi.

Champlain sortit immédiatement pour aller exécuter les ordres du détective.

Quand le curé et Jules furent seuls, celui-ci demanda :

— Quel est le nom du défunt dont on a violé la tombe ?

— Il n’y avait aucune inscription, aucun monument sur cette tombe ; de sorte que personne ne sait à quelle famille appartenait le cadavre. D’ailleurs il est mort depuis au-delà de 150 ans, j’en suis sûr, car les bandits n’ont remué que des os. Mais je crois savoir le nom de celui qui reposait dans la tombe profanée. Il s’agit d’une histoire longue. Laissez-moi commencer au début.

Le vieux curé bourra sa pipe, l’alluma et commença :

— Je venais d’être nommé curé de St-Henri par le Cardinal Taschereau, d’illustre mémoire. Comme vous pouvez le voir, il y a bien des années de ça. Dans le temps, le cimetière avait besoin d’être agrandi. Un matin, comme j’étais à visiter un champ voisin dans le but de m’en servir pour agrandir le cimetière, je mis le pied sur quelque chose de dur. Immédiatement je ramassai l’objet. C’était un petit monument funéraire en bois. Une inscription était gravée sur la face du monument. Quelle ne fut pas ma surprise !

Un mort reposait-il là ? J’emportai le monument au presbytère. Ma servante le débarbouilla des saletés qui y adhéraient et je pus, après un long travail, en reconstituer l’inscription. Je m’en rappelle par cœur. Elle se lisait comme suit.

xxxxxxxx« Ci-gît :
xxxx« Marcel Morin,
« Garde du Château St-Louis,
« Mort le 28 septembre 1761,
« Emportant dans sa tombe le
« Secret du trésor de François Bigot,
« intendant de la Nouvelle-France. »

Jules Laroche regarda le curé avec un calme imperturbable. Cependant, il y avait de quoi faire tressaillir le détective le plus expérimenté. Le curé le regarda :

— Que pensez-vous de cette histoire ? questionna-t-il.

Le détective évita de répondre et interrogea lui-même :

— Monsieur le curé, n’avez-vous pas reçu la visite d’un ou de plusieurs inconnus récemment ?

— Au fait, si, la semaine dernière, un quêteux m’a demandé refuge pour la nuit. Je l’ai fait coucher dans notre chambre de réserve.

— Et vous n’avez rien constaté de suspect le lendemain ?

— Mais, oui, vous me faites rappeler…

Ce matin, j’ai eu de la difficulté à retracer le monument dont je vous ai lu l’inscription. Il n’était plus à l’endroit où je l’avais placé dans la chambre de réserve. Quelqu’un l’avait dérangé. J’ai supposé que ma servante, en faisant le ménage, l’avait changé de place.

— Faites venir votre servante, monsieur le curé.

Le curé appela :

— Mélanie ! Mélanie !…

Une vieille demoiselle apparut, s’essuyant les mains avec son tablier.

— Mélanie, dit le prêtre, monsieur Laroche, détective, veut vous poser quelques questions.

— Monsieur, monsieur, s’écria la servante, ne me traînez pas devant les tribunaux, je ne connais rien, rien du tout de cette affreuse affaire…

— Ne craignez rien, mademoiselle, répliqua le détective, je ne désire vous poser qu’une petite question.

Mélanie poussa un soupir de soulagement.

Le vieux curé sourit.

— Mademoiselle, reprit Jules, quand vous avez fait le ménage dans la chambre à tout mettre, n’avez-vous pas changé de place un monument funéraire qui se trouve à cet endroit ?

— Ah ! Misère du ciel, non ! monsieur le détective. Pas de danger ! J’en ai bien trop peur de ce monument. Je n’y toucherais pas pour tout l’or du monde. À preuve que j’ai bien peur quand je nettoie cette sacrée chambre. Il me semble que le mort va m’apparaître.

Le détective fit un signe.

— Très bien, Mélanie, vous pouvez vous retirer dit le vieux prêtre.

Quand ils furent seuls, le détective questionna de nouveau :

— Vous est-il venu d’autres visiteurs ?

— Non, le quêteux est le seul à qui j’ai donné l’hospitalité.

— Alors, comme ce n’est pas Mélanie, c’est le quêteux qui a dérangé le monument. Pouvait-il lire l’inscription qu’il y avait dessus ?

— Oui, répondit le curé, j’avais reconstitué toutes les lettres et refait chacune d’elles au crayon indélébile.

Un silence se fit.

Jules Laroche réfléchissait : le quêteux, un faux mendiant sans doute, avait lu l’inscription. On y disait que le défunt Marcel Morin, garde du Château St-Louis, était mort, emportant dans sa tombe le secret du Trésor de François Bigot, intendant de la Nouvelle-France. Il y avait un trésor ! Et un trésor ramassé par Bigot ne devait pas être maigre si on en croit l’histoire. Sans doute, une bande de criminels était à la recherche du trésor. Le quêteux faisait partie de cette bande. Mais où avait-on appris l’existence de cette inscription sur le monument funéraire ?

— Monsieur le curé, demanda tout à coup Jules Laroche, avez-vous parlé à quelqu’un de cette inscription ?

— À personne, sauf au notaire qui a souri.

Le détective ayant manifesté le désir de visiter le cimetière, le curé l’accompagna.

Les paroissiens de St-Henri étaient encore nombreux à cet endroit.

L’abbé Morin conduisit Jules à la fosse violée. La terre y avait été remuée. Dans le fond du trou, on pouvait voir des ossements jetés pêle-mêle.

Le curé déclara :

— J’ai défendu à qui que ce soit de rien déranger, car je désirais que la fosse fût à votre arrivée dans le même état où les criminels l’avaient laissée. Mon sacristain a monté continuellement la garde ici depuis le matin.

— Oui, à preuve que j’ai grand faim, interrompit le bedeau. Il est près de quatre heures de l’après-midi et je n’ai pas encore dîné.

— Allez prendre un bon repas, mon ami, déclara Jules, et revenez dans une heure. Maintenant, monsieur le curé, si vous voulez me le permettre, je vais descendre dans cette fosse.

— Faites, monsieur, faites, je sais que vos intentions ne sont point profanes.

Jules Laroche sauta sur les ossements qui craquèrent. Il se mit à genoux au fond de la fosse et fouilla, fouilla…

Une demi-heure, une heure se passèrent ; Jules était toujours là. Les paroissiens s’étaient peu à peu approchés et regardaient curieusement.

De temps en temps, Jules poussait un grognement de satisfaction.

À la fin, il se releva et demanda l’aide de deux hommes pour sortir de la fosse. Des dizaines de bras se tendirent. Jules fut hissé.

— Avez-vous trouvé quelque chose, interrogea le curé ?

— Oui, le criminel qui est descendu dans cette fosse la nuit dernière portait des talons de caoutchouc de marque « Panthère » ; chaussait des bottines de 8 ½ points, fumait une cigarette de marque « Chesterfield » et avait comme initiales de son nom J. L. Je suis chanceux d’avoir un alibi, monsieur le curé, car J. L. sont justement les initiales de mon nom : Jules Laroche. Cet autre J. L. qui a commis l’acte abominable de la nuit dernière a en même temps commis une imprudence : celle de laisser tomber ce fume-cigarettes au fond de la fosse et de ne pas le ramasser.

En même temps, le détective montrait au curé un fume-cigarettes en or, serti de perles, paraissant de qualité.

Le sacristain arrivait pour reprendre sa garde.

Le curé et le détective s’éloignèrent un peu, désirant s’isoler de la foule. Quand ils furent seuls, Jules déclara :

— Je ne m’explique pas bien comment il se fait que vos paroissiens se révoltent tant contre la violation d’une tombe qui, pour eux, est celle d’un inconnu.

— C’est qu’elle n’est pas du tout pour eux celle d’un inconnu. En effet, quand j’eus réussi à déchiffrer l’inscription, il y a quelque trente ans, je fis une cérémonie imposante. Un service funèbre fut chanté pour le repos de l’âme de Marcel Morin que je considérais comme le premier homme qui foula la bonne terre de St-Henri. J’entourai sa tombe d’une plate-bande que mon sacristain a toujours soigneusement entretenue. Les fidèles venaient souvent s’agenouiller au pied du tombeau de celui qu’ils considéraient comme leur grand ancêtre paroissial. C’est pourquoi l’attentat de cette nuit soulève tant d’indignation parmi mon troupeau.

À ce moment, le détective entendit un aboiement joyeux :

— Tiens, on dirait mon chien Café, s’écria-t-il. Mais oui, c’est lui.

Le chien, après avoir pendant quelques secondes léché la main de Tricentenaire qui causait avec un inconnu dans un coin du cimetière, accourait vers son maître, en agitant joyeusement sa longue queue. L’animal était aussi gros qu’un chevreuil ordinaire. Il était couleur café fort. C’était pourquoi on l’avait baptisé de ce nom.

— Comment se fait-il que te voilà rendu ici, Café ? demanda le détective, se penchant sur le chien qui, essoufflé, battait des flancs et sortait la langue. Je t’avais pourtant dit de rester à Québec. Mais là, tu ne peux rester loin de ton maître. Tu m’as suivi à la piste. Bien, ne t’éloigne pas. Je peux avoir besoin de toi.

En effet, le détective pouvait avoir besoin de lui ; car Café avait un flair extraordinaire.

Jules Laroche aperçut soudain Champlain-Tricentenaire qui causait toujours avec l’inconnu.

— Connaissez-vous l’homme avec lequel se trouve mon secrétaire en ce moment ? demanda-t-il au curé.

Celui-ci ajusta ses lunettes et regarda. Puis il se pencha précipitamment vers Jules et lui dit :

— Dieu du Ciel ! Monsieur Laroche. Cet inconnu ressemble étrangement au quêteux que j’ai hébergé l’autre nuit. Mais il est plus jeune ; on dirait son fils.

— En tout cas, il n’est pas vêtu comme un mendiant, reprit le détective toujours calme et imperturbable malgré cette nouvelle surprenante.

Champlain n’avait pas vu son maître. Celui-ci se dirigea vers lui en compagnie du curé. L’inconnu fut le premier à les voir s’approcher. Il salua alors précipitamment son interlocuteur, sortit du cimetière et sauta dans une automobile où se trouvait un autre homme. Une minute après, la machine était hors de vue.

— Sapristi, on dirait qu’il a peur de nous, s’écria en riant le détective.

Voyant approcher son maître et le curé, Champlain apparut visiblement décontenancé.

Le détective pensa : « C’est la seconde fois qu’aujourd’hui que mon fidèle serviteur se montre à moi en louche compagnie. Il faut que je voie le fond de cette affaire. »

Il demanda alors à Champlain :

— Tu as rempli la mission que je t’avais confiée ?

— Oui, monsieur Laroche.

— Et le résultat ?

— Tous ceux que j’ai interrogés se montrent indignés de l’attentat. Il paraît que la tombe violée est celle du fondateur de cette paroisse. On vénérait beaucoup le défunt. Certains disent qu’il est mort emportant le secret d’un grand trésor enfoui quelque part à St-Henri.

Le détective se tourna vers le curé :

— Monsieur l’abbé, dit-il, quelques-uns de vos paroissiens semblent connaître cette histoire du trésor. Cependant vous ne l’avez racontée qu’au notaire !

— Non, monsieur Laroche ; je n’ai rien dit à âme qui vive, excepté au notaire. J’avais peur que mes paroissiens ne prissent la chose au sérieux et ne négligeassent leurs travaux des champs pour entreprendre la vaine poursuite de ce trésor.

— Vous avez bien fait, monsieur le curé. Cependant plusieurs de vos paroissiens connaissent quand même l’histoire.

— C’est ce je ne m’explique pas, monsieur Laroche.

Le curé pencha la tête, réfléchit, puis déclara :

— Je ne crois pas pourtant que le notaire ait parlé.

— Allons chez le notaire, déclara alors Jules Laroche. Mais non, auparavant, j’ai une petite besogne à accomplir. Café, viens ici !

Le chien s’approcha. Son maître se dirigea avec lui vers la fosse. Il y fit descendre l’animal :

— Sens, Café, sens, sens bien, sens fort, répéta-t-il plusieurs fois.

L’animal, le nez fouillant le fond de la fosse, fit plusieurs tours sur lui-même. Soudain, d’un bond, il sauta hors du trou et se mit à avancer lentement, le museau rasant le sol.

— Je crois qu’il a la piste du criminel, dit Jules au curé.

Le chien sortit du cimetière et prit la route Lévis-Jackman. Il n’avait pas fait 500 pas qu’il quitta la route, sauta par-dessus une clôture et se mit à aboyer en face d’une maison.

— Mais votre chien est arrêté devant la résidence de notre notaire, monsieur Laroche, dit le curé avec surprise.

— Je m’en doutais, fit le détective.

Le bon vieux prêtre le regarda d’un air ébahi.

— Comment se nomme le notaire ? questionna Jules.

— Monsieur Morin.

— Je m’en doutais, fit encore le détective.

— Décidément, je ne comprends rien, absolument rien, se dit le curé en lui-même.