Éditions Albert Lévesque (p. 95-107).


IX



LE BAPTÈME DE FEU



ON atterrit le lendemain dans une petite baie, non loin du fort William-Henry, mais qui s’enfonçait assez avant dans la rive pour ne pas être vue de la forteresse.

Montcalm partit avec quelques officiers et soldats pour faire une reconnaissance des lieux, et choisit un endroit vers le nord, auprès d’un ravin, pour y faire son campement principal. Daniel faisait partie de ce petit peloton.

Tandis que le général faisait le choix du terrain propice, La Flèche, regardant de tous côtés crut voir des ombres se dissimuler en arrière des rochers, de l’autre côté du ravin.

— Vois donc, dit-il à un autre soldat, quelqu’un nous guette là-bas !

— Il faut le dire au général, fit l’autre.

La Flèche se rapprocha du commandant :

— Mon général, dit-il, on nous espionne, je crois.

— Où ça ? dit Montcalm.

— De l’autre côté du ravin !

Montcalm se retourna… au même moment, une flèche siffla dans l’air et décoiffa Daniel en se logeant dans son chapeau, le jeune tambour s’étant jeté devant son général…

— Feu ! dit celui-ci.

À l’instant des coups de feu partirent dans la direction de l’attaque et l’on vit trois Indiens décamper à toutes jambes et s’enfoncer dans l’épaisseur du bois.

— Un coup des Delaware ! s’écria le commandant de Lacorne.

Daniel retira de son chapeau la flèche acérée. Montcalm la prit, l’examina et la rendit au jeune Canadien :

— Ton premier trophée de guerre, dit-il… mais cette flèche m’était destinée ; la pente du terrain a mis ton chapeau juste à la hauteur visée, et sans ton mouvement rapide…

Un geste expressif termina sa phrase ; puis, prenant à sa ceinture un petit poignard à manche ciselé, il dit :

— Cette dague me rappelle mes campagnes d’Italie ; je te la donne, en souvenir de ton mouvement si vif et si loyal !

— Merci, mon général, dit La Flèche, prenant la petite arme et rougissant un peu, je la conserverai toute ma vie.

Lorsque les arrangements pour l’attaque furent terminés, avant d’ouvrir le feu, Montcalm envoya son aide-de-camp porter une lettre au colonel Monroe, le brave commandant écossais du fort William-Henry, l’engageant à capituler. Ce dernier fit répondre que la garnison du fort allait se mettre en défense et résisterait jusqu’à la fin.

La canonnade commença, terrible, foudroyante, et se maintint de part et d’autre avec une égale vigueur. Les Anglais, en nombre inférieur, attendaient de l’aide du fort voisin, le fort Édouard, commandé par le colonel Webb. Un soir, Daniel avait été désigné pour porter un message à monsieur de Lacorne dont le camp gardait le chemin de ce fort, avec un certain nombre d’indiens alliés. Chemin faisant, il aperçut un homme qui se faufilait entre les arbres… Léger comme une biche, il courut au-devant et cria : — Halte ! Puis il imita deux fois le cri de la chouette, ce qui pour les Indiens voulait dire : attention… danger ! L’instant d’après, une dizaine de sauvages se lançaient dans la direction indiquée par Daniel.

Celui-ci n’attendit pas ; ses ordres étaient de ne pas s’attarder ; il se rendit auprès de monsieur de Lacorne, délivra son message et retourna en toute hâte au camp.

Le bombardement continuait sans trêve et le rempart principal, du fort était presque complètement abattu… Un matin, Daniel fut mandé chez le général.

— Eh bien, La Flèche, pas blessé j’espère ?

— Une égratignure seulement, mon général, dit celui-ci, désignant un léger bandage sur sa main gauche.

— Tant mieux. C’est toi qui a repéré un ennemi qui essayait de passer l’autre soir ?

— Je l’ai aperçu et j’ai vite filé au-devant pour l’empêcher d’avancer, puis j’ai fait le cri de la chouette pour attirer l’attention des Indiens.

— Tu n’as pas songé à tirer ?

— Non, mon général ; il faisait sombre, je n’étais pas certain que ce fut un ennemi… j’ai indiqué la direction aux sauvages et j’ai couru délivrer mon message à monsieur de Lacorne, puis je suis revenu ici immédiatement suivant les ordres que j’avais reçus.

— Bien ; tu as agi vite (c’est ton fort ça, n’est-ce pas) vite et bien. Ton homme a été pris ; il était porteur d’une lettre pour le commandant du fort William-Henry. Je vais envoyer cette lettre aujourd’hui même au colonel Monroe par monsieur de Bougainville, et comme récompense de ta présence d’esprit, tu vas avoir l’honneur de l’accompagner ; un porte-drapeau vous précédera.

— Oh merci, mon général ! fit Daniel, stupéfait et enchanté de l’honneur qu’on lui faisait.

Une heure plus tard, les tambours avaient battu la chamade, la canonnade s’était tue… Bougainville et le jeune tambour, précédés d’un soldat portant le drapeau fleurdelisé, faisaient leur entrée au fort William-Henry.

Avant de franchir les remparts on leur avait bandé les yeux et on les avait conduits ainsi jusqu’à l’antichambre de la salle du commandant. Là, on enleva leurs bandeaux et on introduisit Bougainville dans la pièce principale tandis que les deux autres Français restaient dans l’antichambre.

Droit et sérieux, pénétré de l’importance de sa mission, Daniel regardait autour de lui les deux rangées de soldats armés et les quatre murs nus de la pièce. Soudain, par une porte entr’ouverte, il aperçut une tête blonde… quelqu’un risquait un œil furtif… mais un militaire se retourna et ferma la porte à double tour !

À ce moment, on leur fit signe de suivre un soldat qui s’amenait. Ils pénétrèrent à sa suite dans la salle du commandant et allèrent se placer de chaque côté de Bougainville.

Le colonel Monroe était entouré de ses officiers. Sur la table, devant lui, Daniel vit une lettre dépliée. (Il sut plus tard que cette lettre annonçait au colonel que nul secours ne pouvait lui être envoyé du fort voisin).

Le commandant anglais les regarda, puis, se levant, il dit d’une voix claire et brève :

— « Je remercie les Français de leur courtoisie en me remettant cette lettre et je suis heureux d’avoir affaire à d’aussi généreux ennemis. »

Les trois envoyés saluèrent, et revinrent dans l’antichambre. Là on leur banda de nouveau les yeux et ils furent reconduits jusque sur les glacis au-delà des remparts.

Peu de temps après leur retour au camp la canonnade recommença ; le bombardement déchirait de plus en plus les murs de la forteresse. Le feu faiblissait cependant du côté des Anglais qui avaient perdu, on apprit ensuite, plusieurs centaines d’hommes.

Enfin, un jour, le fort hissa le pavillon blanc, ses tambours, à leur tour, battirent la chamade, la canonnade cessa et le colonel Young se rendit au camp de Montcalm, offrant de capituler avec des conditions honorables.

Quelques heures plus tard, les chefs des deux armées avaient décidé de la capitulation, une des nombreuses conditions étant que toute la garnison du fort partirait sans être molestée et pourrait se rendre au fort Édouard, environ vingt milles plus loin.

Montcalm assembla les chefs indiens et leur apprit la capitulation du fort ; il leur dit qu’il s’était engagé, au nom du gouverneur à faire sortir en sûreté tous les occupants de William-Henry et qu’il leur enjoignait de ne pas les molester.

Ils promirent de respecter ces engagements et l’un des chefs traçant un cercle sur la terre avec la pointe de son tomahawk, dit gravement :

— Ononthio désire que ses enfants ne dépassent pas cet espace. Nos guerriers respecteront les ordres d’Ononthio !

Cependant, dès que tout fut paisible du côté des Anglais, une bande de sauvages fit irruption dans le fort, et ces barbares tuèrent tous les malades et les blessés couchés dans leurs lits d’hôpital !

Daniel, frémissant d’indignation et d’horreur, en vit sortir plusieurs, brandissant comme un hideux trophée, une tête humaine, d’où coulaient des ruisseaux de sang !

— Sergent, cria-t-il à Duperrier, voyez donc ces démons !

Un détachement de l’armée française fut envoyé immédiatement pour arrêter ces horreurs, mais les sauvages hurlant leurs cris de massacre, se ruèrent vers le camp retranché où s’étaient réfugiés les occupants du fort depuis le début du siège. Daniel et Duperrier firent partie du détachement de secours.

On réussit enfin à maîtriser les indigènes et à leur faire quitter la place.

— Quand les Anglais doivent-ils partir ? demanda La Flèche.

— Avant le jour, je crois, dit le sergent, à cause des Indiens.

Toute la nuit on fit la garde. Le jeune tambour frissonnait sous sa capote, dans la fraîcheur du soir… Ce n’était ni le froid, ni la crainte qui l’énervaient, mais l’horreur ! Il était déçu ! Il avait cru à la loyauté des Indiens, mais voilà qu’il se prenait à les haïr ! Et dans son jeune cœur si droit et si croyant il fit une prière mentale : « Oh Dieu si bon, si miséricordieux, ne laissez pas ainsi salir notre victoire ! »

La nuit se passa sans départ ; les Anglais hésitant à partir à la noirceur par crainte des sauvages ; l’évacuation du fort eut lieu de grand matin… ils sortirent : des femmes, des enfants, des soldats, des officiers… Le détachement les accompagna formant la garde… mais rendus à une certaine distance, les Indiens surgirent de nouveau ; ils avaient trouvé de la boisson dans le fort et après l’avoir bue, ce n’était plus des êtres humains mais des monstres déchaînés. Au milieu des cris de détresse, de colère et d’épouvante des attaqués, ils arrachèrent d’abord les armes des soldats, puis s’emparèrent des femmes, des enfants et aussi des hommes désarmés, les tuant ou les faisant prisonniers malgré les efforts héroïques des Français pour les arrêter !

Daniel, horrifié, se lançait d’un côté, puis d’un autre, ici sauvant un enfant qu’un Indien voulait emporter, là frappant un autre barbare qui s’attaquait à un soldat… chacun faisait de même ; mais la terreur s’était emparée des attaqués et plusieurs s’enfuirent dans les bois.

Tout à coup, La Flèche entendit derrière lui une voix enfantine qui criait : Help ! help !


Saisissant la fillette par les cheveux, le Sioux l’entraîna…

Au secours ! Se retournant, il vit un Sioux

qui traînait, par sa longue chevelure blonde, une enfant qui jetait des cris de détresse.

— Lâche cette petite ! commanda Daniel.

— Non, c’est ma prisonnière, ma part de butin !

— Lâche-là, te dis-je ! cria Daniel, attaquant le sauvage avec la crosse de son fusil (il savait qu’il ne devait pas tirer sur un allié).

Celui-ci riposta par un coup de tomahawk à l’épaule et s’écria avec rage : Si tu cherches à me la prendre, je la tuerai ; puis saisissant la fillette dans ses bras, le Sioux s’enfuit en courant…

Sans s’occuper du sang qui coulait de sa blessure, sans ramasser son fusil tombé par terre, le jeune tambour, n’écoutant que son courage, oublia la consigne de rester sur la route, et s’élança sur les traces du ravisseur dans le grand bois touffu.