Éditions Albert Lévesque (p. 85-94).


VIII



LA FLOTTE DE GUERRE



DURANT les mois qui suivirent la prise de Chouagan, il fut souvent question, au fort Carillon, des campagnes de la saison prochaine et Daniel, maintenant bien rompu à son métier de soldat et devenu tambour émérite, comptait bien en faire partie.

Petit-Cerf était souvent revenu le voir. Depuis qu’il avait rapporté les lettres volées par Ouista, la Tête-Plate, il était toujours bienvenu au fort, et l’on savait qu’il avait maintenant embrassé la cause française, remettant à plus tard ses affaires personnelles, qui l’avaient amené dans la région du lac Harican.

Lorsque vint l’automne, Daniel, en permission, partit, un jour, avec Chatakoin, pour la chasse. La grosse capote militaire recouvrait son uniforme et une tuque de laine remplaçait son tricorne de soldat.

Il était joyeux de cette petite excursion, ravi de reprendre pour quelques jours sa vie d’autrefois. Le soir, à la lueur du feu de camp, il causait avec le Huron, lui racontant les menus évènements de sa vie de garnison et Chatakoin de son côté lui parlait de ses aventures et aussi des incidents de son récent voyage.

Un matin à son réveil, il aperçut son compagnon occupé à faire une marque quelconque à l’intérieur de sa capote ; il s’approcha et vit que l’Indien y avait dessiné très habilement une flèche !

— Vois, dit Petit-Cerf, j’ai marqué le manteau à ton nom !

— C’est pourtant vrai ! Ce sobriquet que mon père m’a donné quand j’étais un bambin, voilà qu’il me reste comme mon nom véritable ! Le général Montcalm m’appelle toujours La Flèche ! On m’appelle ainsi au régiment ! Merci de ce travail si bien fait ! Vous, les Indiens, vous êtes des artistes, mon père admirait toujours les belles décorations de vos canots ! Mais, dis donc, Chat’ où penses-tu que nous fassions la guerre au printemps ?

— C’est difficile à dire ; ça dépend un peu de l’attitude des Anglais ; j’ai dans l’idée que l’ennemi va s’occuper de Louisbourg… alors il y aurait la guerre dans cette région.

— Le sergent m’a parlé de William-Henry : tu l’as vu, est-ce une puissante forteresse ?

— Autant que j’ai pu en juger de loin (car on en peut approcher, tu comprends, des sentinelles de tous côtés) c’est un gros fort, très solide avec une seule tour, pas très haute ; des digues et des remparts le cernent de toutes parts ; il est situé à la tête du lac Harican.

— Est-il fortement gardé ?

— Je le crois, sans en être sûr. Ce dont je suis certain c’est que des familles y demeurent, car il y a des enfants.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai parlé à deux petites filles qui avaient eu bien peur d’un serpent à sonnettes.

— Des petites Anglaises ?

— Oui, blondes comme le blé mûr ! Je leur ai parlé français, une d’elles a pu me comprendre et dire quelques mots !

— Oui ? Tu m’étonnes !

— Oui ! Elle m’a même dit que j’avais tué son père !

— Toi, Chat’? Jamais !

— C’est ce que je lui ai dit, et elle a paru me croire ; elle s’est ensuite sauvée à toutes jambes vers le fort avec l’autre petite.

— Et le serpent à sonnettes ?

— Je l’avais tué avec mon tomahawk !

— Heureusement, tu hésites moins à tuer les serpents que les hommes, dit Daniel en riant.

— Quand il le faut, je n’hésite pas non plus à tuer ceux-ci, dit gravement le Huron. Pour l’homme rouge, tuer un ennemi est un acte méritoire !

— En temps de guerre, dans un combat, dit le jeune soldat, ou dans un cas de légitime défense !

— En tous temps ! dit l’Indien. Le Visage-Pâle ne comprend pas le code de l’homme des bois !

— Mais, tu es chrétien, Chat’ !

— Oui, et j’aime le Dieu prêché par les Robes-Noires… mais l’ennemi… il faut toujours chercher à s’en défaire, c’est notre loi, à nous !

Daniel n’insista pas. Il connaissait l’opiniâtreté des Indiens. Malgré tout le zèle des missionnaires, certaines idées chez les sauvages étaient presque impossibles à déraciner.

— As-tu revu les petites filles, plus tard ?

— Non, je suis revenu ici pour remettre les lettres prises à Thaninhison… diable de Tête-Plate ! Tiens, c’en était un ennemi, celui-là et je l’ai tué pour l’empêcher de nuire aux Français ! En même temps, je le punissais pour un méfait de jadis… Quel démon que ce Ouista ! Te rappelles-tu qu’il avait voulu te voler à ton père autrefois ?

— Si je m’en souviens ! Et c’est toi, mon bon Chat’ qui m’a ramené sur ton dos !

— C’était plus facile alors que ça serait aujourd’hui, dit l’Indien, regardant la haute taille du jeune tambour.


L’hiver au fort Carillon se passa sans événements importants. Le printemps fut hâtif, l’activité commença à régner sur le lac Champlain et la garnison du fort s’attendait toujours d’entrer en campagne… mais l’ordre ne venait pas…

Juillet arriva, avec ses jours de chaleur torride, ses soirées délicieuses, ses fleurs, ses fruits… La campagne autour du fort était ravissante dans le décor de cette saison d’été. Une profusion de fleurs champêtres garnissait l’orée des bois : les marguerites étalaient l’ivoire lisse de leurs pétales, une foison de boutons d’or tournaient vers le soleil le jaune clair de leurs corolles, les immortelles formaient au pied des cèdres des petits massifs neigeux ; parmi les bleuets et les quatre-temps le tardif muguet des bois dressait ses tiges nacrées et odorantes, auprès des clochettes azurées des jacinthes sauvages.

Un jour, La Flèche et le sergent, son ami, revenant d’une promenade dans la forêt, aperçurent un petit sentier ombrageux et invitant, sous les branches des gros sapins.

— Où ça mène-t-il ? questionna Daniel.

— À une source, je crois.

— Allons voir ! D’en parler, ça me donne la soif !

Ils suivirent l’étroit sentier qui serpentait parmi les hautes fougères, puis à travers la brousse, puis de nouveau parmi les fougères : soudain, un brusque détour… et ils se trouvèrent en face d’un gros rocher moussu au pied duquel coulait une source froide et creuse où ils purent se désaltérer délicieusement.

— C’est comme dans les contes de fée, dit La Flèche, cette source au bout du petit sentier perdu dans la fougère !

— C’est vrai ! Et ce serait charmant de camper ici, dit Duperrier.

— Oui, dit La Flèche ; le soir, on verrait les lucioles passer comme des étoiles filantes et on s’endormirait au murmure de la petite source qui chante son refrain en s’écoulant vers le lac !

— Ce sera pour après la guerre, dit le sergent avec un bon sourire ; en attendant, voici l’heure de rentrer au gite !

En arrivant au fort, tout était dans la plus grande animation ; le général était arrivé avec des troupes ; on allait organiser sans retard une attaque sur le fort William-Henry.

Depuis longtemps on travaillait sans bruit à ces préparatifs ; toute l’artillerie était maintenant rendue à Carillon.

Les choses avancèrent rapidement, puis, un matin, toute l’armée fut sur pied.

On devait ne laisser au fort qu’un petit détachement pour le garder. La Flèche, à sa grande joie, allait suivre Royal-Roussillon et, sous les ordres de Montcalm, s’embarquer avec les autres dans les barques militaires pour monter vers le lac Saint-Sacrement.

Avant le départ, le général passa dans les rangs, eut pour ses soldats des paroles d’encouragement, et reconnaissant Daniel parmi les tambours, il lui dit :

— Tu t’en vas à ton baptême de feu, La Flèche, es-tu content ?

— Ravi, mon général !

Depuis la fonte des neiges, des barques et des canots en grand nombre avaient sillonné le lac Champlain et une grande activité y avait régné. Il n’y avait pas, néanmoins, assez de bateaux pour toute l’armée, qui comptait près de six mille hommes, dont seize cents sauvages ; mais le chevalier de Levis, et quatre guides Indiens, avec deux mille soldats, étaient partis à l’avance, par terre, résolus de se frayer un chemin à travers les forêts denses et inexplorées de la région.

Un grand nombre de sauvages alliés, horriblement badigeonnés de rouge, de noir et de jaune, suivant leur coutume en temps de guerre, vinrent se joindre aux bateaux de l’armée.

On s’embarqua près du fort Carillon, on remonta jusqu’aux Étroits où il fallut faire un portage ; puis, l’on s’engagea sur les eaux limpides du Lac Saint-Sacrement.

Daniel devait garder toute sa vie le souvenir de l’étrange et merveilleux spectacle qui se déployait sur ces eaux cristallines : deux cent-cinquante bateaux, les uns à voiles, les autres à rames, s’avançaient en file gracieuse ; ils étaient montés par les militaires dans leurs uniformes blancs lisérés de bleu, de rouge ou violet, suivant les différents régiments ; puis venait la brigade canadienne, ensuite les miliciens commandés par Courtemanche ; puis, sur une plateforme, soutenue par deux barques liées ensemble, les canons et les mortiers, sous les ordres de St-Ours ; puis, les Canadiens de Gaspé avec les provisions et l’hôpital et enfin les canots des Indiens glissant à la suite de la flotte des barques françaises ! Quel cortège féerique et inoubliable !

Cette journée du 2 août avait été très chaude, à peine une brise légère avait-elle ridé le miroir des eaux ; vers le soir, tandis que le couchant teignait d’incarnat et de vermeil le flanc des montagnes et la cime des arbres, et donnait au lac des lueurs d’opale, trois points lumineux brillèrent soudain vers l’extrémité de la rive droite…

De la barque où il se trouvait, Daniel les aperçut, et il se souvint qu’un signal devait annoncer au général-en-chef, l’arrivée de la colonne dirigée par de Lévis…

Petit-Cerf, un des quatres guides indiens dans cette marche mémorable, avait dit au jeune soldat :

— À la tombée du jour, lorsque vous serez assez loin sur le lac Harican, regarde à l’orient : si nous sommes arrivés, monsieur de Lévis fera allumer trois feux : c’est le signal convenu !