Le spectre menaçant/03/07

Maison Aubanel père, éditeur (p. 176-180).

VII

Depuis son départ pour New-York, André avait souvent donné des nouvelles à son patron. Au moyen de lettres-télégrammes, il le tenait au courant des situations nouvelles qui se présentaient, donnant son opinion sur tel ou tel sujet, sans cependant demander de conseils.

Monsieur Drassel scrutait toujours attentivement le courrier de New-York. Un petit colis, qui avait sans doute échappé à la vigilance des douaniers, fut trouvé un matin dans la case postale de l’usine.

— New-York ! Agathe Drassel ! lit tout haut Monsieur Drassel, en examinant le colis que venait de lui remettre le messager.

— Téléphonez au chauffeur de venir un peu plus à bonne heure que d’habitude, dit-il au chef de bureau qui vint chercher la correspondance de routine.

Il regarda de nouveau le colis et sourit. C’était, à sa connaissance, le premier qu’Agathe recevait et il décida de le lui apporter lui-même à la maison. Il quitta le bureau de bonne heure et fila droit à la chambre de sa fille malade.

— As-tu fait une commande à New-York ? dit-il d’un air un peu moqueur.

— Non ! répondit-elle, étonnée et intriguée en même temps de l’air moqueur de son père. Pourquoi me demandes-tu ça ? Tu as l’air tout drôle ! Pour toute réponse, Monsieur Drassel sortit le minuscule colis de sa poche.

— Tu fais le messager, maintenant ? dit Agathe, en prenant le colis dans ses mains. Mais c’est l’écriture de Monsieur Selcault ! continua-t-elle joyeuse.

— Ah ! tu connais son écriture ?

— Oui, je l’ai remarquée dans ses livres ! C’est bien, en effet, son écriture régulière ! Regarde ces lettres bien formées. Tu permets que je l’ouvre, papa ?

— Mais oui, puisqu’il est à ton adresse. Si je coupais le fil pour toi, Agathe ?

— Voilà que tu rajeunis, papa ! Couper la ficelle ? Ha ! ah ! Eh bien vas-y !

— Ah ! quel joli camée, s’exclama Agathe en examinant le contenu du colis. Regarde, papa, comme il est beau !

— Il a du goût, Selcault, répondit Monsieur Drassel en ajustant son lorgnon pour examiner la pierre de plus près.

— Tu ne t’en doutais pas ? Puisqu’il m’aime !

— Ah ! Et quand te l’a-t-il dit ?

— Ça se voit ! Il n’a pas besoin de me le dire. Si tu avais vu comme il avait l’air heureux de m’avoir repêchée !

— Ce n’est pas un indice bien sûr ! On est toujours heureux d’un acte d’héroïsme !

— Moi, je l’adore, papa ! Un homme comme toi, qui travaille. Un homme d’affaires qui réussira, je te l’assure !

— Alors ce n’est pas parce qu’il t’a sauvé la vie ?

— Non, je l’aimais déjà ; mais le fait de m’avoir sauvé la vie n’est pas de nature à diminuer mon admiration pour lui. Toi aussi, tu dois l’aimer pour avoir si bien réparé l’imprudence de ta petite Agathe.

Monsieur Drassel réprima un mouvement d’horreur à cette seule pensée qu’il aurait pu retrouver un cadavre au lieu de revoir bien vivante sa fille chérie.

— Je lui dois beaucoup de reconnaissance, en effet, répondit-il très ému.

— Quand André revient-il de New-York, papa ?

— Le quinze !

Agathe tourna la vue, d’un air désappointé, vers le petit calendrier nacré, placé sur sa toilette.

— Encore une semaine !

— Il partira de New-York avant cette date, mais il doit s’arrêter à Montréal pour des affaires personnelles, s’il n’a pas arrêté en allant.

— Peut-on savoir pourquoi ?

— Non, puisqu’il m’a confié un secret.

— Il vous fait des confidences ? Vous a-t-il dit qu’il m’aimait ?

— Je ne dévoile jamais un secret ! Il m’a demandé la permission de te rendre visite et je le lui ai permis, une fois par semaine, dit Monsieur Drassel en montrant son index. Es-tu contente ?

— Rien qu’une fois ? répondit Agathe désappointée. Un, ça peut se multiplier par trois ? Tu ne sais peut-être pas la table de trois, papa ? Ça se fait comme ceci : Trois fois un, trois ! Trois fois deux…

— Je ne sais plus compter, interrompit Monsieur Drassel. Je réapprendrai plus tard.

— Mais je le voyais tous les jours à l’usine !

— Tu abusais, alors ! Et les papas sont là pour réprimer les abus.

— Il y a des papas qui s’effacent parfois, qui ferment les yeux pour ne pas voir.

— Il y a un proverbe anglais qui dit : Too much of a good thing, is good for nothing. — Fie-toi à ton papa. Plus tard, il apprendra ses tables de multiplication et il les appliquera en temps opportun.

— Embrasse-moi, papa, dit Agathe en étendant ses bras vers son père qui ne se fit pas prier, heureux de n’avoir pas cédé devant l’insistance de sa fille sans lui faire de la peine.

Monsieur Drassel descendit en chantant les premières marches de l’escalier, s’arrêta un instant sur le palier, fit mine de retourner en arrière, puis se remit à fredonner un air nouveau jusqu’à la salle à manger.

— D’où viens-tu ? dit Madame Drassel, que je n’ai pas eu connaissance de ton arrivée.

— J’étais près d’Agathe, je suis arrivé un peu plus à bonne heure…, je ne t’ai pas vue, alors je suis monté à sa chambre. Sais-tu qu’elle va admirablement bien ? s’empressa de dire Monsieur Drassel pour faire bifurquer la conversation.